JACQUES GUIGOU
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ÉCRITS THÉORIQUES ET POLITIQUES

Période 1990-99



LES NOUVEAUX TAUTOLOGUES

Jacques Guigou

 

La vérité est une erreur achevée,

comme la santé est une maladie achevée.

Novalis, L'Encyclopédie
 

Demande de communication

Errance, mordant et connivence : voilà les substances des communications par téléphone que Jacques Ardoino m'adresse deux à trois fois par an. Ce lundi soir de janvier 1990, il me propose ex abrupto de revenir sur ma théorie de la rencontre[1], élaborée au tournant des années quatre-vingt, afin de la réactiver à l'occasion d'un Colloque scientifique en sciences de l'éducation qu'il organise à l'Ascension.

"De la rencontre instituante? lui ai-je demandé de préciser, reprenant dans son intégralité le concept de ma tentative théorique d'il y a dix ans.

– Non, de la critique de l'institué "verrouillé", qui sévit dans les colloques scientifiques, répliqua-t-il. Il s'agirait de rappeler aux chercheurs la portée heuristique d'une mise en analyse de leur assemblée".

J'enregistre le propos, en élucidant, sans l'exprimer à mon interlocuteur, qu'il désigne par là son ambivalence à l'égard de "son" Colloque : tenir en main la positivité de l'organisation et y voir injecter une dose de "négatif" ; mais d'un négatif régulé par la discipline épistémologique... Sans plus attendre, le fondateur de l'ANDSHA[2] poursuit: "Si ce premier thème ne te convient pas, ta communication pourrait porter sur l'épuisement des paradigmes et sur la dédialectisation du réel.

Attentif aux effets de son langage hégelianomorinien sur son ancien thésard et sentant mon approbation, mêlée d'ironie, lorsque j'apprends qu'il convient de traiter le tout en 15000 signes sur logiciel Word, Jacques Ardoino me fait remarquer sur-le-champ que l'usage de l'expression dédialectisation du réel doit s'accompagner de la référence à son auteur! Non sans avoir réduit à quinze jours le délai de fabrication de trois semaines que je proposais et après s'être assuré que mon université couvrirait les frais d'inscription au colloque, doctoral, il conclut: "Évidemment, l'idéal serait de parvenir à une seule et même communication qui contienne les réponses aux deux problématiques!"

Le nouveau dans l'histoire (récente)

Après 1968, "le nouveau" apparaît sous la forme de l'individu qui s'autonomise. L'évanescence de l'ancien antagonisme de classe et la tendance à l'unification de la société dans une seule classe sociale (celle de l'individu-démocratique), trouve sa cause dans l'expansion absolue et totalitaire de la valorisation du capital à propos de toutes les activités humaines, quelles qu'elles soient. Le profit se réalise toujours plus dans la valorisation des "Ressources Humaines" au fur et à mesure qu'il se réduit dans la valorisation des ressources naturelles. Ce que le prolétariat a perdu de sa présence historique négative, le nouvel individu-démocratique l'a gagnéen représentations de l'actuel et en médiatisations des apparences. Dès lors "le nouveau" n'est rien d'autre qu'une des figures centrales de l'institutionnalisation du mouvement de 68 ; c'est-à-dire le refoulement de son contenu historique (la réalisation de l'être-communauté de l'homme) par le moyen de l'autonomisation d'un individu particularisé dans des "libérations" (libérations des enfants, des femmes, des sexes, des âges, du travail, des régions, des nuisances, des croyances, etc. Puis, ces libérations ayant été ainsi internisées par la recomposition du rapport social dans les années quatre-vingts, elles vont permettent d'instituer des "droits à la différence", lesquels deviennent les nouveaux "droits de l'homme". La voilà cette Cité des ego dont je m'efforce (Guigou[3], 1987) avec quelques autres, de préciser le contenu historique tandis qu'elle se donne comme forme pure et comme "fin de l'histoire"!

Sur le versant scientifique de ce processus, l'irrésistible montée en puissance des libéralismes épistémologiques (Popper), des rationalismes pragmatiques (Wittgenstein, Cercle de Vienne) et des individualismes méthodologiques (Olson, Gofman, Boudon) s'est réalisée en interaction avec l'individualisation du rapport social, à la fois l'appelant et l'accompagnant.

Ainsi, la plupart des critiques modernistes des totalitarismes (celle des "nouveaux philosophes", par exemple; ou bien celle des "sociologies du quotidien et de l'actuel" ; ou bien encore celle de certaines approches cognitivistes), ont-elles jeté le bébé avec l'eau du bain : la pensée de la totalisation. Empressés de se blanchir d'un passé dogmatique et totalitaire, les idéologues du "nouveau" baptisé "post-moderne", se sont fait les héros d'une forme autonomisée à l'extrême, car vidée de son contenu historique au nom de la détotalisation et de la particularisation. En logique comme dans les sciences du langage, ce mécanisme d'identification d'un objet sans contenu autre qu'une forme autonomisée, porte un nom : tautologie.


Il pleut et il ne pleut pas

Depuis Wittgenstein, la logique formelle a redéfini le concept de tautologie. A l'ancienne acception de "redondance, sophisme, truisme", vient dès lors se substituer celle, plus restreinte, de "fonction de vérité" issue du calcul des propositions (Whitehead-Russel).

Au chapitre 4.46 du Tractatus, Wittgenstein pose deux cas extrêmes de possibilités de vérité des propositions élémentaires: la tautologie et la contradiction. Il définit la première comme le cas où les propositions élémentaires sont toujours vraies et la seconde comme celui où elles sont toujours fausses. Opération à hautes conséquences sur l'histoire du vingtième siècle : la tautologie est placée sur le même registre que la contradiction! De plus, les deux modes de pensée deviennent, selon les mots de Wittgenstein: "vides de sens" (sinnlos) et "parce qu'étant inconditionnellement vraies ou inconditionnellement fausses, elles ne nous apprennent rien sur ce qui se passe dans le monde" !

Ainsi privée de sa capacité d'opération sur le réel et sur son devenir-autre, la contradiction réduite à la simple affirmation de deux propositions, se change en paradoxe...Quelle avancée scientifique que ce passage de: "l'opium fait dormir parce qu'il possède une vertu dormitive" à "quel temps fait-il ? Il pleut et il ne pleut pas" !

1921 : cette date de la première édition allemande du Tractatus, marque aussi celle de l'écrasement du prolétariat allemand. Les balles qui ont assassiné Spartacus marquent l'arrêt des tentatives révolutionnaires pour réaliser le programme prolétarien, tel qu'il avait été formulé par Marx. Cette défaite peut aujourd'hui être interprétée comme le passage de la domination formelle du capital sur la société à sa domination réelle (Cf. Marx, VIe Chapitre du Capital). Mai 68 a donc été la première révolution qui, avec les mots de l'ancien mouvement révolutionnaire, s'est affronté à la société totalement dominée par le capital, et a affirmé sans le réaliser le nouveau contenu historique des mouvements à venir: la révolution à titre humain, celle de "l'être humain comme Gemeinwesen de l'homme » (Marx).

Il est vrai que le développement des techniques informatiques a conduit à une certaine avancée des recherches logico-mathématiques. Les opérations cognitives qu'impliquent la conception des systèmes experts, amènent les chercheurs en intelligence artificielle à une toujours plus grande tentative de "prise en compte des contradictions" (Ganascia, 1985). La (re)découverte des possibilités des logiques modales (qu'elles soient intuitionnistes, non-monotones ou encore heuristiques), tendent à modéliser certains types de raisonnements humains. Dans cet "empire de l'empirisme logique, comme le remarque Henri Lefebvre, son succès est proportionnel à la réussite et aux pressions du marché mondial, immense réseau d'équivalences (monétaires) et de non équivalences (inégalités)" (Lefebvre, 1982).

Pourtant, le travail du négatif continue son oeuvre, et la pensée dialectique, lorsqu'elle se réalise dans un mouvement historique, donne un contenu à ce qui restait jusque-là vécu et conçu comme une forme qui se reproduit à l'identique, en se présentant comme "nouvelle".

Pour l'instant, les sciences humaines et sociales ‑ du moins celles qui, manifestant des traces de pensée humaine. méritent quelque attention critique ‑ se trouvent sursaturées de tautologies. Ceci à un point tel que l'essentiel de leurs activités semble se résumer à chasser sur leurs terrains et sur leurs objets toutes les contradictions, pour naturaliser leurs proies en simples paradoxes. Les chercheurs en sciences de l'éducation deviendront-ils jusqu'au dernier de laborieux taxiderinistes?

Ethnométhotaulogie ?

L'ethnométhodologie se diffuse dans les milieux de la recherche en éducation, comme dans la plupart des sciences humaines et sociales. Est-il encore abusif de parler de paradigme à son seul sujet? Non, peut être plus. Car à lire les résultats des travaux de l'ethnométhodologie, on peut poser que ce courant épistémologique présente, si les hypothèses ci-dessus résumées se trouvent un brin validées par l'histoire-qui-se-fait, toutes les caractéristiques de l'individualisation du rapport social, jusqu'à devenir un paradigme central des sciences de l'éducation, articulé autour de l'interaction et de sa rationalité cognitive (cf. la notion d'accountability chez Garfinkel, 1967).

Comment fonctionne la tautologie dans la démarche ethnométhodologique? Voyons-le à travers un seul exemple: celui du mouvement lycéen et étudiant de l'automne 86. Comment des chercheurs en sciences de l'éducation interprètent-ils le sens et le contenu de ce mouvement?

Se voulant donc "sociologues de l'intérieur" et "observateurs du local", les auteurs du dossier intitulé "Pour changer l'université" (Raison Présente, no 82, 1987), ne se prononcent que sur les formes du mouvement. On y cherchera en vain la moindre analyse sur son contenu historique et sur son sens sociopolitique.

Retranchés dans leur observatoire de l'université de Paris 8, appliqués à pratiquer "l'indifférence" que requiert leur discipline à l'égard "de l'activité des membres", les chercheurs distinguent trois moments successifs du mouvement. Tout d'abord la révolte contre l'injustice (moment anti-Devaquet), puis le refus de la violence étatique ou contre-étatique (moment anti-Pasqua) et enfin le moment de "l'instituant réflexif", celui de la préparation des Assises en vue des "États Généraux" des universités. Or cette périodisation ne rend pas compte de l'essentiel, à savoir que ce mouvement est celui de la communauté des scolarisés avant d'être un "mouvement étudiant". Encombrés de leurs présupposés localistes et indexicalistes, ces auteurs s'interdisent de comprendre la singularité du premier moment, à savoir une communauté de jeunes scolarisés qui affirme une égalité devant la socialisation particulière que réalisent les lycées et les premiers cycles universitaires. L'expression de la solidarité "apolitique" des débuts du mouvement tire sa puissance et son unité de la place qu'occupe cette classe d'âge dans la reproduction sociale à savoir ni travailleur, ni chômeur, mais individus en voie d'intégration dans la société dominée par le capital et adhérant le plus souvent à ses représentations.

Englués dans leur triple contre-dépendance à 1'université, à la sociologie et "l'analyse interne" ‑ ces implications restant chez eux non critiquées – les dimensions substantielles du mouvement ne les effleurent pas. Ils qualifient donc celui-ci en termes d'activités formelles et en viennent ainsi à énoncer, parmi bien d'autres, quelques tautologies à faire s'esclaffer gréviste de quatorze ans.

Le lecteur apprend en effet, qu'on est bien en présence d'un mouvement, puisqu'on relève dans les journaux intimes d'étudiants de nombreux cas de "conversion individuelle"; car "la force d'un mouvement c'est de réussir à articuler toutes ces dynamiques et toutes ces forces individuelles" (ibid. p. 46). Letourniquet de la tautologie se poursuivant, on apprend alors qu'il y a bien là une identité de mouvement, car il comporte "les traits qui le spécifient, qui lui confèrent son identité. en tant qu'ils sont produits, configurés, mis en scène dans et par les activités pratiques des acteurs" et on précise immédiatement "qu'avec ce qu'on appelle une grève, ( ... ) on a affaire à un mouvement revendicatif et non à autre chose" (ibid. p. 13). Autrement dit, puisque nous observons qu'ils se réunissent en A.G., qu'ils prennent la parole en public, qu'ils distribuent des tracts, qu'il défilent en cortèges, qu'ils s'adressent aux médias, etc. et bien oui, on a toute raison d'identifier cela comme "un mouvement"!

Et d'ailleurs, ces bouleversantes découvertes se trouvent confirmées par les nombreux cas de transe que les ethnométhodologues, également diplômés d'anthropologie, ont observés dans les amphithéâtres et les couloirs de leurs universités…

Paulo Majora Canamus

Si la critique historique des grands paradigmes issus du structuralisme, conduite par le mouvement social des années soixante, a réussi à épuiser leur contenu réificateur et totalitaire, ils n'en poursuivent pas moins aujourd'hui leur course ravageuse, mais sous d'autres configurations.

Ainsi la monade strucutralo-fonctionnaliste qui a régné pendant un quart de siècle (1950-1975) sur les sciences de l'éducation ‑ avec ses concepts fétiches de "reproduction", de "système", « "d'invariant", de "synchronie", etc. ‑ s'est recomposée sous d'autres modalités de la même approche abstraite et déhistoricisée des phénomènes éducatifs. Ce qui était auparavant désigné comme des "effets de structure" ou bien encore comme des "déterminations" politiques ou symboliques, se trouve maintenant caractérisé comme des "spécificités" ou des "différences", c'est-à-dire comme une identité particulière de l'individu en formation.

"L'autonomie de l'acteur", le "projet du sujet", "l'activité du s'éduquant", le "travail du s'analysant" et les nombreuses figures qui, semblablement, composent le paradigme particulariste, ne sont que la face opposée de l'universalisme structural : même constat de l'existant, même rhétorique de l'actuel, même pragmatisme, même tautologie.

A l'aube de cette décennie quatre-vingt-dix, les sciences de l'éducation sauront-elles contribuer à l'élaboration d'une théorie du rapport individu-communauté qui ne se contente plus seulement de déplacer les anciennes pierres du "chantier humain" plus que jamais en état de catastrophique urgence?

 
Communication au colloque francophone de l’AUPELF/AFIRSE :
 
"Les nouvelles formes de la recherche en éducation"
Alençon 24/26 mai 1990.
 
Publié dans les Actes édités par MATRICE/ANDSHA, p.101-106
 
Réédité dans Guigou J. (1993),
 
Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992).
 
L'Harmattan, pp.295-302.
 
 
 
 
Bibliographie

Blanché R. (1968), Introduction à la logique contemporaine. Paris, A. Colin, 1968.

Ganascia J.C. (1987), "La conception des systèmes experts", dans La Recherche en intelligence artificielle. Paris, Seuil, Coll. "Points Sciences".

Garfinkel H. (1984), Studies in ethnomethodology. Cambridge. Polity Press.

Guigou J. (1987), La Cité des ego. Grenoble. L'impliqué.

Lefebvre H. (1982), Logique formelle et logique dialectique. Préface à la Troisième édition .Paris. Éditions sociales.

 

Marx K (1971), Sixième chapitre inédit du Capital. Paris. 10/18.

Raison présente "Pour changer l'université", n°82. Paris. NED.

Wittgenstein L. (1983), Tractatus logico-philosophicus. Paris. Gallimard.

 
 
Notes
[1]
Cf. Guigou J., L'institution de l'analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981.
[2]
L'Association nationale pour le développement des sciences humaines appliquées (ANDSHA) a été créée par Jacques Ardoino en 195
[3]
Cf. Guigou J. (1987), La Cité des ego. L'impliqué. Réédition L’Harmattan, 2008.
 

 


LORSQUE L'ALGÉRIE LOURDE
SE FORMAIT


Jacques GUIGOU

 

Annaba, ce premier mai 1968, en fin de matinée, au carrefour du Cours de la révolution et du Boulevard du port, le soleil déjà ardent laissant deviner les journées torrides de l'été, un coopérant, "volontaire du Service national actif", sociologue et Conseil en formation auprès de la Société nationale de sidérurgie, accompagné de sa femme et de sa petite fille, filme le défilé de la Fête du travail. Pendant plusieurs heures, se manifeste ici la coalition des forces économiques et politiques de l'État national algérien, qui s'institue à très grande vitesse. Subtilement réunies ou ostensiblement distinguées, alternent les cohortes de toutes les composantes de la nouvelle société, telle que l'ont engendrée les contradictions de la lutte de libération nationale. L'armée, le parti et l'économie planifiée, ces trois puissances constitutives de l'étatisation autoritaire et centralisée de l'Algérie néo-coloniale, donnent le spectacle de leur patriotisme. Aux rangs disciplinés des soldats, des CNS, des gendarmes et des douaniers, succèdent les groupes, diversement ordonnés, des unités du Parti et des "mouvements de masse" liés au Parti: Jeunesses du FLN, Union des paysans, Anciens combattants, Femmes algériennes, sections de l'UGTA, clubs de sport, etc. Les délégations des Sociétés nationales ― la SNS occupant à Annaba la première place ― précèdent les équipes, plus clairsemées, des enseignants, des cheminots ou bien encore des infirmières. Contre-note étrange aux certitudes unitaires et progressistes proclamées par les banderoles, un petit orchestre chaabi soutient la danse erratique d'un homme, visiblement peu préoccupé par cette célébration du travail ! L'ignorant, mieux le tolérant, l'Algérie boumedienniste du "tout-État" s'avance à marche forcée vers sa modernisation.

Moins de quinze ans plus tard, endetté, jugulé par contraintes de l'économie mondiale, incapable de satisfaire besoins de modernité d'une classe moyenne technobureaucratique qu'il a lui-même engendrée, l'État national algérien était secoué d'implosions de fortes intensités. Avec l'ère Chadli commençait de se décomposer la structuration stalinienne la société, sous la double poussée antinomique du populisme islamique et du démocratisme républicain. Tirant à lui les bénéfices politiques de l'exacerbation des particularismes l'État, en Algérie, cherche à se recomposer sur l'affirmation médiatique d'une identité nationale, pourtant de plus en fictive.

Pièces maîtresses de la politique d'industrialisation prise après le coup d'État de 1965, les Sociétés nationales se sont vues dotées de puissants moyens financiers. L'investissement dans la formation professionnelle de tous leurs salariés a atteint des niveaux exceptionnels, compte tenu des conditions économiques générales du pays. La tâche, il est vrai, était immense et le déficit de qualifications à combler énorme. Pourtant, les effets escomptés de cet investissement sur la généralisation de la formation qualifiante d'une part importante de la force de travail, ne se sont pas manifestés. Qualitativement notable et parfois même exemplaire, l'investissement éducatif de la Société nationale de sidérurgie est cependant resté limité à certaines catégories de techniciens et de cadres, comme il est resté enfermé dans ses frontières d'établissement. Ayant fait le choix politique de s'équiper d'un outil de production à forte composition organique du capital, notamment en raison des technologies avancées qu'il comportait, la SNS n'a été "le vaste chantier de formation professionnelle" que ses promoteurs proclamaient, dans la seule mesure où elle a monopolisé l'essentiel des investisse éducatifs au profit de sa stratégie d'entreprise. De ce point vue, on pourrait interpréter l'institution de la formation comme ayant contribué à parfaire la liquidation ― en activant son refoulement ― de l'expérience historique d'auto-éducation prolétarienne qu'avait réalisée le mouvement des autogestions au seuil de l'indépendance. En effet, il n'est pas aberrant, pour qui prétend faire œuvre d'historien de la formation professionnelle en Algérie, de considérer les pratiques techniques et sociales des Comités de gestion des entreprises déclarées "Biens vacants", comme une praxis éducative collective, porteuse de savoirs et d'un rapport au savoir émancipateur de la communauté humaine [1]. Les tentatives pour faire du CITAM un établissement en "autogestion pédagogique" ne furent, au regard de ce moment chaud de la révolution sociale en Algérie, que simulacre moderniste et simulation démocratiste. Îlot de plus en plus étroit pour une expérimentation pédagogique, d'abord toléré par la hiérarchie techno-politique de la S.N.S., les velléités autogestionnaires de la première période du CITAM (1967-1968), furent ensuite bien vite étouffées, à l'intérieur comme à l'extérieur, dès que le démarrage du complexe d'El Hardjar devint une réalité suffisante pour justifier l'utilitarisme et le productivisme des fonctionnaires du capitalisme d'État.

L'assistance technique et organisationnelle apportée à la S.N.S. par l'ACUCES [2] de 1967 à 1972, en vue du développement d'un système de formation autocentré, autonomisant et transversaliste a été d'une part neutralisé par les anciens modèles hiérarchisés des industries sidérurgiques transportés par les firmes fournisseuses et d'autre part fétichisé par une frange de cadres et de formateurs modernistes qui mettaient en œuvre des stratégies individuelles de promotion, souvent réalisée à l'extérieur du pays. Sinon mis en échec, du moins sensiblement réfréné dans ses élans pour introduire une organisation flexible et autonome du travail, l'intervention de l'ACUCES a trouvé son second souffle dans une formation de formateurs, mais réalisée alors dans son "sanctuaire" nancéen.

Anticipant sur ce qui deviendra dans les années quatre-vingts la dimension fondamentale de la "Gestion des ressources humaines", à savoir l'optimisation de toutes les capacités de l'individu particularisé, l'intervention de l'ACUCES ne pouvait pas trouver de point d'application important dans une entreprise nationale encore orientée vers le seul accroissement de sa capacité collective de production.

Nous comprenons aujourd'hui l'importance décisive de ce déphasage à la lumière des deux décennies de décomposition/recomposition économique que nous avons connues et vécues depuis 68. Alors que les intervenants de l'ACUCES étaient, en France, surimpliqués dans la dissolution rapide de l'ancienne classe du travail; ils étaient conduits, en Algérie, à faire comme s'ils construisaient cette classe des "producteurs de l'industrie lourde". Alors que l'Algérie (de l'industrie) lourde se formait, l'ACUCES y élaborait les méthodes sociopédagogiques qui, en France, allaient contribuer à la désindustrialisation et à la liquidation de la classe ouvrière. Le gauchisme socio-pédagogique de la majorité des intervenants de l'ACUCES était alors bien utile pour leur permettre d'effectuer les acrobaties politiques et les séductions psychologiques que ce déphasage institutionnel induisait! Pourtant, l'ambivalence fondamentale qui traversait toutes les interventions de l'ACUCES ― ambivalence mainte fois analysée dans les réunions du GIRED [3] (dans des termes tels que: "ne pas être un modèle" ; "viser à l'auto-dissolution comme organisme conseil" ; "approfondir les expériences socialistes d'éducation dans le monde", etc.) ― n'était pas seulement causée par l'opportunisme politique de ses membres, mais surtout par cette contradiction socio-économique dans laquelle le contrat d'intervention s'inscrivait, à savoir, diffuser. des valeurs et des pratiques d'autonomisation et de particularisation, dans une société qui se construisait alors sur l'hétéronomie et sur l'universalime d'une bureaucratie industrielle d'État.

Les alternatives pédagogiques dont l'ACUCES était le promoteur avaient été produites par les avancées les avancées les plus notables contre le taylorisme industriel et le taylorisme scolaire. Qu'il s'agisse de la psychosociologie, de la sociologie des organisations et de l'éducation, des méthodes actives, de l'entraînement mental, des ateliers d'entraînement à la logique empirique [3], de l'ingénierie de formation, etc., toutes ces méthodes avaient été élaborées pour et par l'expansion des classes moyennes aux États-Unis et en Europe. L'inconsistance de ces fractions de classes en Algérie, à la fin des années soixante, a représenté un facteur contraire à l'influence de l'intervention de l'ACUCES. Dans le courant des années soixante-dix, les nombreux cabinets de Conseils en formation qui, en Algérie, assistaient les divers secteurs de l'économie pour instituer leur appareil de formation (I.T. - F.P.A - Télé-enseignement - énergie - RTP, Universités, etc.) ont contribué à diffuser certaines des méthodes prônées par l'ACUCES à la fin de la décennie précédente. Ainsi, en matière de modernisation du rapport social en vue de sa domination élargie par le capital, l'ACUCES en Algérie aurait en quelque sorte essuyé les plâtres ...

Si, pour des yeux de journaliste, l'histoire semble avoir donné raison aux objectifs de l'intervention de l'ACUCES, c'est parce que l'histoire "avance le plus souvent par son mauvais côté" (Marx) et qu'elle porte, en cela à un degré supérieur, les termes de la contradiction, de même que son unité. L'investissement dans le "développement des ressources humaines" va s'amplifier en Algérie dans les années quatre-vingt-dix; car il constitue un des principaux opérateurs stratégiques de la "modernisation" de l'État-nation. La seule manière de s'opposer à la poussée islamiste qui affirme une communauté théocratique dépassée mais mobilisatrice des révoltes contre le capital, c'est, pour l'État-nation de consolider et de généraliser la communauté abstraite des individus-citoyens, c'est-à-dire celle des individus ayant la possibilité de valoriser leur "ressource humaine". Comme à l'orée de l'indépendance, c'est bien le rapport individu-communauté qui se repose aujourd'hui, en Algérie, comme ailleurs. Dans cette perspective, des recherches historiques sur l'autogestion des années 1962/63, débarrassées du mépris dont l'entoure encore les politiques et les chercheurs seraient les bienvenues!

Que les responsables algériens des Ressources humaines puissent s'intéresser aujourd'hui aux méthodes d'autonomisation des individus et à l'optimisation de leurs capacités, en tant qu'individu, n'a rien d'étonnant puisque c'est par là que passe désormais la valorisation du capital [5].

Bien que très fortement paupérisées, les classes moyennes qui se sont constituées en Algérie aspirent à davantage "d'autonomie"[6]. On comprend alors le sens de leur visée pour réactiver aujourd'hui un moment du passé récent qui a tenté un mode d'organisation professionnelle individualisant et une idéologie de l'autonomisation. Cette visée serait en effet susceptible de légitimer un réseau de formations supérieures de cadres-formateurs dans les prochaines années. Affaire à suivre … et rendez-vous dans vingt ans!


***      ***      ***
 

Ce texte a été rédigé pour une
communication donnée à la Rencontre de Saint-Sabin "Formateurs, formation et industrie: témoignages sur l'expérience de la sidérurgie algérienne". Paris, 17 et 18 avril 1991. Fondation pour le progrès de l'homme, 38, rue Saint-Sabin, 75011 Paris. Elle a été publiée dans Benguema M. (dir.), Une mémoire technologique pour demain. Témoignages sur des expériences de formation dans la sidérurgie algérienne. Éditions EI-Hikma, Alger, 1992, p.65-71 et rééditée dans Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L'Harmattan, p.275-280.


Notes

[1] Parmi les très rares recherches concernant cet aspect de l'autogestion en Algérie, on lira la thèse de Mourad Abid, Autogestion et actions contre-éducatives : études portant sur les expériences algériennes, 1962-1965". Université des sciences sociales de Grenoble, juillet 1983.

[2] Association du Centre universitaire de coopération économique et sociale (Nancy). Cet organisme apportait à la SNS une assistante technique et stratégique sur le plan de formation des personnels.

[3] Groupe d'intervention et de recherche pour l'éducation liée au développement. Composé d'une dizaine de cadres salariés de l'ACUCES de Nancy (psychologues, psychosociologues, ingénieurs, économistes, socio-pédagogues) le Gired a conduit l'intervention auprès de la Société nationale algérienne de sidérurgie (SNS) de 1967 à 1971. 

[4] Les présupposés théoriques piagéticiens (les quatre stades dans la genèse des opérations de connaissance) sur lesquels reposaient les diagnostics de capacité cognitive des stagiaires du CITAM, sont aujourd'hui relativisés par les chercheurs en psychologie cognitive. Sous l'influence du cognitivisme américain des années 75/85, on est passé du modèle structural à une dynamique de procédures toujours indexées à un contexte de résolution de problème. (Cf. Reuchlin Maurice, 1973, et Vermersch Pierre, 1983). Ce simple exemple montre combien il serait fictif d'élaborer un dispositif actuel de formation, à partir des données historiques de l'intervention de l'ACUCES ; sauf à en faire délibérément un usage idéologique…

[5] On lira les développements de cette thèse dans Jacques Guigou, La Cité des ego, Grenoble, L'impliqué, 1987; ainsi que dans les cinq premiers numéros de la revue Temps critiques, 1990 à 1992. Montpellier. L'impliqué.

[6] Commentant les retombées politiques de l'insurrection d'octobre 88 en Algérie, Abdelkader Djeghloul écrit :"En moins de deux mois, il s'est créé plus de comités et d'associations qu'en vingt cinq ans, avec partout un même mot d'ordre : autonomie". (Encyclopædia universalis, édition de 1989, article Algérie, p.787).

 
 
 

RETOUCHE

POUR UNE HISTOIRE DE L'ÉVALUATION


Jacques GUIGOU


Si l’évaluation peut-être dite, aujourd’hui, « dans tous ses états » ou bien « en miettes » ou mieux encore particularisée, c’est qu’elle est devenue visiblement ce qu’elle était déjà embryonnairement : un opérateur majeur de la capitalisation des activités humaines.

Contre le triomphalisme

Les quelques travaux qui essaient d’établir une histoire de l’évaluation dans l’éducation et la formation relèvent presque tous de la critique interne. Même lorsqu’ils ont des chercheurs pour auteurs, ils restent dépendants des exigences d’utilité de la demande économique et sociale d’évaluation, sans mettre en analyse les déterminations extérieures de l’institution de la formation. Ils ne se dégagent que rarement de l’évolutionnisme et du progressisme selon lesquels on serait passé des tests et des mesures — réducteurs et indifférenciés — des origines de la docimologie, aux dispositifs élargis, autonomisants, différenciés et régulateurs des évaluations-formatives et des évaluations-recherches d’aujourd’hui.

Avant 1968 : des mesures externisées pour des individus en classe

Le marché et les marchands se réalisent comme rapport social et comme classe sociale en évaluant le prix des choses. L’acte d’évaluation est l’opérateur essentiel de la naissance du capitalisme. La mémoire de la langue l’atteste: évaluer, évaluation apparaissent au milieu du XVe siècle. Avec ses dérivés plus récents (évaluable, sous-évaluer au XIXe, surévaluer, réévaluer au XXe), le terme évaluation ne cessera de scander les étapes majeures du mouvement de la valeur sous la conduite du capital.

Comme le travail avait nécessité une rationalisation (O.S.T.) et une évaluation (job evaluation) au moment du passage au capitalisme industrialo-financier anonyme et généralisé (1890-1929), l’éducation et la formation nécessitent, un peu plus tard, le calcul de leur coût et de leur rendement. Développé dès le tournant du siècle aux États-Unis, sous la forme de tests cognitifs standardisés, puis de mesures de comportements, cet effort d’objectivation (i.e. d’autonomisation et de mise en objectifs) se diffuse dans le système scolaire américain selon les modèles du scientific management et avec les techniques de la planification économique. L’apogée de ce processus d’équivalence travail-éducation peut être situé en 1967, lorsque Scriven introduit la distinction entre évaluation-sommative et évaluation-formative. En Europe, et notamment en France avec la docimologie (Pieron, 1920), en raison du plus fort antagonisme de classe et donc de la faiblesse des classes moyennes, le processus ne prendra sa pleine ampleur qu’après la Seconde Guerre mondiale. Là aussi, les modèles et les techniques d’évaluation des résultats scolaires et de la formation professionnelle, comme les recherches de psychologie expérimentale qui s’y rapportent (Reuchlin, I.N.O.P., 1956), proviennent des réformes de l’organisation du travail. Les effervescences modernistes en matière de critique des « inégalités du système éducatif, de la sélection, de l’arbitraire des examens et des concours », favorisent la diffusion des réponses techniques et organisationnelles que la collaboration de classe implique face à la crise de « l’école de la bourgeoisie ». Ces réponses ont nom : pédagogie par objectifs, individualisation des apprentissages, régulation de groupes, enseignement programmé, etc. La démocratisation de l’enseignement et la promotion professionnelle par la formation (englobée dans la demi-utopie de l’éducation permanente) constituent alors des terrains d’expérimentation, encore limités à quelques couches sociales stratégiques (les cadres et la maîtrise), de ce qui deviendra après 68, les triomphes de l’évaluation-formative pour tous.

1968 : fin de l’examen final (et de la « lutte finale ») et début du contrôle continu

La révolution de 1968 a révélé le Mané Thécel Pharès de la société entièrement et réellement dominée par le capital : annonce d’une discontinuité avec le despotisme de la valorisation, d’une rupture avec la capitalisation de l’humain. Avec l’impossibilité de la révolution prolétarienne et la fin de la contradiction capital-travail, se réalisent les conditions de l’unification de la société des particules du capital. Pour établir cette hégémonie qui lui est fatale (il s’auto-détruit en ayant englobé sa négation), le capital a besoin que chacune de ses particules internise l’altération de toutes les représentations des communautés humaines antérieures. Le contrôle continu et l’évaluation-formative participent activement à cette dissolution.

Après 1968 : Des évaluations-formatives pour des ressources humaines capitalisées

Après 1968, le constat posé d’un « élargissement de l’évaluation » (Pelletier 1971, Cardinet 1979), de la prise en considération des « contextes de fonctionnements » (Genthon 1983), de la relativisation des mesures au profit des méthodologies et des procédures (A.D.M.E.E.-Europe), du développement des fonctions de régulation et de facilitation des apprentissages (Allal 1979), de l’élaboration de dispositifs de « remédiation aux échecs » (Feuerstein), de la systématisation et de la modélisation des critères (Stufflebeam 1974, trad. franç. 1980), appelle une interprétation qui ne se contente pas de diagnostiquer une « rationalisation des ressources humaines » (Hameline 1990) et qui ne se livre pas à une lamentation rituelle sur les « risques de la perversité technocratique » (Hameline ibid) que comporterait l’évaluation-formative, mais une interprétation qui cherche à saisir le contenu historique de son institutionnalisation.

Comme quelques autres institutions centrales de la société des particules du capital (cf. Jacques Guigou, La Cité des ego, 1987 et J.Guigou et J.Wajnsztejn (dir.), La valeur sans le travail, 1999), telles que le sport, les médias, les réalités virtuelles ou les entreprises-apprenantes, l’évaluation-formative a produit et a été produite par une dynamique de séparation-unification, dont on peut ressaisir ici quatre mouvements essentiels :

1) internisation 2) autonomisation ; 3) totalisation ; 4) immédiatisation.

1- Aux anciennes finalités de classe de l’éducation, imposées de l’extérieur par des contrôles initiaux et finaux, se sont substitués les nouveaux objectifs démocratistes de formation, admis de l’intérieur par des contrôles continus et des évaluations-formatives. Deux classes sociales, autrefois éduquées dans des appareils scolaires séparés, se sont unifiées dans un système de formation professionnelle particularisant, dans lequel des « s’éduquants gèrent leurs ressources humaines ».

2- A la place de l’ancienne hétéronomie de l’élève devant la « barrière et le niveau » (Goblot 1984), qui permettait la promotion sociale individuelle mais interdisait toute éducation communautaire, s’est instituée la nouvelle autonomie du formé et de son « projet personnel ». Auto-assisté par ses prothèses télématiques en matière d’orientation professionnelle, homme-sandwich de ses motivations et agent publicitaire de ses performances en guise de curriculum vitae, le formé-évalué-autonome s’affaire sur le tableau de bord des cotations du marché du capital humain...

3- Avec l’inessentialisation du travail dans le procès de « création de valeur » et l’englobement de toutes les activités humaines dans le mouvement de la capitalisation de l’espèce, l’évaluation-formative contribue intensivement à l’identification de ce qui peut-être mis en « unités de valeur capitalisables ». Longtemps rebelle à cette vaste computation, le qualificatif en fait désormais entièrement partie.

4- Dans les anciennes communautés d’appartenance, les apprentissages étaient profondément liés aux temporalités des grands cycles de la vie. L’initiation dans le clan totémique ou dans l’ordre religieux, le compagnonnage dans la corporation, « l’entrée dans le monde » du jeune bourgeois ou l’apprentissage du prolétaire, trouvaient leur sens et faisaient leur preuve dans l’activité humaine générique de la communauté. Aucun apprentissage n’échappait à la médiation des temps sociaux de la communauté. Dans la société des particules du capital, tous les apprentissages doivent s’émanciper des anciennes médiations communautaires ; toutes les activités y étant transformées en unités de valeur capitalisables, elles impliquent des apprentissages permanents et infinis de la part de chaque particule. La seule communauté étant désormais celle du capital et sa dynamique — mortelle — étant celle de la capitalisation des « ressources humaines », l’évaluation ne peut y être que formative car elle permet d’immédiatiser la réalisation des apprentissages. L’utopie technique de l’évaluation-formative, celle d’un contrôle internisé et continu de tous les apprentissages, trouve son application dans le « temps réel » des systèmes experts informatiques de l’E.I.A.O. puis du e-learning. Du passé ayant fait table rase, et le futur étant déjà là, les évaluations-formatives professionnalisent, sur le champ, toutes les activités humaines en les transformant en ressources humaines gérées.

Lorsque le National Institute of Healt étasusien, capitalise les fondements mêmes de la vie humaine en brevetant 2375 séquences du génome humain afin de les commercialiser (Le Monde du 26 août 1992) ; lorsque le Fonds national pour le développement de l’évaluation et son Conseil scientifique formule les droits et les obligations de l’État-évaluateur de l’inutilité de ses politiques ; lorsque la direction des lycées et collèges du ministère de l’Éducation nationale se dote d’un logiciel d’auto-administration de l’évaluation des « projets d’établissement » en vue de les hiérarchiser ou bien encore lorsque un G.R.E.T.A. supprime du travail humain en établissant un « référentiel » des connaissances ou en redéfinissant telles ou telles « compétences professionnelles » ; tous ne pratiquent-ils pas une seule et même chose : rendre des êtres humains plus étrangers à la vie humaine ?


 

Communication à la Cinquième Rencontre des formations de formateurs diplômantes : L'évaluation dans tous ses états. Marseille 2-5 septembre 1992.

Faculté des sciences économiques d'Aix-Marseille.

Publiée dans Temps critiques n°5, automne 1992, p.57-65.

 
 
 



LES RÉSEAUX

ET LEUR INSTITUTION

Jacques GUIGOU



I - Genèse sociale et genèse théorique de la notion de réseau

Le terme apparaît dans la langue au XVIIe siècle formé à partir du latin retis (filet), avec le sens de maillage. C'est au XVIIIe qu'il prend toute son extension. L'anatomie et la médecine qui l'utilisent fréquemment (tel le réseau sanguin), établit son acception courante dans les domaines scientifiques et techniques. Son devenir se confond alors avec celui de l'industrialisation. Le XIXe consacre l'usage de la notion de réseau à travers son opérationnalisation techno-économique. Les grands réseaux se mettent en place sous le Second empire et les débuts de la Troisième république: réseaux postal, routier, ferroviaire, de conduites d'eau et de canaux. L'électrification se développera en réseaux, préfigurant ce que seront, au cours du XXe les énormes et puissants réseaux téléphoniques, puis informatiques. Peu de sciences se privent de la fécondité sémantique de la notion de réseau: l'écologie et les sciences de l'information en font aujourd'hui un usage massif. Les sciences humaines et sociales puisent abondamment dans les ressources métaphoriques de ce terme, non sans ambiguïté et confusion.

 
II - Le réseau entre modernité et modernisme

Emprunté aux sciences et aux techniques de l'information et de la communication, la notion de réseau a vu, depuis le début des années quatre-vingt, son usage se répandre dans le langage de la gestion, de l'organisation et du même coup il a été donné comme une valeur positive par les hommes politiques qui cherchaient à moderniser leur discours. À la pesante immobilité de la structure, à 1'évanescence du groupe et à l'indistinction totalisante du système, l'idéologie flexible et mobile du réseau semble arrivée à point nommé pour marquer le triomphe du pragmatisme et de la particularisation du rapport social et contemporain.

Dans la décomposition/recomposition accélérée de l'économie d'aujourd'hui, le passage d'une organisation hiérarchisée, taylorienne et linéaire de l'entreprise à une organisation autonomisée, particularisée, flexible bien qu'indépendante, constitue le réseau comme la norme autour de laquelle se cristallise l'ordre et le pouvoir moderniste.

 
III - Le rôle dans le réseau et le rôle des réseaux

Cette émergence de l'idéologie des réseaux n'a pu se réaliser qu'à la faveur du déclin des anciennes solidarités de la classe sociale. Avec la montée en puissance des appareils techno-scientifiques et la part de plus en plus grande de « l'intelligence artificielle » dans la réalisation du profit, les individus, comme les ordinateurs doivent être « mis en réseaux ». Cette connexion généralisée des opérateurs économiques induit une mutation organisationnelle. Dans l'entreprise, comme dans l'administration, à l'ancien statut de l'agent doit se substituer le nouveau rôle de l'acteur. Le réseau appelle donc le rôle, le jeu de rôle, la participation, l'implication, la coopération. Cette conception du réseau comme système d'interactions d'acteurs a été bien défini par un idéologue de l'organisation des réseaux: « Le concept de réseau est intéressant que si les individus peuvent jouer avec leurs rôles, se jouer des limites et contraintes institutionnelles et sociologiques ordinaires. Le réseau suppose des acteurs susceptibles de mobiliser des relations sociales qui ne sont pas nécessairement représentatives de leurs appartenances (réseaux clandestins). Les liens sociaux ainsi noués demeurent conjoncturels et occasionnels. Le réseau, même encadré dans une structure reste fluide. » (Gabriel Dupuy- Encyclopœdia Universalis - vol. 19, p. 879).

Le réseau tire son pouvoir organisateur de sa capacité à connecter des différences. Il faut considérer la mise en réseau d'une organisation comme une institution politique et idéologique. Le réseau est un rapport social. Il contribue à la particularisation des activités et il le fait en augmentant considérablement le potentiel de chaque élément qui le compose. Il tire son efficacité d'une intensification des connexions et des échanges. Mais, ce faisant, il n'est pas porteur d'universalisation autre que celle de sa forme. Le réseau vit d'une mise en forme permanente; il tend à éliminer les contenus anciens au profit de sa forme nouvelle. Le réseau fait le vide ... Il occupe le vide par la manifestation de son identité faite d'une pure forme.

Inscrivant ses membres dans une horizontalité de fonction, le réseau tend de la même manière à abolir la distance hiérarchique entre le centre et la périphérie. Les « têtes de réseau » peuvent se situer dans ce qui était jadis à la périphérie de l'organisation. Les exigences homogénéisatrices du réseau l'entraînent à absorber d'autres réseaux plus petits ou moins performants que lui. S'il n'est pas nécessairement totalitaire, le réseau implique une totalisation des fonctions qu'il assure. Grand consommateur de codes et de signaux, le réseau normalise les singularités des anciens langages qui n'entrent pas dans son univers technique. S'il potentialise les particularités, il anéantit les singularités. Cohérence et sytématicité donnent au réseau ses capacités d'investissement d'un territoire. La notion d'organisation en réseau reste fondamentalement spatialisante, elle ne s'accommode que fort mal de l'historicité et de la temporalité.

L’idéologie du réseau s'apparente donc aux divers avatars contemporains du positivisme et de l'empirisme logique.

IV - Réseau et négativité historique

La panne, voilà l'ennemi intérieur du réseau. Confiant dans les capacités d'auto-régulation de son système de communication informatisée, le réseau baigne dans la positivité. Or, la panne du réseau introduit brusquement une rupture dans les continuités fonctionnelles de la communication. Inattendue et imprévisible, la panne est un analyseur fondamental des faiblesses du réseau lorsque l'histoire surgit. Car la discontinuité de la panne peut être assimilée à un « retour du refoulé politique » du réseau. Légère ou catastrophique, la panne est rarement circonscrite par les réponses techniques prévues par les plans de « gestion des risques majeurs ». Certes, le plus souvent, la panne est réparée, les dégâts sont évalués, les mesures de protection sont intensifiées, mais le réseau reste ignorant de l'essentiel. La panne est un impensé majeur du réseau.

L'anomie, la non participation, l'absentéisme, la démotivation constituent une autre manifestation de la négativité dans un réseau. Parce qu'il est fondé sur le consensus et sur la participation effective de tous ses membres, le réseau tolère fort mal les résistances ou les oppositions à son « bon fonctionnement ». Croyant pouvoir réaliser les libertés et les potentialités de chacun de ses membres, le réseau ne « comprend » pas pourquoi tous ne deviennent pas de fervents adeptes de ses vertus! Par ses appels incessants à la participation, le réseau cherche à former ses membres à s'identifier à lui. Identité: réseau, tel est l'objectif et le moyen d'y parvenir. La surimplication représente l'idéal quotidien de l'individu en réseau. Ne pas adhérer au réseau, ne pas contribuer à réduire ses « dysfonctionnement » constitue une « erreur » (non une faute ― car le réseau se constitue désormais dans l'ère de l'éthique ―).

Il est certainement encore trop tôt pour que l'institution des réseaux soit consciente de la dialectique négative qui la traverse. Quel sera le devenir-autre des réseaux mis en place dans notre période? Dans l'état actuel des choses, le mode d'organisation en réseau est une composante majeure de la recomposition du capital. On peut penser que ce qui fait aujourd'hui la force du réseau, son identification à la seule rationalité techno-utilitaire, sera demain sa faiblesse car elle sera devenue indifférence à la communauté humaine ...

 
 

Conférence donnée à l’université d’été du réseau CNDP-Ile-de-France sur

Le rôle des réseaux académiques « maîtrise de la langue »

dans l’impulsion des actions lecture/écriture.

Lacanau-Océan, le 3 septembre 1991. Publié dans ARGOS, revue du CRDP de Créteil, n°spécial 1992, p.45-48. ISBN 2-86918-049-7.

Rééditée dans Temps critiques, n°5, automne 1992. Montpellier. L’impliqué, p.81-86.

 
 
 
 
 
UNE SOCIALISATION IMMÉDIATISTE :

LA FORMATION DES RESSOURCES HUMAINES


Jacques GUIGOU




A - En 1776, un certain monsieur Smith, déjà...

La reconnaissance de l’influence de la formation de la force de travail dans la valorisation du capital est affirmée dès les fondements de l’économie politique. Adam Smith[1] considère l’instruction comme un investissement dans le calcul de l’homo oeconomicus. En misant sur le développement intensif et extensif des forces productives pour accélérer la contradiction capital- travail, les marxismes – oubliant ou ignorant que Marx estimait que l’expansion irrationnelle et exponentielle de ces forces trouverait sa limite dans la nature humaine, certes transformée, mais non anéantie par le sujet historique de la révolution – ont, eux aussi, attendu d’importants résultats de la formation technique et professionnelle du travailleur, celle-ci étant pour eux englobée et surmultipliée par l’élévation de la qualification collective de la classe ouvrière.

Pourtant, ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que des conditions historiques apparaissent, permettant l’émergence d’une économie de l’éducation. Avec ses notions de capital humain, son calcul de la rentabilité de l’investissement éducatif aussi bien pour l’individu que pour l’entreprise, la firme ou l’État, son ratio temps de travail/temps de formation, l’économie de l’éducation tente de rationaliser la capitalisation de la nature intérieure de l’homme. Les notions de ressources humaines et d’investissement dans l’intelligence, déjà virtuel-lement définies par T. W. Schultz, G. S. Becker et l’école microéconomique de Chicago, ne seront diffusées et opération-nalisées comme idéologie unificatrice qu’après le reflux du mouvement de Mai-68. Quelles sont ces conditions historiques qui ont porté les ressources humaines sur les fonts baptismaux de La Cité des ego[2]?

 
B- Particules en formation

a- Internisation de la classe du travail

Tant que la réalisation du profit restait dépendante de la valorisation des ressources naturelles par l’exploitation de la force de travail, l’éducation restait, pour le capital, une dépense. Une dépense, certes socialement nécessaire, mais une dépense largement improductive. Cette situation typique du capitalisme industriel du XIXe siècle, se perpétue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. De plus, tant que la composition du capital variable ne comporte qu’une part modeste de capacités cognitives, l’école de classe parvient à fournir à l’économie, malgré de notables contradictions, les ingénieurs et les ouvriers dont elle a besoin. Le travail vivant est encore consubstantiel à la production. Mais avec l’échec du mouvement prolétarien dans l’Europe des années 20, la domination effective du capital sur toute la société se généralise. Un nombre toujours plus grand d’activités humaines, qui jusque là échappaient au despotisme du marché, sont englobées dans le procès de valorisation. Dès lors, la classe du travail qui, à son origine avait été placée à l’extérieur de la société bourgeoise et qui conservait dans ses luttes le mode d’existence communautaire qu’elle avait hérité de son passé paysan, ne peut plus exister comme classe négative. Le travail mort a ainsi subsumé le travail vivant. Après la Libération, ce qu’on a appelé la société de consommation exprime ce déplacement du mouvement de la valeur. Production des marchandises et reproduction des rapports sociaux peuvent s’affranchir de leur détermination par le temps de travail nécessaire à la transformation en plus-valeur des ressources naturelles. L’anéantissement des ressources de la première nature a conduit le capital mondialisé à sécréter une seconde nature qui artificialise la biosphère et qui, après Mai-68, en deux décennies, parachève un cycle d’autonomisation de l’espèce humaine avec son biotope naturel. Aujourd’hui, avec les mondes virtuels, une troisième nature s’édifie à très grande vitesse, dans une société qui mise sur la catastrophe maîtrisée.

b- Particularisation du rapport social

Depuis une dizaine d’année nous avons cherché à montrer, comment le mouvement de Mai-68 marquait le dernier moment du cycle des révolutions prolétariennes et le premier moment d’une révolution au titre de la communauté humaine de l’espèce qui se nie. Pour en rester, ici et maintenant, à tenter de comprendre le sens du passage de l’ère de la force de travail à celle des « ressources humaines », il nous faut saisir toutes les dimensions de l’internisation de l’ancienne classe du travail dans la société du capital-représenté[3].

Tant que le prolétariat a joué son rôle de classe négative, tant que le rapport social de production et de reproduction est resté essentiellement fondé par l’extorsion de plus-valeur sur la force de travail des femmes et des hommes de cette classe, l’individualisation n’a pu opérer que dans la bourgeoisie. Seul le bourgeois, c’est-à-dire le propriétaire des moyens de production, a pu prétendre à une existence sociale autonome : une existence autonome comme agent économique – l’entrepreneur – mais dépendante de sa classe comme individu social. Ainsi, la femme du bourgeois, sa maîtresse, ses enfants, ses domestiques, ses salariés, ne furent pas des individus, car ils ne possédaient aucun capital. Ce règne, on le sait, prendra fin dans la guerre entre les capitalismes nationaux, guerre qui fut aussi l’échec du mouvement internationaliste prolétarien et qui engendra la recomposition interclassiste du capital. Avec la Première Guerre mondiale, en effet, disparaît la classe des propriétaires, celle du capitalisme patrimonial, alors que s’affirme le capitalisme d’entreprise, nouvelle forme de valorisation dans laquelle l’individu va perdre tout ce qui faisait son contenu historique.

Divisé lui aussi, l’individu va devenir particule de capital. On peut situer alors l’émergence de ce qui va devenir la dynamique centrale des principales recompositions du capitalisme au XXe siècle. Déjà à l’œuvre dans l’entre-deux-guerres, constitutive des populismes nationaux-socialistes et fascistes, la particularisation du rapport social se réalise d’abord dans les diverses configurations nationales de la collaboration de classe, puis, après 1968, le reflux de la dernière discontinuité avec le mouvement de la valeur, permettra le despotisme de la société des particules de capital. L’autonomisation des anciennes appartenances de classe sous la conduite du capital a aujourd’hui parcouru tout son cycle historique et c’est à l’intérieur des êtres humains qu’elle poursuit, à marche forcée, son activité nihiliste.

c- Mort potentielle du capital ?

Désormais quasi totalement libéré des contraintes de l’ancien temps de travail productif et de la matérialité de la seconde nature (celle qui a pris naissance avec la machine à vapeur et dont on pourrait voir l’achèvement dans le passage du calcul analogique au calcul numérique), le capital a pénétré et conquis toutes les représentations de l’espèce. Ce procès d’artificialisation ne requiert aujourd’hui plus de médiation, mais une actualisation permanente et universelle. Dans la « troisième nature » de l’abstraïsation des mondes virtuels, des flux de capitaux et des marchés « en temps réel », le capital se trouve en état de mort potentielle, de perte irrémédiable de tout ce qui faisait son contenu historique, sa substance dialectique. Le virtuel anéantit le passé et le futur. Le virtuel ne supporte pas l’écoulement du temps ; il lui faut une immédiateté inscrite, sur le champ, dans un présent éternel.

 
C - La présentification des « ressources humaines »

Si l’on rapporte la genèse sociale du concept de capital humain aux conditions historiques que nous venons d’esquisser, on peut interpréter la réussite idéologique de l’économie de l’éducation comme une issue trouvée aux impasses de la théorie classique de la valeur travail – y compris donc celle de Marx. G.S.Becker[4], prix Nobel d’économie 1992, un représentant majeur de cette doctrine, illustre la consécration mondiale de la fin de la contradiction capital-travail.

Pour les économistes classiques et pour Marx – les premiers en le légitimant, le second en le critiquant – le producteur abstrait et autonome du droit bourgeois, vend sa force de travail mais conserve son être social. Celui-ci est, certes, aliéné et comme tel il est incorporé au procès de production pendant son temps de travail (c’est le « travailleur collectif » définit par Marx), mais il reste extérieur à la communauté-propriété du capital. L’exploitation de la force de travail dans la réalisation de la plus-valeur implique l’extériorité nécessaire de la classe du travail. En revanche, les économistes du capital humain établissent leur nouveau concept comme un capital incorporé à l’individu, comme faisant partie de toute son existence objective et subjective. C’est en tant qu’être humain que l’individu-capital-humain investit rationnellement toutes ses ressources sur le marché. Remarquons ici à quel point cette théorie est contemporaine de l’internisation de la classe du travail par le capital : rien d’autre que sa très fidèle expression idéologique.

Les critiques que les économistes marxistes d’après 68 ont porté à la théorie du capital humain et, parmi elles, une des plus remarquables, celle de Lautier et Tortajada[5]— ont bien analysé la fiction que représente le calcul individuel de l’investissement éducatif, ou bien encore l’erreur d’assimiler un salarié à un capitaliste, en oubliant que le rapport salarial (qui pour eux fonde encore la contradiction du capital), les rend irréductibles l’un à l’autre. Pour ces auteurs, la reproduction du rapport social capitaliste implique l’extériorité de la force de travail dans le procès de production. L’école et la formation représentent des coûts improductifs mais nécessaires au contrôle du travailleur collectif et à la perpétuation du rapport salarial.

Mais cette critique arrive trop tard ! Le capital l’a absorbée. Ce qui fait la force théorique des thèses de Lautier et Tortajada pour la période de la société de classe – ainsi leur analyse de la genèse de l’école républicaine témoigne de cette efficacité – devient leur faiblesse avec la période de la société des particules de capital. L’extériorité de la force de travail dont ils font le présupposé central de leur théorie a été intériorisée et, ce faisant, a changé de contenu. Dans l’institutionnalisation de Mai-68, le travail a été désubstantialisé. Avec la mise en place de la « troisième nature », celle dans laquelle la principale ressource à mettre en valeur est la « ressource humaine » extraite d’homo sapiens sapiens, le capital achève de supprimer le travail en généralisant sa négation (i.e. les « dégraissages ») à toute la sphère de l’ancien travail improductif et des activités qui relevaient de la reproduction de la société. Désormais source principale de la plusvaleur, toutes les activités humaines doivent être autonomisées des anciennes formes du travail productif pour pouvoir immédiatement les capitaliser. De rapport social fondé sur l’exploitation de la force de travail, le capital est devenu valeur en procès s’incorporant l’espèce. La profession-nalisation accélérée et universelle de toutes les activités humaines permet de conserver l’ancienne représentation du travail productif et ainsi d’autonomiser, pour les capitaliser, toutes les compétences et les qualifications à créer sur le marché, illimité, des ressources humaines. « Quoi que tu fasses, tu dois le faire en PRO ! », tel est le mot d’ordre de la particule de capital.

L’unité contradictoire de la société divisée en deux classes dont l’une était porteuse du devenir humain de l’humanité, se déplace dans la communauté de l’espèce : le capital séparant les « ressources humaines » de l’espèce humaine, pose les conditions d’un devenir-autre de l’humanité. Ainsi, toutes les possibilités historiques d’accomplissement de l’humain – cette levée de tous dans l’œuvre et de l’œuvre dans tous, selon le chant de Saint John Perse[6] – que contenait la négation du travail par le prolétariat qui se nie, se sont résorbées dans l’activation des « ressources humaines » rendues présentes. L’anthropomorphose du capital implique cette présentification de l’activité humaine.

 
D- La formation, cet instantané...

Dans la société des particules de capital, dans la réalisation et la valorisation de la « troisième nature », l’éducation disparaît. La dernière médiation qui a opéré dans le champ social-historique de ce que fut l’école de la classe, a été celle de la formation continue. En contribuant à particulariser les résistances et les solidarités de ce qui était encore la communauté éducative du prolétariat (son auto-praxis), la formation continue, instituée comme droit individuel à un temps de formation sur le contrat de travail, a légitimé « démocratiquement », le passage de l’éducation-dépense à la formation-investissement. En liquidant l’ancienne éducation républicaine qui socialisait l’entrée de l’enfant dans la vie et de l’adulte sur le marché du travail dans les conditions de leur classe sociale, le système de formation professionnelle continue, après 68, a permis la conversion de l’éducation en "investissement dans l’intelligence incorporé dans l’humain[7]".

A observer cette dynamique de valorisation des « ressources humaines » qui s’affirme aujourd’hui, on comprend pourquoi le système d’éducation et de formation issu de la société de classe, malgré ses trente années de « démocratisation » et ses bientôt vingt années « d’individualisation des apprentissages et d’autonomisation des apprenants », constitue, aux yeux des modernistes, un frein intolérable à l’émancipation des « ressources humaines ». Même réformé par ses pédagogies par objectifs, ses évaluations-régulations, ses dispositifs d’auto-apprentissage, même assisté de ses systèmes-experts, de ses didacticiels, de ses simulations ; même décentralisé, déconcentré, décatégorisé et réorganisé en gangs, bandes et mafias, le système de formation reste encore trop médiatisant. Les anciennes hiérarchies du diplôme et ses rentes de situation, les anciennes bureaucraties et ses castes résistent encore trop à l’affranchissement généralisé des « ressources humaines » ! Pourtant l’Éden pédagogique, la société apprenante de l’avenir, l’utopie immédiatement réalisable du « bonheur positif de connaître sans classement ni distinction », le « miracle d’une image visible, variable et vraie des communautés du savoir » enfin libérées de tout le "mal du monde qui vient de l’appartenance[8]", oui, cette découverte vient d’être faite, tout près d’ici, sans fracas, dans les salons lambrissés d’une mission auprès d’un récent Premier ministre : Les arbres de connaissance.

 
E- Des arbres méconnaissables : contre l’État cognitif

Se voulant synthèse des principales avancées en matière de réseaux d’apprentissage, d’échanges de savoirs et de validations des acquis professionnels et personnels, le « dispositif des arbres de connaissances » offre un modèle de ce que nous désignons comme l’immédiatisme de la formation des ressources humaines. On y trouve, porté à un degré de généralisation que permettent les techniques actuelles – et prochaines – de télé-informatique, le compendium de la combinatoire du capital-représenté. Référée à la démocratie et à l’antitotalitarisme —ces composantes centrales de l’idéologie moderniste, et se posant comme référant de celle-là et de celui-ci, cette combinatoire peut être ressaisie selon trois moments d’effectuation :

a) une présentification de la particule du capital affirmée comme être humain ;

b) sa valorisation universelle sur le marché ;

c) son agrégation-séparation éphémère et abstraite à une multitude de groupements télé-rassemblés par leurs images virtuelles et qui errent à la recherche de leurs liens communautaires irrémédiablement perdus.

a- Une identité sans sujet ; des connaissances sans histoire

Composer son « blason » en informatisant tous ses savoirs et savoir-faire acquis depuis la naissance dans tous les domaines de son expérience humaine (un meta curriculum vitae, en quelque sorte), puis, transposés et définis en « brevets », les accumuler et les échanger sur un marché « séparé de l’économie marchande » ; s’affilier alors à de multiples « communautés de savoirs qui cultivent leurs arbres de connaissances, en vue d’instaurer une économie de la connaissance, transparente, égalitaire, auto-administrée et surtout porteuses d’un lien social qui pourrait être à l’origine d’une nouvelle forme de citoyenneté », tel serait, selon ces petit-fils de Baden-Powell[9], d’Egdar Faure[10] et d’IBM, oui, tel serait le destin du futur citoyen cognitif...

Institutionnalisation de la critique des bureaucraties éducatives que le mouvement de Mai-68 avait réalisée, les systèmes de formation par unités de valeur capitalisables butaient encore sur les restes du barrage de la détermination corporative et classiste des connaissances et des compétences. Un siècle d’école de classe n’avait pas complètement aboli la définition et le contrôle des savoirs et des savoir-faire par les anciennes communautés – pour la plupart médiévales – qui les avaient engendrés. Ainsi, dans l’histoire d’un savoir dominé par l’aristocratie, puis par la bourgeoisie, les universités de médecine fonctionnaient encore trop sur le mode des écoles de médecine féodales, créées et contrôlées par la communauté des maîtres-médecins, avec son ordre, sa hiérarchie et son monopole savant peu à peu arraché à l’Église. De même, dans l’histoire d’un savoir lié à l’expérience des corporations d’artisans, puis de celle de l’organisation ouvrière, les formations techniques et les apprentissages professionnels restaient encore trop dépendants des communautés ouvrières et de leurs traditions en matière de transmission des connaissances. Avec la mise en place technoscientifique de la « troisième nature », avec l’institution de la société du capital-représenté et de ses particules, le système des arbres de connaissances peut être proposé comme une utopie réaliste, une réforme réalisable. Les conditions de réification que présupposaient la « société déscolarisée » d’Illich[11] ou la « cité éducative » d’Edgar Faure parrainée par l’UNESCO, sont maintenant quasiment réalisées. L’autonomisation des connaissances d’avec leur matérialisation dans une force de travail permet leur recomposition dans un système d’identification en imagerie cognitive. N’étant plus le résultat d’une praxis collective située et datée, c’est-à-dire en continuité et en rupture avec une histoire concrète, les connaissances deviennent l’affirmation d’une image de capacités particularisées, immédiatisées et séparées de leur genèse sociale comme de leur genèse théorique.

b- « Des ressources humaines » sans communauté humaine

En établissant la représentation des connaissances à partir de son expression immédiate par la particule de capital (cf. le circuit « blasons-brevets-banque-monnaie-marché »), le système des arbres de connaissance repose sur la fiction d’une communauté de savoirs, séparée de l’histoire humaine qui les a engendrés. Combinaison empirico-logique d’une combinatoire sociale sans sujet, ni histoire, les « communautés de connaissance » d’Authier et Lévy constituent des identités sans sujet. S’autono-misant toujours davantage de toutes les communautés humaines historiques, cette « société pédagogique » (id., p. 14) n’a pour communauté que celle de particules de capital se valorisant. A la place du lien et de la rencontre, elle exige l’agrégation volontaire à la réification et la présence obligatoire dans le peloton des marathoniens porteurs des dossards de l’État cognitif.

Puisque « tout le mal du monde vient de l’appartenance » (id. p. 9), comme le proclame le préfacier droits-de-l’hommiste Michel Serres, il convient pour nos deux planteurs d’arbres sans sol de faire apparaître les imageries de blasonnés en télécommunication qui s’ordonnent selon les graphiques de la bourse cognitive et circulent sur les flux des marchés mondiaux de la « ressource humaine ». Car comment croire un seul instant à cette fiction qu’est le « SOL », cette unité monétaire qu’ils présentent comme « inconvertible » en monnaie classique et qui exprimerait la « richesse cognitive de tous les membres ayant obtenus des brevets » ? Comment imaginer un seul instant, que de gigantesques gisements de sa nouvelle richesse se trouvant à sa portée, le capital n’absorberait pas illico tout le système, puisqu’il tente déjà de résoudre les obstacles et les points de fixation de la monnaie scripturale, en cherchant à établir une unité de compte planétaire entièrement informatisée : la monétique ? Voulant démarquer leur système de l’ultralibéralisme, nos gentils learning boys s’évertuent à distinguer « l’économie marchande » de « l’économie de la connaissance » (id. pp. 152-153). Ignorant, ou feignant d’ignorer que le capital réalise désormais sa plus-valeur en exploitant la nature intérieure de l’homme (cf. supra), ils invoquent l’ancienne définition de la valeur – en la falsifiant d’ailleurs au passage – pour plaider leur cause de sous-Adam Smith de la société cogno-despotique d’aujourd’hui.

 
F- DÉSOCIALISATION IMMÉDIATE POUR TOUS

Comment marquer l’étape présente de notre tentative théorique pour une critique de la société du capital-réprésenté ? Approché cette fois sous l’angle de la valorisation des ressources humaines, nous avons cherché à comprendre le procès historique qui réalise le passage de l’éducation-dépense à la formation-investissement. Bien loin d’être achevé, ce procès contient une puissance de dissociation sociale lourde de conséquences pour les êtres humains d’aujourd’hui : il sépare et dissout la socialisation et l’éducation. Jusque-là toujours réunis dans toutes les sociétés humaines, les modes de socialisation et les pratiques d’éducation relevaient d’un seul et même moment anthropologique, celui du temps des entrées dans la vie. Inscrite dans la diversité des communautés humaines, l’entrée dans la vie se réalisait socialement dans une temporalité subjective et objective faite de filiation, de transmission et de médiation entre les générations. La mémoire du passé et la représentation de l’avenir prenaient sens et donnaient une présence au temps présent. La vie immédiate tirait sa substance de la richesse des médiations historiques et de leurs contradictions, dans l’orientation vers un devenir-autre de l’humanité.

La socialisation sans communauté ni société autre que celle de la combinatoire planétaire des particules de capital, a pour religion celle de l’instant de la télécommande, celle qui pousse des démo-intégristes de tous les réseaux à s’agréger et à se désagréger aussitôt, une fois le coup, le commando, le racket, l’intervention, la virée, le spectacle, achevés...

La désocialisation permanente et généralisée que réalise l’institution de la liberté des « ressources humaines », implique une dévitalisation du rapport social et une détemporalisation des apprentissages de toutes les activités humaines valorisables. Dans le monde des particules de capital, sur la planète de la « troisième nature », socialisation et éducation doivent se séparer et disparaître pour laisser place au temps anéanti de la « ressource humaine » se formant.

 
 
Temps critiques n° 6/7, 1993, pp. 103-117.

Publié également dans Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir) (1999),

La valeur sans le travail, L'Harmattan, p.169-178.

 

Notes
[1]
Smith A, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Londres, 1776.
[2]
Guigou J. La Cité des ego, L’impliqué, 1987.
[3]
Nous désignons par ces termes le processus au cours duquel, dans sa dynamique de valorisation de quasiment toutes les activités humaines, le capital dissout les représentations qui s’opposent à lui. La logique de cette dynamique cherche à imposer une seule et unique représentation, celle qui reconnaît comme réelle une activité humaine parce qu’elle est mieux capitalisée ou virtuellement capitalisable (cf. le « plus » attribué à tel ou tel produit ou service). La seule manière d’y parvenir consiste à supprimer la nécessité même de représenter — la vie, le monde, l’homme, le temps, l’espace, etc.— en fournissant immédiatement la présence réifiée, abstraite et totalitaire des « mondes virtuels » et de leurs imageries.
[4]
Backer G. S. Human capital, Columbia University Press, New York, 1964.
[5]
Lautier B. et Tortajada R. École, travail et salariat, PUG-Maspero, 1978.
[6]
Saint John Perse, Pour Dante, Gallimard, 1965.
[7]
Afriat Ch. L’investissement dans l’intelligence, PUF, 1992.
[8]
Authier M. et Levy P. Les arbres de connaissance. Préface de Michel Serres, La Découverte, 1992.
[9]
Baden-Powell R. Scouting for boys. Londres, 1908.
[10]
Faure E. Apprendre à être : vers une cité éducative, Unesco-Fayard, 1971.
[11]
Illich I. Une société sans école, Seuil, 1971.
 
 
 

FIN DE LA MODERNITÉ
ET
MODERNISMES RÉVOLUTIONNAIRES

Jacques GUIGOU


Ces remarques portent sur quelques uns des présupposés théoriques et politiques qui structurent aujourd’hui les pratiques et les discours d’individus et de groupes issus des gauchismes et de certains courants de l’anarchisme tels qu’ils ont été réactivés en 1968. Nous visons un essai d’explicitation critique partageable par tous et non pas une querelle entre sectes ni moins encore une bataille de positions pour défendre un illusoire camp retranché. Les termes, les expressions ou les courtes phrases mises entre guillemets et non suivis d’une référence explicite à un livre ou à une publication, ne sont pas des citations mais la reformulation de propos ou d’écrits illustrant les modernismes révolutionnaires récents et actuels.

Quelle fin de la Modernité?

Que l’époque de la Modernité ait été l’époque de l’Homme, celle du Regnum hominis (cf. Papaïoanou, La consécration de l’histoire ou bien encore Axelos, Systématique ouverte), cela est certain. Que l’humanisme issu de la Renaissance et que la philosophie du sujet issue des Lumières aient fondé le modèle historique de l’individu rationnel, cela ne fait aucun doute. Mais pourquoi donc cette volonté à passer sous silence la réalité essentielle de la Modernité, à savoir sa nature de classe? Toutes les grandes «émancipations» des Temps modernes ont été réalisé par des individus et des groupes qui agissaient comme membres de la classe qui a triomphé de la féodalité. L’individu moderne, c’est le bourgeois : pas sa femme ni ses enfants ni ses domestiques ni ses ouvriers. (cf. « L’individu, le sujet, la subjectivité », Temps critiques, n° 6/7, 1993). Ne pas situer cette contemporanéité entre capitalisme et modernité, même si leurs rapports ne se confondent pas selon les périodes économiques du capitalisme considérées (i.e. capitalisme marchand, industriel, financier), et même si certaines luttes anticapitalistes se sont exprimées en affirmant une «ultra-modernité» (cf. Dada ou les Futuristes russes et italiens), un tel «oubli», conduit à ne plus pouvoir qualifier le contenu et les formes des éventuelles luttes anticapitalistes dans la période actuelle de la fin des Temps modernes. Donner «la fin de la misère comme l’ objectif d’un projet révolutionnaire», sans que ni le contenu, ni le sujet historique de cette révolution ne soient définis, laisse entendre qu’existeraient encore un invariant révolutionnaire et un programme de la révolution.

Plus précisément, se référer fréquemment à la notion « d’actes révolutionnaires » (en les distinguant du « moment révolutionnaire » et de « l’État révolutionnaire »), n’a plus grand sens aujourd’hui, tant que les révolutions sociales des XIXe et XXe siècle ne sont pas revisitées par la théorie critique de l’échec caractérisé de la révolution prolétarienne. Marx, suivant Hegel sur ce jugement, a montré comment la bourgeoisie a été la classe révolutionnaire des Temps modernes; comment elle est collectivement parvenue à médiatiser la valeur et à se poser comme organisatrice de la domination formelle du capital sur l’ensemble du rapport social. On ne peut qu’ajouter aujourd’hui à cela, à la lumière de l’assimilation de la classe négative par la société entièrement dominée par le capital, que la bourgeoisie a même été la seule classe révolutionnaire de la Modernité. Après 1789 et jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, les révolutions sociales sont faites par les luttes de classes et sont conduites au nom du prolétariat comme sujet historique anticapitaliste. Après Mai 68, dernière réactivation de la révolution prolétarienne comme opérateur du mouvement historique, achève de se décomposer la société de classe, ses institutions et sa culture, alors que se recompose la société des individus-particularisés sous la domination du capital-représenté. Si durant l’époque de la Modernité, toutes les révolutions ont été déterminé par l’antagonisme de classe, cela ne signifie pas pour autant que le prolétariat n’ait pas contribué à fonder certains traits culturels de la modernité, tels que le mode de vie urbain dans la rue (s’opposant au mode de vie domestique dans les hôtels privés de la bourgeoisie) ou bien encore la familiarisation précoce des garçons à l’univers technique. Il n’en est plus de même depuis « la crise » ouverte par 68; crise qui peut, en effet, être définie comme la fin des Temps modernes et la rupture avec les modèles progressistes, déterministes et positivistes des XVIIIe et XIXe siècles. Peut-on encore parler aujourd’hui de « moment révolutionnaire » ou « d’actes révolutionnaires » sans définir de quelle « révolution » il s’agit? Non. La contradiction historique qui a défini la Modernité et les révolutions de l’époque moderne n’opérant plus, on ne peut plus parler de « révolution » comme si cet opérateur était encore actif. Le cycle des révolutions déterminées par la société de classes moderne s’est achevé. Cela n’implique pas pour autant de légitimer l’idéologie «post-moderne», bien au contraire, c’est une condition pour fonder une critique de l’époque actuelle qui ne soit pas contre-dépendante du démocratisme ambiant. Cela n’implique pas davantage l’abandon de nos prétentions à lutter théoriquement et pratiquement pour qu’émerge une nouvelle communauté des hommes. Car l’époque qui s’ouvre sera entièrement contenue dans cette alternative : une communauté des êtres humains réconciliés avec la nature ou la disparition de l’espèce.

Réel «obscur» ou réel «voilé»?

L’accent mis sur l’épuisement et la désagrégation de la logique déterministe dans les sciences comme dans l’action politique, conduit les révolutionnaro-modernismes à se rallier au paradigme de l’indéterminé, de l’aléatoire, du chaos et de l’errance. Bien que se défendant de partager les idéologies post-modernes sur l’indifférence, le scepticisme et finalement le nihilisme, la réponse apportée à ce sujet se réfère pourtant à une logique du paradoxe et non plus à une logique de la contradiction. Or, les logiques paradoxales tendent à réduire le mouvement de la négation et de la double négation à une simple antinomie dont la résolution se situe dans le même registre que les prémisses. Ce glissement théorique, largement impensé, annule l’écart que les démo-modernistes[1] cherchent pourtant à établir avec les tenants de l’épistémologie post-moderne. Faire alors référence à un «réel stochastique», à un réel « plus opaque et plus obscur», référence qui permettrait de «penser avec une approche rationnelle, le radicalement nouveau », ne constitue pas une rupture théorique avec le paradigme dominant de la techno-science; bien au contraire, elle en représente un des fondements. L’argumentation se trouve ainsi prise dans la contradiction historique suivante : elle utilise pour étayer une théorie critique de la société actuelle (qualifiée de « réaliste et gestionnaire », et dans laquelle « la vie politique est dominée par la technique »), le paradigme même qui, depuis 1968, a justifié et justifie toujours davantage la décomposition/recomposition de la société du capital-représenté. L’aléatoire, son calcul et sa maîtrise, sont constitutifs des formes de connaissance et des modes d’action de la Modernité au XXe siècle. Définissant l’aléatoire comme «l’unité dialectique de la contingence et du hasard», Henri Lefebvre en faisait, en 1962, un des modèles centraux de la Modernité: «L’introduction massive de l’aléatoire dans tous les domaines de la conscience, de la connaissance et de l’action serait-elle un caractère essentiel de la Modernité? Oui, on peut soutenir cette thèse.» (Introduction à la Modernité, Minuit, 1962, p.202). Toutes les sciences et les techniques de l’organisation, de la décision et de l’action efficace opèrent sur les modèles de traitement statistique de l’aléatoire. Calcul des probabilités, recherche opérationnelle, programmation, préparation des décisions, etc. ont permis que se constituent, dès la Seconde Guerre mondiale les outils de gestion de l’aléa, du virtuel et du prévisionnel, qui vont prendre la place que l’on sait (i.e. presque toute la place dans le rapport social et le rapport au monde) avec les développements de l’informatique après 1968. Si l’aléatoire et sa gestion dominent la modernité, c’est qu’ils ont été internisé dans les conceptions du réel formées à partir de presque un siècle de ruptures théoriques en physique et de près d’un demi siècle de discontinuités dans les sciences de la vie. Alors que, continuistes et gradualistes, les pratiques scientifiques du XIXe siècle cherchaient à expulser l’aléatoire de leurs expérimentations, au XXe siècle il fait partie des variables qu’on souhaite contrôler par le calcul des probabilités et les modèles de simulation. Aujourd’hui, le réel est toujours ce qui résiste à la connaissance, ce qui lui apparaît comme recouvert, comme l’horizon incertain de son objet, il n’en demeure pas moins approché par la connaissance scientifique à partir de l’analyse de la réalité empirique. Ainsi, la notion de «réel voilé» proposée par Bernard d’Espagnat (Penser la science, Dunod, 1990), distinguant réalité empirique (le phénomène) et réalité indépendante (le réel)[2]; cette notion permet d’écarter aussi bien les impasses d’un réel obscur, inconnaissable et sans substance objectivable (ce que d’Espagnat appelle le solipsisme collectif) que les barbaries d’un objectivisme qui réduit l’expérience humaine aux résultats de son calcul et de sa mesure... pour mieux la réifier. La conception d’un réel « obscur » et « opaque » que partagent de nombreux modernismes révolutionnaires, permet à tous les nihilismes contemporains de légitimer leurs mystifications. Car, les techniques de l’imagerie virtuelle, qui vont droguer la majorité des membres de l’espèce humaine, impliquent aussi cette conception obscurantiste du réel. De même, les errements de l’ontologie psychanalytique, sa croyance dans un inconscient abyssal et noir, sa prophétie selon laquelle « le réel n’est pas reconnaissable mais seulement saisissable par bouts, au lieu de son absence, puisque il est de l’existence dans l’impossible », conforte, elle aussi, les partisans d’un réel obscur. La théorie d’un réel « voilé », ne s’accommode pas du rationalisme et du scientisme pour lesquels toute la réalité est seulement connaissable par l’intelligence humaine. Elle ne se satisfait pas non plus des illusions collectives de type religieux ou politique qui proposent un horizon de non vie aux êtres humains. Ni interventionniste, ni contemplative, la théorie d’un réel voilé, qui vise un horizon de vie pour l’humanité ne séparant pas définitivement les hommes de la nature et de la communauté humaine, laisse ouvertes d’autres voies de connaissance et d’action.

Une rhétorique du modèle

S’il est vrai que la pensée de Marx s’inscrit dans la philosophie progressiste et déterministe du XIXe siècle, et qu’en cela, il reste de son temps, au même titre, d’ailleurs, que les fondateurs de l’économie politique ou que les socialistes utopiques, on ne trouve pas chez Marx une conception modélisante de la société. Le communisme relève chez lui davantage d’une vision orientant la déconstruction de l’existant, que d’une projection; en tout cas jamais d’un modèle abstrait qui simulerait des réalisations possibles par le jeu d’une combinatoire de l’existant. S’il a un programme, le communisme de Marx n’a pas de modèle et n’est pas un modèle. L’idéologie du modèle apparaît au début du XXe siècle, accompagnant l’échec du mouvement prolétarien et l’asphyxie de la pensée théorique dans les marxismes d’État. En Europe, les contradictions des nationalismes, la montée des fascismes et du nazisme, l’établissement du stalinisme, conduisent à l’antagonisme des deux modèles : « le modèle capitaliste » et « le modèle communiste ». La Guerre froide va exacerber encore davantage la compétition pour le (bon) modèle. Guerre d’autant plus manichéenne et virulente dans l’idéologie, que s’instituait dans les deux camps, la même organisation du capitalisme : celle des grandes bureaucraties, ici, de firmes et là, d’État; celle de la bureaucratisation du monde, selon le titre même de la critique radicale qu’en fit Bruno Rizzi[3] en 1939. Si les modes d’action de la révolution bolchevique et ses différents avatars après la Seconde Guerre mondiale, étaient devenus des «modèles visibles et touchables pour les militants», c’est qu’ils n’étaient plus des révolutions prolétariennes, mais des coups d’État techno-bureaucratico-populo-militaires. Et si, aujourd’hui, « il ne s’agit plus de construire un autre modèle visuel où enfin ça marcherait », ce n’est pas en se ralliant aux rhétoriques modernistes du «non substantiel et du symbolique», que l’on fondera les possibilités d’une nouvelle praxis historique. Car toute la modélisation techno-scientifique — et donc la modélisation politique qui en constitue le sous-produit gestionnaire — opère selon une logique identificatoire. Dans la mesure où l’on attend du modèle des capacités de prédictions et de prévisions pour optimiser l’action présente, le résultat du calcul modélisateur ne peut pas être en rupture avec les prémisses qui lui sont données. Certes, les modèles contemporains prennent en compte les dysfonctionnements, les conflits, les désordres et les catastrophes en faisant appel aux logiques non classiques (heuristiques, non monotones, logiques des ensembles flous, logiques modales, temporelles, déontiques etc.). Ils restent cependant liés à l’empirisme logique et à l’indécidabilité des critères de l’identité. Même les formulations récentes d’une identité relative «qui tentent de résoudre les paradoxes engendrés par la compénétration des significations et des critères de l’identité"[4], ne parviennent pas à dépasser une description tautologique de l’existant. Les modèles dominants d’aujourd’hui sont non substantiels; ils font tous appel à des formalisations symboliques : symbolisme logico-mathématique, comme nous venons de le voir, mais aussi symbolisme ésotérique (New-age, astrologies, voyances, médium) ou bien symbolisme animiste (Deep ecology, spécisme) ou encore symbolisme immédiatiste (imageries virtuelles, tribalisme, affectivisme, art, publicité). La seule «exigence» que l’on y trouve consiste à désubstantialiser au plus vite les contenus historiques des anciennes communautés humaines qui se manifestaient encore, résiduellement, jusqu’en 1968 (famille, nation, classe), pour davantage encore réifier l’espèce, en faisant d’Homo sapiens un robot. Cette désubtantialisation du rapport social par le modèle et dans le modèle n’exprime pas autre chose que le projet du capital d’en finir avec l’opposition du sujet et de l’objet de connaissance, comme il a réussi à liquider les déterminations de l’antagonisme de classe et comme il tente de supprimer, dans ses manifestations passées et dans ses aspirations pour l’avenir, toute l’expérience de la communauté humaine. De la même manière, se démarquer du modèle du chaos, donné comme forme dominante par les idéologues post-modernes, suffit d’autant moins que l’on s’en acquitte, en contrepartie, en proposant une autre variante de « la nouvelle pensée du modèle », celle de l’alternatif, du multiple, de l’aléatoire.

Les mouvements alternatifs — du moins ceux des années soixante dix, car où sont-ils aujourd’hui? — furent des pratiques politiques fructueuses en ce qu’ils tentaient de se débarrasser des téléologies héritées; mais, très vite repliés sur les particularismes de telle ou telle «libération» (sexuelle, régionale, linguistique, écologique, ethnique,…), ils ne parvinrent, ni à dépasser leur ghettoïsation pour les plus nombreux, ni à auto-dissoudre leur institutionnalisation pour quelques uns. Dans le chapitre suivant, nous illustrerons cette autonomisation des mouvements de libération issus de 1968, à partir d’une réflexion sur le mouvement des femmes. Poursuivons ici la critique de la rhétorique moderniste du modèle. Affirmer que « le seul modèle, c’est l’absence de modèle » ― ce qui remarquons-le, peut définir une position réaliste mais conduit le plus souvent au nihilisme ambiant d’aujourd’hui ― manifeste toujours une dépendance à la pensée du modèle. Pour sortir des apories de la modélisation, il convient d’articuler la théorie et les modèles. La théorie inclut les modèles et les diverses modélisations, mais elle ne se réduit pas à leurs résultats. Parce qu’elle opère par transduction entre l’existant et son devenir-autre, parce qu’elle permet de penser l’altération à l’œuvre dans l’historicité et dans la temporalité, la théorie peut énoncer d’autres possibles que ceux qui sont seulement inférés par la modélisation. Ainsi, fixée dans le moment analytique de l’abstraction, la modélisation s’éloigne de la pratique qu’elle cherche pourtant à connaître. Son opérationalité cognitive n’est pas reconnaissable par la pratique et, en ce sens on peut, avec Novalis, la désigner comme une « demi-théorie"[5].

 
Les avatars des mouvement féministes,
ou le devenu d’une différence autonomisée

Il est d’usage, chez les modernistes révolutionnaires, de présenter certains courants féministes des années soixante dix comme « exemplaires d’une pratique politique émancipatrice », car celle-ci s’opposait à la logique déterministe de La Raison dans l’Histoire, au titre d’une logique de non-clôture. De plus, ce discours fait remarquer que ces féminismes ne s’épuisaient pas « dans l’accomplissement total d’un être-là-femme, mais revendiquaient une femme-en-devenir, en prônant que la différence des sexes n’est pas représentable ». Or, et sans pour autant faire du devenu un jugement dernier sur les mouvements socio-historiques, nous n’avions pas attendu que se manifestent le démocratisme et le corporatisme des ex-féminismes révolutionnaires pour voir dans les contradictions de leur institutionnalisation, l’échec de leur prétention à fonder un devenir-autre de l’humanité. Ressaisies aujourd’hui, ces contradictions peuvent s’analyser selon trois moments d’autonomisation :

1° Autonomisation des contenus et des modes d’action du féminisme d’après 1968. Si la force de ce processus résidait dans la critique en acte des partis, des syndicats et des associations qui assujettissaient la libération des femmes à la lutte sociale et à la prise du pouvoir d’État, sa faiblesse consista à abandonner la question des rapports individu-communauté-société en la focalisant exclusivement sur la différence sexuelle, avec comme seul horizon collectif celui d’une communauté universelle des femmes-devenues-féminines. Croyant sortir des impasses de l’antinomie lutte des classes/lutte des sexes, les mouvements de libération des femmes n’ont pu que se rallier à la particularisation du rapport social, c’est à dire à militer pour le démocratisme de la société des particules de capital.

2° Autonomisation des déterminations naturelles de l’espèce humaine. En exacerbant la logique constructiviste d’un genre féminin qui était à inventer contre sa négation masculine séculaire (patriarcat et machisme), les femmes en mouvement ont développé une idéologie techno-biologique qui devait accélérer l’émergence d’une nouvelle femme inconnue jusque là chez Homo sapiens. D’où les délires faustiens, aujourd’hui d’ailleurs en voie d’être réalisés, sur la gestation masculine ou encore sur la parthénogenèse humaine.

3° Autonomisation des médiations historiques non dominatrices entre les femmes et les hommes. En sélectionnant une lecture monosexuelle des sociétés humaines (les exterminations des garçons chez les amazones contre les exterminations des filles chez les chinois, etc.), une ombre fut jeté sur des moments communautaires d’harmonie entre les deux sexes, tels qu’ils se sont réalisés dans l’histoire de l’humanité, ne serait-ce qu’en Occident. Ce fut le cas pour certaines communautés hérétiques et gnostiques du judéo-christianisme; pour le Mouvement du Libre Esprit; les Bégards et les Béguines; pour certains mouvements millénaristes et messianiques ou communalistes; pour les cathares et les vaudois, etc.

 
L’acte pur du pur individu

Préoccupés d’éviter tous les risques de rechute dans « la vision déterministe et positiviste » de l’action révolutionnaire totalitaire, mais aussi attentif à ne pas verser dans « l’idéal fallacieux d’un individu singulier toujours égal à lui-même », les modernistes révolutionnaires appellent à la définition d’une « théorie du sujet qui aille au delà de la dichotomie individu-groupe ». Or, pour avancer dans cet effort théorique — que nous pouvons en partie, partager — si les recherches d’Alain Badiou ne sont pas à négliger, elles restent cependant limitées, car marquées, elles aussi, par l’ontologie sartrienne d’une conscience autonomisée se réalisant dans une liberté qui la fait exister. À écouter et à lire les démo-modernistes tout se passe comme si la critique de l’existentialisme, concrètement achevée par Mai 68, n’avait pas eu lieu. « Engagement, liberté, acte gratuit, situation, totalité concrète, détotalisation, etc. »; jusque dans leurs terminologies, c’est bien sur d’antiques arpents de sartrisme et autour de quelques reliquats de gauchisme, que l’on chemine dans cet univers.

 Critiquer Marx, certes, mais pas pour exhumer Sartre! L’œuvre théorique de Sartre, déjà lourdement grevée de ses confusions entre la philosophie de Husserl et celle d’Heidegger, philosophies aux-quelles « il n’ajoute rien » (Henri Lefebvre, L’existentialisme, 1946, p.221), puis stérile dans ses efforts pour phénoménologiser le matérialisme dialectique, sans parvenir à autre chose qu’à exalter l’abstraction de l’être autonomisé, cette œuvre a définitivement sombrée dans les mystifications de la Cause du peuple. L’échec de Sartre pour fonder une morale existentielle est l’échec de celles et de ceux qui tentent d’hypostasier l’être de l’individu en le séparant de ses conditions naturelles et historiques d’émergence, puis de dynamisation. Seulement défini par son acte en soi, s’appliquant à devenir un « sujet responsable de son énonciation », l’individu néo-sartrien ne manifeste rien d’autre que sa soumission ou sa révolte à la combinatoire des individus atomisés et particularisés d’aujourd’hui.

Le refus absolu d’attribuer un contenu à l’individu, la négation simple de toute substance, la lutte pour le vide matriciel, telle la position exprimée par Loïc Debray[6] dans la perspective d’une politique de non domination, en vient pourtant à évacuer les moments historiques de l’individualisation et de l’individuation. Partir de l’individu, postuler « un sujet non substantiel », est peut-être une position politique qui peut explorer d’inédites hypothèses dans le cadre d’une transhistoricité, encore faut-il ne pas en méconnaître les présupposés théoriques ni les conséquences pratiques. Parmi les présupposés que méconnaît cette pensée de l’asubstantialité, il en existe un, de taille, à savoir que la substance est ce qu’il y a de permanent dans les choses qui changent; qu’elle est faite « de multiples déterminations, distinctes d’elles : les accidents » (Hegel); que la totalité des accidents constitue la puissance de la substance accidentée, virtualisée, et qu’enfin, et surtout, la possibilité de la substance est dans son actualité. Ainsi, chercher un sujet sans substance n’a pas pour conséquence de nous faire, enfin, sortir de vingt siècles de métaphysique occidentale, mais nous en laisse encore dépendants, car l’être, comme le sujet, est l’expression de la séparation de l’individu et de la communauté. Ils sont tous deux des opérateurs de sortie de la nature. Ils se sont manifestés dans divers moments de l’histoire de l’humanité, non pas comme des médiations entre l’individu et la communauté, mais soit comme des immédiatismes, soit comme des religions.

Après 1968, « la détotalisation des situations » sous couvert d’anti-totalitarisme, la désubstantialisation du rapport social, l’inessentialisation du travail, la subjectivité autonomisée, la « nouvelle citoyenneté », autant de mode d’actions donnés par les modernismes révolutionnaires comme des « paris alternatifs » ou des « radicalités», ont-ils été autre chose qu’un moment dans l’unification mondiale de la société du capital-représenté? La lutte théorico-pratique pour donner un contenu historique au moment qui s’ouvre aujourd’hui à l’espèce humaine et à son biotope terrestre, ne sera, ni celle de la fin de la modernité, ni celle des modernismes révolutionnaires qui lui restent liés.

 
 

Publié dans Temps critiques, n°8, 1994, p.9-21.

 Réédité dans Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.)
 L'individu et la communauté humaine
L'Harmattan, 1998, p.365-377.
 
 

Notes
[1] Dans la mesure où ils adoptent la démocratie comme horizon politique et historique indépassable, les modernismes révolutionnaires peuvent être qualifiés de démo-modernismes.
[2]
Rejetant, en matière de théorie de la connaissance, aussi bien l’idéalisme traditionnel que le réalisme physico-mathématique, Bernard d’Espagnat propose, au nom d’un réalisme ouvert, de faire le deuil d’une connaissance exacte de la réalité indépendante, mais qui n’abdique pas devant la connaissance des phénomènes. Il résume ainsi cette position : » Il y a quelques chose dont l’existence (le fait d’être) ne procède pas de l’esprit humain, tout en influençant les observations de celui-ci. On convient d’appeler ce quelque chose « la réalité indépendante » ou « le réel » (Penser la science, p.185).
[3]
Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Champ Libre, réédition, 1976.
[4]
Fernando Gil, article IDENTITÉ, Encyclopædia universalis (1990), t.11.
[5]
« Une demi-théorie détourne de la pratique ; une théorie totale y ramène » Novalis, Fragments, 1802.
[6]
« De l’individu à la singularité du tout autre », Temps critiques n°6/7, 1993 et dans le présent volume de cette anthologie, p.181.




IMPLICATION ET NOUVEL ANIMISME

A propos de l’ouvrage René Lourau

Les actes manquées de la recherche

 

 

Cette critique porte sur le présupposé central de l’analyse institutionnelle proposée par René Lourau des Actes manqués de la recherche[1], à savoir, l’existence et l’activité négative d’une subjectivité individuelle et collective qui exprimerait la singularité d’un ailleurs et d’un tout-autre ; singularité qu’ont manifesté les avant-gardes de la modernité au XIXe et au XXe siècle dans les arts et les sciences.

1. XIXe versus XXe : externisation et internisation dans les sciences

Les cas d'actes manqués étudiés portent tous sur des chercheurs du XIXe siècle ou relèvent de théories de la connaissance issues du XIXe siècle. Or, les présupposés scientifiques de cette période sont d'ordre globaliste (holiste), continuiste, progressiste, déterministe, absolutiste et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, objectiviste, c'est-à-dire posant une réalité du monde physique et du monde vivant extérieure au savant et indépendante de son appareillage expérimental. Avec les ruptures radicales du début du XXe siècle (théories de la relativité ; quanta ; relations d'incertitude d'Heisenberg ; Groupes de Lie ; logiques non classique, heuristiques, intuitionnistes, déontiques, floues, etc.), les certitudes scientistes se trouvent alors bouleversées. L'indétermination des phénomènes, leur causalité complexe et désormais relative, l'interactivité du sujet et de l'objet de la connaissance, contribuent à mettre en crise aussi bien le statut de la réalité que le sens de l'objectivité scientifique. « Le réel est voilé » selon la judicieuse formule de Bernard d'Espagnat. Après la Seconde Guerre mondiale, et de manière encore plus généralisée et intensifiée après 1968, les « avancées » des techno-sciences conduisent les scientifiques à une perpétuelle auto-dissolution de la science. De connaissance absolue, kanto-hégélienne qu'elle était, la science devient une représentation de l'espèce humaine ; de l'espèce humaine réduite à ce qu'exige d'elle l'économie mondiale de la recherche, c'est-à-dire, in fine, le monde-fait-marché. L'abolition de l'ancienne frontière entre une nature extérieure à connaître et une nature intérieure des hommes connaissants, a mis en crise toutes les bases sur lesquelles la science s'est élaborée. Dans sa toujours plus catastrophique fuite en avant, le capital tend à devenir lui-même humain et donc à valoriser toutes les manifestations de la subjectivité des êtres humains.

 

2. Une subjectivité artificielle sans sujet ni individualité

L'homo cognitivus d'aujourd'hui, dont l'aboutissement plausible n'est rien d'autre que la réification-robotisation d'homo sapiens sapiens, exprime le sens de ce processus d'anthropomorphose du capital à l'œuvre depuis que la valeur s'est émancipée de l'exploitation de la force de travail. Avec l'internisation de la classe du travail dans la société du capital-représenté, la « ressource humaine » extraite de l'espèce humaine, combinée avec de l'activité humaine artificialisée (i.e.l'intelligence artificielle, le génie génétique et toute l'ingénierie biologique), constitue la matière première de toute valorisation. La contradiction homme/nature, fondée sur le rapport d'opposition des hommes à la nature — rapport invariant depuis l'émergence de l'espèce humaine — tend à être englobée dans le processus mondial de capitalisation de toutes les activités humaines.

 

3. La subjectivisation du monde

La reconnaissance de l'activité du chercheur, de son étrangeté, de sa particularité, est une composante centrale de l'institution de la science au XXe siècle. Intériorisée et particularisée, la subjectivité des individus-chercheurs est devenue nécessaire à l'activité scientifique. L'implication du chercheur dans son objet et son objet de recherche lui-même, sont largement devenus une seule et même chose. C'est cette identification que d'Espagnat critique sous la notion de « solipsisme collectif[2]». Tous les domaines de la recherche s'inscrivent dans cette dynamique de l'animisation du monde : les astrophysiciens parlent de la « conscience joyeuse des étoiles » (Reeves), les écologistes de la vie de la biosphère (cf. l'hypothèse Gaïa de J. Lovelock), les biologistes moléculaires de la « mémoire de l'eau[3] » (Benveniste), etc. Ces définitions ne sont pas à comprendre comme métaphore, mais comme subjectivisation unifiée du monde physique et du monde vivant. Il n'y a donc plus de place, dans les pratiques de recherche d'aujourd'hui, pour la manifestation d'une subjectivité radicale qui viendrait mettre en analyse les implications du chercheur : elle fait partie de son activité attendue et elle est valorisée à ce titre. Il n'est pas absurde de qualifier cette théorie de la connaissance de nouvel animisme.

Privé de son référent positif qu'était l'objectivité scientifique, l'activité négative ou « inconsciente » de la subjectivité dans les sciences n'analyse plus rien de ce qu'est la science aujourd'hui, puisqu'elle constitue une de ses conditions majeures de réalisation.

 4.  La théorie de l'implication est-elle critique?

La théorie de l'implication avec laquelle l'analyse institutionnelle opère, critique effectivement l'institution des sciences au XIXe siècle, mais le résultat de son opération intervient post eventum. Si les pratiques scientifiques du XXe siècle ont internisé le présupposé subjectiviste sur lequel se base la théorie de l'implication, quel peut-être alors sa portée critique ? Celle-ci ne peut qu'être faible ou nulle ; sauf pour certains secteurs des sciences humaines et sociales dans lesquels se perpétuent le scientisme et le positivisme. Ainsi, la sociologie de Bourdieu illustre bien cette rémanence des paradigmes du XIXe siècle à travers la filiation Comte-Durkheim-Bourdieu. En effet, malgré le ralliement récent à la « sociologie réflexive[4] » que ce dernier affirme en référence à la notion de socioanalyse, Bourdieu reste un représentant de l'objectivisme. A ce titre, dans son état actuel, la théorie de l'implication devrait « fonctionner » pour l'analyse des actes manqués de la recherche sociologique, mais René Lourau ne s'y livre pas ici, sauf pour évoquer son projet déjà ancien, du titre de son présent livre et qui prend à contre-pied le titre de la revue de Bourdieu Actes de la recherche sociologique. Il est vrai que l'auteur du Gai savoir des sociologues (UGE, 10/18, 1977), exhumait déjà, alors, les stocks massifs de servitude étatique et de normalisation politique qui recouvrent toutes les pratiques sociologiques. Pourtant, il ne mettait là que succinctement en analyse celui qui était déjà le pape de la sociologie. Mais l'histoire est allée plus vite que la critique-critique, ce qui permit à certains de ne plus s'embarrasser de son nihilisme larvée... Comme le psychanalysme, le sociologisme est passé dans les mœurs de la Cité des ego[5] d'après 68. A supposer qu'elle ait un intérêt autre que scolastique, l'analyse des actes manqués de la recherche nécessite une rupture à l'égard des derniers avatars de la théorie classiste (du type les « insérés » et les « non insérés ») et une même rupture à l'égard du démo-republicanisme dominant (du type nouvelle citoyenneté, nouvelle singularité, nouvel imaginaire, etc.).

 

5. La techno-science, l'individu, l'espèce, la planète

L'amour fou d'Auguste Comte pour Clothilde, l'autocritique antiraciste de Lévy-Bruhl, le meurtre de Moïse par Freud, la conscience morale (libérale) de Dewey, les doutes existentiels et les quêtes identitaires de Flaubert ou d'Artaud, s'ils ne constituent plus des analyseurs de l'institution scientifique ou éditoriale, témoignent néanmoins de l'englobement de toutes les activités humaines dans la valorisation et en conséquence, du devenir-prothèse de l'espèce humaine. Le marché, désormais établi comme nature-articifielle, métabolise toutes les représentations présentes et passées que l'espèce s'est données à elle-même, en les annulant comme médiations. Dans cette immédiateté de la techno-science mondialisée, surgit une contradiction décisive entre l'espèce humaine, la biosphère et l'individu. La religion n'est plus au fondement du rapport social. Comme aux temps de la vitalisation de la matière, comme aux temps de l'humanisation de la vie, comme aux temps de la généralisation d'homo sapiens sapiens la question de la communauté des vivants et de la communauté des humains se pose dans sa radicalité absolue. Après l'affirmation du jeune Marx « l'être humain est la véritable communauté des hommes » il faut poser l'interrogation : les êtres humains peuvent-ils encore réaliser la communauté des hommes?

 

Communication au Congrès international de l'AFIRSE Recherche scientifique et praxéologie dans le champ des pratiques éducatives. Aix-en-Provence, mai 1994. Publiée dans les Actes, tome III p.124-126. Université de Provence.

Publiée également dans Pratiques de formation/analyses, n°28, octobre 1994, pp.210-213. Université de Paris 8.

 


Notes

[1] Lourau R. (1994), Actes manqués de la recherche. PUF.

[2] D'Espagnat B. (1990), Penser la science. Dunod.

[3] On se souvient de la controverse qui s'est développée dans les milieux scientifiques à la fin des années 80 au sujet d'une hypothèse hardie formulé par le biologiste Jacques Benveniste à partir de protocoles expérimentaux sur les hautes dilutions. Ce travail était censé démontrer la persistance de l'effet biologique spécifique d'un produit à des dilutions telles qu'il ne reste plus rien de cette substance. L'eau serait ainsi capable de conserver le souvenir de molécules ayant été à son contact. Mieux encore, elle conserverait le souvenir de molécules qui n'ont pas été à son contact, et cela grâce au contact de l'eau qui a été auparavant au contact de ces molécules. Cela visait à établir enfin, sur des bases scientifiques, un des dogmes de l'homéopathie. Après de multiples et drastiques contre-expérimentations dans divers laboratoires mondiaux, cette théorie a été infirmée et le chercheur a vu sa carrière à l'INSERM quelque peu entravée. La controverse semble close aujourd'hui mais rien ne dit que dans les années à venir cette hypothèse ne sera pas considérée comme anticipatrice et ses continuateurs célébrés par la communauté scientifique future…

[4] Bourdieu P. (1992), Réponses. Seuil, p.43-70.

[5] Guigou J. (1987), La Cité des ego. L'impliqué. Rééd. L’Harmattan, 2008.

 





NI ÉDUCATION, NI FORMATION

Quelques remarques socio-historiques
sur l'institution de l'éducation

Jacques GUIGOU

 

Aujourd’hui où s’achève l’immense cycle de vie d’homo sapiens sapiens tel qu’il a été médiatisé par ses rapports avec la nature extérieure (la biosphère) et par ses rapports avec sa nature intérieure (la réflexivité) ; aujourd’hui où la quasi-totalité des hommes, en voie d’être capitalisés, abandonnent la représentation d’une vie possible dans la communauté de l’être humain ; aujourd’hui où s’épuisent les institutions transhistoriques qui inscrivaient l’espèce humaine dans son devenir cosmo-bio-socio-symbolique ; aujourd’hui où le dernier individu-sujet (le bourgeois) a été pulvérisé en subjectivité réifiée (la particule de capital) ; aujourd’hui, il ne peut plus exister un « sujet » ni une « éducation » ; aujourd’hui, nous avons, pour le mieux, à faire avec une subjectivité en formation.

A- La très longue vie de communautés humaines sans sujet ni éducation

Dans les communautés humaines protohistoriques, comme dans les dernières « sociétés primitives » encore observées jusqu’au milieu du XXe siècle, la représentation d’un « sujet en éducation » n’existe pas. Si l’on se réfère aux travaux de l’anthropologie — y compris à ceux de l’anthropologie culturel-le nord-américaine, pourtant un des courants parmi les plus individualistes des sciences sociales — ce qui y est désigné comme éducation, ne constitue jamais une action visant à qualifier subjectivement un individu, mais relève toujours d’une transmission entre les générations de la communauté ; transmission à la fois de modèles comportementaux et de valeurs culturelles et religieuses. Les trois types d’initiation définis par les ethnologues (tribale, religieuse et magique), ont été assimilés à tort comme « les formes primitives de l’école dans les sociétés sans écriture, donnant à la fois l’instruction (mémorisation des mythes, de l’histoire ethnique, des règles de la vie sociale) et l’éducation morale (apprentissage du courage, de l’endurance à supporter les sévices, de l’autodiscipline, du sens de la fraternité masculine pour le garçon ; des devoirs familiaux et des tâches féminines pour la fille[1]) ». Une telle conception scolaro-républicaine des fonctions de l’initiation, sursaturée d’individualisme, de progressisme et de moralisme civique, hiérarchise implicitement les modes de socialisation des jeunes adultes dans l’histoire de l’humanité : l’initiation n’étant plus, dès lors, qu’une forme incomplète d’éducation scolaire ! Et voilà sauvé « le sujet » (ici, le citoyen-bourgeois de la Troisième République) « en éducation » (celle de la reproduction de la société de classe de l’époque) !

Dans l’hypothèse théorique que nous adoptons ici, l’initiation apparaît au contraire comme une institution qui détotalise et retotalise la communauté, car elle met en jeu ses rapports fondamentaux (femmes et hommes, jeunes et vieux, intériorité-extériorité, sacré-profane, nature-culture, topos-cosmos, etc.). À ce titre, l’initiation est un véritable opérateur de l’union de la communauté. À chacun des moments de sa mise en œuvre cérémonielle ou rituelle, s’éprouvent à la fois les divisions de la communauté et son unification immédiate.  

Il n’est pas, alors, invraisemblable de considérer que du premier établissement humain d’homo sapiens sapiens (entre 100 000 et 50 000 BP) jusqu’à l’apparition de l’État sous sa première forme, c’est-à-dire de l’État comme unité supérieure qui s’est abstraite de la communauté et qui la domine, souvent de manière despotique (chefferies, royaumes, empires), mais qui reste dans un rapport d’immédiateté avec elle (soit d’environ 32 000 à 29 000 BP), que le procès de vie des êtres humains ne pouvait permettre une individualisation quelconque d’acquisitions pratiques, magiques ou mythiques. L’individu n’ayant pas d’existence autonome vis-à-vis de la communauté, son être est celui d’un individu générique, qui comporte l’intégrale de l’expérience de la communauté. Son entrée dans la vie n’est rien d’autre que la réalisation singulière du système de représentations et d’activités globales de la communauté. Certes, l’ensemble des connaissances mythiques et symboliques, ainsi que les pratiques de vie quotidienne sont appropriées par chaque individu selon sa place et son rang dans l’organisation collective, mais cela n’a aucun sens ici d’y voir un quelconque « apprentissage » et encore moins une « éducation ». De son rapport immédiat à la communauté et des diverses médiations naturelles et humaines qu’elle opère, l’individu reçoit son identité comme il en extrait ses possibles altérités. Être humain pleinement réflexif, l’homme de la communauté archaïque accomplit son activité — ou réalise parfois son œuvre — sans avoir besoin de se percevoir comme la source unique et absolue de la pensée et de la conscience. Comme son être, sa pensée et sa conscience sont communautaires : leur développement et la praxis de la communauté étant une seule et même chose. Ainsi déterminé par cette appartenance-séparation à la communauté, l’individu n’existe qu’en rapport avec elle, comme attribut et non comme sujet.

 
B- L’État, l’éducation et ses quelques sujets

Avec l’émergence, puis l’affirmation (intermittente et contestée) de l’État sous sa seconde forme[2], celle qui n’a pu apparaître qu’avec la propriété foncière, le commerce extérieur et l’esclavage, se met en mouvement la valeur économique. Trouvant dans les États-empires de la Mésopotamie mais aussi dans toute l’aire du Moyen-Orient, y compris en Égypte et, bien sûr, en Grèce, les présuppositions de sa puissance, c’est tout particulièrement en Lydie, au VIe siècle, que le mouvement de la valeur se forme et se concentre[3]. Il se réalisera ensuite pleinement, quoique faiblement, dans la Cité-État grecque. Pleinement, car l’institution de la Polis médiatise, par le moyen de la loi démocratique, le statut de l’individu-citoyen. La dynamique d’individualisation qui aboutit à la production d’un citoyen « libre » (en réalité seulement autonome car totalement soumis à l’État), n’a pu se réaliser qu’aux dépens de la mise au travail des esclaves et de la domination-asservissement de la masse des autres êtres humains : les femmes, les enfants, les paysans sans terres, les étranger, les exilés, etc. Elle fut aussi la résultante de la politique extérieure des cités grecques, faite de pillage et de colonisation des peuples voisins ou lointains.

Mais ce mouvement de la valeur économique comme opérateur historique de la Cité-État grecque ne s’est affirmé que faiblement, car il fut sans cesse contesté par des factions et des groupes[4], appartenant aussi bien à la classe dominante qu’à la classe dominée, qui aspiraient à un retour à l’État sous sa première forme, ne trouvant pas dans la pratique du demos, la continuité communautaire qui était celle d’avant l’individualisation. On peut sans conjecturer outrancièrement, noter que se manifestaient là des foyers politiques de refus de l’éducation étatique du citoyen. Car, est-il nécessaire de le rappeler tant la tradition occidentale l’a glorifié pendant des siècles, qu’en effet, la démocratie grecque a inventé le « sujet en éducation ». L’institution des écoles préceptorales qui accueillaient les enfants de l’aristocratie est inséparable de la fondation même de l’État, créé par le mouvement de la valeur.

Ainsi, qu’à Athènes, le pédagogue (paidagôgos) ait été l’esclave qui accompagnait les garçons au gymnase (gumnasion), cela montre d’abord que l’institution de l’école, comme activité spécialisée, se trouve désormais placée au cœur du mode de production esclavagiste. Étant assignés à l’exécution du travail productif dans la cité, les esclaves sont donc aussi requis pour exécuter la fabrication de l’individu-citoyen. D’affaire domestique (oikos-nomos) qu’elle était encore dans l’État-empire mésopotamien, l’économie pénètre l’ensemble des activités humaines ; elle devient affaire publique, c’est-à-dire valorisation des médiations qui consacrent l’État. Toute l’action éducative de la cité grecque est ainsi orientée vers l’assujettissement de l’enfant aux finalités de l’État ; son école n’est rien d’autre que l’instruction-dressage d’un individu conforme au droit démocratique[5]. Terre des premiers pas du « sujet en éducation », premiers pas devenus bien vite grandes enjambées dominatrices, la Cité-État grecque a certes engendré Socrate et Alcibiade mais elle n’a pu le faire qu’en réduisant à l’état de marchandise, une majorité d’êtres humains.

C-Le moine et le seigneur, deux écoliers fidèles à « La Cité de Dieu »

Pour nous en tenir ici aux principales déterminations qui fondent le sujet historique en l’éducation dans la société féodale, il convient d’interpréter positivement les réactions à la dissolution de l’Empire romain comme des réponses alternatives et contradictoires pour un devenir humain non assujetti à la domination du mouvement de la valeur, tel que l’Imperium l’avait porté à un degré de puissance inconnu jusque là. Même si les dévastations des peuples nomades envahisseurs entraînèrent des formes de soumission, celles-ci furent bien souvent trans-formées en alliances, puis en une combinatoire politique faite d’assimilation et de syncrétisme. Du Ve au Xe siècle, la première époque du féodalisme voit s’établir deux procès de vie collective, le monachisme et la communauté paysanne, qui expriment l’un et l’autre une sortie du mode de production esclavagiste.

Dans le mouvement des monastères et des abbayes, se manifeste une réactivation de l’être de la communauté, en même temps qu’un repli autarcique fait de contemplation et de non intervention. Les grands opérateurs étatiques comme la valorisation économique, l’individualisation, la propriété, l’autonomisation du droit, l’opérationnalisation de la division sociale en classes, sont abandonnés alors que les médiations communautaires sont réactivées. En conséquence, il n’est pas étonnant que les pratiques éducatives développées par le monachisme, avant l’époque des écoles carolingiennes, ne présentent que très peu d’analogies avec le système d’instruction-dressage d’une minorité d’individus serviteurs de l’État. N’ayant aucun caractère unifié ni homogène, implantées au gré des aléas de la diffusion de la doctrine des ordres fondateurs, les écoles des monastères accueillaient certes des enfants de l’aristocratie foncière, mais pas exclusivement. Le sujet historique de cette éducation était d’abord et avant tout celui de la communauté égalitaire de « La Cité de Dieu », cette vaste utopie théologique qu’Augustin, évêque d’Hippone, venait de théoriser. Théorie d’ailleurs fatale pour le mouvement monastique puisqu’elle permettra ensuite à l’Église de réaliser le compromis, fragile et provisoire, entre l’Empire-État carolingien et le royaume-État naissant de la papauté. Deux États médiateurs de la même équivalence, celle de la rente foncière, deux États instituant le même type d’école, celle de l’instruction-dressage du jeune noble, sujet historique de l’État-royal dans la seconde époque du féodalisme.

L’autre réaction fondatrice à la dissolution de l’Empire romain puis à la pulvérisation des royaumes des peuples envahisseurs, consista, on le sait, à fuir les villes pour reformer des communautés paysannes. D’abord peu structurés, les villages furent ensuite dominés par l’autorité d’un seigneur exerçant ses prélèvements sur les produits de la terre et ses prérogatives sur la force de travail de ses paysans. Ainsi sur le domaine de la seigneurie organisée en fiefs et en alleus, peut se développer la mise en valeur des terres et peut se réaliser le prélèvement de la rente foncière, d’abord en travail (servage), puis en nature, enfin en argent.

Dans la seconde période du féodalisme, l’interaction avec les peuples sans États du nord de l’Europe, mais aussi avec ceux de l’aire slave, d’une part, le mouvement de valorisation de la rente foncière, d’autre part, puis la formation des communes dans certaines villes et l’organisation des corporations, favorisent la constitution, lente mais assurée, de l’État royal de droit divin. Car l’opérateur idéologique principal de la société féodale étant la foi, l’éducation de son sujet historique ne peut relever que du seul pouvoir totalisateur de l’Église. Dans les écoles religieuses de la féodalité on rencontre donc un unique « sujet en éducation » : le serviteur de « La Cité de Dieu », mais ce sujet possède deux faces, l’une est celle du moine, l’autre celle du seigneur.

D- Un individu particulier, éduqué en classe : le bourgeois

La classe bourgeoise n’est devenue la classe révolutionnaire qui a triomphé de la féodalité qu’à partir du moment où elle est parvenue à autonomiser un individu particulier, le bourgeois, tout en le contraignant à une toujours plus grande dépendance à sa classe sociale, la bourgeoisie. L’être de classe du bourgeois définit d’abord et exclusivement son statut d’individu autonomisé. Il conserve ce statut tant qu’il possède sa puissance économique et son pouvoir politique, qui le posent à la fois comme père de famille, comme patron de ses ouvriers et comme propriétaire de son patrimoine. Marx a montré comment, dès la formation du capitalisme marchand, du XIVe au XVIe siècle, les conditions économiques apparaissent pour que naisse un « individu personnel différentié[6]», c’est-à-dire un « sujet individuel ». Nous y voilà ! Sujet de connaissance (le cogito), sujet du droit (le citoyen républicain) et sujet économique (l’homo æconomicus), sont désormais, pour deux siècles, une seule et même chose. Un marchand vénitien, un banquier hollandais, un maître de forge allemand, un notaire français, tel est « le sujet en éducation » de la société formellement dominée par le capital. Raison, liberté d’initiative, devoir, obéissance, utilité, profit, furent les opérateurs idéologiques et pratiques du sujet historique bourgeois.

L’école de la République qui s’instaure très lentement au cours du XIXe siècle et se généralise dans l’inégale scolarisation de ses enfants pendant la première moitié du XXe sera, alors, le lieu d’instruction-dressage du seul et unique « sujet » qui existe, le futur bourgeois. Toutes les valeurs transmises dans ses enseignements, de « la communale » à l’université, étaient orientées vers la production sociale de l’individualité bourgeoise. Il ne faut pas oublier non plus que l’anti-sujet historique de la société bourgeoise, son sujet-négatif, le sujet de la révolution prolétarienne, a toujours été maintenu en dehors du système éducatif. Si des enfants de la classe du travail (les garçons davantage que les filles ; les urbains davantage que les ruraux) ont, certes, été scolarisés par l’école républicaine, ils l’ont été en tant qu’individus et jamais en tant que classe. En tant qu’individu, « acceptable » et accepté seulement comme tel, car individu susceptible de réaliser sa promotion sociale, c’est-à- dire, pour quelques rares spécimens, parvenir à changer de classe sociale. Mais comme dans la société de classe, il était plus facile de changer... de sexe que de classe, on sait que rares furent les transfuges !

 
E- Particules de capital en formation

La subjectivité apparaît avec la crise de l’identité historique du bourgeois. Le sujet positif du capitalisme patrimonial s’altère, puis s’aliène dans le dirigeant du capitalisme bureaucratique d’État et dans le manager du capitalisme multinational. Présente dès le XVIIIe siècle à la périphérie du mode de vie bourgeois, mais encore confinée dans la vie privée et dans l’art (comme en témoigne, par exemple, la peinture de Greuze), la subjectivité devient une médiation centrale de la société réellement dominée par le capital. Divisé, le sujet-individu-bourgeois cherche à compenser cette perte identitaire en sécrétant une subjectivité en relation abstraite avec d’autres subjectivités. L’intersubjectivité règle désormais les rapports entre les êtres humains dont les anciennes communautés d’appartenance ont été dissoutes avec la dissolution de l’appartenance de classe, qui, dans la société du capital totalisé, les subsume toutes. En définissant le sujet de la modernité comme une intersubjectivité, Hegel a donc anticipé sur le devenu effectif du sujet-bourgeois. Au début du XXe siècle, Freud décentrera encore davantage le sujet en posant l’autre comme moi-même dans moi. La subjectivité en ressort affaiblie dans ses contenus, car l’individu subjectivisé ne se sent plus maître chez lui, mais se trouve exacerbé dans des formes quasi compulsives. Pulvérisé, particularisé, le sujet-bourgeois n’a plus ni contenu, ni sens. Le prolétariat, sujet historique de la révolution communiste ne s’étant quant à lui pas réalisé, nous avons qualifié de particule de capital, l’individu hyper-subjectivisé d’aujourd’hui[7]. Pour celle-ci, il s’agit alors de subjectiviser le monde et son rapport au monde pour exister face à une objectivation toujours plus grande de celui-ci par la technique.

« La subjectivité est à la fois production et produit de la crise du sujet dans la décomposition de la société de classe moderne[8]» Le sujet ayant perdu la positivité et l’unité qui avaient été les siennes comme être de la classe bourgeoise, l’individualisation n’opère plus que dans la négation de l’ancienne assignation de classe des activités humaines. Plus de propriétaires des moyens de production, plus de prolétaires, telle est la représentation centrale de la société d’aujourd’hui, totalisée par le capital. Seul le bourgeois fut un individu-sujet, sa femme, ses enfants, ses domestiques, ses ouvriers ne le furent à aucun moment, ils furent des êtres humains assujettis et dominés. Aujourd’hui, le dogme du sujet universel abstrait, citoyen progressiste de l’État mondial, se trouvant dépourvu de son contenu concret : le bourgeois, tente de se perpétuer sous forme du mythe (surmoderne) des « droits de l’homme », de « l’entreprise-citoyenne » ou bien encore de « l’emploi qualifié pour tous »... Mais comme on peut le vérifier à présent dans le cours quotidien des choses, cette absence de contenu histori-que de l’individu-sujet réduit les tentatives de « remédiations » contemporaines au néant politique. Seul reste opératoire l’immédiatisme[9], cette dynamique de capitalisation de la nature et des êtres vivants.

Après 1968, avec la décomposition de l’ancienne société de classe, s’est ouvert le règne de la particule de capital, qu’on peut aussi nommer individu-démocratique puisque la « démocratie universelle » est donnée par la gestion généralisée, comme le monde « naturel » d’homo sapiens capitalisé. Cet être, largement indifférencié, atomisé, pulvérisé, identifié à sa place sur le marché, erre à l’ombre de l’image de sa subjectivité exacerbée. Ainsi, privée de tout contenu historique porteur d’un devenir-autre de l’humanité, bardée de ses prothèses télématiques et connectée au réseau mondial de l’information, épuisant dans une incessante autonomisation de son biotope, les dernières réserves du système immunitaire qui lui avaient été données par son espèce, la particule de capital, artificialise toujours plus ses conditions précaires de survie.

L’époque de l’éducation scolarisée, instituée par la classe du capital comme médiation de sa domination économique et politique, s’est achevée en 1968. N’ayant pas réalisé sa négation comme classe négative, la classe du travail s’est alors trouvée internisée dans la société du capital totalisé. L’exploitation de la force de travail ne représentant plus qu’une fonction marginale du procès de production, c’est la capitalisation de l’ensemble des activités humaines qui est devenue l’opérateur central de la domination et de la reproduction.

Engendré par le reflux du mouvement de 1968 et le compromis politique des accords de Grenelle, le système de formation professionnelle continue, qui a permis « d’assurer la continuité de la valeur du travail dans un monde où il doit être désormais presque absent[10]», a constitué la matrice idéologique et politique de la recomposition de l’école de classe en immense centre de formation de toutes les particules de capital. De la maternelle à l’université, de l’entreprise à l’hôpital, du club de sport à l’association de défense des consommateurs, du supermarché à l’écomusée, tous les établissements contemporains sont des « boutiques de formation et de lutte contre l’exclusion ».

Il est comique de noter ici que les théories de la « reproduction » de la société de classe par le moyen de l’inégale scolarisation et de l’inégale répartition du « capital culturel », se sont élaborées au moment où l’école de la bourgeoisie perdait sa fonction historique. Ayant ainsi raté leur finalité pratique, à savoir, se dissoudre dans un mouvement qui transforme le réel, les sociologies classistes de l’éducation sont devenues, après 1968, une légitimation scientifique des idéologies de la formation des ressources humaines et de la « lutte contre l’échec scolaire ». Ce vaste mouvement d’institutionnalisation de la formation peut être interprété, en faveur de notre propos d’aujourd’hui, comme l’achèvement du sujet en éducation et l’avènement de la subjectivité en formation. Cette massive montée en puissance du modèle de la formation (qui implique l’autoformation et, qui présente, désormais, la « formation virtuelle », comme l’un de ses paradigmes matriciels), a intensivement contribué à la particularisation du rapport social. Autonomiser la particule de capital de l’ancien individu-classe-dominante était un présupposé nécessaire à la capitalisation de l’espèce humaine. La mise en formation de la subjectivité permettant la valorisation immédiate du capital a largement favorisé la levée du puissant verrou politique, qui tenait encore cette barbarie suspendue à l’issue des luttes de classe.

Avec l’impossible « révolution prolétarienne » de mai-1968, faute de prolétariat... et faute de travail, s’est épuisé le possible d’une dissolution de l’instruction-dressage du sujet historique dans une éducation scolarisée. Avec l’affirmation, en ce même printemps, d’une nécessaire discontinuité historique qui réconcilierait l’humanité avec elle-même et avec la nature, s’est ouverte la voie d’une praxis qui rendra caduque toute éducation.

 
Publié dans Temps critiques n°9
automne 1996 p.63-74.


NOTES
[1]
Dans son article Initiation de l’Encyclopaedia universalis (1991, vol. 12, p.354), Roger Bastide présente en ces termes les interprétations sociologiques classiques de l’initiation, sans pour autant y souscrire lui-même intégralement.
[2]
En référence à Marx (Grundrisse), cette périodisation et cette distinction dans l’émergence, puis dans l’établissement de l’État sous deux formes successives, mais en interactions, se trouvent dans l’œuvre théorique de Jacques Camatte, revue Invariance, série IV, n° 6, 1988.
[3]
« Avec les Lydiens, le mouvement de la valeur qui jusque là ne concernait, chez les peuples commerçants (araméens, phéniciens, philistins, grecs), que la sphère de la circulation, va pénétrer la procès de production. C’est le moment où elle acquiert réellement une substance et où elle donne forme à l’activité humaine, la forme d’une valorisation », Jacques Camatte, Invariance IV, n° 6, 1988, p. 13.
[4]
Exprimés aussi bien par des artisans, des soldats, des paysans que par des assistés, ces groupes ne constituaient ni une classe sociale ni une caste. Leur détermination fut davantage idéologique que sociologique. La majorité d’entre eux étaient des adeptes des religions à mystères et des cultes de Dionysos. (Cf. Finley M.I. et Mossé C. Économie et société dans la Grèce ancienne, La Découverte, 1985.)
[5]
Malgré, ou à cause de son néoromantisme, contemporain du bonapartisme civique du Second Empire, Fustel de Coulanges avait défini dans des termes fort justes ce qu’il appelle « l’omnipotence de l’État » sur l’éducation des futurs citoyens grecs : « Il s’en fallait de beaucoup que l’éducation fût libre chez les Grecs. Il n’y avait rien, au contraire, où l’État tînt davantage à être maître (...) Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d’Athènes se rendant à leur école ; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou le grand soleil ; ces enfants semblent déjà comprendre que c’est un devoir civique qu’ils remplissent (Aristophane, Nuées, 960-965). L’État voulait diriger seul l’éducation (...). L’État considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur profit ». La Cité antique, 1864, pp. 264-265.
[6]
« Dans l’ordre corporatif (et plus encore dans la tribu), (...) un noble, par exemple, reste toujours un noble, un roturier reste toujours un roturier, qualité inséparable de son individualité, quelles que soient ses autres conditions. L’individu personnel différencié de l’individu de classe, la contingence des conditions de vie pour l’individu, n’intervient qu’avec l’apparition de la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie », Marx, L’idéologie allemande, Oeuvres, t. III, Pléiade, p. 1112.
[7]
Cf. Jacques Guigou, Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan, 1993.
[8]
Cf. « L’individu, le sujet, la subjectivité », Temps critiques n° 6/7, 1994.
[9]
Sur la décomposition des anciennes médiations économiques et politiques et sur le processus mondial d’immédiatisme du capital-représenté, on trouvera des développements dans l’article de Jacques Guigou : « Une socialisation immédiatiste : la formation des ressources humaines », Temps critiques n° 6/7 et supra p. 169.
[10]
Jacques Guigou : « Quatorze scolies sur l’institutionnalisation de l’éducation des adultes (1968-1992) », Temps critiques, n°4, Automne 1991, p. 45-52.





TROIS COUPLETS

SUR LE PARACHÈVEMENT DU CAPITAL



JACQUES GUIGOU



1er couplet
La fin de la modernité n’est pas une décadence
 

Les notions actualistes de « fin de siècle » ou encore « d’époque post-moderne » ne conviennent pas pour interpréter les transformations qui opèrent dans la société d’aujourd’hui. S’il y a bien fin de la modernité, ce n’est pas au sens où l’entendent les idéologies modernistes contemporaines ; celles qui posent l’individu-démocratique, le marché mondial et les exigences de la technoscience comme un horizon indépassable pour le devenir de l’humanité.

Aucune chronologie ne peut tenir lieu de périodisation. La fin de ce siècle, se doublant de la fin d’un millénaire, vient redoubler les représentations de décadence. Ainsi, le décadentisme récurrent des fins de siècle trouve aujourd’hui son objet dans la croyance à la valorisation de l’espèce humaine par le marché universel, et ceci dans la société démocratiste mondiale. Cet état dominant des choses et des hommes est donné comme un aboutissement de l’histoire, une « fin de l’histoire », qui, du même coup, annule toutes les autres formes de sociétés qui ne préfiguraient pas cette finalité. Empires mésopotamiens, Égypte pharaonique, États-cités grecques, État royal occidental, etc. Toutes les sociétés « civilisatrices » sont alors convoquées pour confectionner la généalogie de l’huma-nité post-moderne. Mais cette convocation imaginaire sert de motif à une révocation immédiate de tout passé, puisque, sans devenir-autre qu’elle même, se mirant dans son nihilisme fondamental, la société post-moderne veut s’établir dans un présent éternel.

C’est avec raison qu’on a pu situer la naissance des Temps modernes dès les premières manifestations du capitalisme marchand. S’établissant dans les grandes villes européennes, aux dépens des structures foncières de la féodalité, les marchands réalisent une plus-value monétaire qui jette les bases de ce qui deviendra ensuite la classe capitaliste triomphante, puis dominante : la bourgeoisie. Dans ce vaste et puissant métabolisme historique, dans ce changement de mode de production, l’humanisme de la Renaissance va instituer la matrice idéolo-gique de la modernité. Au règne de Dieu, succède le règne de l’homme ; sur les ruines de la société théocratique se recompose la société des individus-propriétaires. Entre la classe aristo-cratique et la classe paysanne, le mouvement intermédiaire de la classe bourgeoise naissante opère par autonomisation et individualisation. L’autonomisation de la propriété privée par rapport à la structure indivise du fief — régi par la valeur d’usage — se combine à l’autonomisation de l’État —médiateur de la valeur d’échange — par rapport à la communauté agraire. Ce double processus d’autonomisation, interagit, alors, avec un processus d’individualisation qui fait du propriétaire un être social. Car dans la société de classe moderne, seul le bourgeois était un individu, seul il possédait une identité économique et une politique autonome, seul il était un sujet. Les femmes, les enfants, les ouvriers, les domestiques, les paysans et quelques autres catégories d’êtres humains, eux aussi assujettis par la bourgeoisie, n’étaient pas des individus. L’émergence longue et contradictoire de la société capitaliste s’est ainsi réalisée selon un double processus d’autonomisation d’une classe sociale (la classe du capital) et d’individualisation d’un opérateur (le capitaliste-entrepreneur). Ce simple rappel sur un cycle histori-que qui s’est pratiquement épuisé avec « la révolution » de 1968, nous permet de mieux situer les expressions modernistes contemporaines de la fin de la modernité[1]. Car c’est par excès de modernité, par l’exacerbation des figures centrales de la modernité, par l’affirmation toute puissante du modernisme dans tous les domaines de l’activité humaine que s’achèvent les Temps modernes. Nous avons montré précédemment comment le sujet individuel bourgeois s’est métamorphosé en une subjectivité généralisée que nous avons désignée comme « une particule de capital ».

Comment ne pas voir, en effet, que le décadentisme des idéologues du « post-moderne » — ceux de gauche comme ceux de droite se rejoignant dans leurs assauts de nihilisme et d’inquisition — s’abreuve aux nostalgies de l’ancienne vie bourgeoise et s’enivre aux fascinations de l’esthétique fasciste[2]? En cela d’ailleurs se vérifie une fois de plus la thèse que l’anarchiste Daniel Guérin[3] a formulée dès 1936, selon laquelle fascisme et nazisme, loin d’être une aberration historique du capitalisme n’en furent que la réalisation essentielle, à la faveur de la collaboration de classe qu’ils surent instituer.

Comment qualifier le contenu historique de l’époque qui s’est ouverte à travers les vicissitudes de la fin de la modernité, dès lors que l’on ne se satisfait pas de la banale chronophilie du « post-moderne » ? Les tentatives de quelques-uns pour penser une critique de l’époque qui rende compte de la continuité de la société du capital mais aussi des ruptures qui lui ont permis, finalement, de se reproduire méritent attention. Parmi eux, Riccardo d’Este parle de néo-modernité. Rejetant « la bêtise » que représente le discours post-moderne, il rappelle qu’on ne peut « feindre de faire abstraction de ce qui a été la base structurale de la modernité (la victoire de la bourgeoisie, l’avènement du capital industriel et financier, les modifications, même révolutionnaires, dans la production, dans les technologies, etc.), alors que la société du capital dans son ensemble a un besoin constant d’être moderne, et aujourd’hui néo-moderne[4] ». Nous ne sommes pas en désaccord avec cette définition puisqu’elle « n’oublie pas » que la révolution de la modernité a été réalisée par la classe du capital et qu’elle en tire toutes les conséquences sur le devenu de l’ensemble de la société. Mais nous ne l’adoptons pas car elle ne rend pas compte des ruptures historiques qui marquent la fin de la modernité capitaliste, son parachèvement dans l’immédiatisme techno-économique. Nous préférons parler de société du capital représenté[5], afin de marquer la fin de l’antagonisme capital-travail et l’emprise despotique que le marché, se donnant comme univers « naturel » des hommes, exerce sur toutes les activités humaines. Nous touchons ici au nœud théorique du moment historique actuel. Y a-t-il encore une reproduction du système capitaliste ou bien alors ne se reproduit-il plus, puisqu’il se parachève?

2e couplet

« La reproduction » : brève histoire d’une notion

qui a trop servi l’économie

Les physiocrates furent les premiers à appliquer la notion de reproduction au domaine économique et social. Ils l’avaient alors empruntée aux modèles de la reproduction des organismes vivants tels que « l’histoire naturelle » les avait élaborés. Dans son Tableau économique, en 1758, Quesnay montre comment la production ne se perpétue qu’en reconstituant, au terme de chaque cycle, ses propres conditions matérielles, financières et sociales. Mais c’est l’économie politique classique qui donne à l’idée de reproduction son premier contenu moderne, en définissant le travail productif et l’accumulation du capital comme les opérateurs essentiels de la valorisation. L’œuvre de Marx oriente la théorie de la reproduction dans une direction décisive. Tant par son contenu que par son extension, le concept de reproduction prend chez lui la dimension critique que les marxismes ne cesseront de lui ôter pendant près d’un siècle. D’abord esquissé dans L’idéologie allemande (1845), avec la dialectique des modes de production, puis établi et développé dans les Grundrisse, le processus de la reproduction des rapports sociaux de production, devient pour Marx l’institué même du capitalisme. Reproduction simple et reproduction élargie du capital viendront ensuite fonder les théories de la plus-value (1855). Mais ce n’est qu’au premier tiers du XXe siècle (et seulement à la fin des années 60 pour les traductions françaises), que la publication du VIe Chapitre inédit du Capital, fournira les matériaux et le prétexte à la formation de l’idéologie marxiste de la reproduction du mode de production capitaliste. Que les reflux des deux seuls moments révolutionnaires du mouvement communiste au XXe siècle (1917-1921 et 1968-1972), aient donné lieu à deux redéfinitions de la théorie de la repro-duction du mode de production capitaliste ne saurait surprendre. L’ennemi n’étant pas vaincu, il s’agit alors pour « le prolétariat » non seulement de comprendre les raisons de l’échec provenant de son propre camp, mais aussi d’expliquer les capacités du capitalisme à se recomposer. Dès les années qui suivirent la révolution d’octobre 1917, l’impossibilité, pour les bolcheviks de réaliser tout le « programme communiste » à l’échelle mondiale, entraîne le repli sur « le socialisme dans un seul pays » (Lénine, Boukharine, Trotski). La crise finale n’étant pas intervenue, la continuation du capitalisme à l’extérieur de l’URSS et la reconnaissance, à l’intérieur, des médiations de la société bourgeoise, posent à la théorie de la reproduction de redoutables questions.

Henri Lefebvre, les ressaisit ainsi : « Comment le capitalisme, blessé à mort, peut-il survivre ? Qu’est-ce qui permet cette reconstruction ? Est-ce la base économique ? Les paysans et la production agricole ou bien l’industrie ? Ou la petite-bourgeoisie comme classe ambiguë ? Ou le cadre national ? Ou bien encore la bureaucratie ? Le pouvoir étatique? La violence militaire ? Les idéologies ? La reconstitution du marché mondial capitaliste et des institutions essentielles de la société bourgeoise, à peine modifiées, dans les pays industrialisés, ne vont-elles pas, à partir de 1920, entraîner en Russie socialiste, une reproduction inattendue des rapports de production capitaliste? La mort de Lénine et l’éviction brutale de Trotski, plus tard suivies de l’exécution de Boukharine, portent un coup mortel à la recherche théorique[6]».

Assujettie à la pratique du capitalisme bureaucratique d’État et au nationalisme, la recherche théorique sur la reproduction est remplacée par l’idéologie stalinienne de « la stabilisation provisoire du capitalisme, dont la fin est imminente », mais tarde à survenir ! Il a fallu qu’émerge 1968 pour que non seulement nous puissions « redécouvrir la dernière découverte de Marx[7] », (i.e. la reproduction des rapports sociaux de production), mais surtout pour que nous puissions comprendre le sens de l’autonomisation du capital par rapport à l’exploitation de la force de travail puis son établissement en communauté matérielle, assujettissant alors toutes les activités humaines à la nécessité de leur capitalisation[8]. Il a fallu aussi que les marxismes institutionnalisés d’après 1968 contribuent politiquement à la recomposition de la société du capital représenté, pour qu’apparaissent les impasses des nouvelles théories de la reproduction. Certes, dans la profusion éditoriale des écrits sur « la reproduction » au début des années 70, nous n’avons pas, alors, confondu l’effort théorique d’un Lefebvre (aboutissant à la notion de mode de production étatique) avec les sociologies classistes des Bourdieu-Passeron[9] (qui font du « capital culturel » des enfants de la bourgeoisie le moteur de la reproduction « des élites », au moment où, justement, la classe bourgeoise et sa culture achèvent de disparaître[10]). De même que nous n’avions reconnu qu’un intérêt critique limité à l’effort de Barel[11] pour dialectiser l’analyse de système et pour situer « la reproduction sociale » dans la capacité du système capitaliste à absorber « l’entropie » (i.e. la négativité) des mouvements sociaux.

Malgré ces quelques avancées, dès la fin des années70, la notion de reproduction est employée à toutes les sauces des sciences sociales et déclinée à tous les cas dans les feuilles qui se voulaient critiques. Cette notion, dès lors, sombre, au mieux dans la tautologie[12], le plus souvent dans l’insignifiance. Parvenue à la fin de son cycle idéologique à la faveur de « la crise », identifiée à son contenu initial : le travail productif dans la société de classe; elle se met au service de l’économisme et du néoproductivisme. Elle ne nous est aujourd’hui d’aucun secours théorique.

Dans cette revue (Temps critiques. n° 6/7, 8 et 9), et dans une perspective politique qui n’a rien de commun avec les avatars modernistes de la reproduction signalés ci-dessus, les tentatives récentes, notamment celles de J.Wajnsztejn, pour fonder la notion de reproduction, sur sa dissociation d’avec le procès de production comme qualificatif principal du système capitaliste, sont créatives et je partage nombre de ces analyses.

Cependant, concevoir un « système de reproduction » pour qualifier le processus historique en cours prête à confusion ; cela laisse entendre que nous serions en présence d’un simple élargissement de l’ancien rapport social de production. Or, nous sommes aujourd’hui en train d’achever de sortir de la contradiction capital-travail, de sorte qu’il faut concevoir le nouveau de la société du capital non pas comme un rapport social, mais comme un procès de capitalisation de l’espèce humaine. Nous partirons donc d’un autre concept, celui de parachèvement du capital.

3e couplet

Les opérateurs du parachèvement

 
1. S’affranchir de l’assujettissement au travail productif

En précipitant la guerre entre les bourgeoisies nationales, le capital patrimonial issu du XIXe siècle, est parvenu à s’affranchir de l’ancienne propriété privée des moyens de production ; celle du capital familial. En s’internationalisant et en accélérant son anonymat, l’économie de guerre a fait franchir au capital un seuil décisif, créant, après la Première Guerre mondiale, les conditions de sa recomposition sur une base beaucoup plus large. Cette levée de verrou s’est traduite par un accroissement de la puissance économique, politique et sociale du capital ; puissance avec laquelle il a combattu, puis vaincu le mouvement prolétarien européen des années 1917-1921. Certains marxistes antistaliniens[13], appartenant aux courants des « gauches communistes » (allemande, hollandaise, italienne), ont alors pu interpréter cette recomposition totalitaire de la société du capital, comme celle d’une société devenant réellement dominée par le capital.

Restée jusque là extérieure à la société bourgeoise, la classe du travail, qui, en tant que classe négative constituait une véritable contre-société, va commencer à être englobée dans la société interclassiste du capital : vaste agrégation sociale autour des classes moyennes. Car la collaboration de classe que réalisèrent les régimes fascistes et nazis fut rendue possible par le développement massif et intense des forces productives dans les capitalismes européens, y compris, évidemment, dans le socialo-capitalisme soviétique. Cependant, l’exploitation de la force de travail restant au centre du rapport de production de cette période populiste du capitalisme, les luttes de classe se poursuivirent. Sous le couvert des actions militaires de la Seconde Guerre mondiale, la répression contre le prolétariat fut féroce, on l’oublie trop souvent. Si l’Armée rouge, en septembre 1944 a attendue derrière la Vistule la capitulation de la « Commune de Varsovie[14]», si les généraux U.S. ont stoppé l’avance du front allié en Italie au cours de l’hiver 43-44, c’est d’abord pour affaiblir, voire anéantir la résistance prolétarienne à la domination du capital international sous commandement nord-américain.

Les « modernisations » de l’économie et des sociétés européennes des années 45-68, les « bienfaits » de l’État-Providence et les « satisfactions » de la société de consommation, avancèrent déjà largement le processus historique d’internisation de la classe du travail dans la société du capital totalisé. Après 1968, « la crise » achèvera ce processus, en libérant le capital de son assujettissement à l’exploitation de la force de travail. Aujourd’hui, le travail humain étant de plus en plus accidentel dans l’activité de production (14 % chez Danone, 8% à Saint-Gobain), le capital se parachève dans une fuite en avant pour s’incorporer l’espèce humaine et le monde des vivants.

 
2. Virtualiser la valeur

De rapport social qu’il était dans la société de classe moderne, le capital, affranchi de sa détermination-travail, devient procès de la valeur s’incorporant l’espèce humaine, le monde vivant et la nature. Autonomisé des bases matérielles du travail productif (passage de l’usine-ouvrier à l’entreprise-ressource humaine) et libéré des médiations qui le fixaient encore à l’espace industriel et financier de l’État-nation et des firmes bureaucratiques de l’après-Seconde Guerre mondiale, le capital réalise son utopie : n’être que circulation de la valeur se valorisant. Dans le cycle total de la valorisation, ce passage obligé, dans un procès de production, constituait déjà, à l’époque de Marx, une entrave à la réalisation rapide du profit. Sans pouvoir imaginer comment le capital pourrait, un siècle plus tard faire sauter ce verrou, Marx avait déjà situé là le Hic Rhodus Hic Salta du capital, son utopie concrète ; utopie qu’il qualifiait en ces termes : « Le procès de production apparaît comme un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l’argent. C’est pourquoi les nations adonnées au mode de production capitaliste sont prises périodiquement du vertige de vouloir faire de l’argent sans l’intermédiaire du procès de production[15] ». Les conditions techno-scientifiques d’aujourd’hui lui permettant de parcourir, à la vitesse de la lumière (i.e. le temps réel de l’informatique) le marché planétaire, le capital virtualise la valeur. Le cyberspace et les flux de réalités virtuelles présentent les conditions matérielles idéales pour une circulation-valorisation ultime du capital : celles qui tendent à détacher la valeur de ses déterminations humaines et naturelles.

En juillet 1995 le nombre d’utilisateurs d’Internet était estimé de 35 à 45 millions; des spécialistes prévoient d’atteindre le cap des 100 millions à la fin de 1997[16]. En mai 1996, le réseau mondial cybernétique compte 10 millions de serveurs. Nous sommes bien loin des quelques « nations adonnées au capitalisme » dont parlait Marx ! Sans vertige aucun, n’importe quelle particule de capital « en ligne » sur Internet peut désormais « faire de l’argent sans l’intermédiaire du procès de production ». Au-delà des imageries qui mystifient la véritable fonction d’Internet (lupanar planétaire, « espace de liberté sans contrôle », etc.), il s’agit bien d’un saut décisif dans ce que Jacques Camatte désigne, fort justement, comme l’anthropomorphose du capital[17]. Ainsi, les « sites » du réseau Internet, présentant les ressources d’un individu ou d’une entreprise, n’ont plus de référent à des êtres humains concrets, mais offrent exclusivement une participation cybernétique immédiate à la valorisation de cette ressource. L’empressement des firmes informatiques pour rendre « fiables » les échanges monétaires sur Internet témoignent, s’il le fallait encore, de la vitesse avec laquelle la virtualisation de la valeur est en train de se réaliser.

3. Faire de l’économie et de sa gestion le mode d’être « naturel » des hommes

Jusqu’au Ier millénaire avant notre ère, environ, les sociétés humaines n’ont pas connu l’institution de l’économie. Celle-ci s’est autonomisée de l’activité domestique dont elle n’était qu’un moment (oikonomos signifie administration de la maison), pour devenir activité de l’État dans l’accumulation des surplus de richesses et de puissance. Surplus rendus possibles dans les États-Empires mésopotamiens des Xe-VIIIe siècles (notamment en Lydie), par le développement du commerce maritime et par l’assujettissement d’une classe d’être humains, les esclaves, aux tâches que cette accumulation nécessitait. De cette première mise en mouvement de la valeur, élargie et intensifiée par les Cités-États grecques, il en est résulté pour ces sociétés, une discontinuité historique avec les anciennes dimensions naturelles de la vie des humains. Contemporaine de la formation de l’État, qui s’établit comme unité supérieure de la communauté, mais aussi contemporaine de la société esclavagiste dévastant la nature, l’économie n’a, depuis lors, cessé d’être le théâtre et l’enjeu de luttes pour ou contre sa domination.

La nature étant aujourd’hui anéantie par ces deux millénaires de saccage — saccage dans lequel les dominés prirent, ô combien, leur part — le capital, parvenu aux limites de l’exploitation de la nature jusque là nécessaire à son procès, cherche à se parachever en devenant « la nature ». Furieusement écologiste (l’écologisme est-il autre chose que la liquidation de la dimension naturelle des hommes ?), le capital se veut et se doit d’être la seule réalité « naturelle » des hommes. Marché mondial, gestion universalisée, réseaux cybernétiques, prothèses biologiques, génie génétique, intelligence artificielle, milieux « naturels » créés artificiellement, et quelques autres prouesses techniques, permettent au capital de naturaliser son monde en le faisant « humain... très humain »... mais en éliminant ou en robotisant les individus de l’espèce humaine, ainsi que la nature dans laquelle ils furent immergés.

4. Métaboliser les États-nations et les États-Régions, dans un coagulum mondial de puissance

Grâce à la médiation de l’État-royal, du XIIe au XVIe siècle, le capitalisme marchand, puis le capitalisme manufacturier ont dû, pour s’imposer, métaboliser à leur profit l’ancienne puissance foncière de la société féodale. En France, ils n’ont pu cependant établir leur domination sur l’ensemble de la société qu’à la faveur du triomphe politique de l’État-Nation jacobin. Mais l’unification étatique conduite par la bourgeoisie nationale n’a jamais été totale. Le fédéralisme et le provincialisme ont exprimé l’autre face de l’État moderne, dans une alliance antagoniste avec l’État-Nation. On sait, du reste, que dans d’autres pays européens, notamment en Allemagne et en Italie, ce sont les principautés ou les Cités-États qui exerçaient directement le gouvernement du capital.

Avec l’issue étasunienne et onusienne de la Seconde Guerre mondiale, la forme de l’État-Nation devient la seule forme possible de souveraineté politique. Elle a correspondu à la phase active de recomposition internationale du capital. Les mouvements de libération nationale dans les anciens empires coloniaux, n’ont fait qu’accélérer la pénétration de la valeur dans des aires qu’elle n’avait, jusque là, que faiblement ou inégalement touchées. Mais cette consécration universelle de l’État-Nation contient déjà son épuisement historique. Comme il s’était émancipé de sa forme familiale et patrimoniale avec la Première Guerre mondiale, le capital, de 1945 à 1968, s’est émancipé de sa forme étatique nationale. Depuis 1968, la mondialisation de l’économie accompagnée de son modèle de société démocratiste, ne s’est pas réalisée sous la forme d’un « mode de production étatique mondial » ainsi que le pensait Henri Lefebvre[18] il y a vingt ans, mais bien davantage sous la forme d’un réseau de puissances métanationales. Le dépérissement de l’État-Nation n’a pas été accompli par le mouvement historique du prolétariat se niant comme classe négative, mais par le capital se mondialisant et supprimant les État-Nations en les transformant en firmes transnationales. Il n’est pas de fonctions étatiques qui ne subissent cette mutation ; même les anciennes fonctions régaliennes qu’exerçaient les institutions de l’État : l’armée, la police la justice sont rendues équivalentes à la forme-entreprise. Modernisées, professionnalisées, rentabili-sées, flexibilisées, dégraissées, etc. les anciennes institutions de l’État-nation ne sont que des mailles dans le réseau mondial des entreprises au service de la domination de la valeur. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que dans ce processus de mondialisation, le capital ait utilisé, en les renforçant les Régions et les États-régionaux comme moyen de lutte contre les résidus rebelles de l’État-nation. Ces « centres de décisions » régionaux passent des contrats et réalisent en commun des actions économiques et politiques comme n’importe quelle firme sur le marché mondial.

5 Offrir aux particules de capital une participation libre de toute médiation

L’individu rationnel de l’économie politique contenait potentiellement en lui toutes les capacités de réalisation du profit. Propriétaire des moyens de production, maître de l’exploitation de la force de travail et organisateur de la circulation de la valeur, le bourgeois intervenait sur deux médiations nécessaires à son activité : sa classe sociale et le marché. Sur ces deux terrains, et seulement sur ceux là, le bourgeois négociait les entraves à sa liberté ; là se trouvaient ses contraintes ; là il se soumettait à la puissance de la « main invisible » de l’économie (Adam Smith) comme il se solidarisait, malgré la concurrence, avec les intérêts supérieurs de sa classe. Dans tous les autres domaines de la vie, le bourgeois pouvait se livrer à la jouissance laborieuse de l’individu souverain, dont l’idéal historique, issu de la Renaissance, avait été modélisé, et en partie réalisé, par les Lumières... De la même manière, mais en négatif, la classe du travail a constitué, pendant tout le cycle historique des luttes ouvrières, la seule médiation permettant aux prolétaires d’exercer leur liberté contre leur domination par la classe du capital. Les révolutions prolétariennes du XIXe siècle (1848-1871) et du XXe siècle (1917-1921), se sont réalisées et ont trouvé leurs limites dans cette médiation des deux classes sociales en lutte.

Avec 1968, se clôt le cycle des révolutions modernes, celles qui ont été formées dans la matrice de la révolution bourgeoise occidentale. La médiation des antagonismes de classe n’opérant plus, le rapport de l’individu à la communauté est vidé de son dernier contenu historique, celui de la classe sociale devenant l’humanité. Le référent bourgeois étant désormais caduque et le référent communiste étant chargé de barbarie, l’individu particularisé d’après 1968, transformé en particule de capital, erre à la recherche d’une médiation avec la communauté des hommes. Les modernismes et les intégrismes s’offrent aujourd’hui à lui comme des solutions aux échecs catastrophiques des États-Nations démocratiques. La communauté européenne ou mondiale des « citoyens » ou bien la communauté religieuse ou culturelle des « croyants » ou des « membres », rivalisent comme des ersatz du rapport individu-communauté. Mais ce qui les unit est plus important que ce qui semble les diviser : une participation immédiate à la société médiatique. Les modernistes des réseaux cybernétiques comme les intégristes de la communication proxémique[19], expriment les deux faces aliénées de la même situation des individus, dans la disparition de la dernière médiation historique. La transe technique du navigateur dans l’espace cybernétique rejoint alors la transe ésotérique du dévot, du sectaire, du communau-ariste. Jean-Paul II, Bill Gates et le sous-commandant Marcos l’ont d’ailleurs bien compris, puisqu’ils se veulent la fois Internet, Géronimo et Zapata...

6. Immédiatiser la connaissance et supprimer les représentations

Toutes deux contemporaines de la sortie de la féodalité, se présupposant l’une l’autre sans être dans un rapport de dépendance directe, l’institution du capitalisme comme mode de production et l’institution de la science comme connaissance humaine autonome furent les deux mouvements historiques fondateurs de la modernité. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, en effet, le capital productif n’a comporté qu’une faible part de connaissances scientifiques. Aussi bien dans sa période marchande et manufacturière que dans sa période industrielle, le capital a bien davantage été utilisateur des arts, des métiers et des techniques, qu’il ne l’a été des sciences. Ce n’est qu’avec les bouleversements techno-scientifiques de la mondialisation et des firmes métanationales, que « l’investissement dans l’intelligence » devient la composante centrale de la réalisation du profit. Les théories économiques dites du « capital humain » puis de la gestion des ressources humaines, émergent d’ailleurs à la faveur, si l’on peut ainsi écrire, de la Seconde Guerre mondiale[20]. Aujourd’hui, la connaissance scientifique est directement et immédiatement valorisation du capital se parachevant. Les anciennes médiations étatiques de la création et de la diffusion des connaissances (universités, centres de recherche, laboratoires, académies) apparaissent comme des entraves à la valorisation immédiate des résultats de la recherche par les entreprises. Ces institutions de la connais-sance doivent donc, soit devenir elles-mêmes entreprises et prendre place dans les flux de la capitalisation, soit disparaître comme réalité économique. En 1996, le rythme de guerre imposé par les opérateurs du parachèvement du capital est tel qu’un nouveau virus doit être identifié en huit jours, un logiciel conçu en deux jours et fabriqué en moins de quinze ; des procédures inédites de dépannage doivent être communiquées en quelques secondes; un nouveau produit pharmaceutique qui met plus d’une semaine à s’affirmer à de forte chance d’avoir déjà plusieurs concurrents sur le dos !

À côté de l’intuition et de la mémoire, la représentation a été désignée par Hegel comme un moment de la connaissance, celui où « l’intelligence, par son activité réalisatrice[21] », la constitue comme connaissance vraie. L’intuition, c’est-à-dire la connaissance sensible, ayant été bannie depuis longtemps du champ scientifique, seules la mémoire et la représentation y subsistaient encore, bien que déjà mises à mal, dès la fin des années 50, par la montée en puissance de l’empirisme logique, de l’informatique et des sciences cognitives. L’histoire du cognitivisme, modèle dominant dans toutes les sciences, est à interpréter comme une autonomisation de la connaissance par rapport à ses représentations.

L’artificialisation de la mémoire et son opérationnalisation informatique a conduit à la chasser de facto de l’acte de connaissance ; cette amnésie obligée dans les pratiques contemporaines de recherche, conduit à une science sans pensée humaine : ce qu’Hiroshima avait tragiquement annoncé, Bhopãl, Tchernobyl, le sang contaminé, l’ESB, etc., l’ont toujours plus tragiquement confirmé... Dans le processus actuel d’immé-diatisation de la connaissance, disparaît ainsi le dernier moment de l’acte de connaître, celui de la représentation. Les techniques de virtualisation du réel contiennent désormais une puissance de modélisation telle, qu’une infinité de représentations d’un phénomène étant réalisable, seule la présence abstraïsée des mondes virtuels s’impose comme le réel. Cette puissance technique du virtuel est une puissance qui présentifie la con-naissance ; qui la donne à l’individu comme une expérience d’intervention directe sur le monde; comme une nouvelle puissance magique. De là vient son succès : il est à la mesure du besoin, insatisfait, de communauté humaine chez les êtres humains d’aujourd’hui. Les mythes de fusion avec le tout de la nature et les religions qui s’étaient constituées dans les communautés humaines, au fil des temps de l’hominisation, en réaction à la sortie de la nature, peuvent enfin, pour quelques uns, se réaliser. Immersion, participation, communication directe et totale avec la nature virtualisée : le capital soigne ses dévots !

 
7. Pulvériser les refus de la capitalisation de la vie

Dans la période ouverte par 1968, les refus de la capitalisation de l’espèce humaine et de la nature ont pris le relais des luttes de classe dans les périodes antérieures. Aucune classe sociale n’étant désormais porteuse du devenir-autre de l’humanité et la particularisation du rapport social étant accomplie sur la quasi-totalité de la planète, certains individus, sans appartenance autre qu’à celle de l’espèce humaine, s’associent (s’associeront) dans un projet de connaissance et d’action qui refuse cette capitalisation du monde. Aussi, bien que n’ayant pas disparu, la répression tend à céder la place à la pulvérisation ; pulvériser les tentatives d’installer des procès de vie qui refusent la capitalisation du monde, voilà un opérateur subtil du parachèvement du capital...

De telles actions, du moins pour celles qui ne se sont pas fourvoyées dans les ornières écologistes ou bien encore dans les ghettos communautaristes, ne se manifestent (manifesteront) pas nécessairement de manière frontale et antagoniste contre les opérateurs de la capitalisation. Car, s’opposer à la construction d’une ligne de TGV ou au percement d’un tunnel n’a de portée d’avenir que si l’on cherche aussi, ensemble, à voyager autrement, voire à ne plus voyager du tout.

Amadeo Bordiga l’avait fort justement anticipé au début des années cinquante : la contradiction centrale de notre période oppose « l’espèce humaine et la croûte terrestre[22] ». Homo sapiens, multiplié par milliards, occupe toute la biosphère et artificialise la vie, qui, de son côté, disparaît ou se défend. Situés au cœur de cette contradiction, ces refus expriment (exprimeront) une dynamique négantropique, une praxis de rupture des flux de dissolution de toutes les activités humaines sous la conduite de la valeur. Interventions politiques et non « sociales », médiations sans médiateurs ni médias, davantage faites de rencontres que de structures, ces refus tentent d’installer un autre procès de vie ; un procès dans lequel « l’être humain soit la véritable communauté des hommes » (Marx) et où les dimensions naturelles de la vie humaine puissent se réconcilier avec une nature régénérée.

Temps critiques n° 9, 1996, pp. 43-59.


NOTES
[1] Pour de plus amples développements sur cette question, on pourra lire dans le n° 8 de Temps critiques toute la partie intitulée « La fin de la modernité et ses avatars », dans Guigou J. et Wajnsztejn J. (sous la dir. de), L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998, pp. 365-377.
[2]
Tel l’immonde urbanisme frécho-boffilien de Montpellier, avec son mirador mussolinien pour préfecture de Région, son université fast food et son port parking de casino...
[3]
Daniel Guérin, Fascisme et grand capital, Gallimard, 1936.
[4]
Riccardo d’Este « Quelque chose : quelques thèses sur la société capita-liste néo-moderne », Temps critiques, n° 8 et dans Guigou J. et Wajnsztejn J. (sous la dir. de), L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998, pp. 377-386.
[5]
Rappelons la définition que nous avons donnée de cette approche : « Nous désignons par ces termes le processus selon lequel, dans sa dynamique de capitalisation de quasiment toutes les activités humaines, le capital dissout les représentations qui s’opposent à lui. La logique de cette dynamique cherche à imposer une seule et unique représentation, celle qui reconnaît comme réelle une activité humaine parce qu’elle est mieux capitalisée ou virtuellement capitalisable (cf. le « plus » attribué à tel ou tel produit ou service). La seule manière d’y parvenir consiste alors à supprimer la nécessité même de représenter — la vie, le monde, l’homme, le temps — en fournissant immédiatement la présente réifiée, abstraite et totalitaire des « mondes virtuels » et leurs imageries. » Temps critiques, n° 6-7 et dans le présent ouvrage, pp. 174-183.
[6]
Henri Lefebvre, La survie du capitalisme, Anthropos, 1973, p. 67.
[7]
Henri Lefebvre, ibidem, p. 70.
[8]
« Même parvenu à la totalité, le capital ne peut vivre qu’en se particula-isant, en se différenciant en un grand nombre de quanta-capitaux. Dans tous les procès divers, ce qui permet au capital de ne pas se perdre, c’est qu’il s’est édifié en une communauté matérielle. Il en est ainsi parce que c’est l’élément mort, matériel, qui domine le vivant. C’est à partir de ce qui est mort, réifié, que s’épanouit cette communauté. Mais, par la suite du mouve-ment d’anthropomorphose, le capital devenant homme, sa communauté se pose en tant que Gemeinwesen. Ainsi les hommes sont piégés par l’être qu’ils ont eux-mêmes produit. Cela nécessite encore plus l’opposition- affirmation : « L’être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) de l’homme » (Marx) ». Jacques Camatte, Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1978, p.5.
[9]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie de système d’enseignement, Minuit, 1970.
[10]
Cf. notre article : « Le devenu des Héritiers (Bourdieu, 1964). Pour une critique de la sociologie classiste de l’éducation », Savoir Éducation Formation, Sirey n° 3, 1994, pp. 491-493 et dans le présent ouvrage, p.205
[11]
Yves Barel, La reproduction sociale. Systèmes vivants, invariance et changement, Anthropos, 1972.
[12]
Par exemple, tautologie chez un Edgar Morin, contorsionniste du second degré (« la vie de la vie, la nature de la nature, la connaissance de la connais-sance, etc.) qui n’exprime que l’autonomisation des anciennes médiations de la vie, de la nature, de la connaissance telles qu’elles avaient été instituées par la société de classe. Il légitime ainsi la capitalisation de l’espèce. Ses incantations modernistes sur « la complexité » fournissent un bruitage à la gestion de l’actualité et à la virtualisation de l’identique. Morin, comme Bourdieu ne critiquent plus rien ; mais l’ont-ils fait un jour ?
[13]
Tels Anton Pannekoek ou bien encore Amedeo Bordiga.
[14]
Cf. Zygmunt Zaremba, La Commune de Varsovie trahit par Staline, massacrée par Hitler, Spartacus n° 16, 1974.
[15]
Le Capital, Livre II, tome 4.
[16]
A. Dufour, Internet, PUF, 1996, p. 35.
[17]
Cf. Invariance, série IV, n° 1 à 9, (1986-1996).
[18]
Henri Lefebvre, De l’État, 4 tomes, 10/18 (1976-1978). La force de cette tentative pour fonder une théorie générale de l’État réside dans son analyse de la mondialisation, non seulement économique mais aussi et surtout politique; sa faiblesse c’est qu’elle reste enfermée dans le concept marxiste de mode de production. Or, le capital se parachève en se supprimant comme « mode de production ».
[19]
Nous reprenons ici, sans la partager, cette notion culturaliste définie par l’anthropologue étatsunien Hall (La dimension cachée; 1966), pour désigner la manière dont les anciennes cultures sont opérationnalisées par les immédiatismes d’aujourd’hui. Les médiations des anciennes cultures sont ici mises au service des cultes médiumniques contemporains, qu’il s’agisse des pratiques nationalistes, charismatiques, islamistes, bouddhistes, tribalistes, banlieusistes, sportistes, sexistes, humanitaristes, imaginistes, symbolistes, pour ne citer que les plus répandues.
[20]
On pourra lire une critique politique de la gestion des ressources humaines dans notre article : « Une socialisation immédiatiste : la formation des ressources humaines ».
[21]
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817.
[22]
Amedeo Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, Payot, 1978.





CORNELIUS CASTORIADIS,

UNE PENSÉE POLITIQUE


POUR L'ANALYSE INSTITUTIONNELLE



JACQUES ARDOINO ET JACQUES GUIGOU



Cornelius Castoriadis vient de disparaître le 26 décembre dernier Il combattait sa maladie depuis déjà quelque temps. Nous sommes nombreux qui pensons lui devoir la faveur d’un éveil ou d’une sensibilité conduisant à une intelligence originale du social. Parmi les hommages qui lui sont rendus, et les caractères de l’homme et de l’œuvre ainsi soulignés, l’ampleur et la force de sa pensée figurent déjà en très bonne place[1]. Le courant de l’analyse institutionnelle auquel nous restons en partie reliés, a, dès ses origines clairement explicité sa filiation théorique avec le fondateur de Socialisme ou Barbarie. La première dialectisation de l’institution — celle de l’instituant contre l’institué — telle que René Lourau l’a reconnue dans les bouleversements de 1968, trouve son expression théorique dans les écrits de celui qui signait alors de ses noms de révolutionnaire marxiste : Chaulieu et Cardan. Dès 1949, avec la parution du premier numéro de SouB, la pensée politique de Castoriadis et de ses camarades, émancipée du dogme trotskiste de « la révolution trahie » par les bureaucrates léninistes puis staliniens, jette les bases d’une critique du « capitalisme bureaucratique » sous sa forme d’État ouvrier à l’Est et de démocratie impérialiste à l’Ouest. Pour Castoriadis, cette critique de la bureaucratie est d’abord réalisée dans et par les luttes ouvrières « autonomes[2]", c’est à dire non encadrées par les appareils syndicaux et politiques, et qui adoptent le mode d’action des « Conseils ouvriers » en référence aux luttes historiques du mouvement prolétarien des années vingt en Europe. En cela, il sape, à l’intérieur des marxismes, le dogme du parti unique et il fait sauter l’interdit que celui-ci maintenaient contre une reconnaissance de l’activité politique des individus « librement associés » dans leur lutte antibureaucratique. Mais, affirmant ainsi "l’expérience du mouvement ouvrier[3]", en quelque sorte autonomisé de sa détermination communiste, c’est à dire de la nécessité de la rupture absolue (rupture que Bordiga[4] nomme le schisme) avec le monde du capital, après 1968, Castoriadis, va être conduit à voir dans l’autonomie et l’autogestion un mode d’action instituant dans la recomposition de la société.

Dans le meilleur de son effort théorique pour saisir les contradictions nouvelles qui ont surgi au sein de cette société capitalisée, l’analyse institutionnelle va cheminer de concert avec Castoriadis. Elle partagera ses incertitudes (l’autonomie d’une subjectivité exacerbée reste bien éloignée d’une liberté réalisée), comme ses impasses (une métaphysique de l’art et des œuvres de civilisation comme thérapeutique culturelle5 pour l’espèce humaine « errante et chaotique »). Elle lui sera surtout redevable pour son apport décisif à une théorie de l’imaginaire social ce qui permit à l’analyse institutionnelle de ne pas abandonner complètement la perspective utopique qu’elle comportait à ses origines.

Insistons aujourd’hui, pour ce croquis en guise de salut, sur la dimension étonnamment et profondément plurielle de ce penseur, que d’aucuns présentent souvent comme monolithique. Militant politique révolutionnaire, qui ne s’est jamais renié, praticien d’une psychanalyse soucieuse d’orthodoxie, philosophe, essayiste, théoricien de l’imaginaire, économiste à l’OCDE, c’est peut-être ce pluriel, défini à la fois comme une réalité vécue autant personnellement que socialement, qu’il a posé comme une valeur politique fondée sur l’autonomie, au sens de se donner à soi-même ses propres lois, de s’autoriser à devenir sujet. C’est le totalitarisme qui lui apparaît comme ennemi à combattre par tous les moyens, tout au long d’une existence métissée autant par les aléas géographiques et culturels des cheminements que par la variété et la richesse des appétits de connaissance. Le fait même d’assumer la diversité (son penchant pour certaines formes encyclopédiques de la connaissance ne lui fera jamais confondre des savoirs restés disjoints, mais bien plutôt d’en proposer d’inédites articulations), le conduira à l’acceptation de la multiplicité qu’il s’attacha à sortir de son rang dévalorisé par la philosophie autant que par les sciences humaines. Avec l’intelligence (complémentariste, multiréférentielle, mais sûrement pas multidimensionnelle, comme on le croît trop souvent encore), du pluriel, c’est aussi l’hétérogénéité qui retrouve un statut désormais définitivement autre que celui d’un désordre, ou d’une pathologie, pour advenir à la source même de toute création. L’imaginaire, l’imagination radicale des individus, l’imaginaire social créateur d’une praxis ou d’un faire social-historique, s’étayant mutuellement au double niveau des personnes et des ensembles pratiques, sont en fait à l’origine de l’histoire du sujet et de ses altérations, en amont de la rationalité d’une logique ensembliste identitaire (qu’il désignait comme ensidique). Ainsi, au sein d’une culture scientifique où les modèles de la rationalité conduisaient surtout à reléguer, voire à bannir, un imaginaire, héritant largement encore de la tradition pascalienne (oscillant entre « la maîtresse d’erreur et de fausseté » et « la folle du logis »), l’invention humaine, désormais distinguée de la découverte ou de la révélation, retrouve droit de cité avec l’articulation des dimensions fonctionnelles et symboliques de l’institution produisant le social comme porteur de sens, justement parce qu’inscrit dans la temporalité-durée d’un « faire ».

Il y a eu plusieurs Castoriadis ; celui qui a su penser et agir en s’insurgeant contre une époque, celui qui a su penser et agir en prenant en compte les données d’une autre époque. Il nous reste maintenant l’œuvre de Castoriadis marquant aussi notre temps pour avoir su penser le temps.

 

Montpellier-Paris janvier 1998

Article publié dans Prétentaine, n°10, 1998.

IRSA, Université Paul Valéry, Montpellier3.

 

 

NOTES
[1] Edgard Morin, « Cornelius Castoriadis, titan de l’esprit » Le Monde du 30 décembre 1997.
[2]
« La seule critique valable de la bureaucratie est celle qui résulte de la tendance des ouvriers à s’organiser et à se diriger eux-mêmes. La seule crise importante de la bureaucratie est celle qui résulte de cette même tendance : autrement, la bureaucratie pourrait se décomposer et s’abrutir à son aise pendant des siècles, sans qu’il en résulte autre chose qu’une régression de la société entière vers la barbarie » écrit-il dans « Bilan, perspectives, taches », Socialisme ou Barbarie, n°21, mars 1957.
[3]
Titre donné à deux des sept volumes qui constituent la réédition des écrits de Castoriadis dans la revue Socialisme ou Barbarie . UGE, 10/18, 1973-1979.
[4]
En 1950 le groupe Socialisme ou Barbarie opère une fusion avec une partie de la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC), d’obédience bordigiste. L’antistalinisme commun mais opposé qui les a réunit ne pouvait sceller qu’une union de façade. Car un fossé a séparé Bordiga et Castoriadis. Partant tous deux de la même question : « comment maintenir la rupture avec le capital tout en abandonnant la théorie du prolétariat, puisque celui-ci n’est plus la classe négative sujet de la révolution ? », le premier en vient à concevoir le parti historique comme si la révolution était déjà réalisée, le second à inciter les ouvriers à s’emparer des moyens de production et à instaurer des alternatives autogestionnaires dans le cadre du capitalisme « démocratique » existant. L’un cherche à supprimer l’entreprise capitaliste, l’autre cherche à s’en emparer pour la gérer. Jacques Guigou a analysé ce passage de l’autogestion généralisée d’avant 68 à l’égogestion généralisée d’après 68 dans son ouvrage : La Cité des ego, L’impliqué, 1987.
[5]
Cornelius Castoriadis : « En mal de culture », Esprit, 1994.





SERVITUDE VOLONTAIRE
ET
MYSTIFICATION DÉMOCRATIQUE

 

Jacques GUIGOU



Dans des débats récents en milieu anarchiste, antispéciste, alternatifs, on observe une multiplication de références à La Boétie, à sa critique de la « la servitude volontaire » et sa révolte contre le despotisme d’État (le Contr’un). Combinée à de la psychologie personnaliste assaisonnée de psychanalyse, qui nous expliquent que les humains étant des « êtres de croyance » il ne faudrait pas s’étonner de leurs conduites de « soumission sans contrainte ». On y trouverait également les causes des comportements conflictuels, autoritaires et dogmatiques qui paralyseraient et souvent dissoudraient de nombreux groupes militants…

Nous reviendrons plus longtemps sur l’utilisation politique actuelle de La Boétie. Avançons tout de même qu’interpréter son oxymoron de la « servitude volontaire » par l’expression de « soumission sans contrainte » relève, pour le moins, d’un anachronisme doublé d’une méprise. En effet, donner à la visée d’émancipation qu’exprime La Boétie une portée transhistorique ne rend pas compte des déterminations idéologiques et politiques dans lesquelles elle a été formulée. Car cette volonté d’affranchissement n’affirmait rien d’autre que la future « liberté » du propriétaire qui solidaire de sa classe, la bourgeoisie, devait se libérer des entraves juridiques, économiques, politique et culturelles de la féodalité encore présente et agissante. Et ce n’est pas faire outrage au texte de l’ami de Montaigne que de voir dans cette « servitude volontaire » de laquelle il voulait sortir, la condition dans laquelle se trouvaient les classes dominées de la féodalité (serfs, paysannerie, artisanat, domesticité). Car, malgré leurs révoltes et leurs jacqueries, ces classes avaient certes accepté le despotisme seigneurial mais elles l’avaient fait davantage comme un mode de sécurisation que comme un mode de soumission. D’où l’expression très appropriée de « servitude volontaire » que La Boétie – Girondin avant la lettre ! – donnait comme mot d’ordre à la révolution bourgeoise à venir. Là réside la modernité de La Boétie dans son époque, et cela le prive de toute portée critique de la société capitalisée dans laquelle nous sommes immergés aujourd’hui.

Mais il est une autre référence qui revient avec instance dans les débats sur les systèmes de manipulations des individus au nom de leur « liberté » et même de «  la liberté » tout court, c’est celles qui concernent les recherches universitaires de la psychologie sociale cognitive. Il s’agit d’expériences qui visent à connaître et à mesurer les capacités des individus à se soumettre à des ordres (y compris les plus sadiques) lorsqu’on les persuadent qu’ils le font pour obtenir davantage de liberté.

Je livre ici à la réflexion de toutes et de tous l’analyse que je faisais de ces travaux considérés comme une référence politique essentielle aux yeux d'Yves Bonnardel, un auteur anarchiste et antispéciste avec qui j’étais en correspondance.

Voici le texte : [ extrait de L’individu et la communauté humaine, sous la direction de Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’Harmattan, 1998, pp. 197-199]

 

« Si j’ai lancé, une discussion sur tes références aux travaux de la psychologie sociale cognitive (Beauvois, Joule, Doise, etc.) c’est que je m’étonnais – et je m’étonne toujours puisque ta lettre confirme ton intérêt pour ces recherches – que tu leur accordes une certaine portée théorique et pratique. Et lorsque tu poursuis en écrivant que tu n’as encore jamais rien lu d’équivalent « sur les fonctions sociales de la liberté et sur la soumission », mon étonnement se transforme en interrogation : mais, alors, qu’as-tu lu ? Que lis-tu ? Simon le Magicien et les gnostiques, Hegel, Marx, Stirner, Adorno, n’auraient-ils rien pensé sur les déterminations individuelles et collectives de la liberté, et l’on y lirait rien sur la manière dont les aliénations opèrent ? Et il faudrait attendre « les lumières » de quelques psychologues expérimentalistes bornés pour « enfin », commencer à lire une critique des modes d’action de la mystification démocratique ?

Beauvois, Joule et consort n’expriment rien d’autre que la publicité du rapport social dominant, celui de la société particularisée et totalement dominée par le capital et sa représentation. Ce rapport, j’ai tenté de le montrer en réinterprétant l’institutionnalisation de mai 68, est celui de l’autonomie dans la dépendance (cf. La Cité des ego, l’Impliqué, 1987). Il se traduit par cette exigence à laquelle sont assignés tous les individus-particules-de-capital : toujours plus d’autonomisation par rapport aux anciennes appartenances communautaires (notamment à l’appartenance de classe) impliquant toujours plus de dépendance au megasystème techno-économique mondial. L’insignifiance des écrits de la psychologie sociale tient à leur absence complète d’analyse des contenus historiques contradictoires dans lesquels se jouent, pour notre période, ce rapport d’autonomie dans la dépendance. Comme n’importe quel journalisme, ils adoptent tous les présupposés démocratistes sur la liberté et la responsabilté du « citoyen », pour ensuite passer au crible de leur protocole cognitif et de leur traitement communicationnel les « manipulations des leaders de groupes » ou encore les stratégies d’influence occulte des « acteurs » ; lesquelles seraient attendues par des « personnalités plus faibles, plus soumises, plus naïves ou plus croyantes »... L’éternelle loi « naturelle » des forts sur les faibles en quelque sorte !

La notion « d’internalisation » des normes et des valeurs que ces psychologues donnent comme l’alfa et l’oméga de leur théorie, est, elle aussi, privée de tout contenu historique. L’internalisation serait « réussie » dès l’instant où l’individu aurait ajusté son comportement à l’injonction qui lui est faite d’agir pour manifester sa qualité « d’homme libre ». Que 90% des « sujets » qui se prêtent à l’expérimentation adoptent une conduite que ces savantasses définissent comme une « soumission librement consentie », ne fait que vérifier la présence et l’effet des deux opérateurs de la recomposition égogestionnaire de la société après 1968.

Le premier opérateur a permis l’affranchissement par le capital de l’exploitation de la force de travail, cette puissance qui lui était extérieure, mais dont il était étroitement dépendant. C’est ce que j’ai appelé « l’internisation de la classe du travail dans la société du capital représenté » (cf. Temps critiques n°6-7). Un tel procès de valorisation a été rendu possible par les mutations techniques massives et intenses qui ont transféré sur quelques « ressources humaines » artificialisées l’ancienne force de travail de la classe des producteurs. Cela signifie qu’un petit nombre d’individus mettant en œuvre leur « intelligence naturelle », gèrent des puissances énormes « d’intelligence artificielle » concentrées dans des systèmes-experts, et assurent ainsi toute la production et la circulation requises par l’économie mondialisée.

Le second opérateur, lié au premier, a réalisé la particularisation du rapport social en assignant les individus-démocratiques à n’exister socialement qu’en tant que particule de capital se valorisant. Cette opération s’est faite au nom des autonomies et des autogestions qui se sont affirmées comme représentation centrale et unificatrice des « libérations » lors du reflux de mai 68. Engendrées par l’échec de « l’émancipation du prolétariat » tel que les gauchismes de la fin des années soixante l’ont réactivée, se sont alors institutionnalisées des « libérations » particularisées : celles des femmes, des homosexuels, des régions, des enfants, des personnes âgées, des salariés, des familles, des entreprises, des communication, de la nature, etc.

Voilà de quoi est faite cette internisation en tant que matrice de la Cité des ego, dès l’instant où l’on s’attache en en caractériser le contenu historique. Ce concept n’a donc rien à voir avec « l’internalisation » que les psychologues sociocognitivistes agitent dans tous les sens, en sous-Ségala de la médialogie. Quant à leur prétendue critique des « nouvelles pédagogies » (celles des méthodes actives, de la gestion par objectifs, de l’évaluation formative, etc.) qui te semble digne d’intérêt, elle relève de la même rhétorique publicitaire, puisqu’à aucun moment ces auteurs ne cherchent à définir les conditions politiques de la genèse de ces pratiques. On ne trouve pas la moindre trace, dans leurs écrits, de références historiques qui montreraient ce à quoi ces nouvelles pédagogies se sont d’abord opposées, avant de triompher. Rien non plus sur ce qu’étaient les pédagogies dites « traditionnelles », et qui viendrait caractériser le moment de leur intervention critique (par exemple, en mai 68, les contestations des pédagogies autoritaires et les dénonciations de l’arbitraire des examens, de la sélectivité du système scolaire, etc.), pour enfin décrire et interpréter leur institutionnalisation à l’œuvre après 1968. Subordonnés à l’actuel et à l’existant, les « résultats » qu’ils nous présentent sont d’ordre tautologique. On aboutit ainsi à des « conclusions » bouleversantes du genre : la pédagogie influence les individus ; et même, dans certaines conditions, elle les manipule, et ceci au profit des ...manipulateurs !

J’ai critiqué les « nouvelles pédagogies » il y a maintenant de trente ans[1], au moment où elles s’instituaient comme idéal participatif et « autogestionnaire » pour l’individu-démocratique d’après 1968. Je l’ai fait en termes politiques et non psychosociologiques

Tu t’opposes à l’éducation parce qu’elle serait une « appropriation sociale des individus ». Dans les sociétés historiques (comme d’ailleurs dans les sociétés traditionnelles avec l’initiation), l’éducation a toujours été cela. Tu ne fais que reprendre la définition tautologique de Durkheim, qui, en bon idéologue de la domination, désignait l’éducation comme la socialisation des jeunes générations par les générations aînées. Mais, liée à la reproduction de la société de classe, l’éducation s’est rapidement trouvée privée de sa fonction de socialisation sur la longue durée, lorsque la valorisation du capital a exigé des apprentissages incessants et difficilement prévisibles. Après 1968, pour « gérer la crise », c’est à dire pour réaliser la suppression massive du travail humain tout en investissant dans la « ressource humaine », il fallait un système plus totalisant et plus rapide pour assurer cette fonction normalisatrice. Seule la formation a pu prétendre y parvenir, et non sans contradictions, l’a partiellement « réussie ». J’ai développé ailleurs le sens et les conséquences politiques du recouvrement et de l’englobement, par la formation puis par la gestion des ressources humaines, de ce qui était encore, avant 1968, une forme d’éducation. Alors que l’éducation impliquait une durée, une temporalité, celles de l’entrée dans la vie, la formation s’affranchit toujours davantage du temps humain pour devenir une combinatoires d’apprentissages techniques immédiats, réglés sur le « temps réel » de l’informatique, c’est à dire celui de la vitesse de la lumière, et donc un temps inhumain.

Tout ceci m’amène à te faire part de quelques remarques relatives à ton texte sur la fonction sociale de la liberté en occident….."

  

Notes

[1] Cf. Jacques Guigou, Critique des systèmes de formation, Anthropos, 1972. Réédition augmentée chez l’Harmattan en 1993 sous le titre Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992).
 








 

L'AUTONOMISATION DES APPRENTISSAGES

DANS LA SOCIÉTÉ CAPITALISÉE


JACQUES GUIGOU


I. Présupposé, méthodes

1- Autonomie, autotélie[1], autoorganisation, autoformation, autoévaluation, comme les nombreuses activités qui relèvent de l’autoréférence, sont à analyser comme les résultats, les aboutissements d’un procès d’autonomisation.

2- Connaître ces pratiques autonomistes d’aujourd’hui nécessite une critique de leur autonomisation, c’est-à-dire une tentative pour comprendre leur histoire et en saisir le devenu.

3- Les pratiques d’autoformation et d’autoapprentissage contiennent un présupposé de positivité, de nécessité, de valorisation et d’optimisation qui doit être mis en question par la connaissance critique.

 

II. Autodidaxie contra autoformation

II.1. L’autodidacte est contemporain de la genèse de l’individu moderne.

Dans le système féodal et la société théocratique l’autodidacte n’existe pas. C’est l’individualisation politique et économique qu’a opéré le capitalisme mercantile puis libre-échangiste et aboutissant à la figure bourgeoise du propriétaire, qui a permis de lui créer une possibilité d’existence.

Ce n’est qu’avec l’individu-bourgeois et son mode de socialisation/éducation par l’école de classe que put négativement apparaître (très minoritairement) l’individu autodidacte. Le phénomène est d’ailleurs confirmé par son inscription dans les langues européennes, anglaise d’abord (en 1534) puis française (en 1557).

 

II.2. L’autodidaxie : une activité de prolétaire hors de l’école et hors de l’usine.

Dans la société de classe moderne, dominée par le capitalisme manufacturier (XVIIIe s.), puis industriel (XIXe s.), l’autodidacte n’a pu se manifester comme figure de l’individu « qui apprend sans maître » qu’en opposition à l’institutionnalisation de l’école en faveur des enfants de la classe dominante. Appartenant toujours à la classe dominée (paysan, artisan[2] — hors compagnonnage —, ouvrier), l’autodidacte échappait à la normalisation scolaire des apprentissages manuels et intellectuels. En référence imaginaire à l’aristocrate érudit, au religieux lettré ou au bourgeois savant, l’autodidacte visait une émancipation individuelle dans et par la connaissance, mais sans y parvenir réellement puisque son horizon social restait limité par celui de sa classe. Ses apprentissages individuels se réalisaient de manière prépondérante sur des activités sans rapport direct avec le travail productif[3]. Dans la sphère du travail productif, à la manufacture, comme ensuite à l’usine, l’autodidacte n’avait pas de place. Seul l’apprentissage sous l’autorité d’un maître-ouvrier était considéré comme un facteur de production[4]. Les savoirs-faire professionnels et les compétences techniques étaient déterminés et codifiés par le procès de production et l’organisation du travail. Pendant son temps de travail le salarié ne pouvait donc pas se situer dans une dynamique d’autodidaxie.

 

II.3. L’autopraxis éducative du prolétariat en lutte n’était pas de l’autodidaxie.

Dans l’expérience historique du mouvement ouvrier, dans les luttes de classe, se sont manifestés des moments d’éducation collective qui ne relevaient pas de l’autodidaxie ( elle est par essence une activité individuelle) - mais qui exprimaient une aspiration collective pour s’affranchir de la culture bourgeoise et de ses représentations. Cette autoéducation prolétarienne était en opposition complète avec l’éducation-dressage pratiquée par l’école bourgeoise. Elles cherchaient à porter une contradiction politique dans les bases mêmes de la société de classe, précisément dans son mode de socialisation inégalitaire et despotique. Les moins ignorées de ces expériences concernent les Bourses du Travail et le syndicalisme révolution-naire. Cela ne signifie pas qu’au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle l’autodidacte avait nécessairement un projet de changement de classe sociale, mais que parmi les rarissimes promus sociaux « réels » de cette période, une assez forte proportion étaient des autodidactes.

 

II.4. Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, l’autoformation est un opérateur de la valorisation ; ce n’est plus de l’autodidaxie.

Nous avons analysé ailleurs[5] comment le paradigme de la formation a constitué, dès les années 60, un opérateur politique majeur dans la crise du capitalisme industriel de type fordiste. La formation continue et généralisée pour tous (même si de fortes inégalités perduraient dans le droit à la formation ) a contribué à supprimer du travail humain productif pour le convertir en « gestion des ressources humaines ». Dans l’économie d’aujourd’hui, c’est l’ensemble des activités humaines qui, entrées en crise profonde car elles portent sur le devenir-même de l’espèce (cf. les mondes virtuels, les bio-technologies, l’intelligence artificielle, etc.), est l’objet de la valorisation. Chaque individu est assigné à s’autogérer comme particule de capital, c’est-à-dire comme élément capable de saisir, en permanente et très rapidement, toutes les informations qui déterminent son existence économique. Dans cette situation les pratiques d’autoformation ne sont pas antinomiques avec les pratiques de formation. Le paradigme de la formation présuppose l’activité d’autoformation.

L’apprentissage s’étant autonomisé du travail humain productif (i.e. le « travail vivant » chez Marx), toute activité humaine contient désormais son apprentissage techniquement et cognitivement normalisé : un logiciel — actualisé — pour chaque opération. Contrairement aux connaissances qui supposent des médiations et qui s’inscrivent dans une temporalité humaine, les savoirs contiennent leur mode immédiat d’acquisition et d’évaluation. Ils sont à eux-mêmes leur propre finalité. Ils s’autoprésupposent comme acquis de l’actuel ; comme nécessité cognitive. L’activité apprenante techniquement normalisée est devenue un moment de la reproduction générale du système capitalisme qui aujourd’hui se parachève[6]. Dans ces conditions, l’autodidacte ne peut plus exister. L’autoformation, présupposée dans la formation, constitue le modèle dominant et unique des apprentissages. Dès lors, parler de « néo-autodidactes[7] » (G. Le Meur) pour qualifier, par exemple des dirigeants de PME qui se forment seuls à partir des spécifications techniques de leurs matériels, est le signe que l’on prend acte de cette disparition, mais reste insuffisant car l’on se situe encore dans la continuité de la société dans laquelle l’autodidaxie pouvait exister. Dans cette perspective, nous pourrions situer Benigno Cacérès comme l’un des derniers autodidactes, puisque l’emblématique fondateur de Peuple et Culture, croyant porter « un regard neuf sur les autodidactes[8] » qui devaient, à son image, s’épanouir dans « la société des loisirs et du temps libéré » a, de fait, contribué à diffuser le modèle contemporain de la formation et de son autoréférence. Restés ancrés sur l’ancien antagonisme entre temps de travail productif et temps hors travail supposé « non contraint », les promoteurs de la « révolution culturelle du temps libre[9] », ne pouvaient pas reconnaître le continuum économique, qui, après 1968, a englobé presque toutes les activités humaines quel que soit le moment de la vie où elles sont réalisées. « Tout ce que tu fais, tu le fais en PRO » !. Tel fut, et reste, l’objectif de cette capitalisation d’activités humaines[10], qui, jusque dans les années 60 étaient encore, pour certaines et non des moindres, extérieures à la réalisation de la valeur.

 

III. L’apprentissage virtuel : simulation d’un engendrement.

Comme la manufacture avait décomposé les savoirs-faire de l'artisan traditionnel pour les concentrer autoritairement dans des procédés de fabrication techniquement normalisés, l’usine fordiste a fragmenté les anciennes qualifications de l'ouvrier de métier pour les intégrer dans un procès de production dans lequel le salarié devient un opérateur spécialisé dans une seule tâche. Dans chacune de ces deux périodes majeures du capitalisme moderne, l'apprentissage du travail productif a subit une autonomisation par rapport à l'activité humaine. Autonomisation du savoir du maître-ouvrier au profit de l'organisation disciplinaire du travail qui dicte aux apprentis les modes opératoires, dans le cas de la manufacture. Autonomisation du savoir des ouvriers professionnels au profit du système socio-technique qui « adapte » l'opérateur a son poste de travail dans le cas de l'usine fordiste.

Ces deux moments d'autonomisation se caractérisent in fine par un seul et même processus d'englobement de l'apprentissage par le système techno-organisationnel de la production. Ce sont les exigences techniques du procès de production qui déterminent chaque fois plus directement les contenus et les formes de l'apprentissage. Les apprentissages non immédiatement productifs étant, quant a eux, conçus et mis en oeuvre par le système de formation comme permettant les apprentissages opérationnels ultérieurs. On reconnaît là les fonctions que le capitalisme de « l'entreprise apprenante » attribuera, après 1968, a toute activité humaine valorisable.

Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, celle où, pour « créer de la valeur », le système productif s’est très largement affranchi de son ancien assujettissement à l’exploitation de la force de travail, l’internisation d’apprentissages permanents et immédiats dans toute activité humaine constitue une condition nécessaire à son existence et à sa reconnaissance en tant que telle. Ainsi en va-t-il du produit. Pour circuler comme produit, il doit contenir son apprentissage : non seulement de ses procédures, mais aussi de ses conditions d’exécution ; de son opérationnalisation normalisée, « préformatée[11] » comme le dit maintenant la cybernovlangue. Sa puissance et son acte ne font qu’un[12].

Un logiciel contient un certain quantum de mémoire virtuelle, et cette mémoire reste limitée à l’activité dont il doit permettre la gestion, c’est-à-dire la conjonction dans un seul et même moment d’un apprentissage et d’une tâche. Dans le « temps réel » de l’informatique, réaliser une activité c’est faire un apprentissage « actualisé ». Seuls des savoirs-informations, autonomisés de l’expérience humaine et de la connaissance, peuvent être utilisés pour y parvenir. Ces savoirs-informations étant des objets désubstantialisés[13], séparés de la temporalité générique que contient toute activité humaine, ils peuvent alors être combinés à l’infini par le calcul informatique. Une combinatoire en « générant[14] » d’autres, nous sommes ici en présence d’un simulacre d’engendrement.

 

Conférence plénière au 5e colloque européen sur l’autoformation :

Barcelone 16/18 décembre 1999

Publiée dans

Le Meur G. (dir.), Université ouverte, formation virtuelle et apprentissage.

L’Harmattan, 2002, p.23-31. ISBN 2-7475-2958-4

 

 

NOTES

[1] Qualité de l’être qui a sa fin en lui-même. Terme forgé par le psychologue américain J.M. Baldwin et qui fait partie d’une théorie du développement personnel (cf. Genetic theory of reality, 1895) selon laquelle le moi et l’autre sont dialectiquement engendrés selon « un cercle de projections et d’incorporations». Cette conception de l’autre comme « moi-alter » ou encore « alter social » - influencera les origines de la psychologie génétique française (Janet, Wallon) et caractérise assez précisément la montée en puissance des idéologies de la subjectivité autonome ; idéologies qui ont accompagné, dans la phase fordiste de l’économie, le passage à la domination substantielle du capital sur l’ensemble de la société.

[2] Au XVIIIe siècle, l’artisanat n’était pas intégralement organisé en corporations. Dans son Histoire du travail et des travailleurs (Flammarion, 1975), Georges Lefranc estime que la moitié d’entre eux seulement relevaient des corporations et donc du compagnonnage. C’est dans cette partie non organisée de l’artisanat que se trouvaient surtout les autodidactes.

[3] Agricol Perdiguier (1805-1875) était autodidacte comme homme politique et comme écrivain, il ne l’était pas comme menuisier. Jean-Baptiste Godin (1817-1888), fondateur d’un familistère fouriériste et créateur du poêle de fonte qui porte son nom, était autodidacte comme architecte mais ne l’était pas comme serrurier.

[4] Adam Smith considérait déjà qu’un ouvrier instruit était plus productif et devait donc être considéré comme un investissement utile dans la réalisation du profit.

[5] Cf. Guigou Jacques (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan.

[6] Cf. Guigou, J. (1999) « Trois couplets sur le parachèvement du capital », in Guigou J. et Wajnsztejn J (sous la dir. de), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, pp.261-276.

[7] Le Meur, G. (1998), Les nouveaux autodidactes. Néoautodidaxie et formation, Presses de l’université Laval/Chronique sociale.

[8] Cacérès B. (1967), Les autodidactes, Le Seuil, Coll. Peuple et culture.

[9] Cf. Dumazedier J. (1988), Révolution culturelle du temps libre, Méridiens.

[10] Il suffit de consulter une quelconque page d’accueil d’un fournisseur d’accès à Internet, pour constater l’abolition de l’ancien antagonisme entre le temps de travail humain productif et le temps hors travail. Manger (des aliments sans OGM conseillés par le site de Greenpeace), boire (avec l’autorisation de votre gestionnaire de cave à vin), dormir (sous le contrôle de votre agenda électronique), apprendre (selon la progression préformatée de Microsoft), valoriser son CV, voyager (sur les conseils programmés d’AOL), commercer, communiquer, sympathiser, satisfaire ses pulsions sexuelles, s’exprimer médiatiquement, s’occuper de son animal favori, faire du sport, regarder des images et entendre des sons, s’agréger à tel ou tel groupe de fidèles, etc., relève d’un seul et même mode de « gestion » de ces « opérations » : la dernière version du logiciel approprié.

[11] Préformatage dont on pourra lire les conséquences ubuesques pour les usagers de la BNF dans le livre de Jean-Marie Mandosio, L’effondrement de la très grande bibliothèque natio,nale de France, ses causes, ses effets, Paris, 1999, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, pp. 116-119.

[12] Ce qui, pour Descartes (comme pour Aristote d’ailleurs), est un des attributs de la Divinité.

[13] Et non pas « immatériels » comme veulent le faire croire les idéologues du « post-moderne »

[14] La diffusion massive de cet anglicisme (to generate) pour caractériser les résultats des logiques utilisées par l’informatique (inférences, arborescences, etc.) en dit long sur la nostalgie de procréation des adeptes du tout virtuel.

 

 




 

 

 

 

 

 

 

 










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