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ÉCRITS THÉORIQUES ET POLITIQUES
Période 2000 - 2022











Jacques GUIGOU


L'INSTITUTION RÉSORBÉE

   
Une médiation est venue
pour l’impossible devenant possible,
une médiation.
Henri Michaux
Jours de silence
   

Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, l’activité critique — et donc l’intervention politique — peut-elle encore viser l’institution ? Maintenir qu’une révolution est toujours possible cela implique-t-il encore le passage nécessaire par une « institution imaginaire de la société[1]», c’est-à-dire une invention collective de formes ? Car dès l’instant où le « programme révolutionnaire » n’est plus défini par l’accomplissement historique d’un « sujet de la révolution » (un chef, un souverain, un peuple, une nation, une classe) les théories démocratistes de la révolution — notamment celles des ex-marxistes — remettent leurs espérances dans les mains d’individus « autonomes et créatifs » qui en s’associant, réaliseraient l’auto-engendrement de la société par elle-même (Castoriadis, 1975), pour aboutir à une « société autonome ». Cette représentation autonomiste du devenir-autre présuppose, de plus, que « l’activité créatrice des intersubjectivités » serait uniquement induite par une capacité générique de l’espèce humaine à autoengendrer sa société ; une sorte de talent collectif caché ou entravé par les nécessités de l’histoire. Curieux présupposé créativiste ! Car, lorsqu’il ne verse pas dans le plus banal et le plus répandu des préjugés (du type « les hommes ont toujours vécu en société »), il rejoint les positions des mythologies et des théogonies traditionnelles en inversant seulement l’attribution de l’auteur : ce ne sont plus les puissances de la nature anthropomorphisée, les dieux du cosmos ou le dieu de la création qui modèlent la société humaine, c’est l’autonomie des individu et des groupes qui forme « la société autonome ». Les révolutionnaires, qui ont été si souvent fascinés par les formes institutionnelles de la révolution, l’envisagent-ils désormais comme un flux de formes dissipatives qui s’autonomisent sans cesse de contenus indéterminés, indifférents et rendus équivalents ?

Avec la fin du cycle historique de la modernité[2], avec l’épuisement de la contradiction capital-travail[3] tend également à disparaître le vaste processus d’autonomisation d’une sphère spécifique de l’action politique, celle de l’État, du pouvoir d’État : État-empire, État-royal tout d’abord, puis État-nation, puis État-providence-démocratique et État-ouvrier-bureaucratique.

Or, après 1968, dans la décomposition de l’ancienne société de classe et dans la recomposition de la société capitalisée, l’État tend à s’affranchir de sa fonction de contention-répression de la contradiction de classe. Il est fragmenté par la décentralisation et la mondialisation des régions, et particularisé par les nécessités de la « participation citoyenne » et de la « démocratie de proximité ». Les « réformes de l’État » visent à socialiser ses anciennes attributions régaliennes (Droit, Justice, Police, Souveraineté, Éducation). L’État «modeste», débureaucratisé et rendu «transparent» se veut désormais « social[4] ». Il n’opère plus par uniformisation ni équivalence. Il traite les problèmes « au cas par cas[5] », il agit « en réseau » avec les partenaires sociaux, les associations, les groupes de pression.

Si les hypothèses avancées dans cette revue depuis maintenant une dizaine d’années sur la description des transformations du système capitaliste— hypothèses non unitaires et non exemptes de contradictions entre elles — résistent quelque peu à l’épreuve des réalités, il nous faut en tirer des conséquences sur la question de l’intervention politique ; sur son contenu historique possible et sur ses modes d’action présents et futurs. Il nous faut notamment affronter les implications politiques que ces nouvelles contradictions historiques induisent dans la théorie critique comme dans la praxis. La question de la médiation de l’État entre le mouvement et l’institution qui a toujours été décisive autant que problématique dans les révolutions modernes est-elle devenue caduque aujourd’hui ?

 
-I-
L’État n’est plus une médiation
entre le mouvement et l’institution
 

I.1. Cherchant à s’affranchir de sa détermination à l’exploitation du travail productif et étant devenu un opérateur de valorisation de presque toutes les activités humaines, le capital tend à se passer de la forme-État et de la puissance d’équivalence qu’elle contiendrait encore, pour « gérer» » immédiatement les rapports sociaux . Autrement dit, l’État et ses institutions, d’opérateur de la domination de la société qu’ils furent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sont maintenant devenus une entrave à la « création de valeur ».

La médiation politique qu’a réalisé l’État-nation, depuis son accomplissement dans la Révolution française, a consisté à attribuer aux rapports sociaux une détermination de classe. Il s’agissait d’abord d’organiser et de contrôler le mouvement du capital en rendant le rapport social compatible avec les exigences de l’accumulation économique. Il s’agissait aussi de transformer les représentations sociales en faveur de la liberté d’action des citoyens-propriétaires.

 
I.2. Dans les révolutions modernes, toutes les institutions de la société ont été mises en forme : formes bourgeoises avec la propriété privée et le système de la représentation parlementaire ; formes prolétariennes avec l’administration bureaucratique du travail productif dans «l’État-ouvrier». Tirant leur puissance de cette représentation étatique d’une unité formelle de la société, supérieure à ses contradictions historiques, les institutions de la société bourgeoise comme celles de la société socialiste-soviétique avaient bien ce caractère de « monstre froid » que Nietzsche attribuait à l’État moderne. Dans les deux cas, ces formes étaient celles qu’impliquait le procès de valorisation du capital encore assujetti à l’exploitation de la force de travail. Travail (exploité), Famille (paternalo-dynastique ou prolétarisée), Patrie (du capital national, puis international), Église (hiérarchiste puis démocratiste) constituaient les médiations fondamentales à travers lesquelles toutes les institutions recevaient leur forme et diffusaient leurs normes. Or, ces médiations sont de moins en moins nécessaires aux pouvoirs du capital pour valoriser les activités humaines d’aujourd’hui. Pour les groupes dirigeants actuels, les institutions légitimées par l’État, même faiblement, contiennent encore trop de « rigidités » et « d’archaïsmes ». Instrumentalisant l’ancienne critique[6] des bureaucraties syndicales à l’Ouest et de la bureaucratie d’État à l’Est, les gestionnaires publics et privés de la reproduction du système capitaliste désignent les institutions comme des monstres bureaucratiques (« mamouths ») qu’il faut « flexibiliser », rendre « transparents, mobiles et conviviaux ». Ce mouvement d’autonomisation des institutions est ce qui nous permet de parler d’État-réseau, même s’il s’agit là d’un mouvement contradictoire puisqu’il est en grande partie promu par ce qui demeure de la forme de l’État-nation. Les réseaux permettraient d’atteindre cet objectif d’autonomisation des institutions. Il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-réseau. Par réformes successives et conflictuelles, ces puissances multipolaires du capital et de l’État créent une « connexion » d’intermédiaires que l’on peut combiner, démultiplier et gérer à distance ; une ubiquité contrôlée de l’action en quelque sorte. Mais ces intermédiaires, à leur tour, deviennent trop opaques et trop consistants, il faut désormais les faire carrément disparaître dans l’immédiateté des réalités virtuelles (cyberdémocraties, guerres virtuelles et frappes « chirurgicales », échanges télématiques, procréation artificielle, monétique, netéconomie, etc.)..

Dans le moment historique actuel, parler de médiation à propos de l’action de ces opérateurs d’immédiateté que sont les réseaux et autres « intermédiations » relève de la mystification. Dans la décomposition/recomposition particulariste de la société après 1968, les luttes anticapitalistes ont perdu leur ancrage prolétarien. Elles expriment, aussi bien du point de vue du contenu que des formes, le niveau supérieur d’individualisation atteint par les rapports sociaux et les contradictions que « la contradiction principale » entre le capital et le travail avaient occultées (mouvements des femmes, écologie, etc.). Puis, ces « mouvements » s’altérant dans la recherche de leur possible médiation historique (la réforme), le discours du capital (journalistes, universitaires, experts, etc.) va désigner toute lutte prenant des formes ou des contenus nouveaux sous le nom de « mouvements sociaux ». Ainsi les luttes de 1986 et les « coordinations » des cheminots, des infirmières, des étudiants connurent-elles ce commun destin sémantique…

Aujourd’hui,. ces mêmes spécialistes du social toujours plus précis et professionnels, nous font part de leur dernière découverte des années 90 : les « nouveaux mouvements sociaux » ! Contrairement à la « question sociale » qui désignait les luttes de classe dans la société bourgeoise du XIXe siècle et dont la médiation était porteuse d’un devenir-autre pour l’humanité et pour les conditions de la vie sur terre, parler de « mouvements sociaux » n’est-ce pas accepter l’englobement de la rupture avec le capital dans le mouvement même de capitalisation de l’espèce humaine ? La notion de « mouvement social » exprime-t-elle autre chose que l’instrumentalisation politique de ce qui était le mouvement réel de l’ancien sujet de la révolution : le prolétariat ? Si ce n’est pas le cas, de quelles médiations les actuels « mouvements sociaux » sont-ils porteurs pour un devenir-autre[7] de la société capitalisée ? Voilà des questions que les schismatiques d’avec la reproduction de l’existant doivent affronter.

I.3. Issue de la grande rupture que fut la Réforme[8], puis portée à son apogée par les révolutions (bourgeoises et prolétariennes) de la société moderne, l’ancienne dialectique politique entre le mouvement et l’institution n’opère plus aujourd’hui. On sait comment cette dialectique a été réactivée par certains courants de l’extrême gauche après la Seconde Guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie notamment), mais aussi par des courants gauchistes après 1968 (comme celui de l’analyse institutionnelle et de l’autogestion). Distinguant un moment instituant (celui du négatif, de la critique, de la contestation, en référence à une subjectivité révolutionnaire « autonome ») qui entre en contradiction avec le moment positif, celui de l’institué, ces courants ont mis l’accent sur la dimension imaginaire et utopique du mouvement dans l’institution (ou à côté d’elle dans des « alternatives » ). Mais ils sont restés fixés à une conception mouvementiste de l’institution et donc de l’intervention politique. Cette conception autonomise la forme du mouvement aux dépends de son contenu historique et de sa visée politique ; c’est le mouvement pour le mouvement, la publicité du mouvement entretenant la gestion du mouvement et vice versa. L’individu mouvementiste se veut en permanence «en mouvement» et les activités dans lesquelles il s’investit doivent elles-aussi être « en mouvement[9] ». Si, comme nous tentons de le montrer plus loin, l’institution s’est résorbée dans une «gestion des intermédiaires», penser l’intervention politique en termes mouvementistes[10], n’aurait alors plus de prise sur le présent et moins encore sur l’avenir.

.II.
Du «mouvement réel» de la révolution aux « mouvements sociaux » :
l’impasse mouvementiste et la fiction autonomiste.
 
Du fait que la Révolution française a abouti à des institutions,
Sancho infère que la Révolution « commande » cet aboutissement.
Marx
L’idéologie allemande ( Saint-Max).
 
II.1. Mouvement réel, État-révolutionnaire et mouvementisme
        dans les révolutions modernes
 

Pour comprendre comment la notion de «mouvement social» a pu, après 1968, se généraliser au point de devenir, comme c’est le cas aujourd’hui, le fourre-tout politico-journalistique des «conflits de société», il faut revenir sur la notion de « mouvement réel » d’une révolution.

Pour Hegel, la contradiction étant à la fois l’impulsion et l’activité d’un mouvement, son développement dialectique, c’est-à-dire sa réalisation comme suppression-dépassement, engendre alors un résultat, un aboutissement : celui de la raison dans l’histoire (l’État) et celui de l’esprit dans le monde (le Savoir absolu). On connaît l’antienne de l’idéalisme hégélien : c’est « l’esprit d’un peuple » qui conduit le mouvement réel des révolutions ; et s’agissant de l’époque moderne, ce mouvement n’est rien d’autre que celui du particularisme économique de la société civile (l’alliance du travail et de la propriété) légitimé par l’universalisme de l’État-nation (aux mains de la classe bourgeoise).

Marx va donner un contenu historique à la notion de mouvement réel dans les révolutions modernes : celui de la classe sociale et de sa négation. Non seulement il distingue, mais il oppose le simple aboutissement juridico-politique d’un mouvement historique et son moment révolutionnaire réel, celui qui renverse l’ancienne société. Ainsi, analysant la révolution de 1848 en France, il écrit : « Le 25 février avait octroyé la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution. Et après juin, révolution voulait dire : renversement de la société bourgeoise, tandis qu’avant février, cela avait signifié : renversement du système de gouvernement[11]».

L’aboutissement formel de la révolution ayant été dépassé par son mouvement réel, le cours de la contradiction se poursuit au sein même des composantes classistes des forces révolutionnaires. On peut alors voir s’opposer d’une part une fraction de classe ou une coalition d’intérêts qui souhaite arrêter le mouvement en le fixant (Staat) dans ce que nous pourrions globalement nommer un « État révolutionnaire[12]», des « institutions révolutionnaires » ; et d’autre part une composante plus radicale (ultra) qui veut poursuivre le mouvement pour rendre irréversible la révolution et ouvrir son horizon à toutes ses potentialités. Si « l’État révolutionnaire » s’établit en passant des compromis avec l’ancien ordre pour réaliser le programme de la contre-révolution, les partisans du mouvement[13] peuvent quant à eux se retrouver minoritaires, voire isolés, et entraînés parfois à des formes de repli sur soi (sectes) ou de fuite en avant dans la terreur.

Dans ce schéma abstrait et volontairement rhétorique, nous pourrions nommer mouvementistes les actions politiques qui, dans la nouvelle période ouverte par la révolution, opèrent en référence à l’ancien mouvement réel de la révolution, mais qui, privées de leur contenu historique, ne s’attachent qu’à la forme du mouvement. Il n’y a plus mouvement réel de la révolution, il y a mouvementisme. Cette forme-mouvement, notons-le, n’est pas purement formelle, elle peut aspirer à un contenu révolutionnaire à venir, mais elle peut aussi verser dans le tourniquet et la ritournelle révolutionnariste. Le mouvementisme autonomise certains modes d’action du mouvement réel, certaines de ses formes circonstancielles de lutte pour en faire une expérience immédiate, une sorte de laboratoire du mouvement ou un recueil d’exemples illustres[14].


Si l’on observe, dans cette perspective, le devenu des grands mouvements révolutionnaires de la modernité, on y trouve des modes d’intervention et des formes d’organisation qui pourraient être données comme des équivalents de mouvementisme. Tel fut le cas des différentes formes de conseillisme, de l’appel à la grève générale et du mythe du « Grand soir » ou bien encore des tendances à l’autogestion… du capital.

Après 68, le contenu historique de la révolution et son sujet révolutionnaire le prolétariat, ayant disparu comme classe révolutionnaire se niant, les moments contradictoires de la société capitalisée ont été nommés « mouvements sociaux ». Les mouvements sociaux n’ayant quasiment plus d’extériorité par rapport à une possible discontinuité révolutionnaire, ils se trouvent dès lors privés de capacité d’imagination et d’action pour un devenir-autre de la société capitalisée. Les exigences de l’économie les rabattent dans des directions déjà prises par la dynamique du capitalisme. Ainsi, l’horizon capitaliste d’une Europe fédérale vient courber la trajectoire de tel ou tel « mouvement social » vers son crépuscule démo-social-étatique : ainsi, par exemple, Bourdieu et ses supporters appellent à des « États généraux pour un mouvement social européen » !.

 
II.2. Une fiction autonomiste : l’institution imaginaire de la société

L’autonomie et l’autoréférence, aussi bien pour la société que pour l’individu, ne furent pas des pratiques portées par la révolution de mai 68, mais elles le furent, et le restent, de sa contre-révolution. Tel fut le cas de l’autogestion dont nous avons montré, il y a maintenant près de vingt ans, que, sous sa forme particularisée de l’egogestion[15], elle a grandement contribué à la formation d’individus aliénés dans « l’affranchissement » de leur subjectivité mis au service de la capitalisation des activités humaines. Nombreux furent les marxistes, y compris les plus antistaliniens, qui, après 68, croyant toujours combattre les structures bureaucratiques de l’ancienne société bourgeoise, ont converti leur militantisme «de classe» en contre-militantisme pour la promotion de l’individu-démocratique, autonome, différentialiste et «imaginatif» qui règne aujourd’hui.

Considéré du point de vue de notre thèse sur l’institution résorbée, la théorie castoriadienne de l’auto-institution de la société et celle, conséquente, d’une dialectique de « l’instituant contre l’institué17», élaborées quelques années avant 68 et largement développées par la suite, peuvent être désignée comme une matrice idéologique et pratique de l’autonomisme. Car dans « l’institution imaginaire de la société » on a converti en « principe d’autonomie » ce qui, dans l’ancienne théorie révolutionnaire qu’on proclame avoir critiquée, était donné comme l’opérateur de la révolution à savoir, l’auto-praxis du prolétariat.

Abandonnant la défroque du sujet révolutionnaire aux nostalgies bolcheviques, Castoriadis en conserve seulement le pli : celui de l’autoréférence. Aveuglé par son fétichisme de la « démocratie grecque », par son implication professionnelle dans la psychanalyse et par les mirages de son « économie socialiste », il ne parvient pas, ne serait-ce qu’à entrevoir, que l’autonomie et cette « créativité culturelle » dont il se fait le héraut, ne sont qu’un résultat historique : celui de l’autonomisation des individus et des institutions de leurs anciennes médiations jadis nécessaires à la société de classe, mais désormais (i.e. après 68) devenues des entraves à « la création de valeur ». Plus généralement, la notion d’un « social-historique » indéterminé sur laquelle Castoriadis vient greffer son projet de « révolution socialiste18» et qui fait du rapport de l’individu et de la société un rapport « d’inhérence19 »
Parmi eux, les théories de Castoriadis représentent un des apports les plus significatifs de cette politique de l’autonomie qui cherche à fonder un « projet révolutionnaire sur l’auto-institution explicite de la société16», et ceci, en libérant « l’imaginaire radical » que contiendrait « l’être propre de l’histoire des hommes ». relève du sociologisme le plus plat. En effet, subjugué par son créativisme social et son culturo-anthropologisme fait d’imaginaire de symbolique20), Castoriadis en vient à définir la société comme un « magma et magma de magmas21». (Quelle aubaine pour le capital et sa mise en forme étatique que cette plasticité originelle de la société !). Car, apprend-on plus loin, « la société n’est pas simplement l’espèce humaine en tant que simplement (sic) vivante ou animale », mais elle a « une genèse ontologique » puisqu’elle est création de « significations imaginaires sociales ». Certes le sociologue autonomiste reconnaît la réalité d’un « étayage de la société sur la nature21», mais c’est pour signaler aussitôt après que cet étayage, « qu’on pourrait dire extérieur à la société », relève « évidemment d’un grossier abus de langage ». Il y a là un point aveugle du sociologue autonomiste. En déniant que la nature soit aussi une extériorité pour les êtres humains (en même temps qu’ils en font originellement partie), il verse corps et biens dans la tradition de l’humanisme (par et dans le Logos occidental notablement surinvesti chez lui) et il s’interdit dès lors de penser une critique du rapport de l’individu et de la communauté humaine. En effet, il ignore ou méprise la réalité de ce que furent les rapports des individus à la communauté depuis les origines de l’hominisation et de ce qu’ils pourraient advenir lorsque des individus vivant dans cette société capitalisée d’aujourd’hui parviendront à s’en débarrasser. En affirmant que l’action politique consiste « à créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicité existant dans la société », Castoriadis, non seulement se rallie au consensus démocratiste23 sur « l’autonomie de l’espace public », mais il rabat tout le devenir humain sur la médiation des institutions, que ces dernières soient « héritées » (l’institué) ou modernistes (l’instituant). Une telle fixation institutionnaliste, véritable présupposé sociologiste, est certes peu favorable, à ce que notre « titan de l’esprit24 » puisse imaginer un instant, un accomplissement historique de médiations qui n’aboutissent pas à des institutions. ! Mais, sans doute, cette imagination là n’est-elle pas recensée dans les expressions de « l’imaginaire social créateur »…

 

Rallié au credo civilisationnel et culturaliste comme fondement ultime de toutes les sociétés humaines, passées, présentes et futures, Castoriadis ne peut dès lors, de livres en colloques et d’entretiens en autocitations, que répéter tous les poncifs des philosophies libérales25 de l’indétermination. Qu’il définisse là, à son insu, davantage ce que furent les civilisations et les empires que des sociétés humaines en tant qu’elles ont aussi manifesté des modes communautaires d’être-au-monde et des rapports non dominants à la nature, n’effleure pas l’esprit démocratiste de notre « révolutionnaire ». Et pour cause, dès l’instant où convaincu que les bureaucraties26, « la division dirigeants/dirigés et l’hétéronomie » sont encore l’ennemi principal de sa « révolution », il lui faut sauver « l’institution imaginaire de la société », ce qui autorise cette société capitalisée27 à autonomiser toujours davantage ce qu’il lui reste de ses institutions ; et, celles-ci devenues réseaux, dispositifs intermédiaires, contrats, pactes et communication, à se proclamer « société de l’autonomie[28]».

 

.III.
Quelques institutions résorbées, leurs croûtes et leurs effluents.
 
III.1. L’intermédiation : des médiateurs sans médiation

Les activités humaines n’étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l’ancienne société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée des fonctions intermédiaires entre ces institutions résorbées et l’immédiateté de la virtualisation de la valeur qui lui dicte puissamment son unique orientation.

Occupées par des individus, mais aussi par des groupes, des associations, des réseaux, ces fonctions intermédiaires deviennent l’outil stratégique de « la gestion citoyenne » des politiques publiques et privées. Là, se combinent, dans la compétition interclanique ou la coopération, les forces de gouvernement, les fractions modernistes de l’État décentralisé et les milieux associatifs et alternatifs.

Peu de secteurs de la société échappent à l’action de ces gestionnaires de l’intermédiaire faussement nommés « médiateurs » ou plus récemment encore « professionnels de l’intermédiation sociale ». Des centres de formation — qu’ils soient publics ou privés leurs conditionnements sont identiques — s ’empressent, d’en valoriser « les compétences » et de les proposer sur ce marché en pleine expansion. Envoyés sur les fronts des « conflits sociaux », ces contractuels de l’analogue reçoivent la mission de renouer le « dialogue social » afin de « recréer du lien social » ou, mieux encore, de se positionner comme « des passeurs de l’entre-deux[29] ». C’est en effet comme tels, des initiés de la passe, que le président du Centre national de la médiation définit le rôle des « médiateurs » qu’il souhaite voir se répandre sur tout le territoire. Opposant « les trésors ternaires de l’humanité » à « l’impérialisme du binaire » que réaliserait internet, il s’imagine redialectisant le monde afin de retrouver « le mystère que chacun est à lui-même et à autrui » ! Les curés ayant disparu ou s’étant fait psychanalystes et … « médiateurs », et les psychanalystes étant largement supplantés par les techniciens de la neurobiologie, voilà le dernier avatar de la « socialisation démocratique » aux abois ! Son credo — antiquaillerie de la religion relookée à l’intermédiation — assez communément partagé dans les milieux gaucho-alternativistes est le suivant : injectons du symbolique dans le social pour le régénérer !


Un sociologue du CNRS[30] critique lui-aussi au nom du symbolique cette conception matérialiste et pragmatique de la médiation qui justifie les politiques publiques, celles de la ville notamment. Il pose la question : « le maillage du territoire par des médiateurs est-il une opération de maintien de l’ordre symbolique ?». Car il trouve illusoire d’organiser une parade à la crise des banlieues en « sous-qualifiant » des habitants ordinaires pour les nommer « médiateurs » : ainsi, un ancien petit délinquant est-il converti pour « gérer au quotidien l’interculturalisme », un épicier de quartier se voit rétribué pour la surveillance des devoirs scolaires des enfants qui quelques mois auparavant lui volaient des friandises. Il faudrait donc à ses yeux réduire le grand écart qui sépare « les deux catégories de médiateurs qui fonctionnent dans la société moderne : les grands experts et les sous-qualifiés ». Cette inégalité atténuée et « l’abstraction gestionnaire » des politiques de la médiation équilibrée par « l’échange symbolique », pourraient alors permettre à la société de « déterminer son propre devenir ». Ainsi, pour le sociologue démocratiste comme pour de très nombreux « militants du social », les violences urbaines appelleraient-elles une levée en masse de médiateurs au statut égalitaire qui iraient prendre langue avec les jeunes habitants des « zones sensibles » en prônant les vertus de « l’échange symbolique » pour que cesse le libre-échange…des trafics !

Au paradigme de l’intermédiation, l’économie n’est pas absente : elle se nomme « économie solidaire ». Selon un des promoteurs de ce concept, services de proximités, emplois-jeunes, médiations en tout genre doivent trouver « des formes intermédiaires de financement entre l’État et le marché[31]». Et ce chercheur de proposer l’organisation « d’un fonds territorialisé d’initiatives locales, qui, en activant les dépenses passives du chômage », gérerait les actions de solidarité par un financement, certes public, mais surtout … intermédiaire.

En donnant comme réelle une division de l’économie entre un secteur non marchand et un secteur marchand, « l’économie solidaire » se réfère à l’ancienne théorie de la valeur basée sur l’exploitation du travail productif alors que celle-ci ne rend plus du tout compte du procès de valorisation des activités humaines aujourd’hui[32] On comprend cependant le sens de ce tour de passe-passe nécessaire à la cause de « l’économie plurielle[33]» : les travailleurs de l’intermédiaire ne sont pas seulement des missionnaires du symbolique, ils sont aussi des producteurs ! Car pour le faire reconnaître à part entière par l’économie, les promoteurs de « l’économie solidaire et intermédiaire », doivent eux-aussi se définir comme des producteurs. Après les « travailleurs de la culture », les « travailleurs de la communication » ( on a vu récemment un mouvement de prostituées s’autoproclamant « travailleuses du sexe » et revendiquant les avantages du Droit du travail), la plus « proche » et la plus « familière » des activités humaines doit entrer sur la scène du travail productif. Cet élargissement continue et sans limite de l’idéologie de la production qui entend « sauver le travail » en transformant la moindre activité humaine en travail s’affirme d’autant plus péremptoire que son objet lui file entre les doigts. Maintenant que l’ancien travail humain productif a quasiment été éliminé de la « création de valeur », il n’est pas étonnant de trouver parmi les partisans les plus zélés de cette « émancipation » des forces productives nombre d’anciens militants du « Pouvoir ouvrier » et de « l’Autonomie ouvrière » qui, depuis leur épicentre italien dans les années 70, la diffuse encore aujourd’hui dans ses nouvelles versions cognitivistes ; les uns célébrant « l’entreprenariat politique » et d’autres la « créativité culturelle de la Multitude ». Du rap aux hackers, de « l’urbanisme déconstructif » à la webcam négative ils nous convient avec insistance à nous associer aux merveilleux développements des « nouvelles forces productives » !

III.2. Courtiers du cœur : les PACS

Au-delà des diverses formes qu’il a revêtu dans les sociétés historiques, le mariage a été, d’abord et avant tout, une médiation centrale de l’institution familiale puisqu’il organisait le rapport à la détermination naturelle des deux sexes de l’espèce humaine. Polygamique ou monogamique, polyandrique ou monoandrique, hétérosanguin ou consanguin, exogamique ou endogamique, de couple ou collectif, provisoire ou durable, le mariage était ce rapport médiat de la sexualité en vue d’assurer la procréation et la filiation, et qui assurait ainsi la conservation ou l’élargissement de la propriété et du patrimoine familial dans la succession des générations. En inscrivant les individus de l’un et l’autre sexe dans le procès de différenciation d’avec la nature, le mariage a bien constitué cette institution puissante de normalisation culturelle, de domination politique et de mystification religieuse que les mouvements d’émancipation collective et de luttes contre la domestication ont depuis toujours désignés comme tels.

Ce simple rappel sur la genèse et le devenu de l’institution du mariage (dans le cadre plus vaste qu’est celui de la famille) n’est pas inutile pour situer les gesticulations qui, en France, se sont exhibées à l’occasion de la récente création du Pacte civil de solidarité (PACS).

En référence au modèle de résorption de l’institution dans la société capitalisée que nous avons développé ici, le PACS illustre cette cristallisation provisoire d’un intermédiaire sexualo-financier entre l’ancienne institution du mariage bourgeois « démocratisée » et la pure combinatoire sexuelle des particules de capital que réalise déjà partiellement le cybersexe et ses transmetteurs sensoriels, les « rencontres » virtuelles et autres communautés internautiques…


De psychanalystes, d’anthropologues et de magistrats qui craignent que, « la loi cesse de marquer symboliquement la prohibition de l’inceste[34]» à une philosophe qui y redoute « un effacement des sexes[35]», en passant par un prêtre qui s’oppose à « la reconnaissance par la loi d’une tendance sexuelle » et ceci « au mépris du sens de la personne[36]», les prises de position à propos du PACS relèvent toutes du même préjugé intermédiariste. On peut y voir en palimpseste l’image d’un individu qui, enfin privé de ses anciennes appartenances institutionnelles oppressives, doit encore être assisté de courtiers du cœur pour accéder aux combinaisons libres et infinies de la « solidarité » sexuelle universelle des réseaux cybernétiques et des « désirs d’enfants » virtualisés.

En contrepoint à ces réifications, les prédications. de la sociologie féministe autour de l'avortement diffusent elles aussi leur lot de mystifications. En voici un des derniers sermons qui pourrait s'intituler : « L'avortement, la sociologue et le missionnaire ». Aiguillonnée par son zèle particulariste, Christine Delphy n'hésite pas à exploiter le drame de l'avortement pour nous expliquer que, si en France son nombre ne faiblit pas, c'est en quelque sorte la faute à la posture dite « du missionnaire »! Car, selon cette experte qui milite pour une « société idéale où tous-toutes les individu-es (sic) seraient libres de leur sexualité », l'acte sexuel seul reconnu comme tel « c'est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l'homme dans la femme[37]». Mais, poursuit-elle, puisque « cette conception de la sexualité héritée de la culture judéo-chrétienne » entre en contradiction avec les injonctions de la « révolution sexuelle, (…) cela empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui » ! A lire de telles fictions, on se demande où et quand la sociologue a observé [sans « e » : quelle imposture !] son « terrain ». Tout porte à croire qu'elle a enquêté dans les milieux de l'Opus Dei au siècle dernier ! Alors que désormais la combinatoire sexuelle est partout, et que les pratiques sexuelles, comme les autres rapports de la société du capital, sont particularisées et publicisées y compris dans leurs postures les plus perverses, une telle mystification de « l'immarcescible conjonction des sexes » (Gilbert Lely), ne peut que conforter le despotisme actuel de la vie aliénée.

 


III.3. Les parrains de la civilité

S’il est un domaine où le processus de résorption de l’institution se manifeste intensément et massivement c’est bien celui du Droit et de la Justice. L’ancienne universalité du Droit comme attribut d’autorité et comme fonction de normalisation des valeurs de la classe bourgeoise et de son État-nation a été décomposée par la particularisation du rapport social dans la société capitalisée.

Ce qui a alors été nommé une « démocratisation du Droit » ou bien encore « un accès plus égalitaire à la Justice » ne fut en réalité que le résultat du compromis entre les luttes contre « la justice de classe » et les forces modernistes partisanes des « droits de l’homme » et de « la justice-citoyenne ».

La rupture révolutionnaire de 1968 n’étant pas parvenue à supprimer le Droit, les droits particuliers (identitaires, communautaires) ont alors proliféré. Professeurs de Droit et magistrats rivalisent maintenant dans la surenchère notionnelle pour caractériser — et déplorer, car ils restent dépendants de la représentation démo-républicaine de l’institution — cette montée en puissance de la « désinstitutionnalisation de l’idée de Justice(…) dans laquelle la conception du juste se trouve profondément bouleversée par son destin démocratique[38]». Car désormais, nous sommes avertis : « la justice ne peut plus se permettre d’ignorer l’économie », et il se crée un « véritable marché du droit » dans lequel « la fortune des parties » tient lieu de loi.

Elargissant la réflexion, un chercheur n’hésite pas à parler d’une « contractualisation de la société[39]» qui serait provoquée par « la fragmentation de la figure du garant des pactes » c’est-à-dire l’État. Il poursuit en critiquant le « dirigisme contractuel (…) qui organise l’exercice d’un pouvoir entre un grand nombre de personnes publiques ou privées » et conduit à un « affermage du pouvoir qui semble avoir été inventé et expérimenté d’abord dans les entreprises privées ».

 

Puis, nos savants se faisant politique, confiants dans leur progressisme et leur modernisme, ils identifient cette manifestation de résorption institutionnelle à un retour à des états historiques du passé qu’ils assimilent à une régression politique. Le magistrat quant à lui évoque un « retour de balancier » et le chercheur en Droit une « reféodalisation du lien social ». Il n’est pas étonnant dès lors de les voir tous chercher une réplique à ce qui est à leurs yeux une dérive, dans « un sursaut de la conscience citoyenne » et une « refondation » de l’État démo-républicain.

La justice étant, pour ces modernistes, devenue un « bien public » et « les ficelles du droit sans lesquelles ni l’Homme ni la société ne peuvent tenir debout » ayant été consolidées, les républicains désormais « n’auront plus peur[40]» et la société démocratique aura « civilisé ses conflits ». Mais cette injonction des démo-républicains restant – et pour cause ! – lettre morte, les plus pragmatiques des leurs s’attaquent à la mise en œuvre concrète de ce programme, en luttant contre « les incivilités » engendrées par le « libéralisme sauvage ». Et voilà nos « médiateurs » et autres « intermédiations sociales » mobilisés sur tous les fronts pour être les soldats d’une vaste « stratégie civiliste[41]» de pacification politique. Il s’agit de convertir chaque « français-citoyen » (du gardien d’immeuble à l’épicier de quartier ; de l’ancien petit délinquant devenu « grand-frère médiateur » à l’aide-éducateur bonne à tout faire de la réconciliation sociale à l’école) en parrain des civilités !

Que du devoir militant et affairiste qu’elle était dans les années 70 et 80[42], l’implication soit devenu un « droit » à la fin des années 90, en dit long sur le degré de résorption de l’institution. Hélas pour les démo-républicains et pour les mouvementistes la reconnaissance des droits est très largement impuissante face à la tendance à l’immédiateté généralisée produite par la société capitalisée. Désormais largement contractualisée, l’institution du Droit est fortement affaiblie par la reconnaissance de droits particuliers. Ainsi, aux dernières enchères des droits particularistes, le récent « droit d’accès pour tous à internet » s’est fait damner le pion par « le droit à ne pas naître » !

Faisant régner ses diktats sur toutes les activités humaines, le capital cherche à s'émanciper de ses ultimes mais résistantes déterminations institutionnelles. Car s'opposent à cette tendance, à la fois les anciennes médiations de la société de classe et de ses contradictions mais aussi, les médiations potentielles du devenir-communauté humaine de l'actuelle société. Et dans cette lutte, l'action des « intermédiateurs » vêtus de leur uniforme de pompiers-pyromanes, s'épuise à dresser quelques contre-feux face à l'embrasement immédiatiste.

 

 

 


Notes

[1] Selon le titre même de l’ouvrage de Castoriadis (Seuil, 1975) qui marque chez lui l’abandon de la théorie marxiste du prolétariat comme sujet révolutionnaire et la recherche d’une « société autonome » où « l’imaginaire social » inventerait collectivement des formes sociales « instituantes » en vue d’une autonomisation toujours plus grande de l’individu. Dans le chapitre II.2. du présent article, nous reprendrons cette question en tentant de montrer le peu de portée critique de cette représentation puisque « l’autonomie » en tant que « principe suprême » (ibid.) de rapports sociaux indéterminés, représente, après 1968, un opérateur majeur de la capitalisation de la société.

[2] Cf. Temps critiques. «La fin de la modernité et ses avatars», n°9, 1994-95.
[3] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
[4] Cf. « L’État vers le tout social », Temps critiques n° 10, 1998.
[5] Cf. «L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas », Temps critiques, n°12, pp.91-101.

[6] Critique largement exprimée par des auteurs aussi différents que Crozier, Lefort ou l’Internationale situationniste et critique partiellement réalisée par la révolte des ouvriers de Berlin-Est en 1953, la Révolution hongroise de 1956, les luttes de classes de la fin des années 60 en Europe de l’Ouest et enfin par le mouvement de contestation de toutes les institutions qui surgit à la même époque.

[7] Car toute médiation, implique une négation et un devenir-autre. Hegel nous le rappelle comme suit : «Un rapport est médiat quand les termes rapportés ne sont pas un et même, mais autres l’un pour l’autre et ne sont un que dans un troisième : mais le rapport immédiat ne veut en fait dire que l’unité des termes».

[8] Sur la question de savoir «Qui à inventé la Gauche ?» , Lourau et Leroy-Ladurie s’affrontent dans une polémique très académique sur les mérites respectifs du calvinisme, du catharisme ou du jansénisme dans cette attribution de paternité (cf. Le Monde des 1, 8 et 11 juillet 1998). Même si l’argument de l’historien est finalement plus pertinent que celui du sociologue, l’un comme l’autre oublient que ces dissidences politico-religieuses se manifestèrent toujours dans la sphère de domination de l’État et du capital. Ces universitaires ne remettent pas en question la notion même de Gauche. Car, « La Gauche » ce fut toujours, et c’est encore, l’instrumentalisation politique des limites et des échecs des révolutions de la période précédente, une cristallisation de leur mouvement réel interrompu. Ainsi, le calvinisme, fossoyeur des hérésies millénaristes de la fin de la féodalité, ne fut-il qu’une médiation bourgeoise et individualiste qui était porteuse des modernisations de la société totalisée et entravée dans l’État-royal ; il a d’ailleurs réalisé cette société à la fois pré-démocratique et despotique dans la « République » protestante de Genève.

[9] De la maternité «en mouvement» à l’alimentation biologique «en mouvement» en passant par le théâtre, le roman, l’entreprise et le patronat (MEDEF), le commerce électronique, les soins infirmiers, l’égyptologie, la méditation transcendantale, ou l’action humanitaire, on ne compte plus les activités humaines qui pour être reconnues par les puissances de la capitalisation, se sont définies comme « en mouvement ». Ainsi, un mouvement de grève d’infirmières salariées des hôpitaux, devient, après la grève, le groupe des « infirmières en mouvement ». Ce groupe peut alors agir comme « partenaire » des réseaux des soins infirmiers ou bien encore comme lobby auprès d’une Agence Régionale d’Hospitalisation. Ce processus n’est pas une institutionnalisation de la grève des infirmières puisqu’il n’y a plus d’institution hospitalière qui tirerait parti de l’énergie normalisée du conflit, mais un agrégat d’intérêts techniques et économiques particuliers qui opèrent dans un système global de gestion des maladies.

[10] Nous avons défini au chapitre II cette notion de mouvementisme par rapport à celle de « mouvement réel de la révolution ». Retenons pour l’instant que cela vise une action qui s’identifie à la forme-mouvement, qui adopte les méthodes et les moyens de lutte du mouvement pour le mouvement… social. Dans ce refoulement de ce qui était l’ancien « mouvement réel » de la révolution, on entre alors dans une tautologie qui peut s’expliciter ainsi : « nous sommes un mouvement, puisqu’on trouve dans notre lutte toutes les formes d’un mouvement » ! Nous avons analysé cette aporie de l’action dans certains aspects des grèves étudiantes de 1986 ; cf. « Les nouveaux tautologues », in Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan, p.295-302. Texte disponible sur le présent site.

[11] La lutte des classes en France, La Pléiade, œuvres politiques T.1, p. 263.

[12] D’un rapide aperçu des révolutions modernes, on peut repérer le moment du « débouché étatique » des contradictions historiques rencontré et exprimé par ces mouvements : la République calviniste (et despotique) de Genève pour la Réforme au Sud de l’Europe ; le Parlement britannique pour la Révolution anglaise ; la dictature jacobine de 93 pour la Révolution française ; l’État-ouvrier pour la Révolution des soviets en Russie, l’État social-anarcho-populaire (frontiste) de la révolution dans l’Espagne de 1936/37, etc.

[13] En référence à ces mêmes révolutions modernes (cf. note 11), on peut observer un moment de dépassement de la fixation étatique du mouvement dans des formes ultra révolutionnaires : les anabaptistes et la Commune de Munster dans ce que les historiens contemporains appellent la «Réforme radicale» ; les Diggers et les Nivellers paléo-communistes et égalitaristes ; les Enragés de 1793 révolutionnaires paléo-prolétariens ; les babouvistes de 1796 ; les Spartakistes de la Commune de Berlin, etc.

[14] Un gréviste très actif dans le mouvement de l’éducation au printemps 2000 nous déclara : « Dans le Languedoc, le mouvement a fait un usage exemplaire de l’Internet ». Cette « exemplarité » n’ayant en rien subverti ce moyen de communication, mais ayant seulement servi les nécessités de la lutte, ce qui n’est certes pas négligeable, faut-il conclure (en l’exprimant dans les termes de l’article d’A.Brossat dans ce même numéro 12 de Temps critiques), qu’un effet pervers du mouvementisme serait de transformer l’exemplarité en normativité?

[15] Cf. Guigou J., La cité des ego, L’impliqué, 1987.
[16] Cf. Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[17] Selon le titre même de l’ouvrage de R.Lourau (Anthropos, 1969) qui, radicalisant la dialectique autoréférentielle de Castoriadis, interprète mai 68 en termes conseilliste et autogestionnaire. Ce faisant, il commettait la même erreur que son inspirateur puisqu’il attribuait à cet « imaginaire social radical » une potentialité de rupture avec le « système » qui allait pourtant puissamment utiliser l’altération des formes sociales, donc des institutions, pour se reproduire et englober toujours plus d’activités humaines.

[18] Castoriadis, ibidem, p.130.
[19] Castoriadis, ibidem, p.154.

[20] … en faisant comme si, psychanalyse oblige, la pensée « symbolique » constituait l’essence de la vie en commun des êtres humains.

[21] ibidem, p.311.
[22] ibidem, p.313.

[23] «Le devenir vraiment public de la sphère publique/publique est bien entendu le noyau de la démocratie», écrit-il en 1997 dans Fait et à faire, Seuil, p.63. Pas étonnant que des Fondations américaines financent des colloques internationaux sur « Castoriadis et l’esprit d’utopie » (cf. Le Monde, janvier 2001) dès lors que cette « utopie » se confond presque avec celle que le capital réalise quasiment intégralement à nos dépends !

[24] Selon l’expression dithyrambique de son comparse Morin (cf. Le Monde, 30/12/97).
[25] … et de leurs ancêtres atomistiques, depuis Démocrite jusqu’à Locke, James, Dewey et tout le pragmatisme américain.

[26] et cela malgré l’énorme réfutation que la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique ont réalisé de son délire des années 70 sur l’imminence de la Troisième Guerre mondiale conduite par la statocratie industrialo-militaire de l’Union soviétique !

[27] C’est l’ensemble des capacités humaines que le capital doit aujourd’hui valoriser, et à ce titre, « l’imaginaire et le symbolique » lui sont autant, si ce n’est davantage, nécessaires que le cognitif, l’affectif et le performatif. De la même manière, dans les « réalités virtuelles » tout le passé des hommes doit être recomposé et se présenter à eux comme une « nature » dans laquelle ils devraient s’immerger.

[28] Février 2001 : les médias annoncent l’imminence d’un projet gouvernemental pour un « revenu jeune » sous la forme d’une … « indemnité d’autonomie » ! À quand le revenu universel d’autonomie ?

[29] Cf. Six J.L. «L’enjeu de la médiation», Le Monde du 24/12/1999.
[30] Cf. Jeudy H.P. « Politiques de la médiation », Le Monde du 14/1/1997.
[31] Laville J.L. « Il faut trouver des formes intermédiaires entre l’État et le marché », Le Monde, supplément économie du 3 février 1998.
[32] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
[33] Laville, ibidem.
[34] Cf. « Ne laissons pas la critique du PACS à la Droite », Le Monde du 27/01/1999, p.14.
[35] Cf. « Contre l’effacement des sexes » par S. Agacinski, Le Monde du 6/02/1999.
[36] Cf. « Une précipitation anxieuse », par Tony Anatrella, Le Monde, supplément du 10/10/1998.
[37] Le Monde du 22/23 octobre 2000.
[38] Cf. Garapon A. «La Justice, d’un service public à un bien public», Le Monde du 24/10/1997, p. 20.
[39] Supiot A. «Il faut se défaire des illusions du tout contractuel», Le Monde du 7/2/2000, p. 17.
[40] Cf. Debray, Gallo, Julliard, Kiegel, Mongin, Ozouf, Le Pors, Thibaud, «Républicains, n’ayons plus peur !», Le Monde, du 4/09/1998, p.13.

[41] « Le droit civil est le droit de la responsabilité. Il oblige à réparer, à faire et ne pas faire : c’est un droit d’implication (souligné par nous, J.G.) de toutes les personnes qui ont à voir avec une situation. (…) Si nous voulons civiliser les comportements de nos jeunes, civilisons la réparation de nos préjudices. (…) Engageons la pacification des esprits par le biais d’une politique de civilisation de nos conflits », écrit Michel Marcus, magistrat et délégué général du Forum français pour la sécurité urbaine dans un article intitulé : « Changeons les réponses à la délinquance juvénile », dans Le Monde du 27 janvier 1998.

[42] Cf. Guigou J. « Implication et destin des implications », POUR n°88, mars/avril 1983 ; réédition augmentée dans La citÉ des ego, L’impliqué, 1987, p. 38-62.
 
 
Publié dans Temps critiques, n°12, hiver 2001, p.63-82.
Texte également publié sous forme d’une brochure portant le même titre.
 Montpellier. L’impliqué, 32 pages. ISBN 2-906623-09-01




Jacques GUIGOU
 
MÉDIATION

OU

  COMBINATOIRE DE PARTICULES TRANSDUCTIVES ?

Un rapport est médiat quand les termes rapportés
ne sont pas uns et mêmes mais autres l’un pour l’autre
et ne sont un que dans un troisième ;
mais le rapport immédiat ne veut en fait dire
que l’unité des termes.

Hegel


I- L’État-nation n’est plus une médiation entre le mouvement et l’institution.

La médiation politique réalisée par l’État-nation, depuis son accomplissement dans la Révolution française, a consisté à attribuer aux rapports sociaux une détermination de classe. Il s’agissait d’abord d’organiser et de contrôler le mouvement du capital en rendant le rapport social compatible avec les exigences de l’accumulation économique. Il s’agissait aussi de transformer les représentations sociales en faveur de la liberté d’action des citoyens-propriétaires.

Dans les contre-révolutions modernes[1], toutes les institutions de la société ont été « mises en forme » : formes bourgeoises avec la propriété privée et le système de la représentation parlementaire ; formes prolétariennes avec l’administration bureaucratique du travail productif dans « l’État-ouvrier ». Tirant leur puissance de cette représentation étatique d’une unité formelle de la société, indépendante de ses contradictions historiques, les institutions de la société bourgeoise comme celles de la société socialiste-soviétique avaient bien ce caractère de « monstre froid » que Nietzsche attribuait à l’État moderne. Dans les deux cas, ces formes étaient celles qu’impliquaient le procès de valorisation du capital encore assujetti à l’exploitation de la force de travail. Travail (exploité), famille (bourgeoise ou prolétarisée), patrie (du capital national, puis international), église (hiérarchiste puis démocratiste) constituaient les médiations fondamentales à travers lesquelles toutes les institutions recevaient leur forme et diffusaient leurs normes.
Or, ces médiations sont de moins en moins nécessaires aux pouvoirs du capital pour valoriser les activités humaines d’aujourd’hui. Pour les groupes dirigeants actuels, les institutions légitimées par l’État, même faiblement, contiennent encore trop de « rigidités » et « d’archaïsmes ». Idéologisant, et donc dépolitisant, l’ancienne critique des bureaucraties — critique parfois exprimée et partiellement réalisée par le mouvement communiste dans les luttes de classe d’avant 1968, par exemple dans la révolution hongroise de 1956 — lesgestionnaires publics et privés de la reproduction du système capitaliste désignent les institutions comme des « monstres bureaucratiques »  (mamouths) qu’il faut « flexibiliser », rendre « transparents, mobiles et conviviaux ». Leur antitotalitarisme libéralo-libertaire les conduit à faire apparaître les institutions et l’État comme ce qui serait encore aujourd’hui un système totalitaire et despotique. Pour eux, les réseaux permettraient d’atteindre l’objectif souhaitable d’une autonomisation des institutions. On passerait alors de l’État-nation à l’État-réseau. Par « réformes » successives et conflictuelles, les puissances multipolaires du capital créent une « connexion » d’intermédiaires que l’on peut combiner, démultiplier et gérer à distance ; une ubiquité contrôlée de l’action en quelque sorte. Mais ces intermédiaires, à leur tour, deviennent trop opaques et trop consistants, il faut maintenant les faire carrément disparaître dans l’immédiateté des réalités virtuelles (cyberdémocraties, guerres virtuelles et frappes « chirurgicales », échanges télématiques, procréation artificielle, monétique, netéconomie, etc.).

Dans le moment historique actuel, parler de médiation à propos des modes d’actions de ces intermédiaires relève de la mystification. La décomposition/recomposition particulariste de la société après 1968[2] a privé les luttes anticapitalistes de leur ancrage prolétarien. L’exploitation du travail productif n’étant plus au centre de la réalisation de la valeur, c’est l’emploi et ses attributs économique (la formation, l’information, la compétence, la mobilité, l’identité, la reconnaissance, etc.) qui deviennent un enjeu primordial des luttes. Les coordinations des années 80 expriment la stratégie défensive des luttes anticapitalistes de cette décennie. Leur mode d’action n’est plus classiste mais « social ». Journalistes, universitaires, experts, vont alors les désigner comme des « mouvements sociaux ». Puis, ces « mouvements » s’altérant dans la recherche de leur possible médiation historique (la révolution), ces mêmes spécialistes du social toujours plus précis et professionnels, nous font par de leur dernière découverte des années 90 : les « nouveaux mouvements sociaux » !

Contrairement à « la question sociale » qui désignait les luttes de classe dans la société bourgeoise du XIXe siècle et dont la médiation était porteuse d’un devenir-autre pour l’humanité et pour les conditions de la vie sur terre, parler de « mouvements sociaux » n’est-ce pas accepter l’englobement de la rupture avec le capital dans le mouvement même de capitalisation de l’espèce humaine ? La notion de « mouvement social » exprime-t-elle autre chose que l’instrumentalisation politique de ce qui était le mouvement réel de l’ancien sujet de la révolution : le prolétariat ? Si ce n’est pas le cas, de quelles médiations les actuels « mouvements sociaux » sont-ils porteurs pour un devenir-autre de la société capitalisée? Voilà des questions que les schismatiques d’avec la reproduction de l’existant doivent affronter.

Issue de la grande rupture que fut la Réforme[3], puis portée à son apogée par des révolutions (bourgeoises et prolétariennes) de la société moderne, l’ancienne dialectique politique entre le mouvement et l’institution n’opère plus aujourd’hui. On sait comment cette dialectique a été réactivée par certains courants de l’extrême-gauche après la Seconde Guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie[4] notamment), mais aussi par des courants gauchistes après 1968 (comme celui de l’analyse institutionnelle et de l’autogestion). Distinguant un moment instituant (celui du négatif, de la critique, de la contestation, en référence à une subjectivité révolutionnaire « autonome » ) qui entre en contradiction avec le moment positif, celui de l’institué, ces courants ont mis l’accent sur la dimension imaginaire et utopique du mouvement dans l’institution (ou à côté d’elle dans des « alternatives » ). Mais ils sont restés fixés à une conception mouvementiste[5] de l’institution et donc de l’intervention politique. Si, comme nous avons tenté récemment de le montrer ailleurs[6], l’institution s’est résorbée dans une « gestion des intermédiaires », penser l’intervention politique en termes mouvementistes n’aurait alors plus de prise sur le présent et moins encore sur l’avenir.

II - L’intermédiation : des médiateurs sans médiation

Les activités humaines n’étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l’anciennes société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée des fonctions intermédiaires entre ces institutions résorbées et l’immédiateté de la virtualisation de la valeur qui lui dicte puissamment son unique orientation.Les activités humaines n’étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l’anciennes société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée

Occupées par des individus, mais aussi par des groupes, des associations, des réseaux, ces fonctions intermédiaires deviennent l’outil stratégique de multiples interventions politiques. Là, se combinent, dans la compétition interclanique ou la coopération opportuniste, les forces de gouvernement, les fractions modernistes de l’État décentralisé et des milieux associatifs et alternatifs.

Peu de secteurs de la société échappent à l’action de ces gestionnaires de l’intermédiaire faussement nommés « médiateurs » ou plus récemment encore « professionnels de l’intermédiation sociale ». Des formations — qu’elles soient publiques ou privées leurs conditionnements sont identiques — s ’empressent, d’en valoriser « les compétences » et de les proposer sur ce marché en pleine expansion.

Envoyés sur les fronts des « conflits sociaux », ces contractuels de l’analogue reçoivent la mission de renouer le « dialogue social » afin de « recréer du lien » ou mieux encore de se positionner comme « des passeurs de l’entre-deux[7]». C’est en effet comme tels, des initiés de la passe, que le président du Centre national de la médiation définit le rôle des « médiateurs » qu’il souhaite voir se répandre sur tout le territoire. Opposant « les trésors ternaires de l’humanité » à « l’impérialisme du binaire » que réaliserait internet, il s’imagine redialectisant le monde afin de retrouver « le mystère que chacun est à lui-même et à autrui[8]» ! Les curés ayant disparus ou s’étant faits psychanalystes et … « médiateurs », et les psychanalystes étant largement supplantés par les techniciens de la neurobiologie, voilà le dernier avatar de la « socialisation démocratique » aux abois ! Son credo — antiquaillerie de la religion relookée à l’intermédiation — assez communément partagé chez les innombrables militants du « social » est le suivant : injectons du symbolique dans le social pour le régénérer !

Un sociologue du CNRS[9] critique lui-aussi au nom du symbolique cette conception matérialiste et pragmatique de la médiation qui justifie les politiques publiques, celles de la ville notamment. Il pose la question : « le maillage du territoire par des médiateurs est-il une opération de maintien de l’ordre symbolique ? ». Car il trouve illusoire d’organiser une parade à la crise des banlieues en « sous-qualifiant » des habitants ordinaires pour les nommer « médiateurs ». Ainsi, un ancien petit délinquant est-il converti pour « gérer au quotidien l’interculturalisme », un épicier de quartier se voit rétribué pour la surveillance des devoirs scolaires des enfants qui quelques mois auparavant lui volaient des friandises. Il faudrait donc à ses yeux réduire le grand écart qui sépare « les deux catégories de médiateurs qui fonctionnent dans la société moderne : les grands experts et les sous-qualifiés ». Cette inégalité atténuée et « l’abstraction gestionnaire » des politiques de la médiation équilibrée par « l’échange symbolique », pourraient alors permettre à la société de « déterminer son propre devenir ».

Au paradigme de l’intermédiation, l’économie n’est pas absente : elle se nomme « économie solidaire ». Selon un des promoteurs de ce concept, services de proximités, emplois-jeunes, médiations en tout genre doivent trouver « des formes intermédiaires de financement entre l’État et le marché[10]». Et ce chercheur de proposer l’organisation « d’un fonds territorialisé d’initiatives locales, qui, en activant les dépenses passives du chômage », gérerait les actions de solidarité par un financement, certes public, mais surtout … intermédiaire.

En donnant comme réelle une division de l’économie entre un secteur non marchand et un secteur marchand, « l’économie solidaire » se réfère à l’anciennethéorie de la valeur basée l’exploitation du travail productif, alors que cette celle-ci ne rend plus du tout compte du procès de valorisation des activités humaines aujourd’hui[11]. On comprend cependant le sens de ce tour de passe-passe nécessaire à la cause de « l’économie plurielle[12] » : les travailleurs de l’intermédiaire ne sont pas seulement des missionnaires du symbolique, ils sont aussi des producteurs ! L’honneur « citoyen » est sauvé…

Or, face aux diktats du capital émancipé de ses toutes dernières déterminations institutionnelles et fonçant à la vitesse de la lumière vers les univers du tout virtuel, l’armée des « intermédiateurs », en tout genre, même renforcée par les bataillons d’opposants à l’ultralibéralisme sauvage » s’épuise vite à dresser quelques contre-feux à l’embrasement immédiatiste.
 
III. La transduction est un opérateur d’immédiateté

Si toute institution est le résultat coagulé d’une médiation, toute médiation ne présuppose pas nécessairement son aboutissement dans une institution. C’est alors un mouvement qui accomplit son œuvre singulière jusqu’à ce que celle-ci se fixe dans une forme présente ou passée. Mais quel est son devenir ?

La réponse théorique à ce qui pourrait apparaître comme une aporie dans la dialectique mouvement/institution a été recherchée dans les toutes premières années d’activités de l’analyse institutionnelle dans deux directions : l’une pratique, l’autre utopique. Pratiquement, il s’agissait de réaliser le projet autogestionnaire qui devait permettre de « combattre »  les forces d’institutionnalisation du mouvement, sa bureaucratisation et son instrumentalisation étatique. Sur le versant de l’utopie était projetée une société où « l’institution s’absente » comme aimait à le dire René Lourau. Dans les années 80, ce dernier concrétisera sa vision poético-politique en élaborant les concepts d’implication/surimplication, d’auto-dissolution puis, dans les années 90 celui de transduction.

Dès le début des années 80, nous avions critiqué[13] les impasses dans lesquelles se fourvoyait l’analyse institutionnelle en abandonnant toutes prétentions critiques. La particularisation du rapport social conduite au nom des « libérations » et des autonomies » , la fragmentation des anciennes appartenances institutionnelles et la promotion d’un « individu démocratique » aux identités multiples et aux références brouillées à force d’être « plurielles », furent adoptées comme des « avancées » sociales, culturelles, existentielles. A travers le subjectivisme de la simple description des implications, le pragmatisme de « l’intervention/conseil » commercialisée, le relativisme de la méthode de recherche et le localisme du champ d’analyse, ce courant perdait les quelques dispositions qui, à son origine, lui avaient permis, malgré bien des méprises, d’affronter l’intervention politique.

Entravée par son trop lourd héritage anarcho-gaucho-psycho-sociologique et sa conception surtout répressive de l’institution, l’analyse institutionnelle ne s’efforçait plus de saisir les transformations du capitalisme et notamment la capacité de celui-ci à s’affranchir du travail productif et à particulariser l’État-nation. Car, dans ces processus, c’est bien « l’institution elle-même qui perd sa raison d’être » ainsi que nous l’écrivions sur notre affiche pour la rencontre de Montsouris en juin 1984. Dès lors, pour l’analyse institutionnelle, le seul défi politique cohérent à relever — et quelques-uns s’y attaquèrent[14], il est vrai, tirant ainsi les dernières cartouches de « l’institutionnalisme » — c’était celui de rendre compte de ces nouveaux phénomènes en termes d’institutionnalisation. Mais encore eut-il fallu qu’il subsiste une médiation pour l’institution. Trop tard ! L’institution est résorbée. Sauf à en faire une fiction, les conditions historiques présentes ne permettent plus d’élaborer une théorie de l’institutionnalisation[15]. Reste, donc, la transduction.

La notion de transduction offre-t-elle aujourd’hui les capacités de description et de critique que ses promoteurs lui accordent? De description : oui (bien que localisée et localisante). De critique : non.

D’abord élaborée par la psychologie génétique (cf. le raisonnement analogique et identitaire chez l’enfant), la transduction désigne dans les sciences et les techniques «  un processus consistant à passer d’un cas particulier à un autre sans l’intermédiaire d’une affirmation générale[16] ». Retravaillée par des logiciens atypiques contemporains (Simondon, Ravatin) la notion de transduction a été importée par René Lourau dans le champ des sciences humaines et sociales. Selon lui, la démarche transductive « tente de dépasser la contradiction, qu’induit la logique inductive/déductive qui met à distance, par la prise en compte de tous les éléments et événements qui se propagent de proche en proche, dans la singularité d’une situation[17]. ». Science des cas particuliers et de leurs flux chaotiques, aléatoires, arborescents, sériels et attractifs, la transduction offre en effet des possibilités d’analyse non négligeables sur la décomposition ultra-rapide des anciens rapports sociaux. Elle est en prise avec l’intensification des « communication » et la généralisation des « interactivités » entre le mega-système et chaque individu-particule. Une combinaison de l’individu souverain de Stirner et de Sade avec celui, passionné et sériel, de Fourrier, mais le tout réalisé dans l’empire cybernétique de Bill Gates !

Car l’approche transductive offre l’avantage théorique séduisant — pour les professionnels de la modernisation du social — de ne pas être dépendante des intermédiaires puisqu’elle n’existe qu’en dehors d’eux. Une telle présupposition en fait un outil recherché des décideurs qui souhaitent au plus vite faire sauter ces intermédiaires trop coûteux que sont maintenant devenus les dispositifs, les contrats, les missions et autres concertations. La transduction opère quant à elle, comme connaissance et comme action, sur des activités humaines actualisées. Là réside sa puissance de description et de modélisation. Mais elle ne se contente pas de ce résultat ; il lui faut aussi être un outil d’intervention sur le réel, qu’elle souhaite « potentialiser », conformément. au schéma de Simondon :« potentialisation/actualisation ». Mais elle ne peut, compte tenu des conditions présentes de capitalisation de la réalité, que virtualiser les activités humaines sur lesquelles elle intervient. Ce qui n’est pas du tout la même opération. Les possibles de la potentialisation contiennent un devenir-autre. La puissance du virtuel ne produit que de l’identité, de l’équivalence portée à un degré supérieur.

« Le virtuel a besoin de l’actuel[18]» affirme un théoricien des mondes virtuels. Cette mise en actuel, cette actualisation au sens technique et politique du terme, n’est pour nous rien d’autre que la forme dans laquelle le capital valorise aujourd’hui quasiment toutes les activités humaines. Pour s’imposer, le virtuel doit abolir toutes les temporalités anciennes et contemporaines de l’histoire humaine. Certes, le capital s’est toujours valorisé en détruisant les anciennes formes qui entravaient son expansion. Mais aujourd’hui où quasiment toute la planète est convertie à sa représentation, si ce n’est à son intervention, cette destruction constitue un véritable « homicide des morts[19]», pour reprendre ici la vigoureuse expression qu’Amadeo Bordiga utilisait dans les années 50 pour décrire les ravages du capitalisme sur l’espèce humaine et son milieu de vie. Car la réalité du moment présent est en voie d’être intégralement captée par la puissance virtualisante de l’économie. Pourtant, les possibles que l’histoire des hommes et de la vie contient toujours et qui ne sont pas immédiatement virtualisables se manifestent comme des résistances présentes (et non actuelles !) à la capitalisation du monde, s’affirment comme des discontinuités. Ces résistances sont à l’œuvre dans les luttes et les recherches « d’alternatives » ( du moins celles qui ne se font pas piéger dans le mouvementisme), mais aussi dans quelques autres activités humaines[20] qui cheminent envers et contre tous les immédiatismes.

 

Notes

[1] La notion d’institutionnalisation de la contre-révolution est ici appropriée pour analyser les médiations politiques qui, dans la société de classe, ont conduit la recomposition interclassiste de l’État-bourgeois et de l’État-bureaucratique. Elle n’est plus pertinente aujourd’hui, puisque l’institution s’est résorbée dans la gestion des intermédaires, qui tendent à s’auto-dissoudre dans l’immédiateté du capital se virtualisant.

[2] Nous avons décrit et critiqué le passage de l’autogestion généralisée d’avant 68 aux égogestions d’après 68 dans notre ouvrage, La Cité des ego. L’impliqué, 1987.

[3] Sur la question de savoir « Qui à inventé la Gauche ? » , Lourau et Leroy-Ladurie s’affrontent dans une polémique très académique sur les mérites respectifs du calvinisme, du catharisme ou du jansénisme dans cette attribution de paternité (cf. Le Monde des 1, 8 et 11 juillet 1998). Même si l’argument de l’historien est finalement plus pertinent que celui du sociologue, l’un comme l’autre oublient que ces dissidences politico-religieuses se manifestèrent toujours dans la sphère de domination de l’État et du capital. Ces universitaires ne remettent pas en question la notion même de Gauche. Car, « La Gauche » ce fut toujours, et c’est encore l’instrumentalisation politique des limites et des échecs des révolutions de la période précédentes ; une cristallisation de leur mouvement réel interrompu. Ainsi, le calvinisme, fossoyeur des hérésies millénaristes de la fin de la féodalité, ne fut-il qu’une médiation bourgeoise et individualiste qui était porteuse des modernisations de la société totalisée et entravée dans l’État-royal. Calvin et ses adeptes ont d’ailleurs concrètement réalisé cette société à la fois pré-démocratique et despotique dans la « République » protestante de Genève.

[4] Maintenir qu’une révolution est toujours possible aujourd’hui implique-t-il encore un passage nécessaire par « l’institution imaginaire de la société » ? Et, de plus, cette activité créatrice serait-elle uniquement déterminée par ce qui serait une capacité générique de l’espèce humaine à autoengendrer sa société ? C’est dans ces termes, on le reconnaît, qu’après la dissolution de S ou B, et surtout après 1968, qu’abandonnant la théorie du prolétariat en même temps qu’il abandonne ses pseudonymes de révolutionnaire, Castoriadis a basculé dans une métaphysique de l’autonomie généralisée. Sous l’influence de l’idéalisme psychanalytique — de la pratique clinique duquel il tire ses revenus —combiné au fétichisme démocratiste de la Cité-État grecque, il en vient à prôner une « société autonome » dans laquelle « l’imaginaire social » inventerait collectivement des formes « instituantes » en vue d’une autonomisation toujours plus grande des individus. L’ancien critique radical des bureaucraties de l’Est et de l’Ouest allait devenir l’idéologue adulé des socio-mouvementistes de tous bords. Car, cette valeur « d’autonomie » a été, après 1968, un des opérateurs majeurs de la capitalisation de l’ensemble de la société (Cf. à ce sujet nos articles : « Fin de la modernité et modernismes révolutionnaires », Temps critiques, n°8, 1994/95, pp.9-21 et « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques n°9, 1996, pp.43-60).

[5] Par ce terme nous désignons la forme autonomisée et autoréférencée qu’une composante d’un mouvement de lutte adopte à un moment de l’action. Il y a alors perte d’unité du mouvement, réduction de son projets sur des ojectifs pragmatiques, chute dans le localisme,et les stratégies frontistes, victimistes ou nihilistes. Ainsi, dans le récent mouvement de l’éducation, la composante « anti-Allégre », qui, certes, correspondait à une nécessaire dramatisation de la lutte, s’est toutefois autonomisée sur cet objectif tactique de liquidation d’un ministre, en perdant de vue les visées générale du mouvement (les enseignants ne sont pas des logiciels d’apprentissage, l’école est une médiation d’éducation et de connaissance, etc.). On peut voir là comment au nom du « mouvement », on auto-limite la portée politique du mouvement, en l’orientant vers un débouché syndical immédiat.

[6] Cf. « L’institution résorbée », Temps critiques, n°12, novembre 2000. Texte disponible sur ce site. Rubrique "Textes théoriques et politiques 2000-08".

[7] Cf. Six J.F. « L’enjeu de la médiation », Le Monde du 24/12/1999.

[8] Six J.F. ibidem

[9] Cf. Jeudy H.P. « Politiques de la médiation », Le Monde du 14 juin 1997.

[10] Laville J.L. « Il faut trouver des formes intermédiaires entre l’État et le marché », Le Monde, supplément économie du 3 février 1998.

[11] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J.(sous la dir. de), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.

[12] Laville, ibidem.

[13] Cf. Guigou, J. « L’instituant revisité », « L’A.I. sans son jeu », in La Cité des ego, L’impliqué, 1987.

[14] Parmi lesquels René Lourau (La clé des champs. Une introduction à l'analyse institutionnelle. cf.Troisième partie, Anthropos, 1997), qui, tente de faire donner à la sociologie weberienne tout ce qu’elle peut offrir comme potentialité critique des dernières formes de bureaucratisation de la société de classe (ce qu’il nomme le « processus Max Weber »), mais qui ne peut pas lui permettre de rendre compte de la capitalisation de l’activité humaine d’aujourd’hui puisqu’elle ne passe presque plus par des médiations institutionnelles mais par l’immédiateté des réseaux techno-économiques.

[15] René Lourau l’avait d’ailleurs perçu, lui qui écrivait dans son journal du 30 mars 1994 : « Et l’institutionnalisation ? Le livre que je n’écrirai pas !!! », in Implication Transduction, Anthropos, 1997, p.137.

[16] Lalande, Vocabulaire de la philosophie.

[17] Lourau R., Implication Transduction, op.cit.

[18] Cf. Quéau Ph., Le virtuel, vertus et vertiges, Champ Vallon, rééd. 2000.

[19] Cf. Bordiga Amadeo, « Omicidio dei morti », Battaglia communista n°24, 1951 ; traduit et publié dans Bordiga A, Espèce humaine et croûte terrestre, Payot, 1978, pp.48-65.

[20] La poésie dans le moment de sa création et dans celui de sa diction (s’opposant ainsi à toute littérature), pourrait être une de ces activités où la pratique de la transduction sous de nombreuses figures [ « L’ombre est noire toujours même tombant des cygnes »], ne conduit pas à l’immédiatisme. L’intervention poétique est une médiation qui auto-dissout son institution.


Publié dans Les Cahiers de l'implication. Revue d'analyse institutionnelle.
n°4, hiver 2000-01, p.37-44. Laboratoire de recherches en
analyse institutionnelle. Université de Paris 8.



L’ÉTAT- RÉSEAU
ET L’ INDIVIDU-DÉMOCRATIQUE
 
Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn
 

La crise de la forme État-nation.

La médiation politique qu’a réalisé l’État-nation, depuis son accomplissement dans la révolution française, a consisté à exprimer les rapports sociaux sous la forme de rapports de classes, tout en rendant compatibles accumulation du capital et organisation sociale dans un cadre politique national correspondant grosso modo à son marché économique. Pour cela il s’agissait de dépasser le caractère borné d’un État expression de la domination d’une classe (l’État de la classe dominante dans le marxisme) dans un universel démocratique qui consiste en une mise en forme de la domination dans le cadre d’institutions et d’associations qui se substituent aux anciennes médiations de l’Ancien Régime. Ce mouvement va être très progressif puisqu’il se heurtera à de puissantes réactions contre-révolutionnaires.

Pour remplir sa fonction de représentant de l’intérêt général dans le rapport social capitaliste, l’État moderne, c’est-à-dire celui de la période proprement capitaliste et non plus seulement bourgeoise[1], doit bénéficier d’une autonomie relative et ne pas être simplement l’État de la classe dominante. C’est cela qui lui permet de réaliser un équilibre de compromis, par exemple dans la communauté du travail, autour de deux classes qui à la fois s’impliquent réciproquement et s’opposent. L’État est alors médiation des médiations (classes, syndicats, etc.) ou super médiation (l’État-nation comme idéologie) entre la société et les individus. L’État réalise en quelque sorte le programme hégélien développé dans La philosophie du Droit dans laquelle le philosophe définit les rapports respectifs entre l’ordre politique (celui du citoyen) qui relève de l’universalité et l’ordre de la société civile (l’espace économique) qui relève des particularités. L’État qui représente l’universalisme de l’intérêt général ne saurait le réaliser qu’en étant autre chose que l’instrument de la société civile. Bien sûr on a parlé d’État de la classe dominante, d’idéologie dominante, mais ce n’est que parce qu’une particularité, la classe bourgeoise, se présentait comme universel (la théorie du prolétariat adoptera la même démarche, ce qui n’est pas le cas de la théorie communiste dans son ensemble).

La société civile de l’époque de l’apogée des luttes de classes, en se politisant supprimait en quelque sorte la catégorie du politique pour mieux faire surgir la question sociale, ce qui explique l’ambiguïté des positions de Marx sur cette question et la difficulté qu’il eut à développer une véritable position uniforme sur l’État. Cela anticipe aussi un communisme perçu comme simple "administration des choses ". Aujourd’hui ce programme a été réalisé…par le capitalisme lui-même et sans la suppression de l’État ! L’État aujourd’hui réduit la politique à la gestion et perd ainsi sonautonomie relative pour devenir agent direct de la reproduction d’ensemble des rapports sociaux capitalistes. Sa fonction ne peut alors plus être de concilier des intérêts de classes antagoniques entre une classe dominante et une classe dominée "dangereuse" (État démocratique de première forme libérale), ni de produire un rapport adéquat entre les deux grandes classes de la société unifiée autour du travail et du progrès (État démocratique de deuxième forme souvent appelé État-providence).

Avec la fin des classes en tant que sujets antagonistes l’État n’a plus à représenter des forces ; il n’a même plus besoin de représenter l’intérêt général car il le matérialise directement face à ce qui n’apparaît plus que comme des intérêts très particuliers, des questions de goût. Nous y reviendrons.

Mai 68 et les mouvements proches qui ont pu se dérouler dans d’autres pays, particulièrement en Italie, ont représenté le dernier assaut contre ce monde, mais leur échec a aussi précipité l’avènement du nouveau et le retournement de l’ancien cycle de lutte, puis son éclatement.

 

L’État diffus et la fin de la société civile.

   La société démocratique moderne était fondée sur un corps politique collectif intégrant l’hypothèse des conflits de classes, mais renvoyant du côté des individus les questions concernant ce que nous appelons la nature intérieure de l’homme. Quelle que soit alors la conception de l’État, il donnait l’impression d’intervenir de l’extérieur sur des rapports sociaux lui préexistant, sur une "socialité primaire" finalement irréductible. La dynamique du capitalisme résidait alors dans sa capacité à intégrer des formes différentes sans les faire disparaître, d’où l’idée que le capitalisme n’atteindrait jamais une forme pure.

 

Quand nous parlons aujourd’hui, dans Temps Critiques, de "société capitalisée", c’est justement au sens d’un double mouvement historique, d’abord celui produit par la dynamique du capital compris aussi comme dialectique des luttes de classes et pas seulement comme domination de l’économie et ensuite celui qui se manifeste comme processus d’individualisation à partir de la révolution bourgeoise. Le succès de la démocratie moderne réside dans le fait de permettre une capitalisation de la société sans qu’il soit nécessaire d’ériger une unité politique supérieure[2].

 

Désormais l’État se densifie en tant que matérialisation d’un nouvel ordre objectif appuyé sur les "lois intangibles" de l’économie et mu par un processus technoscientifique présenté comme inéluctable. Il ne peut donc plus être considéré comme sujet, lui non plus, et il ne produit plus ni projet (il n’a que des problèmes à gérer et laisse les projets éclore des diverses formes d’autonomisation du social et du culturel : le projet de "refondation sociale" nous en fournit un exemple) ni éthique (la politique et les affaires ne font plus qu’un). Il traite les problèmes au cas par cas[3], il agit en réseau avec ses partenaires sociaux, les associations et les groupes de pression. Par réformes successives et conflictuelles les puissances multipolaires du capital et de l’État créent une "connexion" d’intermédiaires que l’on peut combiner, démultiplier et gérer à distance.

 

 Certains voient dans ce mouvement une dérive néo-libérale de l’État et en appellent à un retour à l’État providence parce que l’État ne serait plus assez social, alors qu’il n’y a peut être jamais eu autant d’interventionnisme social. C’est aussi que ce social a changé de fondement. On est passé d’un social fondé sur le travail (produit de l’internisation de la classe ouvrière dans le capital, avec ses droits, ses acquis) à un social qui tend à s’en dégager puisque le travail perd de sa centralité et que la force de travail est de plus en plus inessentielle dans la "création de valeur". Cependant ce mouvement reste contradictoire comme le montre l’ambiguïté qui habite le principe du RMI[4]. Dans un autre ordre d’idée, on a une imbrication de plus en plus grande entre secteur public et secteur privé et, au moins en France, la tension des individus vers la communauté qui s’exprime dans certains mouvements comme celui de 95 ou dans les mouvements de solidarité aux "sans", se manifeste toujours comme par défaut, en référence à l’État, représentation abstraite de l’en commun. Cela aboutit, chez certains libertaires, à des positions "contre nature" avec d’un côté la critique de toute extension de ce qui ressort du privé et finalement une certaine volonté de transformer tout le monde en fonctionnaire (ce serait assez logique pour les groupes léninistes ou trotskystes, mais on s’aperçoit que la CNT a la même position !) et de l’autre une vision de l’État moderne comme simple État répressif, "État comme ministère de l’intérieur" (position de la mouvance No pasaran).

 

 Or il ne s’agit pas de critiquer l’État pour de mauvaises raisons car il y en a déjà suffisamment de bonnes sur lesquelles le combattre. Si l’État actuel est un État total (nous disons plutôt un "État social total"), ce n’est pas au sens de totalitaire ou de policier qu’il faut l’entendre, mais au sens où il imprègne tous les rapports sociaux en encadrant plus qu’en imposant. Une carte de crédit, un portable, un Pacs rendent plus dépendant de État l’individu-démocratique que n’importe quel contrôle policier effectif. Cette dépendance, perçue comme facilité ou liberté, induit des règles implicites de participation et d’adhésion des individus à la société et à l’État de cette société qui rendent caduque l’idée traditionnelle d’une opposition entre État et "société civile". Ce n’est donc pas la police qui est partout (et la justice nulle part) comme ne cessent de le proclamer anciens et modernes gauchistes, mais l’État qui est partout, dans ses diverses ramifications et formes : la police est ainsi de plus en plus supplantée par des forces sociales de terrain (traitement social de la violence, intervention d’agences de sécurité), avec en réserve des unités militaires spéciales de dernier recours.

 

 Avec l’éclatement des anciennes médiations (familles, quartiers, classes), l’État est devenu l’agent immédiat de la socialisation des individus, transformant la notion même de contrat à la base du rapport bourgeois étendu, aujourd’hui à tous. A l’inverse des droits-liberté qui étaient censés fonder l’autonomie de la société civile par rapport à l’État démocratique libéral, les droits sociaux actuels sont des droits-créance que l’on peut "tirer" sur un État dont les prérogatives sont totales puisque ces lois peuvent s’insérer dans le moindre recoin de ce qui constituait auparavant des "vies privées". Mais ces prérogatives ne sont pas extérieures aux individus puisqu’elles ne font que rendre compte de la multiplicité des intérêts en jeu et de la multiplicité des règles qui encadrent tout ce processus.

 

  L’État se développe donc avec le déclin de toutes les anciennes médiations institutionnelles, au gré de telle ou telle de ses fractions en passe d’autonomisation. Et c’est la mise en réseau qui permet d’atteindre cette autonomisation des institutions[5]. Les réformes jamais terminées de l’éducation et de la justice nous en fournissent deux exemples. Il tend à se déterritorialiser tout en maintenant sa présence et ses services par télématique plus que par la présence physique de ses agents. C’est ce qu’il réalise en fermant écoles rurales, perceptions, bureaux de poste et hôpitaux des petites villes, ce qui s’avère immédiatement contradictoire avec ses tâches de "sécurisation" des individus et plus généralement avec sa fonction de reproduction de l’ensemble des rapports sociaux.

 

 Les activités humaines étant de moins en moins médiées par les institutions de l’ancienne société bourgeoise, le mouvement du capital et de son État crée des fonctions intermédiaires : les médiateurs (récemment nommés "professionnels de l’intermédiation sociale") à la place des médiations ! Ces intermédiaires sont les outils d’une "gestion citoyenne" des politiques publiques ou privées, chargés de recréer du lien social. Cette pratique de l’intermédiation se retrouve dans l’économie avec le tapage fait autour de "l’économie solidaire" (forme intermédiaire entre État et marché). On aura ainsi des "travailleurs de l’intermédiaire "au sein d’une "économie plurielle"!

 

 L’intermédiation ne s’arrête pas ici, mais pénètre les rapports les plus intimes. En référence au modèle de résorption de l’institution que nous avons évoqué, le PACS illustre cette cristallisation provisoire d’un intermédiaire sexualo-financier entre l’ancienne institution du mariage bourgeois "démocratisée" et la pure combinatoire sexuelle qui se dessine à l’horizon du cybersexe, de ses réseaux et de ses courtiers du coeur[6]. Les potentialités du système capitaliste s’expriment alors comme "besoins sociaux" immédiats des individus. On a affaire à une caricature de l’ancienne société civile dans la mesure où s’expriment seulement le choc des intérêts contre des intérêts. Ce n’est pas seulement une formule journalistico-sociologique que de parler de retour des corporatismes, même s’ils empruntent de nouvelles formes et débordent le cadre des lieux de travail. N’importe qui aujourd’hui peut faire sa petite manifestation, bloquer le péage de l’autoroute, attaquer sa préfecture ou son Mac Do, faire sa grève de la faim, puis être reçu par des officiels. Tout cela est saturé d’un discours sur "le social" mené aussi bien par les médias que par l’État qui parle souvent à travers les membres de ce qu’il appelle encore la société civile. Il en appelle ainsi lui-même à des "conférences citoyennes" ou à des "concertations citoyennes" car il veut rendre la parole aux citoyens. Et les "mouvements citoyens "sont posés et vont se poser comme les nouvelles médiations pour solutionner les "problèmes de société"[7] alors qu’ils ne sont plus que des intermédiaires. Le citoyenniste se veut médiateur en puissance et les mouvements citoyens cherchent à donner "un nouveau sens au social". C’est leur côté moral qui doit leur permettre à la fois de dépasser l’éclatement des intérêts particuliers et de pratiquer la politique autrement. Il y a ainsi une interaction entre l’État et les citoyennistes dans le but d’assurer une reproduction et une gestion des rapports sociaux rendues difficile par le mouvement de globalisation du capital. La société capitalisée a besoin de produire sa propre contestation pour trouver les points d’appui moraux qui lui manquent. Mais pour ce faire les mouvements citoyens sont obligés de rechercher des boucs-émissaires, de parler de mondialisation plutôt que de globalisation (l’extrême-droite parle de mondialisme !), bref de se tromper d’ennemi puisque ce qui définit le capital comme système, c’est son détachement des formes matérielles de la richesse alors que ses critiques les plus immédiates le caractérise par son goût du luxe et de l’opulence[8].

 

"L’homme sans qualité" qu’est l’individu-démocratique a atteint le dernier degré de la basse tension qui l’oriente encore vers la communauté humaine. Le citoyennisme et le mouvement d’affirmation des identités, dans un autre registre, sont les formes actuelles prises par cette basse tension.

 L’individu peu critique.

 Dans bien des cas on s’aperçoit que la contestation du "système" tend à épouser la même dynamique : branchements contre branchements en quelque sorte. Comme le dit Deleuze, ce philosophe de la combinatoire des particularités qui se découvre — et que certains découvrent anarchiste — dans le rhizome chaque point se connecte à un autre et on y rentre par n’importe où. Connexion, le maître-mot est lâché. Dans ce monde il s’agit d’être connecté ou de ne pas être et le relationnel l’emporte sur l’essence et la substance. Les manuels de néo-management recyclent facilement cela pour nous montrer qu’il n’y a pas d’essence du travail, qu’il n’a plus de contenu (jusqu’à là nous sommes d’accord) et qu’il est déjà une activité créatrice ou une attitude qui engage tout notre être (là nous sortons le lance-flamme !). Cette imbrication libérale-libertaire que des auteurs comme Le Goff et Boltanski[9] ont bien décrits, fait qu’on ne sait plus bien qui est à l’origine de la tendance à la disparition des anciennes distinctions : vie publique/vie privée, vie privée/vie professionnelle etc.

    C’est par exemple toute la sphère du privé qui s’ouvre au champ politique…pour y perdre son indépendance. Tout peut alors devenir source d’identité à partir du moment où on peut le raccrocher à un ensemble de modes de vie reconnus ou qui cherchent leur reconnaissance (genre, préférence sexuelle et toute minorité ) auprès de l’État. Celui-ci est alors chargé de synthétiser les revendications de ces multiples identités éclatées, de les rendre compatibles. Si cela donne la "pensée unique" en économie, dans le social et le culturel cela donne le "politiquement correct" et une apologie du "multiculturel" qui s’étend de No pasaran jusqu’à l'actuel PDG de Vivendi[10].

Dans le même mouvement où le privé se politise, la politique se réduit au privé comme le montrent les "scandales" Clinton-Legwinski aux États-Unis et la mise à jour des rapports entre classe politique et homosexualité en Grande Bretagne.

L’État intervient donc de plus en plus dans les micro-conflits d’un "social" élargi, en y dévoilant des rapports de force jusqu’à là masqués par la prégnance des principes abstraits de l’universalisme. Les droits remplacent alors le Droit, les conventions et les contrats remplacent la loi. La société capitalisée montre ainsi sa capacité à constamment produire des séparations qui la conduisent ensuite à injecter du "social" afin de d’agréger artificiellement les individus à sa société sans communauté humaine. Et il ne sert à rien d’opposer à ce procès de totalisation sans totalité des identités collectives immédiates, des "nous" qui seraient une réponse libertaire à l’éclatement du sujet. Là encore le mouvement des particularités ne fait qu’épouser le mouvement du capital en le transférant de la sphère économique à son propre secteur, celui de la gestion des subjectivités. Là réside la source d’une tendance générale à la contractualisation des rapports sociaux. Si on considère la loi sur le harcèlement sexuel, dans sa conception américaine assez différente de l’interprétation française, on s’aperçoit qu’on n’a pas essentiellement affaire à une mesure de protection particulière supplémentaire en faveur des femmes, mais à l’édiction d’une règle qui doit mettre fin à des rapports spontanés forcément inégaux, afin de les organiser selon la loi économique et juridique de la propriété privée, ici appliquée sur nos propres corps. Un contrat doit être établi avant tout échange sexuel et en en stipulant les étapes comme l’indiquait le règlement de l’Antioch College (Ohio).

 A partir de cette base, deux grandes tendances se dégagent. Daniel Cohn-Bendit représente bien la première, au moins au niveau médiatique, c'est-à-dire le clan libéral-libertaire qui regroupe aussi les divers "branchés", les partisans de l’Europe et d’une symbiose entre un local et un mondial déterritorialisé par les TGV et internet. Ce projet se présente comme un dépassement des États-nations, une nouvelle forme de l’internationalisme. La deuxième tendance apparaît comme plus paradoxale et même incohérente par certains côtés. Il faut dire qu’on peut déjà la diviser en deux sous-groupes ; un groupe d’extrême-gauche qui attaque dans l’économie tout ce qu’il défend dans le social et le culturel (exemple significatif : la question de la "libre circulation" : il est contre la libre circulation des marchandises, mais pour la libre circulation des individus) et le groupe des identités radicales qui revendique la libération des identités et des pratiques minoritaires et la répression des pratiques dominantes (le politiquement correct et les lois contre ceci ou contre cela)[11].

Pour ces tendances, une théorie et une activité critique qui se veulent globales sont des formes masquées du pouvoir et de la domination, parce qu’elles font violence à une réalité "plurielle" et "moléculaire" en cherchant à imposer l’un contre le multiple. En effet, il ne faudrait pas concevoir pouvoir et domination comme n’étant produits que par le capital et l’État. Il existerait un ensemble de micro-pouvoirs (influence de Foucault) qui traverseraient aussi tous les individus que l’on va classer en dominants et dominés. Cette critique de la totalité est un point commun aux théories post-modernes et aux pratiques visant à la déconstruction et au relativisme. Là encore on retrouve l’air du temps et finalement ça n’a rien de contradictoire avec l’idée que le capitalisme et la démocratie représentative sont le moins pire des systèmes. Tout serait donc relatif.

Ce modèle sera étendu à tout type de domination et une gradation des comportements criminogènes permettra de déterminer les pires ennemis qui, en l’absence de l’ancienne "ligne de classe", seront fustigés par une critique moralisante. Les discours et pratiques "anti" désigneront ainsi des coupables en puissance et un groupe de super-salauds : les hommes blancs chrétiens hétérosexuels et mangeurs de viande. Sur le constat juste qu’il n’y a plus aujourd’hui de représentation possible d’un sujet historico-politique, les identités particulières fondent un individu qui n’est plus qu’un ensemble empirique d’intérêt et de motivations[12]. Toute distinction entre objectivité et subjectivité est supprimée et la révolution n’est plus une affaire sociale/politique, mais relèverait du personnel ou du bio-politique. Or les désirs sont aussi des désirs sociaux car ils proviennent d’individus riches de toutes leurs déterminations, même si celles-ci sont le produit de rapports sociaux aliénés. Il ne faut donc pas confondre une intervention politique qui transformerait ces rapports sociaux, sans pour cela faire table rase des déterminations, avec un immédiatisme social qui postule une automaticité du changement par conversion des individus culpabilisés. Plus généralement, cette perte de référence qu’ont produit la critique de la théorie du prolétariat et la fin de celui-ci comme classe antagonique, conduisent à un nouveau moralisme, à une attention portée à la souffrance (influence de Dejours) d’ailleurs directement revendiquée par les anti-spécistes dans leur combat pour la "libération animale". On est passé d’une conscience politique à une conscience plaignante et récriminatrice. Comme le dit A. Brossat[13], il n’y a pas besoin d’avoir lu Nietzsche pour comprendre qu’un monde peuplé de victimes et de coupables, c’est-à-dire d’hommes du ressentiment, rend indistinct tout front de lutte et empêche toute dimension politique autre que ce pauvre politiquement correct qui représente une nostalgie de la conception bourgeoise de la liberté comme ensemble de propriétés à défendre et a pour conséquence d’inscrire toujours davantage les individus dans l’ordre étatique. Seulement là où l’idéologie bourgeoise imposait un champ politique et ses institutions tout en laissant l’organisation de l’espace privé dans le latent, le discours du capital dissout la politique dans une pure généralisation du social.

La critique révolutionnaire de la vie quotidienne telle qu’elle a pu être menée dans les années 60 par certains marxistes (comme H. Lefebvre) ou certains groupes radicaux (comme l’Internationale Situationniste) se mue en tyrannie de l’intimité. On a donc le changement social à la place de la révolution sociale et le système de reproduction capitaliste y puise son dynamisme, lui qui cherche toujours, contradictoirement, à s’émanciper des barrières, qui ne craint aucun interdit puisqu’il a envahit tout le champ social. En retour, il est de moins en moins perçu comme la représentation de l’unité des rapports sociaux ("l’intérêt général") comme on a pu le voir dans le mouvement de 1995, qui malgré ses limites visait un universel : le service public.

Pourtant le "personnel" n’a en soi rien de critiquable s’il n’est pas isolé du social-historique qui le constitue en partie. Il peut alors être un élément de critique du militantisme et particulièrement de ce militantisme au profit de"Causes" qui nie justement l’individualité et la singularité au nom de particularités. Il peut aussi permettre de rendre compte du stade actuel de tension entre l’individu et la communauté humaine et donc de poser un en-commun qui ne s’en remette pas à l’État et à ses lois. Même si des individus ont déjà posé cette exigence en liaison avec l’expérience révolutionnaire[14] et non en vertu d’une simple morale du bien commun qui revient en force aujourd’hui via Kant ou les philosophes anglo-saxons, ce n’est que maintenant qu’un bilan peut véritablement être tiré des défaites historiques des tentatives révolutionnaires modernes ainsi que des limites théoriques et pratiques du marxisme et de l'anarchisme. Faut-il encore le vouloir et s’en donner les moyens, ce qui ne semble pas être le cas en milieu libertaire où se côtoient un certain triomphalisme (le libertaire est à la mode et il baigne dans un doux bain social ou culturel) un activisme désemparé (qui le fait sauter sur tout ce qui bouge) et un prurit organisationnel ("L’Appel pour l’unité des libertaires") qui renoncent finalement à rendre compte du monde, à le rendre intelligible, ce qui représente pourtant une tâche nécessaire dans la lutte pour un devenir autre[7].

 

En guise de conclusion.

 Il ne s’agit donc pas de se brancher, que ce soit en continu ou en "courant alternatif" sur un nouveau monde qui déterminerait complètement notre action. Mais il ne s’agit pas non plus de s’en exclure en faisant comme si rien n’avait changé, en faisant comme si un fil historique[15] n’avait pas été rompu par la défaite du mouvement prolétarien. Il ne s’agit pas davantage de s’abandonner à une sorte de catastrophisme du capital qui nous amènerait soit à poser un nouveau "socialisme ou barbarie" (sans perspectives socialistes et sans valeurs pour définir la barbarie !)soit à se replier sur diverses formes de primitivisme (Zerzan, Kaczynski).

 Fondamentalement, ce qui est posé par l’urgence de la situation, ce sont les conditions d’une articulation entre des luttes dont le caractère fragmentaire et défensif est évident, en l’absence d’un projet historique global, et une référence à un universel qui n’apparaît plus directement depuis que s’est résorbée la vision d’une classe émancipatrice universelle. Par passion pour la révolution et par fidélité à certains de ses moments antérieurs, nous donnons à cet universel le nom de communauté humaine, mais sans pouvoir le remplir d’un contenu concret immédiat, même si dans le mouvement de 1995 et à un autre niveau dans celui des "sans papiers" affleure quelque chose qui n’est pas loin de donner figure à cette dimension. Il faut pourtant faire apparaître cet universel pour que puissent vraiment se développer des perspectives d’actions et d’interventions politiques, sinon l’État peut continuer encore longtemps sa gestion "au cas par cas". 


Notes

[1] Schématiquement on peut dire que cela correspond à ce que Marx dans le 6e chapitre inédit du Capital, appelait le passage de la domination formelle du capital à sa domination réelle, ce qu’on peut dater des années 30 du XXe siècle, mais qui ne sera assurée pleinement qu’à partir de 1945 pour l’ensemble des pays dominants.

[2] Ce que pouvait difficilement envisager Orwell à l'époque de la Seconde Guerre mondiale puis des débuts de la Guerre froide, quand, imaginant un Big Brother, il confondait en fait, totalitarisme et procès de totalisation.

[3] Cf. "L'État-nation n'est plus éducateur. Un traitement au cas par cas." Temps critiques n°12.

Texte disponible sur le site de la revue Temps critiques http://membres.lycos.fr/tempscritiques

[4] D'après les chiffres relativement fiables du CERC, l 'État social aide 1 à 3 millions de résidents en France à ne pas tomber dans la grande pauvreté. Et cet État n'a pas de ouleur politique comme le montrent les chartes EDF et "solidarité eau", initiées par un gouvernement de gauche (1982), mises en application par un gouvernement de droite (1986) et confirmées à nouveau par un gouvernement de gauche (fin nov. 1997).

[5] Le cas le plus emblématique à ce propos est celui de l'État italien, avec le retour programmé de Berlusconi au pouvoir, par l'action conjuguée de la pieuvre traditionnelle (la mafia) et de la pieuvre moderne (les médias). Les quelques "succès" de l'État italien et de sa justice contre la lutte armée et le mouvement révolutionnaire, puis contre certains clans mafieux, avaient pu laisser penser à la constitution d'un État véritable reposant enfin sur des institutions efficaces. L'échec de l'opération de justice mani pulite à mis à mal cette hypothèse. La voie est libre pour les réseaux.

[6] Cf. J.Guigou, "L'institution résorbée", Temps critiques n°12, p.79 et sur le site de Jacques Guigou http/// www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&nav=admin&sr=2
rubrique "Textes théoriques et politiques".

[7] Pour une critique plus complète du citoyennisme, cf. la brochure du groupe En attendant (5, rue du four 54000 Nancy), intitulée :"Contribution à une critique du citoyennisme".

[8] Marx a pourtant souvent mis l’accent sur cet aspect impersonnel du capital et les grands sociologues du début du XXe siècle ont aussi insisté sur cet aspect. Ainsi pour Simmel, le mouvement d’accumulation perpétuel de capital est justement lié au fait que le désir d’argent ne s’épuise jamais puisqu’il ne peut y en avoir à saciété.

[9] cf. Le Goff, La barbarie douce et Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme.

[10]  cf. le propos de J.M.Messier dans un numéro de mars 2001 du journal Le Monde.

[11] Un exemple caricatural de tout cela nous est fourni par Ch. Delphy, dans un article du journal Le Monde du 22/23 octobre 2000. Dans un sermon qui pourrait s’intituler "L’avortement, la sociologue et le missionnaire ", la zélée particulariste n’hésite pas à exploiter le drame que représente pour beaucoup l’avortement, pour nous expliquer que si en France son nombre ne faiblit pas, c’est en quelque sorte la faute à la position dite du "missionnaire"! Car selon cette experte d’un nouveau genre (avec ou sans jeu de mot) qui milite pour une "société idéale où tous-toutes les individu-es (sic) seraient libres de leur sexualité ", l’acte sexuel seul reconnu comme tel", c’est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l’homme dans la femme". Mais, poursuit-elle, puisque "cette conception de la sexualité héritée de la culture judéo-chrétienne" entre en contradiction avec les injonctions de la "révolution sexuelle. (…) cela empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui"! A lire de telles fictions on se demande où et quand la sociologue a observé (sans "e": quelle imposture !) son "terrain". Tout porte à croire qu’elle a enquêté dans les milieux de l’Opus Dei du siècle dernier ! Alors que désormais la combinatoire sexuelle est partout, et que les pratiques sexuelles, comme les autres rapports de la société capitalisée, sont particularisées et publicisées, y compris dans les postures les plus perverses, une telle mystification de "l’immarcescible conjonction des sexes"(Gilbert Lely), ne peut que conforter le despotisme actuel de la vie aliénée.

[12] Sur cette question, on peut se reporter au livre de J.Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût. L’Harmattan. 2002.

[13] Le corps de l’ennemi, La Fabrique.

[14] Par exemple R. Brémont à la fin des années 30 dans La Communauté. Éd . de L’Oubli et surtout A. Prudhommeaux dans L’Effort Libertaire,. Spartacus. 1947.

[15] Cette référence au mouvement libertaire s’explique par le fait qu’une première version de ce texte a été écrite pour la revue libertaire La Griffe.

[16] Sur cette question du fil historique, cf. Temps Critiques n°12, p. 3 à 8.

 


Texte publié dans
La Griffe, n°20, p.6-9.
Éditions Librairie La Gryffe, rue Sébastien Gryffe  69007 Lyon
et dans
Temps critiques, n°13, hiver 2003, p.53-64.





Jacques Guigou
 
Préface à la troisième édition de l’ouvrage d’Henri Lefebvre
 
LA SURVIE DU CAPITALISME
 
LA REPRODUCTION DES RAPPORTS DE PRODUCTION
 
Anthropos, 2002 -  ISBN 2-7178-4445-7
 

Les écrits qui composent ce livre ont été rédigés par Henri Lefebvre entre juin 1968 et octobre 1972. Période hautement critique, encore traversée par les puissants mouvements révolutionnaires qui bouleversaient le monde et ses États et qui, en France culminèrent en mai 1968. Période de forte intensité politique où, comme dans les années 1917-21 de ce XXe siècle, le dépassement du capitalisme est à l’ordre du jour car l’horizon, bien qu’obscurci par l’échec immédiat de la version ouvrière de la révolution, reste largement ouvert pour une majorité des contemporains. Période faite de discontinuités, de passages et d’impasses, d’espérances et de désillusions, de recherche collective de « la sortie ». Mais avant tout, période qui achève un cycle historique, celui de la société de classe et de ses révolutions prolétariennes et qui marque l’avènement contradictoire d’un nouveau cycle, celui de la société capitalisée et de son devenir-autre comme communauté humaine.

En continuité avec son effort théorique pour penser la modernité et les modernismes en d’autres termes que ceux des sciences sociales et de la philosophie dont les présupposés sont ceux du système capitaliste et de son État, mais sans pour autant céder au dogmatisme du marxisme-léninisme, Lefebvre, servi par la juvénile ardeur de ses soixante-dix ans, affirme que, sans « abandonner Marx[1]» et puisque le programme communiste ne s’est pas réalisé, il convient d’entreprendre une nouvelle analyse du capitalisme pour comprendre pourquoi celui-ci réussit sa « survie ».

 

Mais dans cette démarche la pensée critique ne repart pas de zéro. Déjà, avant la manifestation de contestation généralisée des institutions et des modes de vie qui, en mai 68, a fait « irruption[2]» du bas en haut de la société, le terrain sur lequel se nouent les contradictions historiques du capitalisme avaient été balisé et préparé, des concepts élaborés. La critique de la vie quotidienne, la production et la reproduction de l’espace urbain, le répétitif et le différentiel, le mondial, constituent les semences d’une « découverte » théorique qui a « une portée globale » pour comprendre « la mutation » du système. Cette découverte a un nom : la reproduction des rapports de production. C’est autour de ce processus (et non de ce système) que s’engendrent les faisceaux de causes et de raisons qui maintiennent le capitalisme en survie. Lefebvre refuse, là comme ailleurs, les explications unidimensionnelles. Au détour des 70 pages d’exposé du concept éponyme de son livre, il insiste : il n’y a pas un opérateur unique et isolable de la reproduction des rapports sociaux de production mais l’effort théorique permet de définir le jeu de plusieurs conditions historiques qui contribuent à ce résultat et parmi ces déterminations, il en est deux, majeures, qu’il va expliciter dans les deux derniers tiers de son ouvrage. Tout d’abord Lefebvre donne comme un fait que la classe ouvrière n’a pas perdu son identité de classe des producteurs et forme donc à ce titre « le gros des troupes dans le camp anti-capitaliste » (p.111). Mais elle consent pourtant désormais à sa domination et abandonne sa praxis révolutionnaire. Il faut ensuite considérer dans toutes ses implications le fait que « la connaissance devient une force productive immédiatement » (p.105). En effet, l’expansion des techno-sciences, la spécialisation et la fragmentation des savoirs, l’universalisation de l’information, la valorisation de l’espace urbain et conséquemment la dévalorisation des anciennes médiations de la société bourgeoise se trouvent désormais au centre d’une « révolution culturelle » dont l’issue restera indéterminée tant qu’un « processus total, qui n’aurait dès lors rien de totalitaire, [ne lui donne]pas un sens : celui de la reconstruction de la société en tant que société, sur sa nouvelle base (industrielle et urbaine) » (p. 242).

Près de trente ans après cet état des lieux, il est utile de rééditer ce livre pour la connaissance qu’il avance sur la dynamique reproductive du capitalisme, même s’il contient des présupposés politiques issus de l’ancien cycle des luttes de classe, et qui, comme tels, sont aujourd’hui soient caducs, soient convertis en idéologies démocratistes.

 

La production n’est plus ce qu’elle était

Présente dans les œuvres de Marx, notamment sous la forme de la reproduction simple et élargie de la valorisation du capital (i.e. de la plus value), la notion de reproduction des rapports de production n’est partiellement explicitée qu’avec la publication d’un chapitre du Capital resté inédit et tardivement édité en France en 1970 intitulé Un chapitre inédit du Capital (UGE 10/18). Comme d’autres théoriciens critiques de l’époque, Lefebvre s’y réfère, y voit une confirmation de ses anticipations sur l’extension des domaines de la réification à des sphères de l’activité humaine jusque-là moins exploitées que celles du travail productif, mais il n’en tire pas les conséquences coperniciennes qui étaient annoncées au lecteur dans les toutes premières pages de l’introduction sous le nom de « La Découverte ».

 

Après avoir rappelé que Marx ne néglige pas la reproduction des rapports sociaux comme opérateur de l’accumulation capitaliste (p.62), Lefebvre poursuit en montrant que cette reproduction des rapports sociaux permettait de comprendre pourquoi un tel processus était nécessaire au capital pour intensifier et généraliser sa domination sur le travail productif à l’ensemble du « monde de la marchandise ». Mais il fait aussitôt le constat, trop hâtif, que Marx « ne va guère plus loin » et il se borne alors à évoquer une « question nouvelle : comment sortir du monde de la marchandise, qui semble le milieu nourricier du capital ? »(p.64)[3]. Ce chapitre inédit du Capital ne contient pas pour lui les prémices d’une rupture significative non seulement avec la théorie de la valeur-travail mais aussi avec la « loi » du nécessaire développement des forces productives. Ici Lefebvre reste fidèle au productivisme de Marx comme à celui de tous les marxismes du XXe siècle[4] : sa critique du productivisme stalinien et de la militarisation trotskiste de l’industrie trouvera, après 1968, ses limites dans la défense de l’autogestion (p.195) pourtant vite devenue dans les années 1970 le laboratoire de la liquidation de l’ancienne force collective de travail en rendant de plus en plus inessentiel le travail productif dans le procès global de circulation du capital. Il n’imagine pas un capitalisme qui serait parvenu à largement supprimer le travail humain productif sans pour autant supprimer le profit ou bien encore dans lequel l’activité humaine de production ne serait plus essentiellement un rapport des hommes à la nature extérieure mais un monde où la communauté matérielle du capital[5] serait quasiment devenue la « seconde nature » des êtres humains[6].

 

Comme chez Marx, il n’y a pas chez Lefebvre d’analyse de la genèse de la production. Marx a une conception de la production et du travail qui en font des activités invariantes de l’espèce humaine. Il est pourtant nécessaire de tenter des clarifications sur cette genèse pour comprendre la crise majeure de l’activité humaine aujourd’hui, son profond nihilisme. On peut avancer que la production surgit de la séparation entre les groupes humains et la nature. Opération de transformation, la production s’affirme comme une médiation et il peut alors naître et s’établir une sphère de la production qui va capter l’activité humaine et en faire du travail ordonné. L’agriculture fut la première production dans les sociétés humaines. Le surgissement de la production fonde ensuite la dynamique de l’appropriation : un groupe humain s’installe sur une terre pour la cultiver « l’exploiter », la « faire produire ». La production est donc une substitution à un procès naturel, ainsi que le précise Camatte en ces termes : « On a production quand il y a une transformation réelle qui implique une intervention plus importante, une substitution à un procès naturel qui se faisait spontanément. Le travail est cette activité qui vise justement à produire. Avant [l’agriculture] il n’existait pas, car l’activité de la chasse ou de la cueillette n’implique pas une transformation globale[7] ». Il faut ajouter à cela que le travail s’instaurant comme opérateur de la production, il le fait de manière contradictoire puisqu’il va se réaliser en créant une classe des travailleurs-producteurs qui se trouvent dépossédés des résultats de leur travail (l’exploitation du travail) et dominées par les propriétaires des moyens de production.

Lefebvre a-t-il un doute sur la cohérence de son analyse ? En tout cas, on le voit hésiter, s’interroger devant ce qui apparaît très visiblement aujourd’hui comme une contradiction : partager la critique du productivisme et de l’ouvriérisme dont le mouvement de mai 68 était porteur, mais conserver le credo marxiste du développement des forces productives, notamment l’apologie de leur expansion maximale dans des activités technologiques, culturelles, intellectuelles, urbaines[8] ; et ceci, précise-t-il, en vue d’une « reconstruction de la société sur la nouvelle base (industrielle et urbaine) »(p.242). Que ce credo, devenu « lutte contre le chômage » puis « développement durable » ait couvert d’un bruit assourdissant la société du capital illimité que nous connaissons aujourd’hui ne semble pas l’alerter. Cet écart entre la radicalité de l’analyse et l’insignifiance de son contenu historique (l’autogestion, la « révolution culturelle » et urbaine) éclate ici et il ne cessera de s’amplifier à la lecture des derniers textes du livre.


 
La crise n’engendre pas la révolution

Certes sensible aux dimensions écologiques exprimées par le mouvement de mai 68 et conscient que cette « domination de la nature » — placée par Marx, à la suite des Lumières et de la rationalité occidentale, au cœur de la modernité — peut conduire à « la destruction de la nature et à la limite à celle de la planète »(p.163), Lefebvre s’inquiète devant la « crise globale »(p.162) qui s’annonce et il précise qu’elle « ne sera plus une crise économique classique, la crise de la surproduction telle qu’elle a sévi entre 1929 et 1933, avec les conséquences que l’on connaît. Ce qui s’annonce, c’est une crise de la reproduction des rapports de production, au premier plan, la défaillance des centres et des centralités. »(p.163).

 

Ce livre, rédigé avant la manifestation économique de « la crise », en 1974, appartient à l’univers théorique de la critique de l’économie politique et au cycle historique des luttes de classes, mais il nous introduit aussi dans l’époque ouverte par les mouvements révolutionnaires mondiaux de la fin des années 60, époque de la « valeur sans le travail » et sans la classe du travail. Époque qui va voir le capital liquider l’ancienne distinction entre travail productif et travail improductif en faisant de quasiment toutes les activités humaines un travail productif (le chômage, l’emploi précaire, la « flexibilité », les stages, le virtuel, etc.) afin de supprimer toute dimension objective de la valeur. Parvenant ainsi à s’affranchir de sa détermination à l’exploitation de la force de travail (le travail vivant chez Marx comme base de la valeur-travail), le capital va tenter de réaliser (sans y parvenir totalement) la suppression du travail humain productif. Toute activité devient alors pour lui une opportunité de « création de valeur », c’est-à-dire de valeur s’autovalorisant, notamment sous sa forme financière. Sans le qualifier dans ces termes, avec son langage « métaphilosophique », ce livre pressent pourtant la montée en puissance du processus. Il y est maintes fois affirmé que la production n’est plus essentiellement transformation des ressources naturelles par l’exploitation de la force de travail mais qu’elle est aussi production de rapports sociaux. Toutefois, Lefebvre ne peut (et ne veut) énoncer que le véritable opérateur du procès de production, c’est désormais toute la société. Toutes les activités humaines tendent à être valorisées, c’est-à-dire mises en forme pour « créer de la valeur ». C’est donc le capital qui, en rendant l’ancien travail humain productif toujours plus inessentiel dans le procès global de valorisation[9], est parvenu à socialiser la production et cette « révolution » n’a pas été l’œuvre historique de la classe des producteurs émancipés et associés comme Marx l’avait prédit. Cela Lefebvre ne peut le formuler, moins parce qu’en 1971, il n’est pas en mesure d’observer les prémices de l’englobement capitaliste (nous sommes encore dans le « plein emploi et l’État-Providence), mais surtout parce qu’il reste attaché au marxisme-léninisme et à son présupposé objectiviste : la contradiction entre les rapports de production (y compris leur reproduction) et le développement des forces productives doit engendrer la crise finale du capitalisme. Le dialecticien Lefebvre s’autorise cependant une prévision : le système va avoir de plus en plus de mal à reproduire les conditions de son devenir. Sur ce point trois décennies de « crise », de destruction de la planète et de « gestion des catastrophes » ne l’ont pas démenti ; sauf sur un élément, essentiel : une théorie de la révolution ne peut plus se référer à cette invariance du « programme prolétarien » qui appelait le sujet historique (le prolétariat) à accomplir le nécessaire débouché révolutionnaire de la crise

Une intuition politique accompagne cette prévision (le « programme commun » socialo-communiste venait d’être signé) : ce sont les forces qui se veulent héritières du mouvement ouvrier qui vont « prendre le relais de la bourgeoisie » (p.165) pour assurer la croissance du capitalisme. Sur ce point, et à condition — ce qui n’est pas rien — de faire abstraction de la référence classiste (maintient de l’antagonisme bourgeoisie/classe ouvrière), ces trente années de « gestion sociale de la crise » lui ont également donné raison.

 
 

Caducité des classes et de leur dialectique

Si la classe ouvrière n’est plus révolutionnaire et que le capitalisme n’est plus un mode de production (p.85-87) mais un système de reproduction des rapports sociaux capitalistes et si l’on n’abandonne pas pour autant le « projet révolutionnaire » (p.140), y aurait-il alors un nouveau sujet historique de la révolution ? Lefebvre affronte cette question politique centrale en mettant en œuvre toutes les ressources du « mouvement de balancier entre les extrêmes[10] » (p.106). D’une part son analyse sociologique le pousse à constater l’absence d’unité de la classe ouvrière, sa fragmentation, son intégration (qu’il qualifie de « conjoncturelle ») à la société de consommation, son adhésion à l’idéologie de l’entreprise et de la défense de l’outil de travail ; mais d’autre part, il affirme que cette même classe ouvrière reste « un bloc relativement homogène (…) qui est là, solide et qui résiste »(p.135), qui « se montre impénétrable, irréductible »(p.111). Face à la dissolution des rapports sociaux engendrée par la reproduction capitaliste, face à la prolétarisation croissante d’une masse de plus en plus importante d’individus atomisés, la classe ouvrière n’accepte pas « la société bourgeoise », mais elle se rallie à la version minimaliste de la « transformation révolutionnaire »(p.135). Ce diagnostic sur le caractère hybride de la classe ouvrière laisse cependant Lefebvre insatisfait. Il cherche un dépassement possible, une « voie » de passage qui n’a plus rien de commun, bien sûr, avec l’ancienne « transition socialiste ». En accord avec divers courants issus de mai 68 qui luttent contre l’universalité totalisante de la « société bourgeoise, de ses institutions et de son État-répressif » au nom de l’autonomie, de l’autogestion et de la « libérations des minorités et des dominés » (les femmes, les enfants, les immigrés, les homosexuels, les régions, les ouvriers, etc.), Lefebvre en vient lui aussi à affirmer l’autonomisation nécessaire de la classe ouvrière, son « autodétermination »(p.163). Pas plus que les nombreux partisans des « libérations » identitaires, il ne perçoit que cette affirmation « différentialiste » contre la reproduction capitaliste ( le plus souvent réalisée dans des formes autoréférentielles et particularistes), ne peut avoir de débouché politique radical puisque c’est sur cette base : l’entreprise pour tous et chacun devenant une entreprise quelle que soit son activité, que s’effectue la capitalisation généralisée de toute la société.

L’histoire du mouvement des Lip, contemporaine de la parution de La survie du capitalisme, manifesta de manière emblématique cette impossibilité pour des « grévistes se voulant producteurs associés » à dépasser la défense de leur condition prolétarienne au moment même où le capital, pour assurer sa reproduction comme système (et non plus comme mode de production), doit supprimer massivement du travail humain productif. Ruse dramatique de l’histoire, « l’autodétermination de la classe ouvrière » devient nécessité de la reproduction du rapport social capitaliste[11].

Livre lucide sur son époque ; livre qui ne s’illusionnait plus sur « la transition socialiste » puisqu’il nous montrait comment c’était le capitalisme lui-même qui la réalisait ; livre de la fin du cycle des luttes de classe et de la société bourgeoise, mais aussi livre ouvert sur les possibles que contenait le mouvement révolutionnaire de 68, ce livre que, comme beaucoup, dès sa parution, nous lûmes avec une passion faite de gravité et d’enthousiasme, nous met en continuité avec les luttes de l’époque, qui comme celles d’aujourd’hui, cherchent à faire de l’histoire autre chose qu’une capitalisation de la vie.

 
© Texte également publiée sous forme de brochure
aux éditions de l'impliqué
sous le titre
La société du capital illimité

ISBN 2-906623-11-3
 
 
 
 
Notes

[1] Une pensée devenue monde. Faut-il abandonner Marx ?  sera le titre d’un ouvrage à venir, paru en 1980 chez Fayard.

[2] L’irruption de Nanterre au sommet (Anthropos, 1968) devait-il être réédité en 1973 indépendamment de La survie du capitalisme ? Peut-être. C’est pourtant un autre choix qui a été fait par Henri Lefebvre et son éditeur Serge Jonas, fondateur et directeur d’Anthropos. Ils ont combiné dans un nouveau livre plus de la moitié des pages écrites à chaud par Lefebvre sur le mouvement de mai 68 et déjà publiées dans L’irruption…avec les longs textes sur la reproduction et sur la classe ouvrière écrits quelques années après et qui forment l’ossature du présent livre. Aucune mention n’est faite de ce montage éditorial dans le paratexte des deux éditions de 1973 ; la seule trace se trouve à la fin de la note du bas de la page 58, ainsi rédigée: «cf. aussi L’irruption… texte de juin 1968, reproduit ci-après ». Rémi Hess commente plus longuement cet arrangement textuel dans sa posface, p.   .

[3] Question pas si nouvelle d’ailleurs puisqu’elle était déjà théorisée par diverses composantes révolutionnaires de 68, dont les situationnistes ; question dans laquelle ils se sont d’ailleurs enfermés, assimilant le « monde de la marchandise » à un rapport marchand universalisé dans « le spectacle », et passant, ce faisant, à côté de l’opérateur central de la capitalisation de la société : le mouvement de la valeur tendant à devenir activité humaine générique.

[4] Sauf celui de Bordiga, qui, très critique vis-à-vis de la pratique gestionnaire des conseils ouvriers des années 17-21, affirmait alors : « Le socialisme est tout dans la négation de l’entreprise capitaliste, non dans sa conquête de la part du travailleur » Prometeo, 1ère série, 1924. Cf. aussi, Amedeo Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, Payot, 1978.

[5] Cf. sur cette analyse : Jacques Camatte, Capital et Gemeinwesen : le 6e chapitre inédit du Capital et l’œuvre économique de Marx, Spartacus, 1978.

[6] On pourra lire une explicitation de ce devenu contemporain du capitalisme et un débat à son sujet dans les deux articles suivants : Jacques Wajnsztejn, « Quelques précisions sur le système de reproduction capitaliste » et Jacques Guigou, « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques n°8, 1999.

[7] Revue Invariance, 1987, série IV, n°3, p.21.

[8] Sans les connaître semble-t-il, Lefebvre est ici assez proche de certaines thèses de « l’opéraïsme » défendues par des groupes révolutionnaires en Italie depuis les années 60 (Quaderni rossi, Classe operaia, Potere operaio, Lotta continua, les diverses tendances de l’Autonomia), thèses qui, se fondant sur la fin du fordisme et sur l’importance de « l’ouvrier social » et de ses capacités subjectives à se libérer de son assignation à n’être qu’une force de travail (cf. Tronti, Ouvriers et capital, 1977) affirment une issue politique aux luttes de classe : celle d’une « libération du travail exploité »( Negri) et la revendication d’un « salaire politique ». Ne pourrait-on pas déceler dans cet « autonomisme » lefebvrien les prémices de son citoyennisme de la fin des années 80 ?

[9] Pour une analyse développée de cette réalité et de sa critique, on pourra lire : Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, L’Harmattan, Coll. Temps critiques, 1999.

[10] Cette posture du « balancement » dialectique exprimée page 106 à propos de la critique du savoir est fréquemment utilisée par Lefebvre dans ses débats et ses combats entre sa droite (les staliniens et les sociaux-démocrates) et sa gauche (l’extrême-gauche et l’ultra-gauche). Dans cet exercice le logicien Lefebvre n’échappe pas toujours au piège d’une rhétorique dialectique ; d’un dialectisme qui ressemble à la recherche du compromis politique, quitte à le réaliser, référence quelque peu inattendue ici …pour la « civilisation » (p.106). Mais alors que devient la discontinuité de la révolution si elle n’est plus rupture avec toutes les formes de domination ?

[11] Sur ces dimensions intégratrices de l’autogestion et plus généralement sur l’autonomie et l’autoréférence comme opérateurs de la société capitalisée, on peut lire notre ouvrage : La cité des ego, L’impliqué, 1987 et le volume I de l’anthologie de la revue Temps critiques, livre collectif que nous avons dirigé avec Jacques Wajnsztejn et publié chez L’Harmattan sous le titre : L’individu et la communauté humaine, 1999.




 
AL QAÏDA, UN PROTO-ÉTAT ?
CONFUSIONS ET MÉPRISES
 

Jacques GUIGOU

 
 

Les derniers épisodes de violence infernale qui viennent de marquer l'histoire mondiale de ces dernières années ont plongé les hommes et les femmes dans un surcroît de désarroi politique et d'insécurité mentale. Aucun domaine de l'activité humaine n'échappe à cette instabilité. Le langage utilisé habituellement pour exprimer de tels paroxysmes de violences en est lui-même altéré. Ainsi, les anciennes théories de la violence dans l'histoire, qu'elles soient d'orientation spiritualiste ou matérialiste, étalent leurs déphasages, leurs confusions et souvent leur méprises à longueur de propos. De telles incohérences se sont manifestées récemment dans les écrits des individus ou des groupes politiques qui se veulent « critiques » lorsqu'ils ont cherché à qualifier le réseau islamiste Al Qaïda auteur des attaques du 11 septembre 2001 aux USA.

Parmi les "alternativistes" ou les "révolutionnaires", on a pu alors observer une timide désaffection pour les anciennes théories critiques de l'État-nation ; qu'il s'agisse de celle, marxiste de l'État-de-classe-impérialiste ou bien de celle, anarchiste, de l'absolutisme de l'État-policier. Pour rendre compte des transformations des État-nations et des fédérations d'États-nations aux prises avec la totalisation mondiale du capital, on trouve souvent la référence à une puissance mondiale dominante (« l'Empire ») qui, déjà en formation après les années de Guerre froide Est-Ouest, serait désormais assez largement établi. A ce sujet, on se souvient que, dans la seconde moitié des années 70, le philosophe marxiste Henri Lefebvre avait proposé le terme d'État-mondial pour désigner les "contradictions de l'État moderne" et la manière dont selon lui, la forme-État se parachevait dans un équivalent général mondialisé, le « mode de production étatique[1]» (MPE). Mais restée trop dépendante de la notion de mode de production et partageant, à ce titre, son présupposé classiste lié à l'ancienne société bourgeoise, la théorie lefebvrienne du mode de production étatique mondial ne prenait pas la mesure de l'émancipation qu'opérait le capital à l'égard des États-nations[2]. Étant de moins en moins actif dans la médiation que l'antagonisme des classes avait rendu nécessaire dans la domination de la société bourgeoise, l'État-nation s'affaiblissait au fur et à mesure que le processus mondial de totalisation du capital montait en puissance. Ce n'est donc pas à l'instauration d'un « mode de production étatique mondial » auquel nous avons assisté lors des grandes restructurations du capital dans les années 80 et 90, mais à un processus d'englobement de l'ensemble des régions du monde par le système de reproduction capitaliste se totalisant. Les institutions régaliennes et sociales de l'État se résorbent[3] dans des dispositifs fonctionnels chargés de gérer les opérations de valorisation en capitalisant l'ensemble des rapports sociaux. Ce mouvement, non exempt de discontinuités et bien loin d'être achevé, s'est réalisé au dépend des États-nations qu'il a, au passage, désinstitutionnalisé, particularisé, mis en réseau, virtualisé.

Une telle situation pratique et théorique peut expliquer le recours à la notion de « proto-État » effectué par plusieurs courants critiques de l'extrême gauche et de l'alternativisme écologiste ou anarchiste pour définir les vastes groupements politico-religieux relevant de l'islamisme qui interviennent pour « purifier la communauté des croyants »… en la capitalisant! Objectif que « Le Grand Satan » poursuit également, mais dans sa version « sans barbe », d'où le conflit entre ce qu'Anselm Jappe nomme « le choc des barbaries[4]».

Le terme de proto-État a d'abord été utilisé par les pré-historiens, les historiens et les géographes pour désigner une organisation politique et sociale intermédiaire entre l'organisation de type communautaire (clans, tribus, chefferies, royautés pré-étatiques, etc.) et l'organisation politique de type étatique, qu'il s'agisse des empires-États, des cités-États, de l'État-royal, de l'État-nation, etc. Les notions de stade, d'étape dans un devenir, de développement, de procès en formation sont toujours présentes dans les acceptions du mot proto-État. On le trouve d'ailleurs utilisé avec une large extension sémantique et pour des périodes pré-historiques et historiques forts diverses. Par exemple, il définit les sociétés de l'âge du bronze dans l'Asie centrale[5], mais aussi l'organisation du pouvoir dans l'Amérique pré-colombienne[6]. Pour l'époque contemporaine on relève son usage dans des écrits politiques qui, nous l'écrivions plus haut, pour la plupart, se veulent critiques du système.

Ainsi, le Rassemblement de la gauche radicale européenne dans sa déclaration adoptée lors de sa conférence de Madrid en juin 2002, écrit : « L'offensive néolibérale s'appuie directement sur la coordination institutionnalisée du proto-État européen[7]». Dans son article «L'islamisme :idéologie politique et mouvement», le groupe Mac Intosh affirme :« La connexion étroite entre l'islamisme et le capitalisme apparaît dans les deux dimensions de l'islamisme en tant qu'idéologie et projet politique. Malgré ses appels à la tradition islamique; l'islamisme constitue une forme de proto-État ou de racisme étatique[8]». C'est dans un sens proche de ce dernier que Ronald Creag[9] qualifie lui-aussi les réseaux Al Qaïda de proto-État. Ailleurs ce sont les territoires palestiniens[10] ou bien encore « la marche inexorable vers l'État mondial[11]» qui sont qualifiés de proto-État.

Mais ce n'est pas seulement pour des raisons sémantiques ou bien encore pour l'hétérogénéité des espaces et des temps historiques couverts par cette notion que nous affirmons qu'Al Qaïda n'est pas un proto-État. C'est surtout parce qu'un tel usage induit une méprise sur une dimension essentielle de la globalisation en cours, à savoir la dissolution de la forme-État-nation et sa mutation dans des réseaux de puissance qui sont des opérateurs majeurs de la « création de valeur ». Les formes territoriales des États-nations (les anciennes, européennes, comme les orientales, récentes et… introuvables), sont devenues des obstacles à la circulation des flux de valeur. Si l'on avait pu dire, avec raison « qu'il n'y a pas d'État sans territoire », cet axiome de la modernité est aujourd'hui caduc. Ce sont les entreprises, les organisations, les réseaux, les associations, les mafias les plus déterritorialisés qui opèrent sur et dans la puissance de la société mondiale capitalisée. Pour s'accomplir pleinement, ce processus de totalisation du capital doit achever de dissoudre les anciens rapports sociaux liés à une terre, à une ethnie, à un peuple, à une nation, à un État car ils présentent une trop grande « rigidité ». Dans ces conditions, on comprend pourquoi les anciens supports religieux, à visée plus universelle sont réactivés. C'est leur capacité d'abstraïsation, leur potentiel de création d'équivalence qui est utilisé dans ce qui nous est donné comme un « choc de civilisation ». De ce point de vue l'Islam, religion individualisante, sans clergé ni hiérarchie ecclésiale permet une instrumentalisation stratégique beaucoup plus en phase avec les réalités de la capitalisation du monde que ne peut l'être le christianisme, même dans ses versions sectaires. Le bouddhisme offre lui-aussi de telles possibilités de réactivation en prise directes avec la virtualisation[12].

Si les organisateurs des réseaux Al Qaïda ont choisi ce terme (qui signifie "la base, la fondation, l'assise") pour nommer leur projet et leurs actions c'est qu'ils se veulent les nouveaux prophètes d'un vaste rassemblement d'individus dans la « véritable » communauté islamique universelle. Pour y parvenir cela implique une soumission de tous (les femmes n'y ont qu’une place dominée et secondaire) à la parole donnée à Dieu et au serment collectif de liquider tous ses ennemis… Une communauté despotique donc, faite d'allégeance néo-féodale et de haute technologie, et en aucune manière un futur État islamique reconnu par l'ONU! L'Afghanistan, l'Iran, l'Irak, l'Arabie saoudite, etc. n'étant que des supports étatiques provisoires à capter pour les utiliser dans les conflits en cours, mais en aucun cas pour y convertir un supposé proto-État en État. La visée est donc bien concurrentielle de celle de la puissance dominante « sans barbe » mais en aucun cas antagonique. Dans les deux cas, il s'agit de capitaliser des êtres humains, des êtres vivants et leurs biotopes naturels (du moins ce qu'il en reste).

 
 
 
Notes

[1] Cf. Henri Lefebvre, De l'État, 4 volumes, 10-18, de 1976 à 1978.

[2] On pourra lire une mise en perspective critique des analyses d'Henri Lefebvre sur l'État, les classes sociales et le capital dans ma préface à la troisième édition de son livre : La survie du capitalisme, Anthropos, 2002.

[3] Cf. J.Guigou « L'institution résorbée », Temps critiques n°12, hiver 2001.

[4] Cf. Jungle World (Berlin) du 26.09.2001. Publié en français sous le titre « Le choc des nouveaux barbares » dans Courrier international n° 577 du 22.11.2001.

[5] Dans la présentation de l’article de l'Encyclopædia universalis : « Irrigation et société en Asie centrale des origines à l'époque achéménide », on peut lire d’intéressantes mises en corrélation au sujet de ces cultures archéologiques homogènes étendues sur de vastes territoire :« Ces cultures sont souvent prises comme des expressions matérielles de formations socio-politiques appelées ‘proto-étatique’. Cette notion de proto-État, ses implications socio-économiques, ainsi que la conception de l'Asie centrale comme périphérie d'empires moyens-orientaux font l'objet d'une discussion critiques depuis les premiers écrits sur le ‘despotisme asiatique’, les réflexions de Marx et d'Engels sur le ‘mode de production asiatique’ et les propositions de Wittfogel sur les « sociétés hydrauliques », l'on s'est beaucoup interrogé sur les rapports entre État, société et contrôle de l'eau dans les sociétés du Moyen-Orient ancien ».

[6] Cf. art. amérique pré-colombienne de l'Encyclopædia universalis.

[7] Citée par Rouge, journal de la LCR sur son site www.lcr-rouge.org

[8] Mac Intosh - International perspectives, New-York, oct.2001.

[9] Cf. Ronald Creagh, Terrorisme. Entre spectacle et sacré. Éléments pour un débat. Atelier de création libertaire (ACL). Lyon, 2001.

[10] Franck Debié, dans un débat à l'IPSEC (Paris) le 20 mars 2002. Cf. www.cafe.geo.com

[11] Cf. Marc Grund :« Réchauffement de la planète : un autre exemple de constructivisme mondial », in Le Québécois libre, n°92, nov. 2001.

[12] Cf. Jacques Camatte :«Bouddhisme et virtualité», Invariance, n°5, série V, hiver 2002, p.77-82.

 




LA FORMATION REJOUÉE
 
Jacques GUIGOU
 
En réaction aux bouleversements révolutionnaires de la fin des années soixante le système dominant s'est engagé dans un vaste processus de décomposition de l'État-providence et de sortie du compromis fordiste. Alors que l'éducation des adultes était restée jusque là périphérique à la dynamique centrale de la reproduction des rapports sociaux, la formation est devenue, après 1968, un opérateur majeur des recompositions, particularistes et immédiatistes de l'actuelle société capitalisée.

Aux différentes étapes de son rapide développement les commentateurs politiques ont loué la capacité de la formation à "créer du consensus entre les partenaires sociaux". C'est grâce à elle, disaient-ils, que les négociateurs d'un plan social accompagnant des licenciements ou des fermetures d'entreprises emportaient l'adhésion des salariés. On y a vu la réussite exemplaire du "paritarisme" issu des Accords de Grenelle de l'automne 1968, cette "gestion sociale de la crise" partagée entre les directions d'entreprise, les syndicats et les pouvoirs publics. Le droit de tout salarié à bénéficier d'une formation, droit conçu en France comme un droit du travail, a été donné comme un rapport d'échange "gagnant-gagnant". Gagnant l'employeur parce qu' il peut se débarrasser de son ancienne force de travail devenue incompétente, trop coûteuse et investir dans une "ressource humaine" réduite en effectifs, limitée dans le temps, performante, mobile et motivée. Gagnant le salarié en formation puisqu'il conserve un emploi ou s'il en est écarté, il reste cependant "en prise avec l'activité" puisque l'État, les Régions, lui offrent l'opportunité d'une formation pour "investir dans son capital humain", pour "s'autonomiser", se "valoriser" et conserver ainsi une existence économique. Gagnant l'État qui y conforte son rôle de supposé arbitre de l'intérêt général, et qui, en se défaussant sur les Régions et l'Europe d'une gestion sans enjeu national, en tire un avantage idéologique, celui d'un État qui sait se débureaucratiser, se régionaliser et "agir au plus près des problèmes des gens".

Rares furent les individus (militants, formateurs, chercheurs, salariés en formation) ou les groupes et les organisations (syndicats, partis politiques, associations, mouvements d'éducation, centres de formations, universités, etc.) qui ont échappé à ce consensus idéologique sur les bienfaits de la formation. Rarement furent énoncées des critiques externes, des critiques véritablement politiques, c'est-à-dire des critiques qui ne dépendent pas du paradigme de la formation. De la Droite à la Gauche et à l'extrême Gauche le discours du capital sur la formation a été non seulement approuvé, mais ils furent nombreux les militants de ces partis et de ces groupes à s'en faire, chacun à leur manière, les "professionnels" zélés. Les uns exaltant une "seconde chance" offerte à ceux qui ont échoué dans le système scolaire, d'autres défendant "un acquis historique du droit du travail", d'autres encore célébrant une "libération", une "émancipation" qui, dans cette "société des loisirs" que les sociologues de l'éducation permanente appelaient de leurs vœux dès les années 50, permet depuis à l'individu de "se diriger lui-même dans l'univers de tous les savoirs".

 Les seules critiques de la formation qui peuvent être relevées pendant ces plus de trente années de formato-centrisme sont des critiques internes qui étaient et restent encore aujourd'hui dépendantes du paradigme de la formation. Leurs démarches, facilement repérables car nombreuses et répétitives, consistent à mettre en évidence des écarts entre des réalités politiques de la formation et un modèle démocratique de la formation dont la réalisation serait entravée par une rationalité économique supérieure et dominante. Ainsi furent dénoncées telles ou telles "inégalités" dans l'exercice du droit à la formation; telles politiques régionales qui engendrent des "exclusions" du statut d'ayant droit à de la formation; tels abus de pouvoir dans l'organisation d'un dispositif; tels détournements des fonds d'un organisme paritaire de financement; telles utilisations exclusivement patronales d'un plan de formation; tels savoirs jugés idéologiquement dangereux; telles manipulations psychologiques de la part de formateurs-gourous; tels excès d'une évaluation-sanction préférée à la bonne évaluation, la "formative"; telle transgression de "l'éthique de la formation", etc.

On peut rattacher à ces critiques internes certains courants de recherche qui, combinant existentialisme, phénoménologie et anthropologie postulent que la formation est un processus vital constitutif de l'être humain, une sorte d'invariant "bio-cognitif" qui serait actif depuis les débuts de l'hominisation mais qui se serait seulement manifesté à la faveur des mutations économiques et culturelles du dernier tiers du XXe siècle. Ces chercheurs seraient donc des découvreurs de la véritable gnose de la formation…

Critiques internes et chercheurs bio-cogniticiens partagent un même présupposé : la formation est non seulement une nécessité économique, sociale, culturelle, mais elle est devenue un "fait social", un mode d'être au monde et une exigence vitale au devenir des individus et de la société contemporaine. La critique de ce présupposé quasi universel constitue pour nous la première et seule tâche d'une théorie critique de la formation.

Dans cette perspective d'activité critique[1], il s'agit de conjuguer une discontinuité théorique et une visée pratique.

La discontinuité théorique peut se formuler ainsi : en contribuant à rendre de plus en plus inessentielle la force de travail dans la valorisation généralisée du capital, la formation a fortement contribué d'abord à sortir le système capitaliste des contradictions du fordisme puis à valoriser des activités humaines jusque là non englobées dans la domination. Il s'agit donc d'expliciter l'apparente contradiction dans laquelle se sont développées les politiques de formation depuis le début des années 70, à savoir : supprimer du travail humain productif tout en donnant l'action de formation comme un équivalent de ce travail humain productif. Autrement dit, comment la formation a-t-elle permis de convertir une dépense jusque-là considérée comme improductive[2] en un "investissement" dont le "retour" réalise un surplus de valeur, qui n'est plus le résultat de l'exploitation d'une force de travail exploitée?

La visée pratique consiste à réaliser une communauté humaine et des modes de vie dans lesquels la formation (comme l'éducation) aura été dissoute puisque le procès de connaissance et d'action d'homo sapiens sera alors communisé.

 

Production, formation et valeur-travail

Dès que la formation a été établie en système[3], les critiques politiques qui lui ont été portées[4] par des salariés en grève, des collectifs de luttes urbaines, des syndicats ouvriers, des partis politiques prétendant défendre "le monde du travail", des militants de mouvements d'éducation populaire, etc. s'expriment au nom de la valeur-travail. On peut globalement caractériser ces contestations de la formation comme une critique prolétarienne de la formation. La formation continue y est définie comme un enjeu majeur dans les luttes de classe qui se mènent à cette époque (1968-74). Dans sa praxis historique le prolétariat doit rejeter la formation continue, ce "nouvel opium réformiste[5]" et exercer son pouvoir sur toutes les dimensions d'une formation au service de sa cause, celle des conseils ouvriers, de l'autogestion généralisée et donc de l'abolition de la formation puisqu'en tant qu'équivalent du temps de travail général[6] (cf. le "travail abstrait" du Chapitre I du Capital) elle n'est que la continuité de l'exploitation de la classe des producteurs.

En définissant la formation comme une nouvelle composante du travail abstrait, en affirmant son caractère à la fois productif (la qualification de l'ouvrier-masse) et potentiel-lement émancipateur (l'auto-praxis de la classe qui se nie), la critique prolétarienne de la formation telle qu'elle fut exprimée en France au début des années 1970 ne fut pas très éloignée de certains mouvements pour l'autonomie ouvrière en Italie[7]. Elle s'en démarque sur un point important : dans la recomposition du capitalisme il y a bien un processus d'incorporation du "travail vivant" par le travail mort (le système technique, l'ingénierie, ce que Marx a nommé le "general intellect" dans son Fragment sur les machines[8]) mais cette dynamique que certains opéraïstes (dont Negri) nommeront la "production immatérielle" ne permet pas cependant de convertir la valorisation capitaliste de la force de travail en "autovalorisation ouvrière".

L'impasse théorique dans laquelle se trouva enfermée la critique prolétarienne de la formation fut identique à celle qui enferma l'autonomisme prolétarien en Italie. Le prolétariat ne peut pas s'autonomiser du capital puisqu'il n'existe et ne peut s'affirmer que dans son rapport au capital. La formation conduit à une autonomisation individuelle des salariés (ou des chômeurs) en les rendant toujours plus dépendants de toutes les dominations de l'actuelle société capitalisée.

Mais cette critique prolétarienne de la formation n'a cependant pas complètement disparue On peut en trouver une expression contemporaine chez certains groupes neo conseillistes[9].

La formation et l'évanescence de la valeur

Si, au début des années 1970, la formation pouvait encore être interprétée par la critique prolétarienne comme une composante du travail productif et donc un moyen supplémentaire pour accroître l'exploitation de la classe du travail c'est que ce cycle des restructurations du capital bouleversé par le second assaut révolutionnaire du XXe siècle[10] n'en était qu'à ses débuts. La "crise" s'intensifiant et se généralisant fut d'abord une crise du travail productif dont nous avons pu décrire les déterminations d'abord dans cette formule marxienne : le travail mort supprime le travail vivant[11] puis dans un approfondissement de la critique de la valeur en posant cette dernière comme dominée par le capital dès l'instant où ce sont l'ensemble des activités humaines qui sont capitalisées[12].

Si l'on se réfère à deux moments pour saisir le cycle des restructurations, celui de la suppression massive de travail humain productif (le chômage) et celui de la domination de la valeur par le capital totalisé et mondialisé, on peut repérer deux modes d'actions de la formation :

- dans le moment de "la valeur sans le travail" la formation contribue, en négatif, à disqualifier d'innombrables "travailleurs" devenus incompétents et à imposer les nouvelles exigences techno-cognitives du système global. En développant les techniques managériales et comportementales de gestion des ressources humaines la formation discrimine les compétents et les individus sortis des normes de l'employabilité[13];

- dans le moment[14] de "l'évanescence de la valeur" la formation constitue un opérateur de domestication des individus à travers leur implication obligée dans des systèmes de validation permanente de leurs ressources, de leurs compétences, de leurs motivations, et, finalement de la totalité de leur vie réifiée dans des "récits de vie" et autres "bilans expérienciels"…

La VAP (loi de 1984 sur la validation des acquis professionnels) correspond au premier moment, la VAE (loi de 2002 sur la validation des acquis de l'expérience) au second.

Ainsi, après avoir été jouée une première fois, après 1968, comme opérateur de dissolution du travail productif et de sa classe sociale, la formation est-elle rejouée, ces dernières années, comme opérateur de la capitalisation d'un nombre toujours plus grand d'activités humaines.

 
 
Notes

[1] Cf. "Théorie critique ou activité critique?", Temps critiques, n°10, printemps 1998, p.5-6. L'impliqué, ISSN 1146-6197.

[2] Depuis leurs origines, les institutions d'éducation ont toujours constitué une dépense pour les familles, les pouvoirs locaux, les Églises, les États. Il en fut de même pour "l'éducation des adultes" lors de sa brève période d'existence (années 1930 à 60).

[3] Sur les contradictions politiques qui se sont manifestées lors de la mise en système de la formation on peut lire, Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes 1968-1992, L'Harmattan.

[4] "La formation permanente est une marchandise comme les autres" proclame le Manifeste des travailleurs de la formation permanente. Le Monde, 22 mai 1974.

[5] C'est le titre d'un article que, sous le pseudonyme "Un Groupe d'éducateurs", nous avons proposé à l'hebdomadaire d'extrême gauche Politique-Hebdo et que ce périodique a publié dans son édition du 16 décembre 1971. Ce texte présente un constat et appelle à un combat. Illustration du constat :"Deux impératifs économiques et politiques régissent de fait les actions de formation des entreprises : plus on est haut placé dans la hiérarchie, plus on bénéficie de temps et d'argent pour se perfectionner : c'est la logique du commandement du capital confirmée par l'avenant Cadres à l'accord sur la formation signé le 29 avril 1971. Plus on est au bas de la hiérarchie et plus la formation qu'on vous propose est étroitement professionnelle, liée aux strictes tâches du métier, elle aggrave donc le conditionnement technique et l'aliénation des travailleurs par le commandement du capital. Voilà les deux réalités que le prolétariat subit en matière de formation sous couvert de "développement personnel", de "perfectionnement technique", "d'actualisation des connaissances" et autres slogans à la mode lancés par les pédagogues patentés des patrons".

Illustration du combat :"S'il est clair désormais que la formation n'échappe pas aux luttes de classe au sein de l'entreprise et que s'ouvre un nouveau front dans ces lieux-mêmes que la bourgeoisie disait réservée "à l'éducation et à la culture au-delà des luttes partisanes", il n'est pas étonnant de voir les syndicats réformistes et collaborateurs s'engager avec l'État de classe et le patronat pour canaliser les forces révolutionnaires sous la noble bannière de la formation continue.

Aucun travailleur de ce pays ne s'y laissera tromper. Il faut que les camarades qui ont déjà entrepris le combat contre les ravages de la formation à la solde du capital soient encouragés et soutenus concrètement par tous ceux qui, dans l'entreprise et en dehors de l'entreprise (étudiants, militants qui ont de l'information sur les techniques pédagogiques aliénantes, sur les formes subtiles de pénétration de l'idéologie bourgeoise et de la fausse rationalité technique au travers des pratiques de formation, etc.) se rassemblent, mettent en commun leurs expériences de résistance aux séductions des directions et des bureaucrates syndicaux qui, sous couvert de formation "neutre et universelle", renforcent leur domination politique sur le prolétariat.

Il faut que, partout et tout de suite, soit dénoncée l'action des pseudo-pédagogues et autres théoriciens de la formation continue qui constituent la nouvelle force de frappe idéologique du patronat et de l'État bourgeois. Que tous les travailleurs qui sont envoyés en formation profitent de ce temps pour contester l'organisation hiérarchique de la formation à l'image de celle de la production, pour refuser l'intoxication des "professeurs" d'économie et de gestion capitaliste, pour mettre dehors les moniteurs qui sont pires que les contre-maîtres, pour prendre en main leur propre formation qui est en même temps technique, politique et culturelle.

Travailleurs en formation, exigeons le contrôle collectif des objectifs de notre formation et de la sélection des formateurs. Méfions-nous aussi du piège que constituent les "experts" que l'on fait venir de ces temples du savoir dominant que sont les universités nouvelles. Un universitaire n'est pas plus neutre ou plus "objectif" qu'un cadre supérieur d'entreprise ou de cabinets privés de conseil en formation. Boycottons les commissions paritaires où l'on veut nous entraîner sous prétexte que "tous les partenaires sociaux peuvent s'entendre sur les problèmes éducatifs". Là, comme ailleurs, la participation montrera alors son vrai visage : une technique d'action politique au service de la reproduction élargie du capital. Envoyez au journal le récit de vos luttes contre ce nouvel opium réformiste qu'est la formation continue et nous les populariserons".

[6] J'ai développé cette analyse dans "La formation comme équivalence et comme différence", Les Temps modernes, juillet 1975, pp.1974-1992. Relevons :"La 'loi de la valeur', fondée sur le temps de travail socialement nécessaire à la formation du profit, abolit toutes les autres valeurs particulières antérieures au mode de production capitaliste (…) La formation permanente n'échappe pas au principe d'équivalence, elle est une nouvelle valeur d'échange, une marchandise comme les autres, une objectivation du temps de travail général" (souligné par JG).

[7] Cf. "Les trois âges de l'opéraïsme", Centro di Ricerca per l'Azione communista. Texte disponible sur le site La Materielle http://lamaterielle.chez.tiscali.fr

[8] Cf. Grundrisse, Marx, Œuvres économiques, T.II La Pléiade, p. 306.

[9] Dans."Formation : de l'adaptation permanente à l'emploi, à la gestion des situations de crise de l'emploi", Échanges n°108, printemps 2004,l'accord national interprofessionnel sur la formation (ANI) et les projets européens de "formation tout au long de la vie" sont critiqués en ces termes :"La formation du XXIe siècle apparaît comme un instrument ayant pour fonction de maintenir le coût du travail dans une fourchette raisonnable pour le profit capitaliste." Ce texte cependant s'éloigne notablement des anciennes positions de la critique prolétarienne de la formation puisqu'il défend la loi de 1971 sur la formation professionnelle!

[10] Celui des années 60, le premier ayant atteint son apogée dans les mouvements communistes des années 1917-1921.

[11] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) (1999), La valeur sans le travail, L'Harmattan.

[12] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (2004), L'évanescence de la valeur, L'Harmattan.

[13] Notons ici au passage que l'ancien "droit à la formation" n'a plus d'efficience, c'est la forme du contrat qui, depuis les années 80, prédomine.

[14] Ces deux moments ne sont pas chronologiques mais représentent des polarisations dans le cycle général des restructurations (1974-1994).

 
 

Publié dans Temps critiques n°14, printemps 2006, p.165-171.

et sous forme de brochure sous le même titre

L’impliqué, 2006. ISBN 2-906623-13-X

 



ACTIVITÉ CRITIQUE ET ÉDUCATION
 
Jacques GUIGOU
 
0- L’activité critique qui est intervention sur le devenir-autre de l’existant ne peut être confondue avec l’exercice de « l’esprit critique ». Le second est compatible avec toutes les formes et tous les contenus de l’éducation historiquement liés au système capitaliste et à son État ; la première ne l’est pas.

1- L’esprit critique

Dans les sociétés traditionnelles, comme dans les sociétés protohistoriques, la représentation d’un individu « autonome » et « exerçant son esprit critique » n’existe pas. Pour qu’apparaisse la figure politique d’un tel personnage, il a fallu que le procès d’individualisation s’affranchisse de ses dépendances aux appartenances communautaires et que le procès d’autonomisation de l’État par rapport à la société parvienne à ses formes despotiques modernes : celle de l’État-royal puis celle de l’État-nation. Déjà naissant avec le lettré de la société féodale, c’est avec le « réformé » puis le bourgeois « libre » de la société de classe moderne que put s’affirmer un individu « à l’esprit critique ». Il s’est alors exprimé dans le rationalisme critique (Les Lumières, Hume, Kant… ) qui en fit un opérateur essentiel de la science comme activité séparée. Mode de connaissance critique, la science s’est autonomisée des autres formes de connaissance et de croyances au nom de « l’esprit critique ». Celui-ci a constitué, à ce titre, une composante majeure de l’idéologie progressiste des fractions modernistes de la bourgeoisie. Courant de pensée antinomique de la conception religieuse de l’éducation « l’esprit critique » a certes contribué à l’affirmation du citoyen républicain exerçant sa « libre pensée », mais il a conditionné cette liberté  individuelle à la détermination des individus par leur classe sociale. Seuls les enfants de la bourgeoisie reçurent une éducation, ceux des autres classes (paysannerie, classe ouvrière) étant quant à eux, socialisés dans les activités des adultes réalisées par leur classe d’appartenance[1]. Donné par les grands pédagogues de l’école moderne comme l’aiguillon régénérateur de « l'émancipation de l'enfant », l’apprentissage de l’esprit critique fut, de facto, une des disciplines nécessaires à la pratique de la compétition capitaliste. A ce titre, il a, sans aucun doute, notablement contribué à la dissolution des représentations pré-capitalistes encore actives dans la société bourgeoise ; mais il a aussi maintenu les mouvements révolutionnaires dans les représentations étatistes du rationalisme critique. En rabattant les luttes de classe sur l’horizon de la pensée rationaliste et démocratiste, qu’il donnait comme un horizon politique et mental indépassable, « l’esprit critique » a souvent favorisé les contre-dépendances des révoltes et des luttes révolutionnaires à la société bourgeoise. C’est l’activité critique, faite de ruptures et de discontinuités dans les modes collectifs d’être-au-monde et de faire-dans-le-monde, qui a permis à ces mêmes révoltes et à ces mêmes révolutions de ne pas combler l’abîme entre l’existant et son devenir-autre.

2- La pensée critique

Contemporains de l’accumulation capitaliste pré-industrielle (la fabrique suivie de la manufacture) puis de la croissance industrielle (l’usine), certaines moments de « l’esprit critique » — portés par ceux qui n’avaient pas abandonné la logique de la contradiction, — se sont exprimés dans la « pensée critique » (Hegel, Marx, Nietzsche, Bakounine…). Celle-ci est revendiquée aussi bien par les théoriciens de la positivité étatique que par ceux de la négation révolutionnaire. Mais, au XXe siècle, ces deux mouvements opposés de la pensée critique renferment au moins deux croyances communes : celle de l’universalité de la science et celle de l’émancipation des hommes par le travail productif. Les institutions d’éducation qu’ils ont l’un et l’autre conçues placent la science et les forces productives au centre de l’édification du « citoyen » et ceci de manière équivalente, qu’il s’agisse du citoyen-propriétaire pour l’école de l’État-nation républicain ou du citoyen-travailleur-salarié pour l’école de l’État-ouvrier.

Ainsi, des mouvements porteurs d’une intense activité critique dans l’éducation comme le furent, au tournant du XIXe au XXe siècle, les pratiques anarchistes « d’éducation intégrale[2]» ou encore celles des réseaux de « l’école moderne » (F.Ferrer) trouvèrent leurs limites, puis leur terme, non seulement dans la répression politico-policière dont ils furent l’objet, mais aussi dans leur dépendance à la science et au travail productif. Double dépendance qui affaiblissait la rupture qu’ils avaient pourtant creusée avec cette "société autoritaire de l’exploitation de l’homme par l’homme" dont ils se voulaient les fossoyeurs.

De la même manière, les « pédagogues » de la révolution bolchevique, tels Makarenko et Blomsky, ont certes transformé le rapport adulte/enfant en les instituant tous deux comme les « camarades » d’une même communauté éducative et comme membre de son « Conseil » ; une communauté qui ne dissociait plus les activités d’apprentissage de celles du travail productif. Mais cette transformation, à cause de son présupposé scientiste et productiviste, s’est accompagnée d’une orientation « polytechnique » de l’éducation qui, combinée à la « science prolétarienne » et au « diamat », a banni toute « pensée critique » sur la nouvelle société despotique.

L'échec du mouvement ouvrier révolutionnaire ne doit pas faire oublier l'intensité des luttes qu'il a menées sur « le front de l'éducation ». Des brèches furent ouvertes dans les murs monumentaux de « l'école de classe, du despotisme scolaire et du dressage des élèves au rôle de chiens de garde[3] ». Forte de son "internationalisme prolétarien" et de sa visée anticapitaliste, l'activité critique du mouvement ouvrier révolutionnaire a combattu le vaste consensus sur l'école laïque de l'État-nation. Mais, sauf pour une minorité dont le communiste Célestin Freinet fut la figure emblématique, encadrée par le parti stalinien et son Internationale des travailleurs de l'enseignement, le mouvement s'est rallié au compromis sur la "démocratisation de l'école". Compromis facilité il est vrai par « les ravages de l'idéologie jauressienne (ou proudhonnienne de droite) dans les milieux français les plus révolutionnaires[4]».

3- La théorie critique

Elle émerge de la défaite du mouvement prolétarien des années 1914-21 et de l'incapacité des théories révolutionnaires à penser le ralliement des classes ouvrières nationales aux intérêts de leurs bourgeoisies respectives. "Le prolétariat est-il toujours le sujet de la révolution? Selon quel type d'organisation non bureaucratique doit se faire l'union des révolutionnaires?" Telles sont les questions qu'affrontèrent alors les théoriciens des courants communistes et ceux de l'anarchisme. Issue d’une conjugaison des marxismes hétérodoxes et non dogmatiques (conseillismes, ultra-gauche, anarcho-communismes), des philosophies européennes du sujet (phénoménologies, existentialisme, psychanalyse), et des sciences humaines et sociales, "la théorie critique" a perçu et dévoilé les mystifications et les aliénations quotidiennes du capitalisme devenu système de conditionnement généralisé de « la vie mutilée » (Adorno). Elle renouvela le champ de la pensée révolutionnaire et élargit la portée politique de l’activité critique en désignant les ravages de la réification sur tous les individus.

Mais ne parvenant pas à rompre avec le rationalisme critique et avec son présupposé démocratiste, les théoriciens de la « dialectique négative » furent incapables de percevoir[5] la portée politiques des mouvements qui bouleversèrent les institutions bureaucratiques de l’éducation et de la culture à la fin des années soixante. Trop souvent enfermés dans une analyse totalisante de la domination du "système" qui serait parvenu à faire la synthèse entre la puissance de la technique et la force de la raison, des penseurs critiques ont alors autonomisé cette critique négative et l'ont portée à son plus haut degré d'abstraction, aboutissant à un criticisme[6] « qui se délecte de la description cynique de l'advenu[7]»

En 1968, en Europe, l'activité critique des mouvements révolutionnaires[8] dans les institutions d'éducation, d'enseignement et de recherche a souvent contesté les compromis politiques dans lesquels la "théorie critique" cherchait à s'établir. Emblèmes de ces compromis, les "universités critiques" (à Berlin, à Vincennes, à Bologne, et ailleurs) basculèrent rapidement dans le sectarisme gaucho-moderniste et anticipèrent aussi vite leur conversion dans la combinatoire moderniste (culte des particularismes[9] et des communautarismes, immédiatisme, esthétisme et imaginarisme, subjectivisme[10], fétichisme de la technique, de la culture, des droits, de l'éthique, etc.)

4- Un monde cognitif acritique

Qu'elles se manifestent par des "réformes du système éducatif" de la part des gouvernements ou par des "alternatives à une autre école" de la part des mouvements démocratistes et autonomistes, les interventions politiques dans les domaines de l'éducation et de la formation ne remettent pas en question leur présupposé commun : faire de tout individu un support d'éducabilité cognitive. Tout se passe comme si les uns comme les autres avaient pris acte de ce fait et s'étaient fait les partisans de sa cause. Dans la société capitalisée d'aujourd'hui, toute activité humaine implique un apprentissage immédiat d'opérationalités[11]. Certes, il y a longtemps maintenant que les capacités naturelles innées comme les savoirs acquis dans l'enfance ne permettent plus aux individus et à leur groupe d'appartenance d'exister socialement. La "gestion des ressources humaines", le "management des compétences" et "la logique de la performance" requis par le système de reproduction capitaliste pour se "rendre visible" exigent des apprentissages toujours plus intenses et toujours plus virtualisés.

En tendance, tous les espaces dans lesquels les individus, jeunes et adultes circulent et s'investissent doivent comporter leurs procédures d'apprentissages. De l'Entreprise au Festival, de l'Église au Syndicat en passant par l'Association, du Sport à la Communication, de la Spiritualité à la Sexualité, de l'Alimentation à Lutte contre les pollutions, rares sont les activités humaines qui échappent à la cognition et à sa puissance virtualisante. Cette vaste combinatoire techno-cognitivo-économico-culturelle se constitue alors comme un « milieu apprenant » généralisée et globalisée dans lequel l'école et l'université sont convertis en « réseaux de savoirs, itinéraires de découverte, système de crédits » et autres divertissements métacognitifs.

Après 1968, la décomposition/recomposition de l'ancienne école de classe s'est réalisée au nom des utopies techniques, économiques et politiques qui avaient été portées par les fractions modérées et réformistes des mouvements révolutionnaires. L'autonomie de l'enfant et sa participation à la vie des adultes (essentiellement à travers la consommation), la décentralisation, la cogestion voire l'autogestion pédagogique, la négociation des programmes et des objectifs, l'évaluation formative, la jonction entre « l'école et la vie », « l'apprendre à apprendre », l'abolition des bureaucraties scolaires, la suppression de la sélection et de la discrimination par l'origine sociale ou par des « différences » particulières, etc. furent autant de principes et de dispositifs instaurés pour résoudre ce que ces fractions nommait la « crise de l'éducation » et qui n'était rien de moins que l'englobement de l'institution éducative par le système de formation "tout au long de la vie[12].

Outre ses effets techniques et sociaux, ce processus chaotique et contradictoire a mis en forte tension d'une part les visées universalistes de « l'école de la République » et d'autre part les visées particularistes et différentialistes de "l'école pour tous". Comme les autres institutions de l'ancienne société de classe, l'institution de l'éducation s'est résorbée[13] dans des intermédiaires de formation (réseaux, dispositifs, plateformes, EAD, etc.). Ce qui ne signifie pas que dans ce processus dominant de désinstitutionnalisation, le pôle républicain et étatique de l'école a disparu, mais qu'il a tendance a être englobé dans le monde cognitif global. Des sursauts républicains et des recours à l'État-éducateur[14] se manifestent périodiquement au gré de telles ou telles "affaires", de telles ou telles "violences scolaires".

Il n'y a pas de véritable antinomie entre les divers courants qui veulent réformer l'école. Leur paradigme commun étant celui de la globalisation cognitive du monde, ils élèvent tous des incantations à la "citoyenneté", à "l'esprit critique", à "l'autonomie", aux valeurs "émancipatrices" de l'école quand ce n'est pas à celles d'une "l'hominisation par l'éducation". Cette conception milieuiste de l'éducation vise-t-elle autre chose que l'immersion de tous les individus dans le continuum hypnotisant et mutilant de la société capitalisée.

 
 
Notes

[1] Nous avons explicité cette thèse dans notre article : « Ni éducation, ni formation », Temps critiques n°9, hiver 2001, pp. 63-74.

[2] Parmi les plus notables d’entre eux, il faut citer les communautés éducatives anarchistes de l’orphelinat de Cempuis animée par Paul Robin (cf. Bremand Nathalie, Cempuis, une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, éditions du Monde Libertaire, 1992) et celle de La Ruche, à Rambouillet, animée par Sébastien Faure (cf. Lewin Roland, Sébastien Faure et « La Ruche » ou l’éducation libertaire, Vauchrétien I.Davy, 1989).

[3] Cf. Lindenberg D. (1972), L'internationale communiste et l'école de classe, Maspero, p.53.

[4] Lindenberg, op.cit. p.50.

[5] Certains, comme Adorno, manifestèrent même une certaine l'hostilité à l'égard des contestataires de 1968. Cf. Delattre Lucas, "Les faux-semblants de mai 68 selon Theodor Adorno", Le Monde, 22 mai 1998.

[6] Tels Baudrillard et ses suiveurs ou bien encore les courants néo-situationnistes des années 80 et 90, mais aussi les individus ou des groupes qui tentent de réactiver certaines dimensions hypercritiques et esthétisantes de la "révolution conservatrice" du premier tiers du XXe siècle en Europe.

[7] Cf. « Théorie critique ou activité critique? », éditorial de la revue Temps critiques, n°10, printemps 1998, p.5-6.

[8] Cf. Vidal-Naquet : « La commune étudiante », et aussi, « Mai-juin 1968, le dévoilement », revue Invariance, Série III, n°5-6, 1979.

[9] Cf. Wajnsztejn J. Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût, L'Harmattan, 2002.

[10] Cf. Guigou J. La cité des ego. L'impliqué, 1987.

[11] Cf. Guigou J., "L'autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée", Actes du Colloque de Barcelone de décembre 1999, publiés dans Lemeur G. (dir.), Université ouverte, formation virtuelle et apprentissage. L'Harmattan, 2002, p.23-31.

[12] Il s'agit de la traduction de l'anglais long life education qui a été utilisé, dans les années 1950 aux USA, pour définir les structures de formation des adultes constitués par crédits et points et dont les promoteurs français de l'éducation permanente se sont ensuite, en partie, inspirés. On trouvera ces références dans Bertrand Schwartz : L'Éducation demain. Aubier-Montaigne, 1973, p.267-281.

[13] Cf. Guigou J, "L'institution résorbée", Temps critiques, n°12, hiver 2001, p.63-82.

[14] C'est par exemple le cas sur les conflits liés au port du foulard islamique dans les établissements scolaires. Dans les réponses apportées ponctuellement, on peut observer la division entre les universalistes (contre le foulard) et les particularistes (pour négocier un compromis). Cette division excède les clivages politiques et idéologiques. Ainsi, l'exclusion récente de deux lycéennes d'un établissement de la banlieue parisienne à vivement opposés les deux familles ennemies du trotskisme dans leurs assauts de "solidarité" : LO exigeant l'interdiction du port du voile et la LCR étant pour la négociation et le compromis. Cf. Le Monde du 9 octobre 2003, p.11. Sur les tensions politiques interne à l'Éducation nationale et aux syndicats d'enseignants entre l'État-nation éducateur et l'État-réseau qui se sont manifestées lors des grèves du printemps 2000 on lira : "L'État-nation n'est plus éducateur; l'État-réseau particularise l'école. Un traitement au cas par cas", Temps critiques, n° 12, hiver 2001, p. 81-109.

 
 

Publié dans Temps critiques, n°14, printemps 2006, p.165-171.

 

 




TIQQUN, une rhÉtorique de la remontrance
 
Jacques Guigou
 

La seule indication de date que comporte cette publication[1] est celle de l'achevé d'imprimer (le 1er février 1999). Pour Tiqqun l'histoire serait-elle reléguée dans le paratexte? Dans le corps du texte ce sont les photos et les extraits de presse qui comportent une référence au temps de l'histoire et à ses contradictions. Le capitalisme aurait-il existé de toute éternité? En serions-nous sortis? Cette absence de périodisation est d'ailleurs cohérente avec l'intention générale du propos, la volonté de fonder une "métaphysique critique" et de développer ses "exercices" comme l'indique le sous-titre au bas de la première de couverture.

D'emblée, l'héritage métaphysique de la philosophie occidentale se trouve à la fois reconnu et nié. Le dernier métaphysicien de l'histoire de la philosophie occidentale, Heidegger, est traité de "vieille ordure" mais Tiqqun s'empare de son ontologie ("l'homme est le berger de l'être", etc.) car elle permettrait de sortir du nihilisme. Il s'agit donc de "politiser la métaphysique" (p.16), de la remettre sur ses pieds comme Marx voulait le faire de l'idéalisme hégélien. Au "Spectacle[2]", entité hypostasiée, puissance abstraite et universelle, véritable "métaphysique marchande" de la domination, la "communauté des métaphysiciens critiques" oppose la "création d'un monde" (p.20), une pratique "collective et positive de communauté et d'affectivité indépendantes et supérieures" (p.20) , une "utopie concrète" dans laquelle chacune des grandes métaphysiques du passé seraient réalisées non plus comme discours mais comme "Demeure de l'Être" et ceci, dans le "fécond tissu de l'existence".

Le Logos occidental n'a donc pas à être dépassé comme le poursuivait Marx et à sa suite quelques philosophes (on pense à Henri Lefebvre et à sa métaphilosophie qui débouche sur une "critique de la vie quotidienne" qui n'a qu'un lointain rapport avec la "phénoménologie de la vie quotidienne" de Tiqqun), mais il doit être abandonné à son "effritement". La tache politique décisive c'est de préparer "la prochaine insurrection de l'Esprit", celle qui va " restaurer l'unité du sens et de la vie" et opérer "la réparation de toutes choses par l'action des hommes eux-mêmes"(p.16). La référence à la Kabbale[3] n'est donc pas fortuite, puisqu'il s'agit d'une opération sur le langage, de la création collective d'un "alphabet vrai" qui permettra de lancer contre "le Spectacle" le "contenu de vérité, c'est-à-dire la puissance de ravage, de toute la critique passée et présente"(p.17).

Avec sa "théorie du Bloom[4]", Tiqqun affronte l'écueil qui a entravé toutes les révolutions modernes, celui du rapport de l'individu et de la communauté humaine. Si les références aux anciennes théories de l'aliénation de l'individu et à sa déréliction ne sont pas absentes (les gnostiques, les hérésies, Hegel, Marx, Lukàcs, Arendt, Musil, Blanchot), elle sont cependant englobées dans une mystique de l'Esprit Commun, une dogmatique de la Liberté En Commun.

La description des aliénations internes et externes de l'individu sans individualité qu'est le Bloom couvre toutes les sphères de la vie quotidienne dans "le monde de la marchandise": perte de l'expérience fondamentale de la vie comblée par la recherche forcenée "d'expériences" ou d'aventures de l'extrême (sexuelles, sportives, professionnelles, artistiques, etc.) (p.27); "fétichisme de la petite différence" qui se révèle comme la "tragi-comédie de la séparation : plus les hommes sont isolés, plus ils se ressemblent, plus ils se détestent et plus ils s'isolent". Intériorisant la domination, privé de toute substantialité humaine, le Bloom se réfugie dans des identités particulières substitutives : "Français, exclu, artiste, homosexuel, breton citoyen, raciste, musulman, bouddhiste, ou chômeur, tout est bon qui lui permet de beugler sur un mode ou sur un autre, les yeux papillotant d'émotion, un miraculeux "JE SUIS"(p.30). Le "Spectacle" produit le Bloom et le reproduit mais il ne le détermine pas puisque le Bloom est un individu vide de toute détermination. Figure contemporaine de la positivité la plus générale il est porteur, à son insu, de sa négation et à ce titre, il ne peut échapper à l'alternative de sa destiné : il "ne peut-être que la réalisation terrestre de l'essence humaine, l'incarnation du concept dans son mouvement ou un animal nihiliste dans son repos de bête"(p.32). Du fond de son indétermination sans fond, au creux de son insignifiance, au bout de son absence de finalité, à la limite de son abstraction, le Bloom est négativité pure en devenir. Comme tel, il menace le Spectacle car il est imprévisible et incontrôlable. Ses actes gratuits, ses crimes muets, son indifférence, tout comme sa conduite dévastatrice, en font un ennemi de la civilisation. Parce qu'il fait l'expérience de la plus totale séparation d'avec "la communauté", le Bloom en "s'ouvrant à la communauté s'abolit comme Bloom, se détache de son détachement et retrouve le chemin de l'être"(p.44).

Pour Tiqqun, les modes d'être au monde communautaires des anciennes sociétés étaient bien une expérience du "Commun originaire" mais cette expérience humaine fondamentale était seconde car "non consciente". Le métaphysicien critique n'a donc rien à attendre d'une mise en continuité avec des moments révolutionnaires réalisés en commun par des êtres humains Il n'y a pas de fils historiques à renouer. Dans son combat "à hauteur de mort" contre le règne total de la Séparation, le Bloom fait "l'expérience de la communauté la plus profonde" car la "conscience de soi (…) est une expérience intérieure de la communauté" qui incite à "déserter cette société et à trouver les hommes", ceux qui forment "le Parti Imaginaire". L'avènement du Tiqqun sera l'œuvre commune des Blooms devenus conscients d'eux-mêmes et membres du Parti imaginaire…

Triplement dépendant de l'ontologie heideggerienne et de son autonomisation de l'être par rapport à la vie humaine, du messianisme juif et de son prophétisme religieux, des versions les plus catastrophiste du nihilisme occidental, les individus rassemblés autour de la revue Tiqqun tentent vainement de réactiver les anciennes gnoses dualistes dans une combinatoire politico-ésotérique qui n'a que peu de potentialité d'intervention sur l'existant et son devenir-même. Bien que se voulant éclectique, le corpus théorique reste assujetti au Logos occidental et notamment au courant philosophique des Lumières comme en témoigne l'utilisation hypostasiée du concept de liberté. De l'ensemble de ces écrits, il se dégage une dogmatique, nous l'avons dit, mais aussi une rhétorique de la remontrance. Deux pouvoirs qui sont au fondement de toutes les religions. A partir de là, il n'est pas étonnant que les deux "actions d'éclats du parti imaginaire" se soient faites sur le mode de la prédication et du sermon (sermon au passant de la place de la Sorbonne et sermon — non prononcé — au raver).
 
 
Notes

[1] Ces notes portent sur le numéro 1 de la revue Tiqqun (février 1999).

[2] Écrit avec une capitale, le "Spectacle" devient pour Tiqqun un dogme qui n'est jamais critiqué et dont la genèse théorique et surtout la genèse historique ne sont jamais analysées. Alors que les "métaphysiciens critiques" veulent combattrent tous les allants de soi (cf. "ce monde cessera d'être dangereux lorsqu'il cessera d'aller de soi", p.18) ils ne mettent jamais en œuvre cette prétention à propos de l'IS et de Debord.

[3] Dans les textes de la Kabbale dite lourianique (une tendance hérétique tardive fortement messianique), Tiqqun est le terme qui désigne "la restauration de l'harmonie cosmique" par la médiation de certaines prières mystiques. "Une telle croyance confère à l'homme un pouvoir démesuré sur les entités cosmiques et sur la divinité elle-même" précise le Dictionnaire critique de l'ésotérisme (dir. Jean Servier, PUF).

[4] M.Bloom est le personnage principal du livre de James Joyce, Ulysse.





VERS UNE DOMINATION NON SYSTÉMIQUE

Jacques Guigou

 

Tu vois1 que cette exploration de la pertinence de la notion de système pour caractériser le moment actuel ne manque pas d’intérêt et même se révèle problématique pour l’avenir... de la critique, du moins de la notre...
Bien sûr que les mots-valises que j’ai avancés (univers-capital, nature-valeur) ne constituent pas des notions suffisamment élaborées, mais ils signalent une visée et le sens d’une exploration. Exploration mal engagée à mes yeux si l’on prend pour boussole les notions de bureaucratie et pire, celle d’oligarchie. Il s’agit là, en effet, de reliquats de la revue Socialisme ou Barbarie pour qui la domination serait le produit d’une caste de dirigeants. Castoriadis a ensuite, à la fin de sa vie, utilisé plus explicitement la notion d’oligarchie qui pouvait, certes grosso modo, rendre compte de l’exercice du pouvoir dans les systèmes bureaucratiques hiérarchisés et autoritaires du fordisme et du stalinisme. Ces deux variantes de la même organisation du travail et du même commandement du capital dans l’entreprise, managers d’un côté, bureaucrates planificateurs de l’autre, nouvelle caste de dirigeants n’ayant que peu de points commun avec la figure du bourgeois-propriétaire, serviront de modèle à tous les tiers-mondismes à la dérive. Je me souviens encore du « Gloire à nos dirigeants » hurlé dans l’Algérie2 stalinienne de 1968 qui venait de liquider les collectifs de production autogérés... en les étatisant et en les caporalisant par le Parti et l’UGTA. Cette période historique qui permettait d’entrevoir des perspectives de luttes pour l’autonomie, en tout cas dans la perspective de Castoriadis (revendication autogestionnaire pour des conseils dans tous les secteurs de la vie) est aujourd’hui révolue. Elle a été balayée d’un côté par la dynamique egogestionnaire et particulariste de l’après 68 et de l’autre, par la globalisation financière et les nouvelles formes actionnariales du capitalisme patrimonial. C’est d’ailleurs ce que reconnaît Castoriadis lui-même quand il dit3 que la division dirigeants-dirigés perd de sa pertinence dans un système où il y a de moins en moins de fonctions pures, de division pure, vu la complexité de la pyramide sociale. Le projet originel de l’autonomie se perd dans les différentes formes de l’autonomisation et particulièrement celle du procès de production, à travers la domination de la technoscience et d’une hiérarchie de plus en plus arbitraire. Celle-ci est définie4 comme un moyen au service d’appareils de pouvoir... qui ne dirigent vraiment plus rien ! La maîtrise se veut de plus en plus rationnelle et donc impersonnelle, mais cela relève en fait de la non-maîtrise (cf. la tendance à l’automatisation des décisions par les « systèmes experts ») et de l’illusion de la toute-puissance. Mais alors on peut se demander quelle cohérence pousse Castoriadis à définir les démocraties occidentales comme des « oligarchies libérales5 » ?
Où sont aujourd’hui les oligarchies? C’est au contraire, avec le plus grand nombre d’individus que « le système » opère. Ce qui a été écrit dans Temps critiques sur les relais de pouvoir que constituent les associations et lobbies étatico- collaborationnistes (Attac, Act up, tous les SOS machins et les Sansfrontières trucs), sur l’institution résorbée, les réseaux et les caractères particularistes de la société capitalisée implique que nous ne sommes pas dans une oligarchie et que nous n’avons pas à faire à des bureaucraties. Ou bien alors il faut les décrire, montrer leurs fonctionnements et leurs effets réels et ne pas se contenter d’avancer un mot.
Je ne souhaite pas occulter la notion de système, mais en montrer les limites et avancer dans nos explicitations de l’existant. Déjà, ajouter « et son État » à l’expression « la société capitalisée » est intéressant. Quant à affirmer comme tu le fais un peu trop vite à mes yeux que « la domination et l’État pré-existent au capital » (et donc, historiquement, au mouvement de la valeur), cela est loin d’être établi. Dans les sociétés mésopotamiennes (celle des Empires-États naissants) du tournant du 1er millénaire avant notre ère, puis tout particulièrement dans les Cités-États du Moyen-Orient (notamment en Lydie dès le 8e siècle), l’autonomisation de l’État (sous sa forme despotique et aux mains d’une classe dominante, l’aristocratie), l’exploitation d’une classe de producteurs (les esclaves) et le mouvement de la valeur qui englobe toute la société urbaine (les palais, les temples, les capitales... et le capital) sont des phénomènes non seulement contemporains, mais nécessairement interdépendants. Il n’y a donc pas « pré-existence ».
Cela a son importance lorsque, comme nous cherchons à le faire, il s’agit de caractériser les rapports entre domination/système et capital. Formulons cette autre effectivité possible sous la forme d’une question. Ne pourrait-il pas y avoir aujourd’hui domination sans la prégnance d’un « système de domination » ? Et cela sans que disparaisse la réalité du rapport social. L’exercice de cette domination se réaliserait alors par cette « gestion des intermédiaires6 » que j’ai mise en évidence dans l’affaiblissement des anciennes médiations institutionnelles. Utiliser un langage organiciste et vitaliste, expliquer la recomposition « schizophrénique » du capitalisme comme l’on fait Deleuze et Guattari avec leur rhétorique entre les « machines désirantes » et les subjectivités en rhizomes revient à ne pas se distinguer du mouvement du capital, à verser dans l’immédiateté. Ta remarque prend toute sa portée à ce sujet. Mais utiliser un langage marxo-systémiste (comme l’a beaucoup fait Yves Barel7) n’est pas satisfaisant non plus puisqu’il évacue la négativité et la contradiction dans le devenir historique.

ADDENDUM8
Depuis cette lettre, le développement de notre critique (y compris celles menées par J.W. sur la globalisation et la fluidité des formes du capital, l’évanescence de la valeur ou le refus de reconnaître dans les réformes sur l’école un « plan du capital ») semble confirmer la vision avancée par J.Guigou, d’une « domination non systémique » et condamner l’emploi par J.Wajnsztejn de la notion de « système de reproduction capitaliste » qui a pourtant été à l’origine de nos développements sur « la valeur sans le travail ». En effet, c’est bien parce que les mécanismes capitalistes de domination ne forment pas système que la dynamique du capital se maintient malgré l’impression de simple reproduction en l’état qui semble prédominer. C’est aussi ce qui rend nécessaire la continuation de notre activité critique aujourd’hui, quand les théories révolutionnaires liées au mouvement prolétarien se sont toujours contentées de combattre un « système ». C’est aussi ce qui la rend difficile, puisqu’il lui faut se passer des habituels « il n’est donc pas étonnant », « il est dès lors logique que », « c’est le point de vue de la totalité qui prédomine » qui huilaient les rouages de la pensée dialectique basique au point d’en faire une nouvelle sophistique. Toutefois, ce qui pourrait permettre de vraiment trancher entre « système de reproduction capitaliste » ou « domination non systémique », ce n’est pas le contenu de vérité du débat théorique, mais le fait de savoir si la restructuration entamée à partir de la fin des années70 trouvera son mode d’achèvement et de consolidation. Pour le moment cela ne nous semble pas être le cas comme nous l’avons souvent fait remarquer (pas de nouveau mode de régulation des rapports sociaux qui viendrait relever le fordisme, difficultés à mettre en place un nouvel ordre politique mondial stable, politiques à courte vue, au cas par cas et manque de dimension stratégique9). Et c’est pour cela que pour le moment, nous privilégions la vision de la domination non systémique. Mais à moyen terme, la question reste ouverte. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à caractériser le moment actuel avec ce type de question. Dans la lettre qu’il nous a adressée, Y. Dupeux la formule en ces termes : « L’Empire » signale-t-il la fin de l’idée de souveraineté ou une nouvelle forme de souveraineté ?
Ces questions ne nous semblent pas scolastiques dans la mesure où, de leurs réponses dépend aussi (la critique n’est pas extérieure à son objet ni aux luttes) la perspective générale de la lutte. Il n’est en effet pas identique d’affronter une forme de domination qui a suffisamment trouvé de cohérence interne pour tracer son chemin avec logique et donc avec force, mais une logique que la critique peut anticiper ; ou bien de se trouver dans une situation de domination diffuse dont on peine alors à distinguer le fil directeur, qui manque de force, mais laisse se développer toutes les fausses oppositions.

Notes
1- Ce texte, à son origine, a été écrit sous la forme d’une lettre à Jacques Wajnsztejn en juillet 2003.
2- Cf. Guigou J. « Lorsque l’Algérie lourde se formait » dans Benguerna M. (dir.), Une mémoire technologique pour demain. Témoignages sur des expériences de formation dans la sidérurgie algérienne, Alger, éditions El-Hikma, 1992, p. 65-71.
3- Introduction à son ouvrage, La société bureaucratique, UGE, coll. « 10/18 », 1973. Pour Castoriadis, la prolétarisation des anciennes classes moyennes n’a pas donné lieu à une base prolétaire plus large (ce que prévoyait la théorie du prolétariat), mais à une réorganisation bureaucratique pyramidale.

4- Les Carrefours du labyrinthe, vol. 3, Le monde morcelé, Le Seuil, 1990.

5- Les carrefours..., vol 4. La montée de l’insignifiance, Le Seuil, 1996.

6- Cf. J. Guigou, « L’institution résorbée », Temps critiques, no 12 (2001) et site de la revue

7- Notamment dans son ouvrage, La reproduction sociale (Anthropos, 1973).

8- Temps critiques, décembre 2005

9- Le mouvement néo-conservateur américain représente une tentative collective et assez globale de renouer avec cette dimension stratégique... et de s’en donner les moyens.





DES ÉMANCIPÉS ANTHROPOLOGIQUES

Jacques GUIGOU


Question[1]: Quelles références théoriques dans la lutte pour une société émancipée ?
a- Je n’ai aucune références théoriques susceptibles d’intervenir « dans la lutte pour une société émancipée » car je pense que la notion de « société émancipée » n’a plus de portée politique aujourd’hui ; que la période historique dans laquelle cette aspiration a émergé puis triomphé — celle des Lumière et de la société bourgeoise — est définitivement achevée. De plus, en tant que telle, une société n’est jamais « émancipée ». Quelle que soit ses formes une société c’est d’abord de l’institué, de l’établi. Seuls des groupes humains ont pu avoir un projet d’émancipation, voire d’auto-émancipation ; ils ont pu réaliser des modes de vie et des communautés « libres », mais cela ne les constituaient pas pour autant comme une « société émancipée ». A moins de donner à l’expression un contenu microsociologique, parler de « société émancipée » constitue une antinomie. Elle n’a d’ailleurs été que très peu ou pas du tout utilisée par les mouvements historiques révolutionnaires, sauf dans des acceptions limités et particulières comme l’émancipation des juifs et des esclaves par la Révolution française ; l’émancipation-libération des femmes par les mouvements des femmes des années 60, etc. Dans la modernité, la visée universaliste des mouvements d’émancipation a été rabattu sur les déterminations particulières de la « société civile » : la classe, la nation, l’intérêt économique, la propriété, le sexe, la religion, etc.

b- Bref rappel. Dans ses écrits dits « de jeunesse », Marx (comme B.Bauer) a d’abord donné l’émancipation politique comme le but de la société socialiste. Puis, dans La question juive, il critique sa première position en distinguant émancipation politique et émancipation humaine. Il donne alors à la notion un contenu social : ce n’est pas seulement le citoyen, membre de la société civile que le processus révolutionnaire émancipe, c’est « l’homme lui-même ». En le disant dans un langage contemporain, l’émancipation acquiert alors un contenu anthropologique.
On le sait, avec Le Capital c’est la classe négative, la classe du travail qui va devenir le sujet de la révolution. Selon le programme communiste et la critique de l’exploitation, l’émancipation devient auto-émancipation. Mais dès les débuts du mouvement ouvrier révolutionnaire, les termes « révolution », « socialisme » et « communisme » prennent le pas sur celui d’émancipation.
Plutôt rarement utilisée dans les écrits majeurs de l’histoire de la pensée critique — exceptés par certains courants historiques de l’anarchisme, aujourd’hui caduques — et jamais dans ceux du maximalisme, la notion de « société émancipée » ne peut qu’introduire confusions et méprises dans les luttes d’aujourd’hui.

c- Après l’échec des mouvements révolutionnaires des années 67-77, l’émancipation anthropologique a été conduite par le capital. Ayant englobé — et non pas dépassé —la plupart de ses anciennes contradictions, le capital devient le seul, le grand « émancipateur », le grand « révolutionnaire ». Il accomplit son oeuvre dans la crise, le chaos, la dévastation, la catastrophe et la perversion narcissique mais aussi grâce à la puissance d’assimilation du vivant que lui confère la technique contemporaine. S’émanciper des anciennes déterminations qui faisait d’homo sapiens un être relié à la nature extérieure devient, plus que jamais depuis son émergence au paléolithique, l’objectif principal de la capitalisation des activités humaines[2].

d- « Autonomie » et « libération » ont été et restent les opérateurs de la « société émancipée » ... du capital[3]. Cette inversion historique du sens de l’émancipation a jeté le trouble et la confusion dans les rangs des « anticapitalistes », qu’ils soient gauchistes, anarchistes, écologistes ou alternatifs. Cela s’observe dans les écrits de groupes ou individus qui, aujourd’hui prêchent l’émancipation et souvent se veulent eux-mêmes « émancipateurs ». Dans une brève revue des fervents de l’émancipation, on repère des versions savantes et des versions militantes de la « société émancipée ». Retenons deux exemples de versions savantes ; celle qui cherche un compromis entre le calcul économique et l’émancipation et celle pour qui l’exercice d’une « sociologie pragmatique de la critique » ouvre les voies de l’émancipation.

e- L’émancipation savante : deux impasses parmi d’autres
Réexaminant la formule de Marx à propos de la société communiste « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », un politologue marxiste[4] en déduit que Marx a opéré « un tour de passe-passe » lorsqu’il a prétendu « aller au-delà de la commensurabilité marchande » (i.e. essentiellement le calcul économique), alors que « émancipation » et « commensurabilité » ne sont pas contradictoires, car la justice et la démocratie ont besoin d’établir des critères communs, acceptés et partagés par les citoyens. Il réhabilite donc la vaste opération de mesure que constitue le suffrage universel et conclue que si « Marx avait pu postuler le dépassement du politique une fois subsumé le conflit de classe, il faut affirmer à l'inverse qu'il n'est pas de politique de l'émancipation qui puisse se passer d'établir des critères de commune mesure pour résoudre les conflits sociaux et individuels.(...) On ne saurait se passer de commensurabilité ». Bref, dans la société démocratique émancipée... il y aura toujours des élections !

Cherchant à dépasser le dogmatisme et le déterminisme de la sociologie critique de son maître Bourdieu, désormais attentif « aux flux de la vie quotidienne » et à l’expérience subjective de la critique des gens ordinaires contre la domination, L.Boltanski[5] propose une « sociologie pragmatique de la critique ». Celle-ci doit abandonner la position d’extériorité et de surplomb que la sociologie critique adoptait vis à vis de l’illusion qui, selon elle, aveugle « l’acteur social » sur sa situation ; il s’agit pour le sociologue bourdieusien émancipé de prendre au sérieux les expressions du « sens commun ».
Non seulement, poursuit-il, la société à englobé la « critique  artiste » portée par les mouvements des années 65-75, comme il pensait l’avoir montré en analysant « Le nouvel esprit du capitalisme[6]», mais les formes contemporaines de la domination, les modes de gouvernance, brouillent l’identification claire de la classe dominante. Malgré cette dilution des formes de la domination, l’expression concrète de la critique à l’égard des institutions fragilise leurs anciennes assises, ouvre des brèches et permet aux individus de voir que ces institutions assurent mal leur fonction et que donc « la réalité sociale » n’est pas immuable.
Sans accorder à sa sociologie, désormais plus militante, plus impliquée, toutes la puissance cognitive qu’il avait jadis attendue de celle de Bourdieu, Boltanski pense cependant qu’elle ouvre une perspective pour l’émancipation. Il reste attaché au processus de conscientisation des dominés, de dévoilement de l’aliénation comme n’importe quel progressiste. De plus, sa critique de la sociologie abstraite reste muette sur les implications institutionnelles et politiques de la sociologie. Certes il convient pour le sociologue de l’émancipation de s’affranchir de la sociologie académique-critique mais pas jusqu’à l’autodissolution du savoir séparé des sociologues. La tâche du sociologue pragmatique de la critique le rapproche de celles et de ceux qui pensent « qu’un autre monde est possible »... mais qu’il fera encore une place aux sociologues.
En matière de sociologisation des luttes, Boltanski arrive bien tard : plus de quarante ans après ce que fut la critique historique de la sociologie menée par le dernier assaut révolutionnaire[7], et plus de trente ans après la tentative d’un de ses pairs, A.Touraine, qui en instrumentalisant la sociologie d’intervention, avait tenté de laver ses costumes tachés des tomates reçues pendant ses cours à Nanterre dix ans plus tôt auprès des mouvements alternatifs des années 70[8].
Décidément, les partisans de la future « société émancipée » qui cherchent de nouveaux arguments pour la dégager de ses confusions et de ses méprises, ne trouveront pas dans ce Précis de sociologie de l’émancipation une référence majeure.

f- La société émancipée version militante et impliquée
Dans les discours des partis politiques, des organisations et des groupes politiques et syndicaux, mais aussi chez les individus qui y sont impliqués, les occurrences les plus fréquentes à une « société émancipée » sont étroitement reliés à l’approfondissement de la démocratie et à la valorisation de l’individu-citoyen.
Laïque[9], ouverte, démocratique, soucieuse du « vivre ensemble[10]», féministe[11], révolutionnée par les réseaux sociaux[12], affirmant « la solidarité du social et de l’esthétique[13]», libérée du « refoulement de ses désirs[14]», la future « société émancipée » à bien du mal à se différencier de l’actuelle société capitalisée.

Les descriptions du communisme[15] ayant quasiment disparu de tous leurs discours, lorsqu’ils osent une projection vers l’avenir en termes de « société émancipée » les courants politiques anticapitalistes et anarchistes nous offrent-ils autre chose qu’une pratique moins « barbare » de l’émancipation anthropologique du capital ?


Montpellier, mai 2011



Notes
[1] Question n°5 de l’enquête « Quelles orientations théoriques pour quelles pratiques ? » conduite par les organisateurs des Journées critiques de Lyon en mars 2010 et mai 2011. Cf. le blog des Journées critiques
http://journcritiques.canalblog.com/
[2] Émancipation de la naturalité de l’homme célébrée à l’envie par tous les réseaux planètaires d’imageries. Ainsi, sur une chaîne de télévision nommée Planete no limit (on ne saurait mieux dire, malgré le franglais!), ces « Chroniques d’une société émancipée » qui présentent, parmi d’autres performances émancipatrices, un reportage sur cinq candidates à une grosse opération de chirurgie esthétique ou bien encore ces greffes de nanotechnologies sur des dauphins et des hommes afin de tester les « capacités osmotiques » de communication entre mammifères et humains...
[3] Cf. Guigou J. La cité des ego L’impliqué, 1987, réédition L’Harmattan, 2009. Cf. aussi la revue Temps critiques. http://tempscritiques.free.fr/
[4] Yves Sintomer, « Émancipation et commensurabilité », in E.Couvélakis (ed.), Marx 2000, Paris, PUF, 2000, p. 111-12. Disponible en ligne
http://www.sintomer.net/publi_sc/documents/sint-Marx2.pdf
[5] L.Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Gallimard, 2009.
[6] L.Boltanski et E.Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999.
[7] On peut en lire quelques traces dans R.Lourau, Le gai savoir des sociologues. 10/18, 1977.
[8] J’avais, à l’époque, dits quelques mots sur ce coup de bluff. Cf. « Les génuflexions de l’auto-analyse collective à la Touraine », in, J.Guigou, L’institution de l’analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981. Disponible en ligne
http://www.editionsharmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#touraine
[9] Cf.: « Peut-on militer pour une société laïque émancipée en ayant peur du débat démocratique ? ».
Site de Riposte laïque  http://ripostelaique.com/Peut-on-militer-pour-une-societe.html  
[10] Les jeunes communistes du PCF annoncent la venue d’une « société émancipée » grâce aux vertus du « Vivre ensemble ». Cf. « Vivre ensemble dans une société émancipée ».
[11] D.Méda et H.Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation. La société, les femmes et l’emploi, La République des idées / Seuil, 2007.
[12] Dans un texte intitulé « Anarchisme, force d’émancipation sociale » en page d’accueil d’un site anarchiste fréquenté, on lit que chaque internaute doit choisir son camp dans « la nouvelle guerre de sécession » qui s’engage contre « quelques puissantes entreprises (Google, facebook) qui ont réussi à virtuellement recentrer le réseau et à en phagocyter la créativité ». Dans cette bataille les combattants pour l’émancipation ne doivent jamais oublier que « la plus grande structure créée par l’humanité, celle qui lie aujourd’hui deux milliards d’humains, Internet, est le fruit d’un fantastique processus d’auto-organisation ».Cf.
http://owni.fr/2010/02/15/anarchisme-la-force d%E2%80%99emancipation-sociale/
[13] J.Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2008.
[14] Réhabilitant le tourisme sexuel qui a été condamné par une « morale sexuelle » qui ne serait qu’une forme de « contrôle des populations » et de « refoulement des désirs », l’anthropologue S.Roux voit dans les conversations et les cadeaux échangés entre le client touriste sexuel et les masseuses thaïlandaises une « dimension émancipatrice ». Pour lui il y a là « une dimension émancipatrice du travail sexuel ». On le vérifie encore une fois, le Arbeit macht frei étend son ombre bien au-delà du portail d’Auschwitz.
Source : Le Monde du 6 mai 2011, l’article de Gilles Bastin qui présente un compte rendu du livre de l’anthropologue Sébastien Roux, No money, No Honney. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. La Découverte, 2011.
[15] Je parle bien d’une description du communisme et non d’une invocation-incantation au communisme.






DES PUBLICISTES DU SYMBOLE

JACQUES GUIGOU



Dans quelle mesure la création artistique peut-elle encore changer le regard au monde ? Telle est la question qui préoccupe certains milieux critiques à la recherche d’une nouvelle relation entre la théorie et la pratique politique.

a- Cette question contient plusieurs présupposés qui méritent d’être explicités alors qu’ils sont ici donnés comme des allants de soi. Sans cesse utilisée, la notion de « création artistique » relève d’une somnolence critique à l’égard du phénomène méphitique de l’art. De plus, rabattre la création artistique sur « la question des sens et de l’esthétique » risque de redoubler le préjugé puisque cela tend à induire que les dimensions créatives présentes chez l’espèce humaine se réalisent nécessairement dans « l’art » et qu’elles relèvent d’un jugement « esthétique », lequel doit faire l’objet d’un questionnement. Sous une formulation apparemment simple (ou délibérément simplifiée ?) cette question enferme la visée critique dans le registre réduit et normatif d’une « créativité artistique » supposée universelle et invariante.
Si l’esthétique peut, certes, relever d’un questionnement lorsqu’elle est considérée comme un domaine de connaissance particulier, les perceptions qu’homo sapiens exercent avec ses cinq sens constituent d’abord pour lui une expérience immédiate du procès de vie et de son immersion dans son biotope ; expérience faite d’un double rapport avec la nature extérieure et avec son monde intérieur. Cette expérience, qui est vécue comme une certitude sensible, ne devient une question qu’à partir du moment où ce double rapport s’altère dans la perte de présence du monde et dans l’indifférence à la jouissance d’être au monde. Cela fut le cas avec l’émergence, puis la domination des diverses formes de civilisation ; cela continue d’être le cas dans la société capitalisée d’aujourd’hui. Altération et perte qui, ne l’oublions pas, furent abolies par certains moments historiques de discontinuités et de bouleversements révolutionnaires mais aussi par certains groupes humains cherchant à fonder d’autres modes de vie en dehors des civilisations.

b- Dès son émergence dans les dernières communautés protohistoriques déjà en voie de hiérarchisation et d’étatisation, ce que l’on nommera ensuite « l’art » — l’euphémisation « création artistique » n’y change rien — constitue un mode d’action séparé sur les représentations du monde chez les divers groupes humains. Compensant leur éloignement des conditions immédiates de la vie en milieux naturels[1] et l’angoisse qu’il engendre, par  une externisation plus poussée des techniques et des outils, les premières sociétés étatisées de l’ère mésopotamienne (XIVe-XIIe siècles BP) utilisent l’art comme un opérateur thérapeutique. Associés aux rites magiques puis aux récits mythiques, ces arts confortent le pouvoir des castes dominantes. Activité spécialisée d’un petit nombre d’individus manipulant le rapport au sacré et à l’invisible, les arts, comme les mythes puis les religions, deviennent des moyens de maintient de l’ordre et de célébration de la puissance de l’État-empire, de l’État-royal, de la Cité-État puis de l’État-nation.

c- Ruptures, discontinuités, hérésies et utopies ont certes modifiés les pratiques artistiques et les rapports à l’art, mais, comme les religions, celui-ci a conservé sa fonction anthropologique de thérapie politique. Toujours lié aux puissances étatiques et aux rapports de domination, l’art intervient pour compenser une perte, une séparation, un éloignement de la communauté humaine avec sa vie immédiate et avec ses biotopes naturels. Signes, symboles et formes imaginaires exprimées dans l’art se donnent comme les médiateurs spatio-temporels de l’existant et de son devenu ; ils en définissent l’horizon technique, social et politique et le donnent comme unique. Divinisation de l’homme, anthropomorphisation des dieux, images de sacralisation et de profanation, l’art contribue au rejouement et à la simulation d’un monde qui surplombe les êtres humains. Il ne « change pas leurs regards sur le monde » puisque se donnant comme tous les regards possibles sur l’existant, son passé et son futur, il les enferme dans la pérennisation du séparé.

d- Dans la modernité, l’art conserve sa fonction thérapeutique tout en s’individualisant et se démocratisant selon les formes et les contenus attendus par la société bourgeoise. La figure de l’artiste maudit et asocial, comme l’œuvre « d’art prolétarien », n’étant que le négatif fictionnel de la positivité du marché de l’art combiné au « réalisme socialiste ».
Dans l’actuelle société capitalisée où l’art et la publicité sont une seule et même chose, cette fonction s’affirme toujours plus massivement.
On pourrait dire en extrapolant cette tendance lourde que l’art s’auto-dissout comme représentation et s’actualise dans l’immédiateté des « réalités virtuelles ». Pour le virtuel, seule la puissance de l’actuel2] est objet de traitement, de gestion de l’existant. Dans cette actualisation permanente le virtuel doit éliminer toute présence, toute historicité, toute temporalité. Placé dans ces conditions, et les revendiquant comme siennes, l’art n’a plus, aujourd’hui de capacité de représentation du monde. Imageries, combinatoires informationnelles et flux de particules subjectivisées décomposent et recomposent des réseaux de signes auxquels tous les individus sont assignés à contribuer afin de réaliser cette « société des créateurs » qu’Isidore Isou et les lettristes appelaient de leurs vœux... devenue vingt années plus tard... société de « créatifs » comme n’importe quel salarié d’une agence publicitaire.

e- Lettristes et situationnistes ont allumé les derniers feux du projet révolutionnaire portés par les avant-gardes du XXe siècle : supprimer l’art en le réalisant dans la vie quotidienne transformée. Leur échec a été celui-là même du dernier « assaut prolétarien » contre la dynamique généralisée du capital et de son monde. C’est la « révolution du capital[3] » qui a réalisé, à sa manière — i.e. asservissante — la suppression de l’art en assignant chaque individu à se soumettre à l’ancien mot d’ordre surréaliste : « faire de sa vie une oeuvre ». Œuvre économique comme auto-entrepreneur, oeuvre sociale comme citoyen-solidaire et « indigné », oeuvre culturelle comme musicien de festival; oeuvre esthétique sur son mur facebook ; oeuvre sexuelle comme assistant des handicapés ; oeuvre littéraire avec son journal intime en ligne ; oeuvre de performer artistique antiraciste en exposant les vidéos de son déguisement en éboueur noir dans un train de première classe et en soulignant les effets sur les voyageurs  ; oeuvres, oeuvres, oeuvres...
La créativité ne se qualifie plus ; elle est requise partout ; elle réalise immédiatement toute la réalité possible du monde capitalisé.

f- Pourtant, malgré les dommages et les ravages (ou à cause d’eux ?) que cette « créativité artistique » exerce partout, certains debordistes têtus s’interrogent : « Est-ce qu’il y a un art après la fin de l’art ?[4] ». Un doute les saisit : Debord lui-même a-t-il vraiment renoncé à l’art et à la littérature ? Le combat pour liquider l’art a-t-il été véritablement mené par le héros iconoclaste ? « Y a-t-il véritablement eu, au préalable chez lui, un abandon de la pratique artistique et plus exactement un renoncement au poétique[5] ? »
L’art, certes, n’a pas été réalisé, confessent-ils, mais, faute d’être « la richesse humaine réalisée, il pourrait être au moins ce qui en tient lieu, le souvenir, l’annonciation de sa venue possible[6] ». Il suffirait pour cela de revenir à la distinction d’Adorno entre l’industrie culturelle et l’art authentique, mais selon « une argumentation situationniste », bien sûr. Dans cette perspective de révision à la baisse des objectifs situationnistes, A.Jappe conjugue matérialisme et idéalisme, puisque « faute de mieux (...) il semble possible d’admettre à nouveau la possibilité d’un art contemporain[7] ». Il nous récite alors son antienne sur le travail abstrait et le fétichisme de la marchandise pour critiquer l’industrie culturelle d’un côté et il invoque la capacité de l’art authentique à « créer des symboles » de l’autre. Dans cette lutte éthique[8] et écologique[9] entre la barbarie de l’industrie culturelle et les œuvres qui « sauvegardent l’horizon ultime d’une réconciliation future entre l’homme et le monde[10] », les forces sont inégales déplore A.Jappe ; car « le rôle social de l’art n’a jamais été si petit, jamais son existence si marginale bien qu’on n’ait jamais vu une telle quantité d’artistes et une telle masse d’informations et de connaissances artistiques circuler dans le public[11] ».
L’art de l’avenir, selon Jappe, sera le grand réconciliateur, un sévère thérapeute politique et anthropologique. Comment cette alchimie adorno-situationniste transforme-t-elle en art-or le vif plomb de l’industrie culturelle ? Grâce à une incantation, une supplique adressée à la puissance universelle du Symbolique ; par le recours à cette vieille mystification idéaliste de la symbolisation ; celle qu’ont massivement utilisée religions et pratiques ésotériques de tout ordres.
On savait déjà que « Les aventures de la marchandise[12] » pouvaient conduire à nombre d’impasses théoriques et politiques; dans leur version esthétique nous emmèneraient-elles maintenant jusqu’au Vatican ou à La Mecque ?



Notes
[1] Les débats académiques sur les fonctions de « l’art pariétal » dans les grottes dites « ornées », ont très largement contribué à l’hégémonisme de l’idéologie de l’art puisqu’elle y a trouvé l’occasion de se répandre jusque sur les activités des premiers sapiens : croyance dans « l’art » donné comme consubstantiel à l’activité humaine ; fable d’un « besoin d’art », fiction d’un « sentiment inné du beau », etc. Ni magie, ni symboles, ni religions, encore moins « art », avançons comme probable que ces traits et ces tracés expriment un moment de médiation dans la vie du groupe humain concerné ; un opérateur d’intervention sur les rapports avec la nature extérieure et les rapports avec la communauté humaine.
[2] Cf. Quéau Ph., Le virtuel, vertus et vertiges. Champ Vallon/INA, 1993.
[3] Wajnsztejn J., Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2009.
[4] Cf. A.Jappe, contribution à la 9e Biennale d'art contemporain de Lyon -« L'histoire d'une décennie qui n'est pas encore nommée » (Éditions des presses du réel, 2007). Texte disponible en ligne
http://arbeitmachtnichtfrei.skynetblogs.be/archive/2010/03/27/est-ce-qu-il-y-a-un-art-apres-la-fin-de-l-art-par-anselm-jap.html
[5] Kaufmann V., Guy Debord. La révolution au service de la poésie. Fayard, 2001, p.149.
[6] Jappe A. op.cit.
[7] Jappe A. op.cit.
[8] L’œuvre d’art espérée par Jappe, doit « s’abstenir de venir à la rencontre des gens, mais (...) s’efforcer de confronter son public avec quelque chose de plus grand que lui ».
[9] Les artistes que Jappe appelle de ses vœux, doivent prêter « une véritable attention à leur matériel, que ce soit la pierre, le tissu, l’environnement, la couleur ou le son ».
[10] Jappe A. op.cit.
[11] Jappe A. op.cit.
[12] Jappe A. Les aventures de la marchandise. Denoël, 2003.





L’ÉTAT-RÉSEAU ET LA GENÈSE DE L’ÉTAT :
NOTES PRÉLIMINAIRES


Jacques Guigou




Le premier Léviathan ne révolutionne pas les conditions matérielles de production, car c’est lui qui les institua. [...]
Le premier Léviathan révolutionne les conditions de l’existence elle-même, et non seulement celles des êtres humains, mais celles de tous les êtres vivants et de la mère-terre elle-même.
Fredy Perlman Against His-story, Against Leviathan (1983)


Avancée par Temps critiques depuis une douzaine d’années1 pour caractériser un des effets majeurs de la totalisation du capital sur les rapports sociaux contemporains et notamment la tendance des institutions de l’État-nation à se résorber dans une gestion des intermédiaires, la notion d’État-réseau a été très diversement perçue. Mise à l’épreuve des avancées et des limites (surtout elles !) qu’ont manifestées les mouvements dans l’histoire de cette dernière décennie, elle semble pourtant avoir déjoué non pas les jugements du « tribunal de l’histoire » que, jadis, les partisans du « sens de l’histoire » convoquaient à tout bout de champ pour justifier leurs interventions, mais plutôt ses insuffisances initiales. L’objection nous a été plusieurs fois signifiée selon laquelle la domination de l’État — sous sa forme État-nation — continuait à s’exercer sur la société toujours divisée en classes et que si les réseaux constituaient bien une puissance technique et économique dans le capitalisme contemporain, ils ne pouvaient en aucune manière représenter une nouvelle forme de l’État. À cette critique, fami- lière aux marxistes, est venue s’adjoindre la réplique des anarchistes pour qui l’État reste d’abord et avant tout un appareil répressif et que donc le développement des réseaux techniques et sociaux ne faisait que renforcer cette répression.
Autant de raisons — outre les nôtres propres — pour approfondir et mieux expliciter la forme État-réseau et pour revenir sur la question très controversée de la genèse de l’État dans les communautés-sociétés protohistoriques. L’hypothèse étant alors explorée d’une analogie (et non une identité ou une équivalence) entre la forme-contemporaine de l’État-réseau et l’État tel qu’il a émergé sous sa première forme comme unité supérieure de la communauté, mais non autonomisée de celle-ci.
La démarche à poursuivre dans une recherche plus vaste — qui n’est ici qu’esquissée — peut s’articuler en trois moments :
1 – Poursuivre et approfondir notre analyse de l’affaiblissement et de la résorption de l’État-nation dans les immédiatismes et les connexionnismes de l’État-réseau ;

2 – Explorer les rapports d’analogie et de différence entre l’État sous sa première forme et l’État-réseau ;

3 – Caractériser la forme État-réseau dans la globalisation actuelle du capital à la lumière des dominations exercées par l’État sous sa première forme.
Ce faisant, il ne faudra jamais perdre de vue que bien loin d’être un invariant historique comme l’affirment trop souvent les courants anarchistes, l’État, selon la formulation d’Henri Lefebvre est une « forme de forme2 », qu’il s’est accommodé avec de nombreuses formes de domination et d’organisation dans l’histoire. Le capitalisme qui est né dans la forme État-royal, qui s’est converti à la forme État-nation, ne serait-il pas aujourd’hui compatible avec la forme État- réseau ?
L’État-nation — surgi en France avec la discontinuité de la « Grande révolution » — en permanence réaffirmé après chaque défaite des luttes de la classe dominée, généralisé jusque sur le plus éloigné les territoires de l’empire colonial, réformé, régulé, modernisé, décentralisé, démocratisé, diversifié, etc., n’a certes pas disparu aujourd’hui. Mais s’il n’est plus ce qu’il était... encore faut-il tenter de dire ce qu’il est devenu.
Il y a bien encore une domination des médiations de l’État-nation (ou d’États- fédérés, quasi fédérés ou d’alliance d’États), mais elles ne sont pas frontalement, totalement et uniquement despotiques, sauf dans certains cas particuliers et temporaires, dits, justement, « État d’exception ». Ces médiations institution- nelles relèvent du pouvoir régalien de l’État, mais elles sont régulées, atténuées et souvent altérées par les formes actuelles d’intermédiation de l’État.
Dans les écrits de sa première décennie, Temps critiques a nommé « l’État (du) tout social3 » ce processus de subjectivisation de l’État, cette internisation de ses normes par les individus, de sorte qu’ils peuvent dire : « l’État c’est aussi nous ». D’extérieur et d’abstrait qu’il était dans sa forme idéale et absolue d’État-nation hégélien (« Le plus froid des monstres froids », écrivait le philosophe d’Iéna), l’État a été contraint par les contestations anti-institutionnelles et les luttes anti- bureaucratiques de se concrétiser, de se rendre « proche », de se faire citoyen ordinaire. Il s’associe à tel ou tel groupe d’intérêt, tel ou tel lobby — il les suscite lorsqu’ils font défaut — pour conduire ici une politique particulariste, là une intervention dite de « service public », ailleurs une redéfinition d’identités ou de normes.
D’abord technique et organisationnelle, la forme-réseau s’est élargie au social, au relationnel, à l’affectif et à l’intime. La forme-réseau a permis le compromis historique entre l’ancien État-nation de la société bourgeoise et l’actuel l’État-réseau de la société capitalisée ; l’État-réseau du capital totalisé4.
Retenons ici un seul exemple de ce compromis, celui de la justice. Fonction régalienne historique de l’État, la justice comporte encore des modes d’action qui relèvent de l’État-nation, mais elle est modelée par les tendances lourdes de l’État-réseau. Qu’il s’agisse de l’exécution des peines transformées ou négociées, de la pratique désormais reconnue en France du « plaider coupable » sur le modèle étasunien, de l’introduction de citoyens dans les jurys civils ou bien encore du projet de droit des victimes dans les tribunaux pénaux, voilà autant de dispositifs qui montrent la forte dynamique de réticulation de la justice.

1. AVANT L’ÉTAT : POUVOIR ET SACRÉ DANS LA COMMUNAUTÉ HUMAINE IMMÉDIATE
Sous le terme général de « communauté primitive », puis de « communisme primitif », Marx et les marxistes du XIXe siècle ont désigné la forme originelle de groupement des humains avant l’organisation en société et donc aussi préalable à la formation d’un État. À partir des données de la recherche anthropologique de leur époque (Ancient society de L.H.Morgan pour Engels), ils ont expliqué l’émergence de l’État et la dissolution de la communauté immédiate par le développement de la valeur, de la propriété privée et des classes sociales.
Sans verser dans les débats académiques et formels propres à la recherche anthropologique contemporaine, il n’est pas vain pour Temps critiques de chercher à mieux fonder la genèse d’un de ses concepts centraux : la puissance, les stratégies de puissance, les effets de puissance, les rapports de puissance. Et cela d’autant plus qu’ils ne sont pas rares les contradicteurs qui mettent en doute le caractère déterminant des effets de puissance dans les sociétés précapitalistes. L’argument principal et quasi unique de leur objection étant que le mouvement de la valeur n’existe qu’avec le capitalisme. En cela, d’ailleurs, ils restent stricte- ment marxistes puisqu’il n’y a pas chez Marx de théorie sur la genèse et le mou- vement de la valeur dans l’histoire. Gauchistes, ultra gauches et adeptes de la wertkritik ont en commun ce gène idéologique.
Les analyses de Braudel puis celles de Fourquet5 sur les rapports entre valeur et puissance aux débuts du capitalisme constituent toujours pour nous des réfé- rences importantes, mais qui restent limitées, car enfermées dans le paradigme marxiste du capitalisme d’État (État-royal puis État-nation bourgeois). Les explicitations et les hypothèses de Bernard Pasobrola6 sur l’émergence de la valeur dans les sociétés pré-marchandes puis marchandes ouvrent des pistes fructueuses pour un approfondissement théorique et politique de la puissance aujourd’hui. Dans cette perspective, je ne ferai, pour l’instant ici, qu’une ou deux remarques sur le sacré, la puissance et la valeur dans les sociétés pré-étatiques.
La thèse de l’anthropologue L. Makarius7 qui fait dériver la puissance du sacré par le tabou du sang tend à surestimer les « sociétés chasseresses » par rapport aux communautés de cueilleurs, puis de cueilleurs-chasseurs. Cette thèse est fré- quemment adoptée par les auteurs qui font de la chasse des grands mammifères (la « Grande chasse ») l’indice d’une structuration des communautés primitives en sociétés organisées sur la base d’une division sexuelle de l’activité.
Ils font valoir que les individus particuliers qui, dans ces sociétés, violent le tabou du sang (roi-divin, jumeaux, forgeron, homme-médecin ou trickster, etc.) disposent d’un pouvoir magique (le mana) qui permet de réguler les conflits, de rétablir un ordre symbolique, mais aussi matériel. Le sang, son écoulement et l’interdit du « verser le sang », constitue, selon eux, l’opérateur central des rapports sociaux de ces sociétés majoritairement chasseresses. Selon cette interprétation, le pouvoir, d’abord pouvoir sacré, serait essentiellement d’ordre transgressif ; il trouverait sa force dans le viol de l’interdit, lequel serait au fondement de toute l’organisation sociale des communautés pré-sociétales et pré-étatiques.
Un semblable transgressisme et une telle valeur attribuée à l’écoulement du sang nous paraissent une analyse trop déterministe, trop unilatérale. Le rapport d’analogie entre l’écoulement menstruel des femmes et l’écoulement du sang des animaux pendant la chasse est-il aussi fermement établi ? On peut en douter. La mise à l’écart des femmes lors de leurs règles ne s’accompagne pas de rituels de type sacrificiel. La dimension transgressive n’y est pas primordiale. L’imaginaire lié au sang peut engendrer des pratiques rituelles sur un mode régressif, comme c’est, par exemple le cas dans les rituels de fécondation de la terre par enfouisse- ment du sang menstruel et du sang de l’accouchement ; ou encore sur un mode progressif dans le partage du sang pour sceller une alliance entre deux guerriers. Si l’on peut s’accorder pour faire dériver l’émergence et l’expression de la puis- sance dans le sacré et dans les rapports au sacré, encore faudrait-il définir plus judicieusement ce qu’était le sacré dans ces anciennes sociétés. La notion de mana avancée par Marcel Mauss est très insuffisante pour approcher les caractères et le sens du pouvoir magique, car elle laisse de côté la dimension de compensation, de substitution que contient le sacré. Compensation à la privation des jouissances de la vie immédiate engendrée par une organisation plus hiérarchique et plus médiatisée de la communauté; substitution aussi, car la puissance de chaque individu est captée par un seul d’entre eux — chaman, magicien, forgeron, chef, roi-thérapeute — lequel prend en charge l’expulsion des menaces externes et internes de la communauté, mais ce qui accroît son pouvoir et celui de son clan.
Déjà plus compréhensive de l’ambivalence fondamentale du sacré dans les sociétés pré-étatiques, la notion de numineux proposée par R. Otto8, rend mieux compte de l’ensemble des dimensions qui sont à l’origine de sa puissance réelle autant qu’imaginaire. Engendré par le tremendum, et par le fascinans, c’est-à-dire par les manifestations de peur et de fascination à l’égard de forces qui paraissent mystérieuses, car elles proviendraient d’un au-delà de la nature, le numineux serait constitutif de la première puissance du sacré.
Avant tout théologien, R. Otto situe dans le numineux les conditions d’émergence du phénomène religieux. Il est d’abord préoccupé par « l’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel » comme l’indique le sous-titre de son livre. Il vise à réhabiliter le mystère comme étant au fondement du « sentiment religieux » et donc à en faire un invariant chez les êtres humains. Sans partager cette interprétation spiritualiste et théologique du numineux, il est intéressant d’y percevoir l’expression du passage de la communauté immédiate à la communauté-société pré-étatique.
L’autonomisation d’un pouvoir sacré permettrait alors de situer ce moment critique d’éloignement d’une vie collective immergée dans la nature ; éloigne- ment qui engendre un effroi collectif, une menace d’extinction pour l’espèce et donc l’élaboration de représentations qui compensent cette perte d’immédiateté.
Ceci dit, il n’est pas sûr qu’une meilleure clarification dans ces domaines nous apporte beaucoup de lumière sur l’évitement de l’aporie de la poule et de l’œuf : le sacré a-t-il attribué de la puissance ou bien la puissance a-t-elle engendré le sacré ?

2. LA COMMUNAUTÉ-SOCIÉTÉ AUTONOMISÉE DANS UNE UNITÉ SUPÉRIEURE : L’ÉTAT SOUS SA PREMIÈRE FORME
Quatre phénomènes majeurs vont accélérer la fin des communautés immédiates immergées dans la nature extérieure et marquer le passage aux sociétés pré- étatiques puis aux sociétés étatisées : l’agriculture et l’élevage pour les premières ; la propriété privée et les classes sociales, la métallurgie, l’écriture et la religion9, pour les secondes. L’agrégation et la concentration de ces quatre opérateurs de « civilisation » ont permis l’émergence de l’État sous sa première forme, celle de « la communauté abstraïsée ».
Proposée par J. Camatte10 dans sa vaste investigation sur le devenu d’homo sapiens, la notion d’abstraïsation de la communauté dans une première forme-État permet de relativiser les théories de l’État dans la modernité qui, toutes, depuis Machiavel et Hobbes en passant par Hegel et Marx, par les anarchistes et les libéraux, sont muettes ou simplistes sur la genèse de l’État. Au-delà de leurs diversités idéologiques, ces théories ont un dénominateur commun: l’État est toujours séparé de la société. Puissance supérieure, l’État est ce Léviathan qui domine la société et qui subsume ses divisions en classes, groupes d’intérêts, territoires, appartenances particulières, etc.
Repérables dès les débuts des grandes mutations du néolithique, les caractères de cette première forme d’étatisation de la communauté-société sont relativement bien connus. Qu’il nous suffise ici de les rappeler sommairement :
– Sédentarisation, agriculture et élevage ; appropriation de la terre ; affaiblissement du pouvoir des femmes ;
– Le mouvement de la valeur n’a pas émergé, mais la richesse est thésaurisée dans des centres urbains (économies palatales). La production de ressources non immédiatement consommées se développe ; l’accumulation de surplus engendre un commerce plus lointain avec échange inégal, mais aussi pillage et asservissement.
– S’affirme la hiérarchisation de la communauté-société en castes ; une verticali- sation et une centralisation de l’ordre social ; la domination d’un « Grand homme » (Lugal à Ur, roi11, puis roi des rois) qui utilise la magie pour accroître son pouvoir ; la reproduction de la communauté-société devient une « affaire d’État » ;
– Prélèvement de tributs sur les peuples conquis, mais pas d’exploitation productive des esclaves.
Ainsi, pendant de très longues périodes de temps — en gros depuis les premières colonies sumériennes du VIIIe millénaire (BP) aux premières cités-États mésopotamiennes (Babylone, IVe millénaire BP) — ont existé des communautés déjà formées en sociétés étatisées, mais dans lesquelles l’État n’est pas séparé de la communauté. Il y a une certaine osmose sociale et politique entre les composantes de la société et les couches supérieures (une sorte de proto-aristocratie) qui l’administrent. Si, pour la première fois dans l’histoire d’homo sapiens, dans l’État-communauté-abstraïsée, il y a bien, apparition et développement d’institutions étatiques, celles-ci ne contrôlent pas toute la vie collective, elles n’entravent pas l’exploration d’autres voies pour répondre à la perte d’immédiateté. Des groupes peuvent se soustraire à l’emprise étatique en s’isolant dans un habitat physiquement protégé, tel des grottes ou des marais ; d’autres tenter de la fuir, comme ce fut le cas des Hébreux en quittant l’Égypte.
Remarquons ici que la première forme de l’État ne peut en aucun cas être assimilée à un « proto-État ». Des politologues et des historiens ont avancé la notion de « proto-État » pour qualifier des peuples, des nations ou des groupes, qui dans le monde moderne et contemporain, ne sont pas organisés selon la forme État- nation (et donc pas labellisés par l’ONU). Sont évoqués, à ce propos, des groupes humains autochtones ou nomades qui sont restés à l’écart de « la civilisation » (amérindiens, sibériens, bushmen, etc.) ou bien en voie de reconnaissance onu- sienne, tels les Palestiniens. Certains idéologues ont même poussé l’extension de la notion de proto-État à des ensembles politico-militaro-religieux, tel Al Qaïda. Nous avons, à l’époque, analysé la méconnaissance à laquelle conduisait cette incohérence12.
Les références à ces premières formes de l’État peuvent être multipliées, mais ce n’est pas l’objet de ces simples notes préliminaires à une investigation plus vaste. Avançons pour l’instant que certains traits propres à ces communautés-sociétés dans lesquelles l’État n’est pas constitué en unité supérieure séparée présentent quelques analogies avec certaines caractéristiques de l’État-réseau telles que nous tentons de les appréhender depuis une douzaine d’années.
Mais avant d’esquisser ces correspondances de formes, il nous faut, pour mémoire situer ce que l’on peut nommer l’État sous sa seconde forme. Pour mémoire, écrivons-nous, car cette forme-État a été beaucoup décrite et elle est fort connue puisque l’État-nation fut son dernier avatar.

3. L’ÉTAT DU MOUVEMENT DE LA VALEUR PUIS L’ÉTAT DU CAPITAL
Les premières communautés-sociétés étatisées comportaient certaines présuppositions du mouvement de la valeur (la production de surplus, l’intensification du commerce, des représentations religieuses hors nature, des concentrations ur- baines, la comptabilité, etc.), mais cette dynamique ne pouvait pas s’enclencher, car le pouvoir n’est pas autonomisé, il reste un rapport social parmi les autres ; un rapport social, certes prépondérant, mais englobé dans l’ensemble de la communauté-société.
Ce n’est qu’avec la concentration et la verticalisation du pouvoir dans une orga- nisation de type royal et impérial que les représentations de la valeur peuvent émerger13. La production et la circulation des richesses selon cette structure pyramidale et à travers les médiations étatiques induisent des échelles de valeurs.
Ces valeurs sont liées à l’usage des biens et des richesses par les castes supérieures. Les valeurs-prestige et la valeur-usage commencent à se dissocier, cette dernière devenant prédominante. Bien que le travail comme activité de production ne soit pas autonomisé (les esclaves sont moins une « force de travail » qu’une puissance patrimoniale d’État au service de sa reproduction), la division sociale en castes, classes et corps va ensuite engendrer l’État sous sa seconde forme, l’État- puissance, unité supérieure séparée de la société et la dominant.
Le processus historique est enclenché ; il comportera des arrêts, des régressions, des dérivations, mais il ne disparaîtra pas : Empires-États mésopotamiens, cités- États du Moyen-Orient et de la Grèce ancienne ; c’est l’État-empire, l’État-royal, l’État-nation, l’État-parti (« l’État-ouvrier » lénino-stalinien).
Cet État sous sa seconde forme va se perpétuer et se transformer sans être dissous par les moments de discontinuité historique ni par les moments révolutionnaires dans la modernité. Il a pu s’affaiblir, par exemple lors de la chute de l’Empire romain ou encore en mai 68 en France et dans les années 70 en Italie. De ces décompositions, à travers chaos, conflits et anomies sont apparues des recompo- sitions, souvent plus fragiles que les équilibres étatiques précédents, car reposant sur de nouvelles alliances de clans, de classes, d’églises ou de territoires.
Si des commentaires sur histoire de l’État sont hors de notre propos, rappelons cependant ici quelques stéréotypes tenaces sur la genèse de l’État dans ce que furent les milieux dits « révolutionnaires ».
Chez certains anarchistes tout d’abord. Sensibles aux thèses issues du darwinisme social — la loi du plus fort même si c’est pour s’y opposer — ils ont expliqué la genèse de l’État par l’idéologie du chef, par la suprématie de l’individu puissant, par la volonté innée de domination ; une sorte « d’instinct de commandement », la figure invariante de « l’individu autoritaire ».
Pour G. Leval, par exemple, la « volonté de domination » et « l’autorité » sont présentes dans la nature. C’est la « biopsychologie » qui existe dans la nature (cf. les animaux prédateurs, la lutte des mâles pour la possession des femelles, etc.) qui explique « la soumission des masses à l’État14 ».
Pour ces anarchistes, l’État existe en lui-même et pour lui-même, dès les origines (origines laissées dans le vague des temps anciens) avec tous ses caractères répressifs et dominateurs (armée, police, guerres, pillages, tributs, impôts, etc.). Ce n’est pas l’épisode de la révolte des esclaves avec Spartacus qui sèmera le doute dans ce dogme anarchiste sur l’État ; au contraire il ne fera que renforcer leur contre-dépendance idéologique à l’État bourgeois.
Du côté des marxistes, la référence immuable est celle faite à Engels et à son Origine de la famille, de la propriété et de l’État. On le sait, selon cette périodisation trop déterministe et trop téléologique, il y aurait eu un communisme primitif irénique et idyllique puis... la propriété de la terre aurait tout détruit au profit de la classe possédante et de son État, donc la lutte des classes devra... etc., etc.

4 — LE CONSENSUS POLITIQUE DANS L’ÉTAT-RÉSEAU
L’État-réseau peut-il être donné comme la forme-État de la société capitalisée ? La première forme de l’État dans les communautés-sociétés du néolithique présente-t-elle quelques analogies avec les formes contemporaines de l’État-réseau ? Nous l’avons dit, ce sont les deux hypothèses qui animent notre visée critique sur la question de l’État aujourd’hui.
Résorption des médiations étatiques dans une gestion des intermédiaires, fluidisation des rapports sociaux, techniques et humains, relations virtuelles, imageries ultrapuissantes, informations permanentes et contrôlées ; individualisation extrême ; formatage d’un individu autonome, mais dépendant aux réseaux mondiaux, tels sont les caractères principaux qui ont conduit Temps critiques à qualifier l’actuelle société comme « capitalisée ».
Sans poursuivre une quelconque démarche comparatiste ni vouloir prophétiser une sorte de régression historique de la forme État, il n’est pas aberrant de voir dans cette mise en réseau des rapports sociaux une analogie avec ce qu’était l’État sous sa première forme. La réactivation d’anciennes médiations communautaires, notamment religieuses, combinées à la puissance des technologies informatives et biocognitives contemporaines rappelle les formes de communauté-société dans lesquelles l’État ne s’est pas constitué en unité supérieure séparée. On pourrait alors parler d’une société-communauté capitalisée et faire de l’État-réseau sa forme étatique. Hypothèse à reprendre et à argumenter.
Quelle que soit sa forme, pour conforter son ordre, tenter de réguler les divisions de la société et manifester son unité, l’État doit produire du consensus. Il s’y emploie en faisant feu de tout bois dans tous les registres (religieux, militaires, culturels, sportifs, mémoriels, cérémoniels, etc.), mais c’est d’abord un consensus politico-idéologique qu’il cherche à établir et à conforter.
Si l’on se réfère aux deux formes étatiques de la modernité, celle de l’État-royal et celle de l’État-nation, ce consensus y est de type transcendant. Les valeurs affir- mées, les représentations inculquées constituent des puissances supérieures et extérieures à la société : Dieu, l’Église, le Roi, les Ordres, l’Unité du territoire pour l’État-royal ; la Nation, la Patrie, la Propriété, la Raison, le Travail pour l’État-nation.
N’oublions pas aussi que ce transcendantalisme institutionnel était également de mise pour « L’État-ouvrier » stalinien, à cette différence près que le Parti se subs- titue à la Nation.
Dans l’État-réseau d’aujourd’hui, le consensus est de type immanent, immédiat, mobile, fluide et multiple. Les anciennes représentations de la stabilité et de la permanence tendent à se résorber dans l’immédiateté des réalités virtuelles. Toujours instable et chaotique, il doit parer sans cesse aux risques de chaos qui le menacent : la panne, l’attaque, le pillage, le blocage, etc. Chaos et ruptures qui dissolvent puissamment et rapidement toutes les tentatives de l’État-réseau pour affirmer une quelconque orientation, une quelconque identité, une quelconque valeur.
Ce consensus s’accommode des incohérences, des illogismes, des déraisons, car il les englobe dans sa vaste combinatoire virtuelle.
Dans l’État-réseau, les médiations qui subsistent encore des anciennes formes étatiques n’engendrent plus de l’équivalence, mais du validé et du validable, ceci d’où qu’il provienne. Dès l’instant où une action, une décision, un phénomène, une innovation, un produit, une œuvre se manifestent comme compatibles avec les règles du réseau, elles sont reconnues et validées. Les anciennes déviances, minorités, anormalités, extériorités de tous ordres et de tous caractères sont ren- dues compatibles par les algorithmes du réseau. Homosexualité autant que subprimes, rituels religieux comme téléchargements gratuits, créationnisme comme nucléarisme, OGM comme bio, indignations comme abstentions, interventions comme contemplations, sont pareillement « validés » puisqu’ils se sont rendus compatibles avec les règles du réseau.
Dans l’État-réseau, la procédure informatique de la validation — ce mouvement du doigt sur la touche verte des claviers numériques qui règle la vie quotidienne des individus — devient la règle universelle de l’ordre réticulaire ; la prière per- manente de l’individu-particule de capital : « me suis-je bien validé ? » ; « mon projet sera-t-il validé ? »...
Validez-vous ! Revalidez-vous ! Tel est le mot d’ordre des Thiers et La Fayette de notre temps.


Notes
1- On peut en situer la première occurrence dans l’article «L’État-nation n’est plus éduca- teur. L’État-réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas », dans le numéro 12 de la revue en février 2001, mais rédigé à l’automne 2000. Disponible sur le site de Temps critiques : URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article106

2- « L’État se définit lui-même comme forme la plus générale — forme des formes — de la société. Il enveloppe et développe les autres formes. Il réunit, noue et tient d’une main ferme, nous le savons, toutes les “chaînes”, tous les enchaînements d’équivalence, de la marchandise à la quotidienneté, en passant par la Loi » Cf. Lefebvre H., De l’État, Tome3, Le mode de production étatique, éd. 10/18, 1977, p.179. La somme théorique sur l’État rassemblée en quatre tomes par ce philosophe marxiste contient des analyses perspicaces sur les variations de l’hégémonie étatique dans l’histoire moderne, mais elle est largement biaisée par la notion de « mode de production étatique » que Lefebvre donne comme fondement de ce qui serait une étatisation mondiale. Ultime tentative pour « sauver » le concept de mode de production à une époque — celle des années 1970 — où justement, ce n’était plus la production (des rapports sociaux) mais la reproduction (« les restructurations », «la nouvelle société », etc.) qui constituait le seuil critique pour le capitalisme.

3- Cf. « L’État : vers le tout social », Temps critiques, no10, printemps 1998.

4- Cf. J. Wajnsztejn, « État-réseau, réseaux d’État et gouvernance mondiale », .
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article120

5- François Fourquet, Richesse et puissance : une généalogie de la valeur : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, éd. La Découverte, 1989 ; rééd. 2002.

6- Pasobrola B., « Remarques sur le procès d’objectivation marchand »,
.http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article209

7- Laura Levi Makarius, Le sacré et la violation des interdits, éd. Payot, 1974.

8- Otto R. Le sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, éd. Payot, 1949.

9- Déjà amorcée avec la magie et l’apparition d’une caste de spécialistes du sacré, l’émergence d’une sphère séparée de la religion dans la communauté-société constitue une des composantes centrales de l’État sous sa première forme. Enfermés dans les temples, prêtres, devins, prophètes et augures administrent cette nouvelle médiation du rapport à la nature. En produisant des représentations de ce qu’était l’ancien mode de vie plus immergée dans la nature extérieure, la caste des religieux assure une fonction thérapeutique collective : réduire l’angoisse engendrée par le traumatisme de la vie médiatisée par des institutions ; de la vie produite et reproduite par des groupes sociaux spécialisés qui confisquent les immédiatetés de la vie. Contemporains l’un de l’autre, État et religion vont se donner comme les garants de cette « seconde nature » dans laquelle des individus consentants sont supposés trouver sécurité et éternité. Dans l’histoire humaine, cette alliance aura la vie dure et longue ! Celles et ceux qui la combattront en savaient quelque chose...

10- Cf.« Émergence d’Homo Gemeinwesen », Invariance, série IV. Disponible sur le site de cette revue : URL : http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/Homo.4.1.htm 

11- « L’individuation en tant que séparation d’un élément de la communauté n’affecte qu’une personne qui en définitive la représente en son entier. Il joue un rôle d’excrétion : ce que la communauté doit éviter de faire, elle le fait exécuter par le roi; ce dont elle se décharge, qu’elle doit éliminer, elle le lui donne. Par là elle essaye d’enrayer un phénomène qui tend à la nier. Le roi en tant qu’abstraction de la communauté est en même temps sa représentation et sa négation. » J. Camatte, Émergence d’Homo Gemeinwesen, Livre II.

12- J. Guigou, « Al Qaïda, un proto-État ? Confusions et méprises », in Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), Violences et globalisation, éd. L’Harmattan, 2003, p. 332-336. Cf. URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article181

13- J. Camatte explicite ce basculement dans les termes suivants : « Nous avons vu comment émergea le pouvoir et nous avons insisté sur sa dimension discontinue. On peut dire que le mouvement de la valeur est né de la nécessité de le représenter et ceci que ce soit le pouvoir en tant que prestige ou que ce soit le pouvoir politique, le pouvoir sur les hommes et les femmes et le pouvoir sur les choses. La valeur apparaît comme le reflet-représentation immédiat dans la mesure où le prestige implique une importance qu’on accorde, une admiration, une estimation (les honneurs). » J. Camatte, op. cit., L9.

14- G. Leval, L’État dans l’histoire, éditions du Monde libertaire, p. 33-35.



La première version de ce texte a été publiée dans la revue
Temps critiques, n°16, printemps 2012, p.135-147.








UNE AUTONOMISATION DU SEXE :
LE GENRE

Jacques GUIGOU


Dans le premier tiers du XXe siècle, les contestations de la société bourgeoise conduites par le mouvement ouvrier révolutionnaire et par les avant-gardes artistiques et politiques n’aboutissent pas aux bouleversements politiques et sociaux qu’elles visaient. Mais leur échec n’a pas anéanti les aspirations révolutionnaires dont ces mouvements étaient porteurs. Si la dimension collective du projet communiste s’est aliénée dans les fascismes et l’étatisme stalinien, sa dimension individuelle a poursuivi son parcours1 — mais de manière mystifiée — sous la forme de l’individu-démocratique ; de l’individu-consommateur et jouisseur.
Il reste que cette figure de l’individu s’émancipant des anciennes normes de la société autoritaire dans laquelle les religions et l’État républicain contrôlaient et souvent réprimaient les aspirations à un accomplissement « intégral2 » des potentialités individuelles a été effective seulement dans des cercles restreints et dans des milieux limités. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, avec la montée en puissance des classes moyennes et l’internisation de la classe du travail dans la société capitaliste que ces aspirations hédonistes et consuméristes vont se développer massivement.
Dans cette dynamique du capitalisme interclassiste, psychanalyse et publicité — les deux phénomènes étant liés — ont joué un rôle d’anticipation, puis de justification idéologique du processus de sexualisation de la société.
À ses débuts, la psychanalyse avait, effectivement, une portée critique envers la répression sexuelle de la société bourgeoise. L’individu en cure — quelques centaines à cette époque — y trouvait son compte d’autonomisation à l’égard des institutions bourgeoises : la famille, l’église, la propriété. Mais, avec la société du capital se généralisant, ces autonomies vont se réaliser dans une dépendance toujours plus grande au mode de vie consumériste, rationalisé, technicisé et globalisé.
En effet, dès l’Entre-deux guerres, engendrant et engendrées par les bouleversements de la société bourgeoise, la psychanalyse et la psychologie comportementale — chacune d’elles selon des modalités et des théories différentes — ont contribué à autonomiser le sexe par rapport à la totalité de la sensibilité humaine. En plaçant la dimension sexuelle de l’individu au centre de son développement et de son activité d’enfant puis d’adulte, les courants psychanalytiques ont tendu à dissocier la sexualité de l’ensemble des autres sens humains.
L’hypersexualisme psychanalytique s’est alors développé au dépend du rayonnement des autres sens chez les êtres humains. Le dogme « Tout est sexuel » des psychanalystes — et à leur suite, de nombreux intellectuels, les publicitaires et les lobbies commerciaux — a constitué un opérateur majeur de la décomposition/recomposition de la société bourgeoise en société particularisée, celle de l’individu démocratique- consommateur-immédiatement-jouisseur. En cela ils se sont fait les serviteurs des bouleversements anthropologiques exigés par le mode de vie capitaliste. Dès le milieu des années quatre-vingt, J.Guigou a montré3 comment et en quoi ce processus de normalisation sociale a été particulièrement actif après l’échec des deux assauts prolétariens du XXe siècle : celui des années 1916-23 et celui des années 1965-74.
Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la montée en puissance de la société de consommation de masse, l’accroissement du niveau de vie, la diffusion des idéologies hédonistes dans des milieux sociaux de plus en plus larges — notamment dans les mouvements sportifs et dans certains mouvements de jeunesses laïques — ont permis à l’hégémonisme sexualiste qui jusque-là circulait dans des cercles intellectuels restreints, d’émerger socialement puis donner toute sa mesure.
Toutefois, jusqu’à la fin des années 60, bien qu’autonomisée des autres dimensions de la sensibilité humaine et valorisée en tant que telle, la sexualité restait reliée à la fois aux déterminations naturelles des hommes et aux institutions étatiques qui la contrôlait et le plus souvent, la réprimait. Détabouisée, la sexualité fait alors l’objet d’investissements multiples, d’abord économiques et financiers, mais aussi éducatifs, culturels, de santé, de loisirs, etc.
L’éducation à la sexualité, au mariage, à la vie de couple, à la liberté de choix d’une ou d’un partenaire se diffusent dans les classes moyennes4 et au-delà. Cette autonomisation est confortée, élargie et accélérée par le développement des techniques sexuelles et des supports pulsionnels, qu’il s’agisse de contraception, d’érotisme, de sexologie ou de perversions (soft ou hard).
Cependant, bien qu’autonomisée des autres sens humains, cette sexualité avait encore un certain rapport avec les dimensions naturelles de la sensibilité humaine. On le constate, par exemple chez W.Reich dont les thèses et les pratiques qui en dérivent se sont diffusées en France seulement à la fin des années 1960 et surtout dans les années 1970. Pour ce psychanalyste hétérodoxe, on le sait, la levée de la névrose de caractère (« la peste émotionnelle ») passe par une reconnaissance de « la fonction de l’orgasme5 » qui permet à l’individu de s’accomplir à la fois comme pulsion de vie naturelle et individualité cosmique. Ce rapport encore existant avec les déterminations naturelles de la sexualité humaine va devenir très lointain et même, souvent, disparaitre avec la seconde autonomisation de la sexualité humaine.
Les bouleversements politiques, sociaux, idéologiques, langagiers de la décennie 1965-1975, leurs avancées et leurs limites6 ont accompli — dans le domaine qui nous intéresse ici — ce que l’on peut nommer une seconde autonomisation : celle de la sexualité vers « le sexe ».
Les mouvements, les pratiques individuelles et collectives, les idéologies, les croyances qui, dans ces années-là ont été désignées comme une « révolution sexuelle » peuvent être données comme les opérateurs de cette seconde autonomisation. Opérateurs certes très divers, chaotiques, parfois contradictoires, à la fois dispersés et concentrés, mais dont les effets et les résultats ont abouti à faire « du sexe » une conduite distincte, en grande partie séparée des autres conduites humaines, mais pouvant coexister avec chacune d’elle. Révolution sexuelle qui véhiculait une forte charge imaginaire (mythe de l’androgyne originel, archétype d’une communauté pulsionnelle et fusionnelle) mais d’abord et surtout qui intervenait sur les pratiques collectives et les conduites individuelles.
Car les aspirations et les réalisations des premiers moments de la révolution sexuelle (les communautés de vie aux USA puis en Europe) en faisant sauter les verrous de la répression sexuelle ont lancé une puissante dynamique de désinhibition. De culpabilisée et culpabilisante qu’elle était, la sexualité devient épanouissante et « libérée ». Les théoriciens de la libération sexuelle tels que Reich et Marcuse — souvent à l’encontre de leurs véritables thèses — qui avaient été des références obligées pour les groupes contestataires de l’ancienne répression sexuelle de la société bourgeoise, sont délaissés au profit du réalisme et du narcissisme du « sexe ». Combinées aux guides des pratiques sexuelles orientales, aux enquêtes des sexologues, à la littérature érotique, au cinéma hardsex, à la généralisation de la pornographie, ce réalisme du sexe autonomisé exprime la levée de verrou, la désinihibition, la « politique du sexe » comme une puissante tendance sociale7.
Sexshops, phonesex, carsex, videosex, drugsex, musicsex, cybersex, sexto, scandent alors la vie de l’individu affranchi des normes d’une sexualité qui était, certes, reconnue mais pas encore « émancipée » ni mise en réseaux. Le sexe devient le terme générique désignant les manifestations de la sexualité humaine dans la période ouverte par « la crise », au milieu des années 1970.
L’accentuation des processus de particularisation des rapports sociaux et la capitalisation de quasiment toutes les activités humaines (phénomènes composant ce que nous avons nommé « la révolution du capital ») vont engendrer une nouvelle autonomisation : celle du sexe devenant genre.
Sous la pression des anciennes minorités sexuelles et à la faveur de la dynamique idéologique qu’ils tirent de leur ancienne répression, les divers activismes du « sexe8 » vont dénoncer les dimensions encore trop universelles du concept et de ses pratiques. Selon eux, le sexe contient encore une trop forte détermination naturelle, un rapport trop organique avec l’ancienne hétérosexualité.
Comme l’indique son étymologie9, le sexe désigne la dualité mâle/femelle dans une espèce, il contient et exprime la division cellulaire originelle de la vie et à ce titre, il serait encore trop « biologique ». Seul le genre qui permet de rendre compte des déterminations sociales et politiques qui constituent la « sexuation » des individus échapperait à l’historique domination masculine et hétérosexuelle.
Aux yeux des genristes, le genre, notion exclusivement culturelle permet d’évacuer les dernières traces de naturalité chez des individus... encore un peu déterminés par leur appartenance sexuelle.
Signes visibles — s’il faillait en trouver — de l’aboutissement du processus d’autonomisation du sexe : après s’être établis dans les universités, notamment dans les départements de sciences sociales, d’histoire et de philosophie (mais aussi dans les départements scientifiques), les genrismes sont désormais largement diffusés dans les médias et les réseaux ou bien encore dans les dispositifs réglementaires et législatifs.
Retenons ici trois implications politiques et anthropologiques de cette tendance lourde à la genrification des rapports sociaux.
1- En cherchant à séparer sexualité et reproduction, tout se passe comme si les genristes antinaturalistes cherchaient à s’émanciper de la dualité fondamentale de la sexualité humaine pour retrouver l’androgynie mythique, le fantasme d’unité perdue. Ce qui entraverait l’accès à cette unité perdue c’est la construction du mâle, du patriarche puis du machiste, et du « mode de production domestique », etc. Cette figure devient donc l’ennemi à abattre et on comprend pour quoi Ch.Delphy et d’autres disent que le triomphe de la lutte féministe sera « l’abolition du sexe » puisque l’unité sera alors rétablie dans le nirvana d’un monde... enfin « libéré » de la sexualité humaine et de l’aliénation de la procréation naturelle. D’où, chez les genristes une exaltation — allant souvent jusqu’à la la fétichisation — des biotechnologies, des sciences et des techniques de la reproduction : PMA, ISCI10, utérus artificiel, etc.
Cette tendance lourde à la séparation entre reproduction humaine et sexualité est bien exprimée par le chimiste Carl Djerassi11, un des inventeurs de la pilule contraceptive qui récemment, déclarait : « Il y a déjà cinq millions de personnes sur terre qui ont été conçues in vitro, donc en dehors d’un rapport sexuel. Dans 99% des cas, leurs parents ont eu recours à la procréation médicalement assistée à cause d’un problème d’infertilité. Mais dans le futur, j’en suis persuadé, ce sont avant tout des gens fertiles qui utiliseront cette technique12 ». Pour ce scientifique, la séparation, à grande échelle, entre reproduction et sexualité serait en bonne voie de réalisation. Quant à la journaliste qui relate la chose (Joëlle Stolz), il s’agit pour elle d’une grande avancée qui, en permettant de « se libérer de l’horloge biologique », effacerait une dernières inégalités entre femme et hommes. Il lui semble aller de soi d’appeler « inégalités » toute différence. Ainsi, sans doute pour elle, le fait que les femmes n’éprouvent pas forcément un orgasme à chaque rapport sexuel serait une « inégalité » et inversement, le fait qu’elles puissent connaître plusieurs orgasmes dans un même rapport deviendrait une inégalité vis à vis de pauvres hommes obligés de s’y reprendre à plusieurs fois. On mesure ici à quel point la langue commune n’est pas tant devenue une novlangue comme le croyait Orwell, mais une langue à usage particulier, une langue privée de sa dimension universelle.
2- Dans les versions les plus extrêmes, les plus dogmatiques — et parfois aussi les plus forcenées — des études sur le genre, ce qui, en définitive, est visé c’est non seulement de réécrire, du point de vue du genre, les origines et le devenu de la sexualité mais plus fondamentalement de « libérer » l’espèce humaine de sa détermination naturelle à une reproduction sexuée. Les recours à la biologie y sont multiples mais rarement contradictoires. Ils vont, la plupart, dans le même sens : légitimer scientifiquement une reproduction de l’espèce humaine moins  « couteuse13 », puisque cette reproduction nécessite deux gamètes différents, l’un mâle, l’autre femelle, pour que s’opère la fécondation. Parthénogenèse et clonage14 seraient des opérations tellement plus « économiques » !
Comme on l’observe dans l’évolution de certaines espèces animales ou végétales qui perdent leur sexe, des idéologues genristes y voient un avenir radieux pour l’humanité et guettent les dernières découvertes scientifiques et technologiques qui pourraient permettre d’accélérer les mutations d’homo sapiens vers une espèce asexuée.
3- La sexualité, souvent support d’errance pour l’humanité, a entretenu malgré tout, une fonction de continuité : continuité de la communauté et de l’individualité, continuité du procès de vie, continuité de l’affectivité entre les femmes et les hommes (malgré et au-delà de l’historique domination masculine). La perspective du genre rompt avec ce mode d’être au monde en faisant de la discontinuité une norme de comportement et une valeur éthique. Dans la combinatoire sexuelle qu’implique l’indifférentialisme du genre, l’individu particularisé, capitalisé, recherche-t- il autre chose que la satisfaction immédiate de son « identité sexuelle » fantasmée ?
Plaçant à l’horizon de sa vie de cyborg une succession de moments discontinus, combinés, abstraits, l’individu genriste, apeuré par l’existence des mères, n’en finit pas de fuir la dialectique des sexes.

Notes
1- Parcours parfois chaotique et sinueux, mais parcours jamais interrompu.
2- Avant la Première Guerre mondiale, des groupes anarchistes et leurs théoriciens-militants, tels Sébastien Faure ou Ferdinand Buisson utilisaient ce qualificatifs « d’intégral » pour désigner leur conception d’un individu émancipé dans toutes les dimensions de son être et de ses conditions. Les communautés éducatives qu’ils ont organisées (telle La Ruche à Rambouillet) se voulaient instituantes d’une éducation « intégrale ».
3- Cf. Guigou J. « La psychanalyse après-coup dans l’histoire » in, La Cité des ego. L’impliqué, 1987, rééd. L’Harmattan 2008.
http://www.harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=442#psycha apres coup

4- Créé en 1947, actif dès le début des années 50, un mouvement d’inspiration personnaliste, typique des fractions hautes et moyennes des classes moyennes tel que « La Vie Nouvelle », met au centre de son action éducative et politique un secteur « Vie personnelle et affective » qui fait largement référence à la psychologie, à la psychanalyse, à la santé et à la sexualité. En 1956, plusieurs de ses militantes participent à la fondation du Mouvement français pour le Planning familial.

5- Cf. Wilhem Reich, La fonction de l'orgasme. L’Arche, 1952.

6- Bouleversements et limites que nous avons tenté de saisir dans J.Guigou et J.Wajnsztejn, Mai 68 et le Mai rampant italien. L’Harmattan, 2008.

7- Notre analyse des processus historiques d’autonomisation de la sexualité est nécessairement schématique ; c’est une modélisation de phénomènes complexes et souvent contradictoires qui sont ici, pour les besoins de la méthode, simplifiés et exhaussés. Dans des développements plus complets, il conviendrait, bien sûr, de mettre en évidence les contre-tendances qui se manifestent à chacune des étapes du processus. Dans la société capitalisée, tendance et contre-tendance ne sont pas dans des rapports dialectiques antagoniques mais dans une interaction englobante : la tendance englobant la contre-tendance mais le faisant par moments et de manière incomplète ; avec des restes toujours susceptibles d’engendrer une activation de la contre-tendance.
Prenons l’exemple de l’institution du mariage. L’universalité de l’ancien mariage bourgeois légitimé par l’État et par l’Église a d’abord été critiquée par les contestataires de Mai 1968 et par le mouvement des femmes. Sous la poussée des « libérations » des années 1970 et affaiblie par l’augmentation des divorces, l’institution du mariage a été déstabilisée et dévalorisée. Dans les années 1980 et 1990, les activistes homosexuels, lesbiens et transsexuels réunis en groupe de pression, ont obtenu sa contractualisation dans un Pacs, puis, cette tendance lourde des particularismes devenant dominante dans toute l’Europe, la gauche du capital a instauré le mariage homosexuel. La contre- tendance d’opposition à ce processus qui s’était déjà exprimée en France pour le vote sur le Pacs s’est réaffirmée, treize ans plus tard, dans des manifestations plus vastes lors du vote de la loi sur le mariage homosexuel. La contre-tendance n’a donc pas été intégralement absorbée par la tendance dominante. Elle est englobée et non pas dépassée.

8- Activismes multiples et composites incluant les divers féminismes (recomposés sur l’épuisement politique du mouvement des femmes), les courants homosexuels, bi-sexuels, transsexuels, etc. Ainsi que désormais tous les activismes du genre aussi bien théoriques que pratiques (queer, LGBT, sex/ gender system, intersexualité, etc.).

9- Étymologie discutée, indique le Dictionnaire historique de la langue française Robert, mais rattachée au latin sexus qui signifie « séparé »; le sexus étant « le partage d’une espèce en mâles et femelles » (Robert, tome 3, p.3492).

10- Intracytoplasmic sperm injection (ICSI). Technique de fécondation in vitro qui injecte directement un spermatozoïde dans le cytoplasme d’un ovocyte.

11- Le Monde, suppl. Sciences et Médecine, 30/10/2013, p.7. C.Djerassi est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre, An immaculate Misconception (1999) dans laquelle il imagine « qu’une ambitieuse scientifique américaine vole le sperme de son amant, un physicien israélien, pour produire à l’insu de celui-ci, avec son propre ovule, premier bébé-ICSI, prénommé Adam », ibid. Djerassi ne laisse toutefois pas courir son imagination de dramaturge jusqu’à s’interroger sur le devenir des femmes lorsqu’elles seront entièrement étrangères à la procréation humaine. Il y aurait là, pourtant, matière à anticipation : vide ontologique ? Dépression genrée ? Compensation agressive ? etc.

12- Le Monde, suppl. Sciences et médecine, 30/10/2013, p.7.

13- Dans un article intitulé « Coopération et conflit : des molécules aux sociétés », publié dans l’ouvrage collectif Aux origines de la sexualité (Fayard, 2009), R.E.Michod écrit : « Le sexe [i.e. la reproduction sexuée, ndr] est très coûteux : en témoigne le paon exhibant sa queue, la ramure portée par le cerf ou encore les joutes entre deux phoques mâles. (...) Les parasites, qui tirent parti des contacts intimes pour se transmettre d’un partenaire à l’autre, sont un autre coût. À quoi s’ajoutent les coûts génétiques : en intégrant une cellule du mâle, la femelle se prive d’une partie de sa représentation génétique, qui ne sera pas transmise à sa descendance...» op.cit. p.86. Outre un anthropocentrisme sommaire, nous sommes là encore dans la rationalité économique, véritable modèle de la perspective genriste.

14- Clonage des femmes, évidemment, puisque ce qui importe génétiquement dans la reproduction c’est la transmission de l’information génétique, et sachant que dans ce processus c’est la femelle qui fait le plus gros « travail », celui de fabriquer une seule et grosse cellule, le mâle intervenant alors comme un parasite de l’œuf, et bien... le clonage des femelles suffira pour fabriquer cette nouvelle espèce sans sexe ni genre ; les enfants mâles (et leur caractéristique physiologique irréductible) ayant disparu.



La version originale de ce texte a été publiée comme une contribution
au livre de J.Wajnsztejn
Rapport à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014), p. 51-59.




JACQUES GUIGOU

LE CAPITAL NE RÉALISE PAS
LA PHILOSOPHIE DE HEGEL


I- Mai 68 et puis après ?
« Ce fut un merveilleux lever de soleil » avait dit Hegel de la Révolution française. L’expression fut également utilisée pour qualifier la profonde discontinuité historique de Mai 68. Or, une fois l’incandescence de l’événement et ses bouleversements immédiats quelque peu refroidis, force fut de constater que le capitalisme était encore là, que le mouvement du capital opérait toujours.
Certes, l’État-nation et ses anciennes institutions bourgeoises avaient été sévèrement ébranlés ; certes les rapports sociaux de classe avaient été altérés et parfois même dissous, mais la révolution prolétarienne était restée « introuvable ». Sa théorie était donc faillible. Il fallait trouver les raisons de son échec, identifier ses failles puis, pour certains, les colmater, pour d’autres on devait l’abandonner et inventer autre chose.
Parmi ceux qui cherchèrent une voie alternative au léninisme susceptible de surmonter l’échec du mouvement ouvrier révolutionnaire, citons le philosophe marxiste Henri Lefebvre qui dans son livre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production. (Anthropos, 1973), après avoir fait un bilan des forces et des faiblesses du mouvement de Mai 68, s'attaque lui aussi au chantier de la reconstruction d’une théorie de la révolution qui tienne compte de la nouvelle composition de la classe du travail et notamment de la montée en puissance des classes moyennes. En 2002, dans ma préface1 à la troisième édition de cet ouvrage (Anthropos), j’ai montré comment Lefebvre, tout en faisant le constat des transformations de la classe ouvrière, de sa fragmentation, de son intégration, conserve, malgré tout, la théorie du prolétariat, ce dernier étant toujours pour lui le sujet de la révolution. Toutefois, au cours de son œuvre ultérieure il ne réaffirmera pas cette position de manière aussi explicite. Davantage qu’à une théorie des classes, c’est à l’État qu’il s’attaquera avec la notion de « mode de production étatique » ; notion dont nous avons explicité2 le caractère inapproprié pour analyser ce qu’est aujourd’hui l’État dans la société capitalisée : non pas mode de production, mais mise en réseau des anciennes médiations de l’État-nation.
« L’État se définit lui-même comme forme la plus générale –– forme des formes –– de la société. Il enveloppe et développe les autres formes. Il réunit, noue et tient d’une main ferme, nous le savons, toutes les ‘chaînes’, tous les enchaînements d’équivalence, de la marchandise à la quotidienneté, en passant par la Loi3 » écrit H.Lefebvre.
La somme théorique sur l’État rassemblée en quatre tomes par ce philosophe marxiste contient des analyses perspicaces sur les variations de l’hégémonie étatique dans l’histoire moderne, mais elle est largement biaisée par la notion de « mode de production étatique » que l’auteur donne comme fondement de ce qui serait une étatisation mondiale. Ultime tentative pour sauver le concept de mode de production à une époque, celle des années 1970, où, justement, ce n’était plus la production (des rapports sociaux) mais la reproduction (« les restructurations », « la nouvelle société », etc.) qui constituait le seuil critique pour le capitalisme4 ».
Parmi ceux qui abandonnent la théorie du prolétariat et tirent toutes les conséquences de cette position, outre Cornélius Castoriadis5, citons ici l’anthologie intitulée Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, présentés par F.Danel (Senonevero, 2004), qui rassemble des écrits théoriques de groupes ou d’individus dont les références théoriques principales sont issue des gauches communistes italienne et germano-hollandaise des années 1920-1930. Le constat y est fait de la fin du cycle des luttes qui affirmèrent le pôle travail dans la contradiction capital-travail. La gestion ouvrière du capital, l’autonomisation de la classe du travail contribuent désormais à la reproduction des rapports sociaux capitalistes. La rupture théorique décisive qui est désignée dans ces textes opère sur les deux fondements de la théorie communiste historique :
- l’abandon du programme prolétarien énoncé par Marx en 1848 et réaffirmé par Bordiga en 1920 lorsqu’il fonde le Parti communiste italien ;
- il n’y a plus de sujet de la révolution, plus de phase de transition, plus d’identité ouvrière constituée en classe pour soi, etc. Prenant acte de ces constats plusieurs des auteurs de cette anthologie en viennent à penser que la révolution communiste à venir passe par l’autonégation du prolétariat ou/et la communisation immédiate de tous les rapports sociaux.
Dans les années qui suivirent Mai 68, parmi celles et ceux6 qui, tout en constatant l’échec de leurs aspirations prolétariennes, ne se considéraient pas pour autant comme battus et refusaient de baisser les bras, se manifestèrent alors des clivages idéologiques et théoriques qui devaient perdurer pendant plusieurs décennies. Schématiquement on peut en désigner trois composantes :
1-les replis gauchistes sur « la révolution » et « l’émancipation » (trotskistes, maoïstes, anarchistes, conseillistes) avec tout ce que cela a comporté comme pratiques sectaires, comme opportunismes politiques, comme électoralismes, comme particularismes, comme immédiatismes, comme confusions théoriques ;
2- les diverses fuites en avant dans la lutte armée, l’action directe, la clandestinité, la militarisation des rapports sociaux, l’autoritarisme dans les relations interpersonnelles et le nihilisme ;
3- la déshérence et les fractionnements pratico-théoriques des courants communistes radicaux issus des Gauches communistes historiques.
C’est sur un courant de cette troisième composante que nous nous centrons ici car c’est le seul qui a un intérêt pour notre propos puisque nous nous limitons ici  — si l’on peut dire tant la question est vaste — à critiquer la thèse posée au début des années 1970 et conservée encore aujourd’hui par certains anciens membres de la revue Invariance, thèse résumée par la formule : Le capital réalise la philosophie de Hegel.


II- Le moment hégélien de la revue Invariance (1971-73)
En 2013, dans un article7 collectif publié sur le site de Temps critiques, nous avons situé et commenté les thèses débattues dans la revue Invariance sur le devenir du capital ainsi que les principaux concepts qui y étaient développés au début des années 1970, tels que : capital fictif, échappement du capital, loi de la valeur, représentations, anthropomorphose du capital, communauté matérielle du capital, la révolution intègre, etc. Nous ne reprendrons pas ici cette mise en perspective d’Invariance dans l’après coup de Mai 68, pas plus que sa mise en rapport avec les thèses soutenues sur ces questions dans la revue Temps critiques depuis sa création en 1990.
Disons seulement que, dans notre texte de 2013 sont analysées les deux positions qui s’expriment au sujet du devenu et du devenir du capital :
- celle de J.L.Darlet et H.Bastelica qui mettent l’accent sur le mouvement de la valeur non plus comme production mais comme reproduction de l’ensemble des rapports sociaux et avancent même qu’elle constitue « l’expression d’un phénomène de l’espèce tendant à l’unification de sa conscience8 » ;
- celle de J.Camatte qui considère que le capital domine la valeur, qu’il se fait homme et qu’il est l’opérateur du mouvement social-historique.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que, malgré la divergence que nous venons de mentionner, ces trois auteurs, à cette époque, s’accordent sur cette affirmation de J.Camatte, « le devenir du capital se fait bien selon la dialectique de Hegel9 » ; à quoi fait écho la formulation de J.L.Darlet10 qui, après avoir montré que « la loi de la valeur ne permet pas à Marx d’envisager très clairement le procès de recomposition de l’activité humaine dans le sein du capital », poursuit en écrivant que « Du dépouillement de l’activité humaine à sa réduction pure et simple en travail salarié, nous arrivons dans le capital à l’aliénation totale de toute l’activité humaine reconstituée : c’est l’affirmation absolue de la subjectivité humaine aliénée et autonomisée : le MYTHE réalisé ! Et là nous retrouvons notre vieil Hegel et la réalisation de son idée absolue !! »
Il y a donc bien eu un moment Hegel dans la revue Invariance au début des années 1970. Qu’ils mettent en avant la prépondérance de la valeur comme le font H.Bastelica et JL.Darlet où celle du capital comme l’affirme J.Camatte, les membres de la revue pensent le mouvement historique du capital comme un système totalisé qui « pompent aux hommes toutes leurs forces et leur matérialité11 », qui fonde sa « communauté matérielle » à la place des autres formes de communautés humaines.
Dans « À propos du capital », article de 1971, J.Camatte cite longuement le passage célèbre du Livre I du Capital dans lequel Marx décrit l’intervention du capital dans la sphère de la circulation et engendre un incrément de valeur : A M A’. Il le commente dans ces termes : « La marche du discours et les concepts employés évoquent irrésistiblement Hegel. (...) Ici Hegel est intégré, Marx montre que le mouvement même du capital réalise le projet de Hegel12 ». 
Dans le système hégélien, poursuit Camatte, toute l’activité humaine est conçue comme du travail abstrait. « Ce faisant, ajoute-t-il, Hegel va décrire, en quelque sorte, le développement de la forme du capital sans son contenu13 ».
Plus loin, J.Camatte montre comment le mouvement du capital domine la valeur et les valeurs, comment il « absorbe toutes les représentations et les schémas de la connaissance : science, art, idéologie ». Ce procès d'accroissement quantitatif démesuré du capital, Camatte le saisit comme celui « qui pose, comme dirait Hegel, le mauvais infini ». Échappant à toute limite, le capital échappe aussi à toute dialectique. Car même si elle cherche à théoriser la totalité, la dialectique n’y parvient pas car elle théorise en fait une réduction de la totalité à l’intermédiaire, au mouvement intermédiaire, celui qui oriente vers l’intermédiation et non vers le dépassement.
Dans une note complémentaire inédite à son article de 1971 « À propos du capital », J.Camatte écrit : « Toujours au sujet de la dialectique on se rend compte qu’il n'y a toujours eu qu’une théorisation d’un mouvement intermédiaire ; la dialectique est représentation adéquate de celui-ci. Il y a les limites (interprétées de façons différentes) mais elles sont posées au sein de la réduction du mouvement intermédiaire, même lorsqu’il y a volonté de poser la totalité ; parce que volonté de comprendre le changement, son moteur ; volonté de poser, de privilégier un élément de la totalité qui permette effectivement de comprendre le devenir intermédiaire. C’est le mouvement de recomposition qui ne peut jamais être perçu (pour quel laps de temps ? ) ».
La référence à la logique hégélienne est encore présente à propos du capital fictif : « Le développement du capital fictif s’accompagne du triomphe de la spéculation. Chez Hegel, le moment du spéculatif est celui où il y a reconstitution de ce qui a été dissocié ; le moment où le concept lui-même crée le positif. C’est la production de la réalité par le concept quand il n’y a plus rien en dehors comme présupposition, sinon le concept lui-même14 ».
Mais le consensus relatif autour de la référence hégélienne des auteurs d’Invariance à cette époque ne va pas durer. Alors que JL.Darlet et H.Bastelica maintiennent strictement cette référence ainsi que nous l’analysons plus loin, J.Camatte, la transpose dans une théorisation qui « lui donne une autre ampleur15 ». Cette amplification — qui est aussi une transformation — porte essentiellement sur « la mort potentielle du capital » à travers l’autonomisation de la forme-capital dans sa fictivisation puis sur la « mort effective du capital » dans sa virtualisation. Thèses que J.Camatte développe et approfondie dans un chapitre de Émergence d’Homo Gemeiwesen récemment mis en ligne, chapitre intitulé « Le mouvement du capital16 ».


III- Dépassement versus englobement
Au travers du débat que mènent, à cette époque, les auteurs d’Invariance entre forme-valeur et forme-capital, une question fondamentale transparaît : la dialectique est-elle le mode de représentation le plus approprié du mouvement historique du capital ? Elle préoccupe surtout J.Camatte qui, au terme de ce moment hégélien de la revue, exprime ce questionnement en ces termes : « Pour moi le devenir du capital se fait bien selon la dialectique de Hegel et jusqu’à sa négation ; comme d’ailleurs chez Hegel, à la fin de la phénoménologie, il y a ou négation de la dialectique — en ce sens que cela se résout dans la communauté divine, le véritable positif — ou bien cela doit recommencer, mais est-ce que cela ne se fait pas ou ne peut se faire que par une déchéance et une espèce de retour ? Je trouve très difficile de parler d’une dialectique objective mais de plus, n’y aurait-il pas un autre mode de représenter le mouvement que la dialectique17 ? »
Il poursuit en avançant qu’avec la fin du mode de production capitaliste finit aussi la représentation dialectique pour expliquer le devenir des hommes et il ajoute qu’avec l’accession du capital à la communauté matérielle globalisée, « on est arrivé au bout du jeu dialectique, de l’interpénétration des contraires18 ». Seule l’effectuation d’une « discontinuité absolue » permettra au phylum homo sous sa forme Gemeiwesen d’échapper à la catastrophe, à la menace d’extinction. Sinon, la dialectique « n’est que l’art d’établir la continuité de la conservation19 ».
Les doutes de J.Camatte sur la capacité de la logique dialectique à interpréter le processus de globalisation et de totalisation qu’a réalisé le capital après l’échec du dernier assaut révolutionnaire des années 1965-77 ouvrent des voies fructueuses pour la théorie et la pratique. Voies dans lesquelles les auteurs de la revue Temps critiques se sont engagées depuis les années de sa création, en 1990. En approfondissant la critique de l’approche strictement dialectique pour analyser la portée et les limites de  la présente « révolution du capital », nous avons avancé que le concept de « dépassement » (aufhebung) était insuffisant, parfois même mystificateur. Nous lui avons préféré celui d’englobement. Pourquoi ?
Sans revenir explicitement ici sur les débats20 à propos des rapports entre dépassement et englobement qui depuis ces derniers mois se déroulent sur le blog de Temps critiques, énonçons quelques raisons fondant notre position résumée ici dans la formule : le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel.

a- Ce n’est pas la forme-valeur qui s’est autonomisée, mais c’est le capital.
Aujourd’hui, le capital domine la valeur21. Ce n’est plus la valeur qui détermine les rapports sociaux mais le procès de totalisation du capital. Pour parvenir à ce résultat, le capital n’a pas « dépassé » ses anciennes contradictions — notamment celle du capital et du travail dans le procès de production — mais il les a englobées. En rendant inessentielle la force de travail dans la capitalisation de quasiment toutes les activités humaines22, le capital a englobé l’ancienne classe de la production, l’ancienne « classe négative » (Marx).
La négation du travail humain exploité dont était porteur le prolétariat ne s’est pas réalisée dans l'abolition des classes sociales et la révolution communiste mais dans la révolution anthropologique du capital. Le pôle négatif de la contradiction a été positivé, l’antagonisme de classe neutralisé dans la « moyennisation » des rapports sociaux (cf. le compromis fordiste, la société de consommation, l’État-providence, les « démocratisations », les « libérations », etc.) puis dans les turbulences et les chaos de l’actuelle société capitalisée.
Mais ce n’est pas pour autant que le capital est parvenu à se réguler c’est-à-dire à trouver un compromis — même provisoire — permettant la reproduction de l’ensemble. Les tensions entre le « capitalisme du sommet », celui des FMN, des banques, des fonds d’investissement et de la financiarisation de la production et de la circulation (que nous avons désigné comme le niveau I du capital23) et les capitaux étatiques, nationaux régionaux ou locaux (le niveau II) sont fortes sur toute la planète. Elles donnent parfois lieu si ce n’est à des accords, du moins à des relâchements dans la guerre économique et aussi dans les guerres dites asymétriques. Par exemple, on peut observer très clairement l’emprise et l’hégémonisme du capitalisme du sommet sur les capitalismes des État-nations (ou des  alliances d’État-nations) dans le traité du commerce entre les USA et l’UE24 ; mais on y relève aussi les résistances des particularismes nationaux ou inter-régionaux.
Les tensions entre ces deux niveaux de la totalisation du capital ne sont pas assimilables à des contradictions dialectiques. Les antagonismes qui s’y manifestent et qui s’y développent engendrent le plus souvent des conflits ouverts mais aussi des accord de paix armée entre puissances aux intérêts divergents. Conflits et accords qui ne constituent en rien des « dépassements » mais qui expriment seulement un écart, une stase, un obstacle provisoire et limité dans le mouvement global du capital.

b- Pas de dépassements mais des englobements : qu’est-ce à dire ?
Depuis sa fondation dans la « Grande Logique » de Hegel, le concept de dépassement dialectique (aufheben) a été une des références majeures des conceptions progressistes et marxistes du devenir historique. Nous ne reviendrons pas ici sur la trajectoire hégémoniste de ce concept ni sur sa dogmatisation passée dans le « Diamat » ou ses avatars contemporains dans le « dépassement produit25 » des courants dits communisateurs.
Disons seulement ici en quoi la notion d’englobement se distingue de celle de dépassement dialectique, sans pour autant disqualifier la portée heuristique de la logique des contradictions.

On peut tout d’abord distinguer deux modes selon lesquels opèrent les englobements dans les mouvements socio-historiques : l’un par coexistence des contraires, l’autre par combinaison des contradictions.

L’englobement par coexistence des contraires procède en parvenant, au fil du temps ou dans un rythme plus rapide, à faire que deux valeurs opposées, deux mouvements contraires, deux phénomènes jusque-là non conciliables deviennent contemporains ; ceci sans que l’un de ces contraires prenne le pas sur l’autre ; il y a co-présence et co-activité.
La notion « d’englobement des contraires » avancée par l’anthropologue Louis Dumont26 dans ses travaux sur l’évolution des sociétés traditionnelles hiérarchiques définit bien ce mode d’englobement par coexistence. Résumons son propos.
Dumont prend l’exemple de l’universalité du principe d’égalité dans la modernité (ie. Les Droits de l’homme) qui s’oppose aux hiérarchies sociales et politiques des sociétés historiques non occidentales. Il montre que dans les sociétés démocratiques modernes, formellement égalitaires, l'inégalité hiérarchique (nous et les autres), en réalité, subsiste, de sorte que coexistent égalité et hiérarchie. Les rapports de domination des sociétés traditionnelles et les rapports d’égalité des sociétés de la modernité sont restés identiques à eux-mêmes mais ils opèrent désormais dans une même et seule temporalité, sur un même et unique espace. La hiérarchie a été certes englobée par l’égalité, mais elle subsiste de manière informelle, de manière pratique. L’égalité formellement affirmée n’a pas « dépassée » la hiérarchie, elle légitime les fonctionnements hiérarchiques de facto.
Chez Dumont les contraires ne sont pas dans une tension antagoniste, ils ne sont pas porteurs de négativité. Il s’agit de deux éléments positifs, deux polarités d’une même unité (le pur et l’impur ou encore la hiérarchie et l’égalité, le haut et le bas, etc.) dont l’englobement opère une coexistence des niveaux ou des pôles. Pour cet anthropologue l’englobement des contraires aboutit à une cohabitation des deux valeurs, à une coexistence des deux phénomènes.
Il peut alors être tentant d’interpréter ce mode d’englobement comme le résultat d’une « simple logique contradictoire27 », comme une cohabitation tolérante et pacifiste, une « voie du milieu ». Le contenu et la charge du négatif dans le rapport contradictoire étant alors neutralisés et le plus souvent positivés.
Pour illustrer cette forme d’englobement par coexistence à l’œuvre dans l’actuelle société capitalisée on pourrait avancer qu’en France, les tensions politiques engendrées par la loi sur le mariage homosexuel ont été partiellement — et sans doute provisoirement — résorbées par l’englobement dans une forme élargie (dite « mariage pour tous ») des deux pôles contraires que sont le couple parental hétérosexuel d’une part et le couple dit homoparental d’autre part. Dans ce « dispositif innovant » selon le langage du management social — car ce n’est plus une institution mais davantage un néo PACS —  il y a coexistence, coprésence des contraires dans une forme déjà là, mais qui a été élargie pour les contenir. Notons aussi que les deux contraires n’ont pas été altérés, ils restent globalement identiques à leur modèle mais il coexistent. Il serait difficile de trouver un hégélien, même forcené, pour voir dans ce résultat un dépassement dialectique. Dépassement de quoi, d’ailleurs ; de la famille monogame ? Nous en sommes bien loin ; c’est plutôt l’inverse qui s’observe aujourd’hui.

L’englobement par combinaison des contradictoires
Dans ce mode d’englobement, le rapport entre les deux pôles antagoniques est un rapport contradictoire qui a une dimension fortement conflictuelle. Dans leur lutte, les opposés cherchent à se nier mutuellement ; il y a réciprocité entre deux particularités mais elle est négative, elle est porteuse d’une généralité non universelle dans laquelle les anciennes particularités tendent à être unifiées. Lorsque l’unité de l’ancienne contradiction se manifeste, elle n’est plus une simple unité formelle des contraires car dans le processus même d’englobement il y a eu réassemblage d'éléments jusque là séparés, codynamisation de potentialités ayant perdu leurs forces antagonistes. Bref, dans cette forme, politiquement plus puissante d’englobement, il y a bien résorption d’une contradiction dialectique ; et de cette résorption les deux opposés sortent altérés, transformés. Ce qui n’était pas le cas de l’englobement par coexistence des contraires.
Cet englobement par combinatoire des contraires opère à un rythme historique plus rapide et avec une intensité sociale plus puissante que l’englobement par coexistence de niveaux d’éléments préexistant restés identiques à eux mêmes. Dans un tel processus, les deux valeurs, les deux pôles de la tension auparavant dans un rapport contradictoire se trouvent neutralisées. Le processus d’englobement désamorce la négativité de la valeur niée ; il dépolarise ainsi l’ancien rapport contradictoire ; il converti les contradictoires en des contraires combinés.
Lorsque nous avançons que l’antagonisme des classes dans la société bourgeoise a été englobé dans la société capitalisée par positivation de la classe négative (la classe pour-soi) ; il y a certes des ouvriers sociologiques, des catégories socio-professionnelles ouvrières et salariées qui peuvent conduire des « conflits du travail », nommés d’ailleurs « conflits professionnels » mais ces conflits n’ont plus de portée politique critique. Il n’y a plus de « luttes de classe » au sens historique du terme, celui de d’antagonisme capital/travail. Les conflits sont le plus souvent défensifs, fréquemment désespérés, nihilistes (menaces de faire sauter l’usine). L’englobement a ici opéré en combinant les deux anciennes classes antagonistes, contradictoires ; combinatoire jamais totalement accomplie mais qui a profondément modifié chacune des deux classes (cf. Les questions de régulation de la reproduction, de particularisation des dominés, etc.)
Ainsi perçu et conçu, l’englobement par combinatoire des contradictions altère profondément les deux pôles de l'antinomie. Au terme du processus, il y a création d’une réalité non pas nouvelle mais renouvelée, réassemblée qui est aujourd’hui nommée « innovation » ; innovation, dans laquelle le nouveau n’a ni supprimé, ni dépassé l’ancien mais l’a muté dans une forme qui combine les deux : c’est en cela que se réalise la puissance de la combinatoire.


C- L’État-réseau n’est pas l’État hégélien
Unité supérieure, conscience de soi de la société bourgeoise et nationale, l’État hégélien ne « dépasse » rien des forces et des formes qui le maintiennent « en l’état » mais il les englobe, il les « harmonise »; il les rend « policées ».
H.Lefebvre en dresse le portrait critique suivant :
« Il faut rendre justice à Hegel, pour motiver et renforcer la critique fondamentale : il ne perçoit pas sa construction verticale comme une vaste pensée politique mais comme une harmonie souveraine, comme une symphonie intellectuelle qui aurait le philosophe pour auteur et le chef politique (monarque) pour chef d'orchestre. Il se voit comme il se définit : un libéral, partisan d'une royauté constitutionnelle. Si l'on imagine Hegel devant les événements politiques du xxe siècle, sans doute tiendrait-il à peu près ce discours : « L'État moderne oscille entre deux extrêmes : la corruption, la désagrégation, les conflits entre les pouvoirs issus de la décomposition du Pouvoir — le raidissement autoritaire, le fétichisme militaire, fasciste, réactionnaire du chef. J'ai défini, moi, théoricien de l'État, philosophe et penseur politique, une position d'équilibre relatif, de fonctionnement réglé. Autour de cette position penche, d'un côté ou de l'autre, la balance politique. Elle y revient inévitablement : l'État, conscience supérieure de la société, plus et mieux qu'arbitre et arbitraire, synthèse des moments, lieu de l'harmonie policée ...» — Sans attendre, on pourrait lui répliquer : « Cher philosophe, vous démontrez — car vous voulez et croyez toujours démontrer — que votre État sort inévitablement de l'équilibre et n'y revient que difficilement. Vous découvrez un corps social qui s'éloigne de la nature et du corps naturel, qui s’élève vers l'abstraction. Cet État que vous érigez en absolu domine tellement la hiérarchie par lui présidée qu'un jour vient où il exploite et utilise pour son propre compte la société entière, nous appelons cela « bonapartisme » ou « fascisme ». À moins qu'il ne s'émiette, et c'est la crise politique28 ... »
Encombré par son antifascisme intempestif, Lefebvre ne perçoit pas que ce qu’il nomme « l’État moderne » — ici on peu comprendre l’État-Providence et ses avatars sociaux-libéraux ou sociaux-démocrates — est certes un centre de pouvoir politique mais il est surtout et avant tout une composante majeure de la puissance du capital globalisé. La vision du sociologue marxiste d’un État instance suprême d’une supposée « hiérarchie » qui dominerait toute la société n’est plus appropriée à l’État de la société capitalisée d’aujourd’hui. Comme l’ensemble des grandes organisations globalisées, toutes dépendantes du capitalisme du sommet, l’État a été contraint de se « mettre en réseau », de se convertir en d'innombrables dispositifs de « communication », de « pôles d’innovation » de « politiques des territoires », etc.
L’État s’est horizontalisé dans une combinatoire faite de démocratisme, de communautarisme, de localisme, de participationnisme et autres citoyennismes particularisés ; bref, il est traversé par une forte tendance libertarienne29. À chaque moment de ce qui est considéré comme une « crise » systémique — notamment celle de 2008  — le capital résorbe et délite toujours davantage les rapports sociaux de l’État-nation et impulse toujours davantage des « dispositifs », des pactes et des réalités virtuelles, autant de manifestations de ce que nous avons nommé un État-réseau30.
Comme telle, cette puissance de la globalisation ne conduit donc pas l’État au « bonapartisme » ni au « fascisme » mais bien davantage à cette autre tendance que Lefebvre désigne ici comme un « émiettement » ; une tendance que nous avons analysée comme « une résorption des institutions dans une gestion des intermédiaires31 » et à l’État-réseau.
Dans l’État-réseau, l’État qui se fait et se veut « social », qui se fait et se veut « communicant et transparent », les anciennes médiations régaliennes de l’État-nation (trésor public, police, armée, justice, préfets, grands corps administratifs, éducation, etc.) sont englobées par une gestion d’intermédiations, de compromis, de régulations, de « participation citoyenne », de « délégation de service public », de pactes, de contrats, de conventions, etc. Autant de réalités fort éloignées de cette « harmonie policée » chère à Hegel mais qui nous rapprocheraient plutôt de la New Harmony fondée par Robert Owen !


IV- « L’autre » : une ontologisation de l’opposition dialectique
Dans le bilan qu’ils tirent, quarante années plus tard, de ce que nous avons décrit supra comme le « moment hégélien » de la revue Invariance H.Bastelica et JL.Darlet en retiennent une conséquence à leurs yeux décisive : changer le monde implique aussi se changer soi-même.
Le vaste processus de particularisation et d’individualisation des rapports sociaux engendré par « l’anthropomorphose du capital » nous a conduit à bouleverser nos propres représentations, nos anciennes certitudes, notre rapport au monde. Ils écrivent : « L’anthropomorphose du capital était passée par là, dès lors il ne s’agissait plus de faire seulement changer les autres. La transformation du monde devait passer par la transformation de nous-mêmes. »
Car nous disent H.B et JL.D. les effets de la « réification » sur la vie des individus capitalisés leur font attribuer à « l’Autre », et d’abord à « l’autre soi-même » tous « les maux » qui sont l’objet de leur « indignation affichée ». Leur analyse se poursuit en ces termes : « Chacun aujourd’hui est devenu le chien de l’autre. Mais sans cesser de préserver ce qu’il y a au plus profond de nous : la chienne d’Ulysse32 ». Et ils concluent leur tableau clinique des « gesticulations des êtres réifiés » et des « empêchements de penser, sentir, créer, aimer puis de vivre tout simplement » par cette affirmation : « Ici, il ne s’agit pas de revendications, d’ajustement de posture, là maintenant il s’agit d’épistémologie ».

4.1. L’épistémologie comme ultime recours ?
Disons tout d’abord notre étonnement devant un tel recours à l’épistémologie ; et un recours ultime, à une discipline scientifique qui surgit là où on l’attendait le moins. Pourquoi un tel recours ? Pourquoi basculer l’argumentaire sur le terrain de la validation scientifique et méthodologique ?  Même utilisées analogiquement, en quoi les méthodes et les techniques de l’épistémologie nous seraient-elles nécessaires dans la compréhension des phénomènes historiques, politiques, anthropologiques, qui sont ici affrontés ? S’agirait-il de valider un discours comme les démarches épistémologiques analysent une démonstration ou une expérience ? Pourquoi donc des propositions qui ne relèvent pas de l’expérimentation scientifique chercheraient-elles leur fondement dans une telle démarche ? Hegel lui-même — puisque son ombre plane sur ces échanges — n’a pas cherché à fonder la vérité de sa Grande logique dialectique sur la cohérence interne de son système, mais il l’a placée à l'extérieur, dans les manifestations de l’Idée, de « l’Esprit dans le monde » et finalement en Dieu et en l’État, dans le Dieu-État, pourrait-on dire.
Malgré notre étonnement et notre scepticisme, ne pourrait-on toutefois percevoir dans cet appel à l’épistémologie l’expression d’une volonté de rupture avec les anciennes théories de la révolution ; avec les théories de type programmatique, les théories du prolétariat comme sujet de l’histoire ? Une sorte de « coupure épistémologique » analogue à celle qu'Althusser a voulu établir entre un Marx humaniste, celui des écrits antérieurs à 1848 et un Marx scientifique, celui du Capital. Pour les auteurs de Lettre à quelques amis... cette rupture ne s’effectuerait pas alors sur l’œuvre de Marx mais entre la théorie bordiguiste de l’invariance du programme communiste et la recherche d’une nouvelle Gemeiwesen pour l’espèce humaine.
Quoiqu’il en soit, nous ne sortirons pas du capital et de son monde par la grâce de l’épistémologie.

4.2. Une dialectique ontologisée 
La référence à une philosophie de l’Être est non seulement très présente chez H.Bastelica et JL.Darlet mais elle intervient le plus souvent comme ultima ratio de l’argumentation. Qu’il s’agisse du capital et de son « Être-là » ou bien du rapport entre « Être pour soi et Être pour l’Autre » ou bien encore de la « dictature de l’Être-là » qui entraverait « une urgente contestation du Sujet », cette ontologie — explicitement hégélienne — serait-elle une façon de sauver la dialectique ? Une dialectique idéaliste, certes, mais la dialectique tout de même ?
Mais alors surgit pour le lecteur de Lettre à quelques amis... une antinomie entre l’adhésion des auteurs à la thèse de J.Camatte sur « la mort potentielle » du capital d’une part et l’affirmation maintenue aujourd’hui par eux que le capital « poursuit sa surfusion », que le « cycle de la forme valeur » est toujours opérant, que le capital « n’est que représentation » ou bien encore qu’il cherche à « dépasser ses limites ».
Et cette antinomie ne peut que s’accroître lorsqu’on sait que pour J.Camatte, il y a « mort effective du capital33 » et ceci depuis les années 1980/90. En rapport avec sa théorie de l’ontose et de la psychose qu’il a développé depuis les années 1990 et en cohérence avec son étude publiée en 2014 sur le mouvement du capital, celui-ci considère que la dialectique n’est plus appropriée pour saisir la réalité du capital car « c’est une approche théorique qui entérine le phénomène de la répression comme tout le procès de connaissance de Homo Sapiens34 ».
Ici nous sommes loin des références ontologiques, des « manifestations de l’Être-là » du capital, de la « réification », de la « conscience de soi de la valeur », des mystères d’Eleusis et... de la philosophie de Hegel, autant de positions affirmées dans la Lettre à quelques amis...
On le voit, les cheminements de H.Bastelica et de JL.Darlet et celui de J.Camatte ont très largement divergé. Si J.Camatte ne revient pas sur son moment hégélien du début des années 1970 (c’est pour lui « un acquis »), il va au-delà, dans une « investigation plus vaste ». Et dans cet au-delà il n’y a plus de dialectique ou plus précisément la dialectique ne peut plus opérer car elle « entérine le phénomène de la répression » ; étant consubstantielle au mouvement du capital, elle exprime le procès de connaissance séparé que l’espèce s’est donné.  
L’ontologisation de la dialectique chez les auteurs de la Lettre à quelques amis... peut-elle déboucher sur autre chose que sur la fin de l’Histoire  —  par le triomphe de l’empirisme du capital — comme chez Hegel ou sur la fin de la préhistoire de l’humanité comme chez Marx ? Nous en doutons.
En cohérence avec l’ensemble de son œuvre, l’épuisement de la dialectique chez J.Camatte contient certes de fortes potentialités théoriques et planétaires mais elle suppose un tel renversement de la vie des humains et de leur rapport au monde (nommé par J.Camatte une « inversion » ) que même celui-ci n’en voit aujourd’hui que de rares prémices.

4.3. « L’Autre » :  un devenu-même du capital
L’idéologie de « l’Autre », de « l’ouverture à l’Autre » (Autre toujours écrit avec un A majuscule) s’est formée dans les décompositions/recompositions de la Seconde Guerre mondiale et ses suites antifascistes et anticolonialistes. Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement de son sujet révolutionnaire (le prolétariat) dans l’actuelle société capitalisée, les victimes, les exploités, les dominés des anciens régimes fascistes et colonialistes sont donnés par les alternatifs comme le nouveau pôle négatif, le nouveau prolétariat, la classe révolutionnaire qui est, certes, encore divisée fragmentée et engluée dans des identités aliénées, mais qui dans son « émancipation citoyenne » parviendra à « dépasser ses contradictions ».
Dans le processus historique engendré par l’échec du dernier « assaut prolétarien » (1965-74) — que nous avons nommée la « révolution du capital » — une conversion idéologique majeure a opéré. Au prolétariat ancien sujet de la révolution dissout dans le fordisme, l’État-providence et la consommation de masse s’est substitué une nouvelle figure du négatif : « L’Autre », comme prolétaire imaginaire, modèle en puissance du citoyen démo-républicain.
Dans cette idéologie humaniste-différentialiste de « L’Autre », il y a eu aussi une influence des sciences humaines — notamment de la psychanalyse35 — lesquelles décrivent et normalisent les « clivages du moi », la « crise du Sujet », l’explosion des subjectivités et la généralisation des communautés connectées. C’est l'exaltation de l’individu particularisé, égogéré, multicarte, nomade, sans substance, sans sexe déterminé, sans passé, sans individualité, séparé de toute relation à la communauté humaine et à la nature extérieure, l’individu soumis ouvert à toutes les transformations biotechnologiques, à tous les nouveaux dispositifs conditionnements cognitifs sans grand soucis pour leurs effets éventuels de conditionnement. Autant de panels publicitaires et de modèles comportementaux que l’idéologie de l’Autre est là pour renforcer et pour légitimer.
Les anciennes institutions — celles de l’ex société de classe — jadis jugées comme les plus réfractaires aux différentialismes et aux particularismes se sont elles aussi « ouvertes à l’Autre » : l’église catholique36 avec son pape multiculturaliste Bergoglio, le MEDEF avec ses commissions d’éthique antidiscrimination, les partis politiques républicains, nationaux-républicains, socialistes, gauche radicale et autres organisations citoyennes avec leurs « équipes de terrain faisant une large place à la diversité », etc.
Tout cela sonne comme des évidences pour qui perçoit la réalité actuelle du mouvement du capital dont l’idéologie de l’Autre est devenu un opérateur efficient. Il est un peu plus surprenant de la voir agitée par des individus ou des groupes qui se situent dans une perspective non pas anticapitaliste alternativiste, gauchiste, anarchiste — autant de positions le plus souvent englobées par la révolution du capital — mais qui cherchent une « sortie37 », une autre dynamique de vie.
C’est le cas des auteurs de la Lettre à quelques amis..., nous l’avons déjà analysé plus haut et c’est aussi celui d’un des principaux théoriciens du courant dit « communisateur » dans un texte récent, rédigé quelques jours après les attentats islamistes de janvier 2015, texte intitulé « Le citoyen, l’Autre et l’État38 ». Conjuguée au classisme et au formalisme qui constituent le patrimoine génétique de la revue Théorie communiste, l’idéologie de l’Autre y est présente, mais négativement, dans une version dialectisée de celle-ci, une sorte de variante... dans l’invariance prolétarienne. Qu’en est-il au juste ?
Après avoir justement souligné que les manifestations des 7, 8 et 9 janvier  étaient spontanées, que « l’État a pris le train en marche » et que « l’énorme mobilisation du dimanche 11 janvier ne peut pas être ramenée à une affaire de manipulation, de propagande, d’embrigadement », R.Simon se lance alors dans une rhétorique sur la « citoyenneté nationale » qu’il donne comme l’idéologie de la crise actuelle et notamment de la crise de l’État-nation. Aux yeux des citoyennistes poursuit-il, l’État n’est plus protecteur comme il avait pu l’être « avant la mondialisation libérale ». Lorsqu’il est frontalement attaqué dans ses valeurs universalistes abstraites comme c’est le cas avec les attaques terroristes islamistes, il doit d’autant plus manifester son pouvoir de distinction entre « Nous » et « Eux » que celle-ci est rendu floue, indiscernable, par la globalisation.
Et R.Simon de nous expliquer alors pesamment ce qu’est l’État-nation dans la conception républicaine (et hégélienne) : un universalisme « qui est une production idéologique liée au mode de production capitaliste, à l’abstraction du travail, de la valeur et du citoyen » dans lequel « toute médiation entre le pouvoir et l’individu a cessé d’exister ». Emporté par son hymne à l’État-nation, R.Simon en vient à nous le donner comme réel, actuel, plus que jamais actif et opérant. Il parvient même, au passage, à définir la religion comme une simple pratique étatique, « une forme primaire, instable et inaccomplie d’universalisme de l’État ».
Avancer cela, relève d’une contre-dépendance à l’État-nation car c’est oublier que si les religions sont contemporaines de l’émergence de l’État sous sa première forme (i.e. non séparé de la société/communauté), elles n’expriment pas seulement la puissance de l’unité supérieure mais elles réalisent d’abord une substitution, une compensation, une sorte de communauté thérapeutique qui vient « guérir » les traumatismes engendrés par l’éloignement des hommes d’avec leur milieu naturel tel qu’il existait dans les anciennes communautés sans société ni État. Phylogénétiquement, les religions furent d’abord une divinisation des puissances de la nature extérieure dont les hommes s’éloignaient en constituant des sociétés sans États, et plus tard des États. Dans l’État-réseau39 d’aujourd’hui, les religions les plus intégristes et les plus offensives tendent à se fondre dans les flux de capitaux, de technologies et d’individus de telle sorte que l’ancien compromis de l’État-nation qui distinguait la religion (domaine du privé) et la politique (domaine du public) s’efface. Aujourd’hui, cette fusion se réalise aussi bien sous la forme d’une communauté despotique (comme dans l’État islamique40) que sous la forme démocratiste, royaliste ou même libertarienne.
Appeler Marx à la rescousse comme le fait R.Simon pour nous rappeler que « le véritable État41 peut faire abstraction de la religion parce qu’en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon profane » (cf. Marx, La question juive42) ne fait en rien avancer l’analyse puisque État et religion ne sont plus dans le rapport qui était le leur à l’époque de la société bourgeoise, celle qu’analysait Marx.
Car, la transcendance attribuée à l’État-nation, c’était aussi celle de l’utopie jacobine (cf. le culte robespierriste de l’Être suprême), celle du rapport direct de l'individu-citoyen et de l’État. Mais ce rapport idéal est toujours resté formel, inappliqué, non effectifs dans les États-nations historiques réels. Ainsi, dans les État-nations bourgeois, en France par exemple, des corps intermédiaires puissants subsistaient et opéraient ; tels que les Grands corps de Hauts fonctionnaires, les cercles d’industriels, les patronages (cf. Frédéric Le Play et son catholicisme patronal et ouvrier), les Chambres de commerce et d’industrie, les Ordres professionnels (notaires, médecins, avocats, etc.), les partis politiques, les syndicats, les associations, les entreprises de presse, etc. La Révolution française a certes légalement dissout les anciens corps et les corporations (Loi Le Chapellier de 1791) mais celle-ci a été abrogée en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau. Les bouleversements des années 1966-1974, leurs succès et surtout leurs échecs ont définitivement achevé cette période historique de l’État-nation bourgeois.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’État-nation mais dans l’État-réseau. Dans ce dernier, ces anciennes médiations de l’État-nation sont résorbées dans la gestion des intermédiaires. Les deux pôles de la relation individu-État étant altérés et de plus en plus évanescents, ce sont les intermédiaires (nommées « partenaires sociaux », dispositifs-relais, « forces vives du territoire », « associations responsables » et autres groupes d’intervention, de sécurité, de validation, de contrôle, etc.) qui donnent un semblant de forme et de réalité à l’action étatique.
Comme dans le modèle anglo-saxon, les communautarismes, les particularismes, le pouvoir des « minorités » et des groupes de pression représentant de « L’Autre » sont à l’intérieur de la société capitalisée et de son État-réseau, au centre de ses tensions sociales et de ses violences politico-idéologiques.
Comme aujourd’hui, l’État n’a pas aboli la religion en la réalisant et qu’elle subsiste notamment sous sa forme la plus affirmée, la forme islamique,  on ne peut plus affirmer comme le fait R.Simon que « Nous et Eux se dit toujours dans le langage de l’État ». Dire cela présuppose un État-nation idéal, l’État-nation désiré par Thiers et Jules Ferry (« Le tonkinois »). On comprend que R.Simon ait besoin de cette rhétorique sur un État-nation invariant pour légitimer sa théorie prolétarienne de la lutte des classes. Des luttes dont il désespère la venue car elles sont aujourd’hui recouvertes par « une mutation idéologique » qui les transforment en « conflits culturels ».
L’auteur tente alors de sortir de cette aporie non pas en prenant acte des profondes transformations de la forme-État, de sa mise en réseau (l’État-réseau soutien et promeut les particularismes, les communautarismes, les culturalismes, les identitarismes, etc.) ou bien en reconnaissant l’épuisement historique de la dialectique des classes, mais en déclarant que les terroristes djihadistes sont nos ennemis « parce que leur but est d’accentuer et scléroser des fractures dans la classe exploitée et dominée ». Au terme de cette laborieuse leçon de droit constitutionnel, voilà enfin présentée la bonne conclusion communisatrice : le seul crime du terrorisme islamiste c’est de diviser le prolétariat !

Non pas L’Autre mais les autres...
Posons ceci d’abord comme constat puis comme visée :
L’idéologie, le mot d’ordre et les imageries de L’Autre contribuent, accélèrent et rendent efficient l’englobement des individus dans la capitalisation.
Les autres praticiens de la tension individu/communauté humaine et cheminant dans une relation de non domination à la nature extérieure, résistent à cet englobement des individus et de l’espèce humaine dans la totalisation (chaotique) du capital.
L’Autre c’est l’universel abstrait de la capitalisation, les autres peuvent être l’universel concret de la résistance à la capitalisation.

Jacques Guigou
Montpellier, printemps 2013/été 2015



Notes

1 http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#capital illim

2 Guigou J. « État-réseau et genèse de l’État. Notes préliminaires » Temps critiques, n°16, printemps 2012. Disponible ici
     http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291

3 Lefebvre H., De l’État, Tome 3, Le mode de production étatique, éd. 10/18, 1977, p.179.

4 Guigou J. ibid. 

5 Au début des années 2000, si nous avons partagé les analyses de Castoriadis sur la fin de la dialectique des classes et la caducité du programme prolétarien, nous avons critiqué sa conversion à une métaphysique de l’autonomie qui ne faisait que s'accommoder avec les particularismes dominants et même anticiper sur les « réalités virtuelles », les réseaux et la dynamique connexionniste du capital. Cf. Guigou J., « Une fiction autonomiste : l’institution imaginaire de la société », texte disponible en ligne :
 http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#fiction autono
    Voir aussi sur le blog de Temps critiques les échanges sur la rationalisation, le temps et la durée et la critique de l’autonomie cf. http://blog.tempscritiques.net/archives/1121

6 Non pas pour les déconsidérer, bien au contraire, nous laissons ici de côté les vastes et multiples effets de Mai 68 sur l’époque qu’il a ouverte : mouvements sociaux, alternatives, collectifs d’intervention, communautés, courants, groupements, associations, etc. qui ont cherché à réaliser certaines des perspectives politiques et anthropologiques ouvertes par Mai 68 ; qu’il s’agisse de l’écologie, du mouvement des femmes, du refus du travail, de la critique de l’éducation, de la religion, des modes de vie, des représentations, etc. On peut à ce sujet se référer à : Guigou J. et Wajnsztejn J., Mai 68 et le Mai rampant italien. L’Harmattan, 2008.

7 cf. « Quarante ans plus tard, retour sur la revue Invariance » disponible en ligne ici http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article306 

8 Darlet JL., « Lettre à J.Camatte du 11.03.1973 », Invariance Série III, n°4, 1976, p.11. 

9 Camatte J. « Lettre à J.L.Darlet du 09.02.1973 », Invariance, ibid. p.9. 

10 Darlet JL.« Lettre à J.Camatte du 11.03.1973 », Invariance, ibid. p.11.

11 Camatte J. « À propos du capital », Invariance Série II, n°1, 1971, p.75. Disponible sur le site de la revue http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/capital.html

12 Camatte J., ibid. p.72.

13 Camatte J., ibid. p.73.

14 Camatte J., ibid. p.75.

15 « Le thème sur la réalisation de la philosophie de Hegel était en vogue parmi nous au début des années 70 et je l’ai moi-même affronté dans l’article de 1971,« À propos du capital ». (...) J’ai maintenu cette théorisation mais je lui donne une autre ampleur ». Lettre de J.Camatte à J.Guigou du 12 février 2013.

16 cf.http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementcapital.html  

17 Lettre de J.Camatte à JL.Darlet du 09.02.1973, Invariance Série III n°4, p.9, 1976. [Souligné par nous].

18 ibid. p.41

9 ibid. p.4 

20 cf. http://blog.tempscritiques.net/

21 Pour lire l’argumentaire détaillé de cette position cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. L’évanescence de la valeur. L’Harmattan, 2004.

22 cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. La valeur sans le travail. L’Harmattan, 1999.

23 Cf. « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » Temps critiques n°15, hiver 2010.  http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206
Outre ces deux niveaux, nous avons défini un niveau III dans la totalisation du capital :  celui des zones pillées et dévastées de la planète, celui des espaces où l’exploitation et la domination des niveaux I et II opèrent avec le plus de violence et d’arbitraire. 

24 « Depuis plus d’un an et demi, l’Union européenne (UE) et les États-Unis négocient à huis clos le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (plus connu sous son acronyme anglais TTIP), un accord de libre-échange visant à créer le plus grand marché au monde via l’harmonisation des réglementations et la suppression des barrières douanières. Le nouvel ensemble regrouperait 800 millions de consommateurs et 40 % du PIB mondial.» in, Courrier international du 08/04/2015.

25 « La révolution est à partir de ce cycle de luttes un dépassement produit par celui-ci » lit-on sur le site de la revue Théorie communiste. Bien que daté des années 1990, et fortement dépendant de la place centrale accordée aux rapports de production dans le mouvement du capital (aux dépends de ceux concernant la reproduction), les auteurs de cette revue semblent maintenir ce concept de « dépassement produit » et donc l’efficience qu’aurait encore la dialectique des classes dans l’histoire. Mais comme les luttes de classe de la période qui a suivi les « restructurations » des années 1970-80 n’ont pas « produit » la révolution communisatrice annoncée, Théorie communiste a récemment révisé sa définition du prolétariat en y ajoutant une composante genriste. Désormais, la communisation supprimera la détermination genrée du prolétaire (comme celle des autres individus) et donc, en attendant, les luttes de genre sont des luttes de classe, qu’on se le dise ! À quand l’autre révision nécessaire au mouvement du « dépassement produit », par la révolution des « racisés » ?

26 Dumont L., Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes. Gallimard, 1967.

27 Dans leur Lettre à quelques amis depuis l’œil de la réification (déc.2012)   H.Bastelica et JL.Darlet se demandent si les luttes mondiales contre la domination n’occulteraient pas « les formes réellement efficientes » de cette domination à l’époque actuelle de son parachèvement. Ils poursuivent leur questionnement avec la formule « Logique dialectique ou simple logique contradictoire... ». Touchée mais pas abattue, la dialectique hégélienne n’est cependant pas abandonnée ; elle est convertie en antagonisme du Même et de l’Autre, dans une sorte d’ontologisation de la dialectique. Nous y revenons plus loin.

28 Lefebvre H., Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres. Casterman, 1975, p.84.


29 Après avoir écrit ces lignes, nous avons trouvé cette tendance également  affirmée par Jacques Camatte [mai 2015] en ces termes : « La mise en place de la domination substantielle (réelle) du capital sur la société s'effectue avec l'instauration de la communauté matérielle de celui-ci dont le fondement est l'énorme développement du capital fixe, en rapport à la généralisation de ce qui fut nommé l'automation et à l'anthropomorphose. Ceci s'effectue pleinement dans les années cinquante du siècle dernier mais on n'a pas encore la pleine réalisation de la domination. Ceci dit, pour comprendre le phénomène dans sa totalité, il faut essentiellement tenir compte du fait que le mouvement du capital n'implique nullement la production d'une nouvelle politique, d'un nouvel État, ni d'une nouvelle société, mais leur dissolution, c'est la composante anarchiste du capital en laquelle les libertariens se retrouvent [souligné par nous] en même temps que c'est le fondement de son ambiguïté. Autrement dit la domination substantielle du capital sur la société, conduit à l'évanescence de celle-ci — ce qu'en d'autres termes disait M.Thatcher: il n'y a pas de société, il n'y a que des individus — et des classes qui la structuraient.» Site revue Invariance rubrique « Nouveau »
http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementcapital.html 

30 Notion que depuis une dizaine d’années, plusieurs textes de Temps critiques tentent de fonder. Cf. J.Wajnsztejn, « État-réseau, réseau d’État et gouvernance mondiale », http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article120 ; cf. aussi J.Guigou, « État-réseau et genèse de l’État » http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291 

31 Cf. J.Guigou « L’institution résorbée » Temps critiques n°12, hiver 2001 ; disponible en ligne ici http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103 

32 Dans L’Odyssée, Argos, le chien d’Ulysse, est un mâle. Il est devenu le symbole de la fidélité de l’animal à l’homme, son maître, puisqu’il a reconnu Ulysse déguisé en mendiant à son retour chez lui après vingt ans d’absence. Avec cette métaphore canine, H.Bastelica et JL.Darlet  signifient-ils que « l’Autre » est devenu d’abord et avant tout l’adversaire, le concurrent voire l’ennemi (comme on le trouve dans le proverbe « l’homme est un loup pour l’homme ») et que jusqu’au cœur de son individualité l’individu reconnaît son maître (le capital) et y reste soumis ? Mais alors, pourquoi cette apparente opposition avec « la chienne d’Ulysse » que semble impliquer le changement de sexe de l’animal dans la phrase citée ? S’il s’agit d’un choix délibéré et non d’un simple oubli, faudrait-il y voir l’invariance de l'espèce humaine dans son rapport à la nature comme peut l’être la relation d’un chien et de son maître faite d’affection pour le second et de reconnaissante soumission pour le premier ?

33 « De 1980 à 1990 se réalise la mort effective du capital. Dissolution, fragmentation de la communauté matérielle - extinction du rapport capital et autonomisation de sa forme : on passe de la mort potentielle à la mort effective du capital », in revue Invariance, « Le mouvement du capital » ; plan de la seconde partie http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementsuite.html 

34 cf. Lettre de J.Camatte à J.Guigou datée du 6 mai 2015. Lettre dans laquelle l’auteur précise que déjà, dès le début des années 1970, il avait envisagé cet épuisement de la dialectique puisque « le capital échappant à toute limite, il échappe à toute dialectique ».

35 Pour l’hégelien Lacan, le Grand Autre ce n’est par autrui car il relève du symbolique, il est extérieur au sujet tout en restant son alter ego. C’est le lieu de l’inconscient, celui d’une parole qui dit le reste, le manque, le désir d’une reconnaissance. Tout se passe comme si les spéculations de Lacan sur l’Autre et l’objet petit (a) avaient été prises argent comptant par les démocratistes, les particularistes, les politico-médiatiques et par les décideurs de l’État-réseau.

36 Nous ne plaçons pas, bien sûr, les églises protestantes dans cette liste puisque dès leurs origines dans la modernité, elles ont toujours été parmi les exécutrices les plus zélées des transformations morales exigées par le mouvement du capital. 

37 « Par où la sortie ? » tel est le titre que nous avions donné au numéro 9 de Temps critiques à l’automne 1996. Il reste plus actuel encore aujourd’hui... malgré les « mesures révolutionnaires » que certains nous proposent ou ce que les médias définissent comme de « nouvelles trajectoires révolutionnaires ».

38  http://dndf.org/?p=13979 

39 Dans notre texte « État-réseau et genèse de l’État » Temps critiques n°16, printemps 2012, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291, nous avons argumenté la thèse selon laquelle il y a des analogies significatives entre l’État-réseau contemporain et l’État sous sa première forme c’est-à-dire la communauté abstraïsée dans une unité supérieure non séparée de la société.

40 cf. Guigou J., « État islamique ou communauté despotique ?» à paraître dans Temps critiques n°18 au printemps 2016. 

41 C’est ici, bien sûr, l’État de la Nation. 

42 Sans parler ici des présupposés démocratistes qu’impliquent la référence positive à ce texte de Marx. Le prendre comme un acquis intouchable du « matérialisme historique » revient à situer les religions dans leurs seuls rapports avec les individus et avec l’État et donc à oublier les rapports à la communauté. Marx — qui est démocrate-révolutionnaire en 1843 lorsqu’il écrit Sur la question juive — néglige le fait qu’en l’absence d’un État réel des juifs, ceux-ci restent dépendants de la communauté que représente le judaïsme. Un texte de J.Wajnsztejn sur ces questions doit paraître dans le n°18 de Temps critiques au printemps 2016.






« L’Autre » :  un devenu-même du capital

Jacques Guigou

L’idéologie de « l’Autre », de « l’ouverture à l’Autre » (Autre toujours écrit avec un A majuscule) s’est formée dans les décompositions/recompositions de la Seconde Guerre mondiale et ses suites antifascistes et anticolonialistes. Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement de son sujet révolutionnaire (le prolétariat) dans l’actuelle société capitalisée, les victimes, les exploités, les dominés des anciens régimes fascistes et colonialistes sont donnés par les alternatifs comme le nouveau pôle négatif, le nouveau prolétariat, la classe révolutionnaire qui est, certes, encore divisée fragmentée et engluée dans des identités aliénées, mais qui dans son « émancipation citoyenne » parviendra à « dépasser ses contradictions ».
Dans le processus historique engendré par l’échec du dernier « assaut prolétarien » (1965-74) — que nous avons nommée la « révolution du capital » — une conversion idéologique majeure a opéré. Au prolétariat ancien sujet de la révolution dissout dans le fordisme, l’État-providence et la consommation de masse s’est substitué une nouvelle figure du négatif : « L’Autre », comme prolétaire imaginaire, modèle en puissance du citoyen démo-républicain.
Dans cette idéologie humaniste-différentialiste de « L’Autre », il y a eu aussi une influence des sciences humaines — notamment de la psychanalyse[1] — lesquelles décrivent et normalisent les « clivages du moi », la « crise du Sujet », l’explosion des subjectivités et la généralisation des communautés connectées. C’est l'exaltation de l’individu particularisé, égogéré, multicarte, nomade, sans substance, sans sexe déterminé, sans passé, sans individualité, séparé de toute relation à la communauté humaine et à la nature extérieure, l’individu soumis ouvert à toutes les transformations biotechnologiques, à tous les nouveaux dispositifs conditionnements cognitifs sans grands soucis pour leurs effets éventuels de conditionnement. Autant de panels publicitaires et de modèles comportementaux que l’idéologie de l’Autre est là pour renforcer et pour légitimer.
Les anciennes institutions — celles de l’ex société de classe — jadis jugées comme les plus réfractaires aux différentialismes et aux particularismes se sont elles aussi « ouvertes à l’Autre » : l’église catholique[2] avec son pape multiculturaliste Bergoglio, le MEDEF avec ses commissions d’éthique antidiscrimination, les partis politiques républicains, nationaux-républicains, socialistes, gauche radicale et autres organisations citoyennes avec leurs « équipes de terrain faisant une large place à la diversité », etc.
Tout cela sonne comme des évidences pour qui perçoit la réalité actuelle du mouvement du capital dont l’idéologie de l’Autre est devenu un opérateur efficient. Il est un peu plus surprenant de la voir agitée par des individus ou des groupes qui se situent dans une perspective non pas anticapitaliste alternativiste, gauchiste, anarchiste — autant de positions le plus souvent englobées par la révolution du capital — mais qui cherchent une « sortie[3] », une autre dynamique de vie.
C’est le cas d’un des principaux théoriciens du courant dit « communisateur » qui dans un texte récent, rédigé quelques jours après les attentats islamistes de janvier 2015, texte intitulé « Le citoyen, l’Autre et l’État[4] » entonne lui aussi son hymne à « l’Autre ». Conjuguée au classisme et au formalisme qui constituent le patrimoine génétique de la revue Théorie communiste, l’idéologie de l’Autre y est présente, mais négativement, dans une version dialectisée de celle-ci, une sorte de variante... dans l’invariance prolétarienne. Qu’en est-il au juste ?
Après avoir justement souligné que les manifestations des 7, 8 et 9 janvier  étaient spontanées, que « l’État a pris le train en marche » et que « l’énorme mobilisation du dimanche 11 janvier ne peut pas être ramenée à une affaire de manipulation, de propagande, d’embrigadement », R.Simon se lance alors dans une rhétorique sur la « citoyenneté nationale » qu’il donne comme l’idéologie de la crise actuelle et notamment de la crise de l’État-nation. Aux yeux des citoyennistes poursuit-il, l’État n’est plus protecteur comme il avait pu l’être « avant la mondialisation libérale ». Lorsqu’il est frontalement attaqué dans ses valeurs universalistes abstraites comme c’est le cas avec les attaques terroristes islamistes, il doit d’autant plus manifester son pouvoir de distinction entre « Nous » et « Eux » que celle-ci est rendu floue, indiscernable, par la globalisation.
Et R.Simon de nous expliquer alors pesamment ce qu’est l’État-nation dans la conception républicaine (et hégélienne) : un universalisme « qui est une production idéologique liée au mode de production capitaliste, à l’abstraction du travail, de la valeur et du citoyen » dans lequel « toute médiation entre le pouvoir et l’individu a cessé d’exister ». Emporté par son hymne à l’État-nation, R.Simon en vient à nous le donner comme réel, actuel, plus que jamais actif et opérant. Il parvient même, au passage, à définir la religion comme une simple pratique étatique, « une forme primaire, instable et inaccomplie d’universalisme de l’État ».
Avancer cela, relève d’une contre-dépendance à l’État-nation car c’est oublier que si les religions sont contemporaines de l’émergence de l’État sous sa première forme (i.e. non séparé de la société/communauté), elles n’expriment pas seulement la puissance de l’unité supérieure mais elles réalisent d’abord une substitution, une compensation, une sorte de communauté thérapeutique qui vient « guérir » les traumatismes engendrés par l’éloignement des hommes d’avec leur milieu naturel tel qu’il existait dans les anciennes communautés sans société ni État. Phylogénétiquement, les religions furent d’abord une divinisation des puissances de la nature extérieure dont les hommes s’éloignaient en constituant des sociétés sans États, et plus tard des États. Dans l’État-réseau d’aujourd’hui, les religions les plus intégristes et les plus offensives tendent à se fondre dans les flux de capitaux, de technologies et d’individus de telle sorte que l’ancien compromis de l’État-nation qui distinguait la religion (domaine du privé) et la politique (domaine du public) s’efface. Aujourd’hui, cette fusion se réalise aussi bien sous la forme d’une communauté despotique (comme dans l’État islamique) que sous la forme démocratiste, royaliste ou même libertarienne.
Appeler Marx à la rescousse comme le fait R.Simon pour nous rappeler que « le véritable État peut faire abstraction de la religion parce qu’en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon profane » (cf. Marx, La question juive) ne fait en rien avancer l’analyse puisque État et religion ne sont plus dans le rapport qui était le leur à l’époque de la société bourgeoise, celle qu’analysait Marx.
Car, la transcendance attribuée à l’État-nation, c’était aussi celle de l’utopie jacobine (cf. le culte robespierriste de l’Être suprême), celle du rapport direct de l'individu-citoyen et de l’État. Mais ce rapport idéal est toujours resté formel, inappliqué, non effectifs dans les États-nations historiques réels. Ainsi, dans les État-nations bourgeois, en France par exemple, des corps intermédiaires puissants subsistaient et opéraient ; tels que les Grands corps de Hauts fonctionnaires, les cercles d’industriels, les patronages (cf. Frédéric Le Play et son catholicisme patronal et ouvrier), les Chambres de commerce et d’industrie, les Ordres professionnels (notaires, médecins, avocats, etc.), les partis politiques, les syndicats, les associations, les entreprises de presse, etc. La Révolution française a certes légalement dissout les anciens corps et les corporations (Loi Le Chapellier de 1791) mais celle-ci a été abrogée en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau. Les bouleversements des années 1966-1974, leurs succès et surtout leurs échecs ont définitivement achevé cette période historique de l’État-nation bourgeois.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’État-nation mais dans l’État-réseau. Dans ce dernier, ces anciennes médiations de l’État-nation sont résorbées dans la gestion des intermédiaires. Les deux pôles de la relation individu-État étant altérés et de plus en plus évanescents, ce sont les intermédiaires (nommées « partenaires sociaux », dispositifs-relais, « forces vives du territoire », « associations responsables » et autres groupes d’intervention, de sécurité, de validation, de contrôle, etc.) qui donnent un semblant de forme et de réalité à l’action étatique.
Comme dans le modèle anglo-saxon, les communautarismes, les particularismes, le pouvoir des « minorités » et des groupes de pression représentant de « L’Autre » sont à l’intérieur de la société capitalisée et de son État-réseau, au centre de ses tensions sociales et de ses violences politico-idéologiques.
Comme aujourd’hui, l’État n’a pas aboli la religion en la réalisant et qu’elle subsiste notamment sous sa forme la plus affirmée, la forme islamique,  on ne peut plus affirmer comme le fait R.Simon que « Nous et Eux se dit toujours dans le langage de l’État ». Dire cela présuppose un État-nation idéal ; l’État-nation désiré par Thiers et Jules Ferry (« Le tonkinois »). On comprend que R.Simon ait besoin de cette rhétorique sur un État-nation invariant pour légitimer sa théorie prolétarienne de la lutte des classes. Des luttes dont il désespère la venue car elles sont aujourd’hui recouvertes par « une mutation idéologique » qui les transforment en « conflits culturels ».
L’auteur tente alors de sortir de cette aporie non pas en prenant acte des profondes transformations de la forme-État, de sa mise en réseau (l’État-réseau soutien et promeut les particularismes, les communautarismes, les culturalismes, les identitarismes, etc.) ou bien en reconnaissant l’épuisement historique de la dialectique des classes, mais en déclarant que les terroristes djihadistes sont nos ennemis « parce que leur but est d’accentuer et scléroser des fractures dans la classe exploitée et dominée ». Au terme de cette laborieuse leçon de droit constitutionnel, voilà enfin présentée la bonne conclusion communisatrice : le seul crime du terrorisme islamiste c’est de diviser le prolétariat !

Jacques Guigou
printemps 2015


Notes
[1] Pour l'hégélien Lacan, le Grand Autre ce n’est pas autrui car il relève du symbolique, il est extérieur au sujet tout en restant son alter ego. C’est le lieu de l’inconscient, celui d’une parole qui dit le reste, le manque, le désir d’une reconnaissance. Tout se passe comme si les spéculations de Lacan sur l’Autre et l’objet petit (a) avaient été prises argent comptant par les démocratistes, les particularistes, les politico-médiatiques et par les décideurs de l’État-réseau.

[2] Nous ne plaçons pas, bien sûr, les églises protestantes dans cette liste puisque dès leurs origines dans la modernité, elles ont toujours été parmi les exécutrices les plus zélées des transformations morales exigées par le mouvement du capital.

[3] « Par où la sortie ? » tel est le titre que nous avions donné au numéro 9 de Temps critiques à l’automne 1996. Il reste plus actuel encore aujourd’hui... malgré les « mesures révolutionnaires » que certains nous proposent ou ce que les médias définissent comme de « nouvelles trajectoires révolutionnaires ».

[4] http://dndf.org/?p=13979




Jacques Guigou

IN ALGORITHM WE TRUST

Sur les cryptomonnaies
et le (supposé) stade anarchiste du capitalisme

Cf. Article de Catherine Malabou
dans Le Monde du 15 juin 2018


Virtualisation de la valeur
La notion de virtualisation de la valeur n’est pas introduite par l’auteur car elle ruinerait son adhésion à la Déclaration d’indépendance monétaire (https://currencyindependence.com/downloads/decind-fr.pdf) qui proclame sur un mode grandiloquent : « L’énergie dépensée par l’homme, la machine et la nature est la seule source de valeur » et qui poursuit en déclarant sa foi dans « la valeur du travail qui a été complètement dégradée par des machinations politiques opportunistes… ». Notons que cette « valeur du travail » dont il est question ici n’est pas la conception marxienne de la valeur de la force de travail. De quoi d’agit-il alors ? Le texte ne le dit pas précisément. On y trouve pourtant l’évocation nostalgique d’une période de l’humanité où l’argent et la monnaie étaient « l’expression de la production collective de l’effort ». Formule ambigüe pour quelqu’un qui se déclare proche des philosophes anticapitalistes canadiens, disciples de Guattari. Car le rapport entre travail collectif et accumulation de richesse, puis de valeur a été l’opérateur principal du mouvement de la valeur dès les premières formes étatiques : Empires-États, cités-États, royaumes-États, etc. En effet, ce glorieux « effort collectif de production » était-il autre chose que l’exploitation de la force de travail des esclaves, des serfs, des colonisés, des ouvriers ? En quoi les cryptomonnaies permettraient-elles de retrouver « la valeur du travail » ? On ne le saura pas.

Crypotmonnaies et résorption des institutions
Rappel est fait des thèses libertariennes et de l’école autrichienne de la valeur (Hayek, Böhm-Bawerk) qui, bien avant les crypotomonnaies, avaient montré en quoi les institutions bancaires entravaient la dynamique du capital. Le bitcoin et les monnaies analogues ne font que confirmer dans le domaine de la monnaie les thèses de l’école de Vienne. La blockchain qui est la base technologique des cryptomonnaies et qui sécurise les transactions entre pairs (peer to peer) réalise cette résorption des institutions que nous avons analysée il y a près de vingt ans comme un opérateur majeur de la société capitalisée (cf. J.Guigou « L’institution résorbée » http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103 ).
La transaction financière s’est émancipée de ses supports bureaucratiques et de son contrôle institutionnel : plus de médiation ; c’est le triomphe de l’immédiateté… à la vitesse de la lumière. Au regard de cette effectivité directe des opérations monétaires cryptées, les utopies anarchistes les plus antiétatiques, les plus individualistes et les plus « libérées de l’argent » sont reléguées à des stades archaïques de l’autonomie !

Pas de transcroissance à attendre d’une autodestruction des cryptomonnaies
Cherchant à donner à ses amis anticapitalistes qui seraient susceptibles de la critiquer pour collaboration avec l’ennemi…algorithmique, Catherine Malabou donne les raisons qui l’on conduite à signer la Déclaration d’indépendance monétaire.
Elle s’explique en ces termes : « J’ai toujours pensé que les crises du capitalisme laissaient entrevoir, comme par une fenêtre dérobée, la possibilité au moins utopique de sa destruction ». Après bien d’autres elle réaffirme sa foi dans une possible transcroissance non plus des luttes selon la formulation traditionnelle dans le mouvement ouvrier historique mais cette fois une transcroissance… vers des actions de détournement des blockchains en faveur « de l’entraide et des réseaux d’échanges sociaux et économiques ». La référence que l’on attendait survient ici : celle de « la pensée de Félix Guattari ». Et voilà que rhizomes, « réseaux parasites » et autres « révolutions moléculaires » vont nous sauver du stade anarchiste du capitalisme !
Comment la virtualisation de la valeur pourrait-elle s’autodétruire ? Par une grande panne planétaire ? Un Big Crunch ? Non. Toute panne technique, même systémique, même avec de grands dégâts, trouve sa réparation. Les crypto monnaies ne sont qu’une composante du processus général de ce que nous avons nommé comme « L’évanescence de la valeur » cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=ouvrage&id_ouvrage=5 ; processus dans lequel c’est le capital qui domine la valeur et qui tend à la dissiper. Une « autogestion » des crypto monnaies ne peut que contribuer à ce processus.

Anthropomorphisme du capital ?
En conclusion de son article l’auteur s’associe aux démarches de ces groupes d’anticapitalistes hackers qui cherchent à créer des réseaux « autogérés » de type blockchain pour combattre « le libéralisme ». Le but visé c’est de parvenir à ce que « l’argent, même sans corps, soit entre nos mains ». Autrement dit « l’argent c’est nous » en quelques sorte. Pour ces groupes, les cryptomonnaies permettent de « relancer la question de ce que peut-être le bien commun aujourd’hui ». En cela ils font écho à la Déclaration d’indépendance monétaire qui affirme tout de go le credo du capital anthropomorphisé ; le credo du capital qui cherche à se faire homme : « Nous, les soussignés, consacrerons nos vies à la construction de réseaux et de systèmes qui restaurent l’intégrité de la valeur ». Virtualiser la valeur pour mieux la dominer et pour y parvenir toujours davantage y assigner l’humanité entière, tel est l’objectif du capitalisme du sommet. Dans cette destiné, il a trouvé des adeptes chez les dévots des blockchains. In algorithm we trust.

JG
15/06/18

Publié sur le blog de Temps critiques
http://blog.tempscritiques.net/archives/2098






Jacques Guigou

Quelques notes sur
Ce qui n’a pas de prix
d’Annie Le Brun
(Stock, 2018)


Avec Du trop de réalité (Stock, 2000) Annie Le Brun avait déjà entrepris l’inventaire de la dévastation du rapport sensible que les hommes ont avec le monde. Une dévastation qui se manifeste chaque jour dans toutes les pollutions, nuisances, déchets, catastrophes et autres abrutissements mentaux dans lesquels l’hyperréalisme du capitalisme plongent tous les êtres humains.
Ce qui n’a pas de prix approfondit et amplifie l’analyse. Si la visée et les références théoriques, philosophiques, poétiques sont toujours analogues, présentes et actives, de nouvelles notions critiques apparaissent. Parmi elles le « réalisme globaliste » y occupe une place importante car transversale. Annie Le Brun rassemble sous ce nom l’ensemble des processus, des dispositifs, des interventions qui, dans tous les domaines de la vie quotidienne, opèrent une toujours plus vaste domination sur les individus. Et cette domination mène sa « guerre1 » désormais contre toutes les activités humaines qu’on considérait il y a encore peu de temps comme n’ayant « pas de prix » : le désir, l’amour, le merveilleux, le rêve, l’ennui, la poésie, etc. On reconnaît là les valeurs du surréalisme auxquelles Annie Le Brun reste fidèle mais qui sont désormais attaquées et conquises par le « réalisme globaliste » et la « violence de l’argent ».
Parlons d’abord du point fort de ce livre : décrire, exposer, analyser et critiquer la manière dont la beauté codifiée et imposée par le « réalisme globaliste » est devenue un opérateur majeur de l’esthétisation du monde ; l’expression de cette « nouvelle alliance de l’art et de l’argent » (p. 57). Et cette alliance tire l’essentiel de sa puissance dans toutes les manifestations de l’art contemporain. Annie Le Brun procède à une convaincante revue des performances, installations et autres opérations publicitaires gigantesques qui sous prétexte de diffusion de la beauté ne font qu’intensifier la « sidération » de toutes et tous par « le réalisme globaliste ». Défilent alors d’une page à l’autre cette manipulation des sens qui aboutit à une servitude généralisée par « insensibilisation mimétique » (p.64) ; servitude acceptée et souvent même désirée comme une marque de distinction dans laquelle « les uns et les autres croient reconnaître leur liberté » (p.75).
Ici le monopole de l’usage d’une nouvelle couleur obtenue par les nanotechnologies, le noir absolu (vantablack), acheté par un plasticien britannique ; là une mise en scène de tableaux choisis parmi les plus grands peintres de l’histoire de l’art destinée à mettre en valeur les sacs Vuitton ; partout le « triomphe de l’esthétisme », ce modèle adopté et intériorisé par le plus grand nombre. Depuis les parades du luxe dans les galeries commerciales d’aéroports, de la vogue du tatouage, des « lèvres botoxées, aux trésors du patrimoine ; du bodybuilding au réaménagement des villes, il ne s’agit plus que de beauté surjouée jusqu’à la caricature » (p.112).
Pour caractériser et analyser la puissance d’action de cette « esthétisation du monde » Annie Le Brun fait certes appel aux concepts de la théorie critique, notamment celle des situationnistes. Domination, mystification, aliénation, domestication sont mobilisées mais l’auteur en fait un usage modéré. Ici, nulles imprécations, invectives ou opprobres — qui furent la pratique courante des avants-gardes du XXe siècle — ne viennent altérer un style classique dans lequel il n’est pas rare d’entendre sonner le phrasé de Debord.
Soucieuse d’exactitude et de justesse critique, Annie Le Brun crée son propre armement dans ce qu’elle nomme « la guerre en cours » pour la suppression de « ce qui n’a pas de prix ». L’injonction à « la beauté génétiquement modifiée » que « l’art des vainqueurs » diffuse auprès de tous et de chacun agit par « sidération » (p.71). Le terme revient plusieurs fois dans cet écrit. Il est à comprendre au sens fort, au sens médical, quasi psychiatrique : un événement violent qui plonge le sujet dans une profonde stupeur, une paralysie, un anéantissement, une dissociation mentale et émotionnelle qui le rend incapable de toute compréhension, réflexion et action. D’où la rareté et la faiblesse des réactions critiques face à la dévastation en cours.
Mais cette sidération produite par l’art contemporain sur le plus grand nombre est-elle la seule cause de l’anesthésie des réactions critiques ? N’est-elle pas aussi désirée par ceux-là mêmes qui seraient susceptibles de s’en libérer ? C’est fort probable lorsqu’on observe le zèle avec lequel la multitude des amateurs d’art contemporain s’empressent dans ces quartiers remodelés par l’esthétisation des espaces urbains. Qu’y recherchent-ils ? Une compensation ? Un soulagement à leur mal-être ? Un remède à leur sentiment de perte de la sensibilité naturelle, celle qui était liée à une relation vitale avec la nature ? Une semblable dialectisation du contenu politique et anthropologique de la sidération ne serait sans doute pas rejetée par l’auteur.
Malgré de sensibles tendances au catastrophisme2, le tableau de la société contemporaine que dresse Annie Le Brun reste largement convainquant. Disons cependant deux réserves : l’une porte sur l’incertitude ou mieux, l’imprécision et la variabilité des notions utilisées par l’auteur pour analyser ce qui dans le capitalisme contemporain engendre ce « réalisme globalisé » ; l’autre sur « l’instinct de beauté », certitude qu’elle partage avec William Morris ou d’autres socialistes utopiques et qui devenant une sorte d’antidote universel à « l’enlaidissement du monde », prend chez Annie Le Brun de telles dimensions qu’on pourrait le désigner comme un messianisme du beau.
La question dite « de la valeur », débattue de longue date par les théories critiques de l’économie politique est certes abordée mais en référence à des notions peu explicitées de sorte que le lecteur reste souvent sur une impression de flou. C’est à nos yeux l’un des deux points faibles du livre. On pouvait pourtant s’attendre à davantage de précision au vu de la métaphore sur le prix que contient son titre. Qu’en est-il au juste ?
Lorsqu’elle désigne les effets de la puissance du capitalisme sur les individus et les sociétés, les notions les plus utilisées par Annie Le Brun et classées par leurs occurrences de fréquence sont les suivantes : (1) marchandise, rationalité marchande, marchandisation du monde ; (2) financiarisation du monde, financiarisation de l’économie, enrichissement des marques, création de valeur ; (3) l’argent, la toute puissance de l’argent ; (4) l’exploitation économique ; (5) le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello).
Remarquons la quasi absence de référence à la valeur et plus encore à celle de capital. De ce bref aperçu nous ne tirons bien évidemment aucune leçon de théorie critique mais seulement le constat qu’Annie Le Brun combine ici plusieurs courants qui mieux distingués auraient donné à son essai encore davantage de portée. Globalement, dans cette combinatoire, on reconnait trois courants historiques de la critique dite radicale : la marchandise avec les situationnistes ; la dénonciation du capitalisme financier avec les divers anticapitalismes de gauche ou de droite ; la diabolisation de l’argent avec les nouvelles morales contre la chrématistique3. Montrer en quoi ces trois courants n’ont plus guère de portée politique dans le moment historique actuel dépasse largement notre propos ici. Nous l’avons exposé ailleurs4.
Disons seulement qu’aujourd’hui ce n’est plus le mouvement de la valeur et encore moins la marchandise ou la financiarisation de l’économie qui conduisent le cours du capitalisme mais c’est directement et immédiatement que le capital opère sur toutes les activités humaines. Autrement dit, la valeur n’est plus qu’une représentation devenant évanescente ; elle est dominée par le capital qui, dans sa dynamique, tend désormais à se constituer en une sorte de seconde nature englobant toutes les réalités physiques et biologiques de la planète.
Dans cette vaste et surpuissante tendance à la capitalisation du monde, « l’instinct de beauté » qu’Annie Le Brun nous donne comme la source de « ce qui n’a pas de prix », comme « la constellation sensible » toujours présente sous le « régime de servitude » qui triomphe aujourd’hui, a-t-il, s’il existe, quelques chances de se manifester ? En douter n’est pas céder à la désespérance ou au nihilisme mais exécuter le conseil que Tristan Tzara donnait à ses amis dadaïstes : « Ne désespérez-pas, faites infuser davantage5 ».
Car présupposer une disposition à la beauté, primordiale et générique chez l’espèce humaine, ressemble davantage à un acte de foi qu’à une hypothèse vérifiée. En quoi les œuvres des utopistes socialistes du XIXe siècle, les illuminés, les déserteurs, les passionnés avec Charles Fourier, le facteur Cheval ou le maraîcher Joseph Morin témoigneraient-ils d’un « instinct de beauté » qui serait un invariant de l’espèce humaine ? Parce qu’ils possédaient une « liberté du regard » (p.156) répond Annie Le Brun en confortant son jugement avec la déclaration d’André Breton : « l’œil existe à l’état sauvage ». Affirmation pour le moins péremptoire qui, éblouit par son idéalisme, frise la tautologie puisqu’on pourrait en dire autant des cinq sens d’homo sapiens.
Nous voilà dès lors embarqués dans les multiséculaires controverses sur le caractère naturel ou culturel de la beauté, sur la naissance de l’art et sur la liberté des artistes… Restons hors du bateau et remarquons seulement qu’Annie Le Brun semble à propos de la beauté effectuer un grand écart — pratique qui lui est familière mais celui-là approche l’antinomie et brouille l’horizon — entre une naturalité sensible, gardienne de « ce qui n’a pas de prix » et une culturalité de laquelle jaillissent liberté et poésie. On pourrait lire les dernières pages du livre sur l’appel à retrouver « ce temps hors du temps » qui est celui de « la désertion » comme une tentative pour sortir de cet écart avec… un saut dans l’infini qui, bien que retournement lyrique, n’est cependant pas une fuite. Car le lecteur peut toujours se demander comment dans cet autre temps où l’horizon du monde s’ouvre vers cet « infini contenu dans un contour » (Hugo), la « guerre en cours » se sera dissipée.


Chronique mise en ligne
sur le site de la revue La Cause littéraire
http://www.lacauselitteraire.fr/ce-qui-n-a-pas-de-prix-annie-le-brun-par-jacques-guigou


Notes

1 « En fait, c’est la guerre, une guerre qui dure depuis longtemps, une guerre qui se déroule sur tous les plans, une guerre qui n’a pas de frontières. Et qui s’aggrave à mesure que l’anonymat du pouvoir accroît sa puissance en même temps que la faiblesse de ceux qui veulent s’y opposer ». A. Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, p. 19.

2 Tendances héritées de ses référants surréalistes et situationnistes et qui parfois versent dans des surcharges peu probantes : telles la détestation des barbes de trois jours (p. 74) ou du blouson Perfecto.

3 cf. Jacques Wajnsztejn, « Une nouvelle diatribe contre la chrématistique », 2011.
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article285

4 Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. L’évanescence de la valeur. (L’Harmattan, 2004) et aussi des mêmes auteurs et chez le même éditeur, Crise financière et capital fictif (2008) ; La société capitalisée (2017) ou bien encore le site de la revue Temps critiques :


5 Tristan Tzara, Grains et issues, 1935.




JACQUES GUIGOU


L'ENVIE DE RÉVOLUTION FRANÇAISE

DES GILETS JAUNES



Dès les premières occupations des ronds-points, des péages d’autoroute, des zones commerciales, lors des manifestations dans les rues et sur les places, les emblèmes de la Révolution française sont présents et mis en avant par les Gilets jaunes. Drapeaux tricolores, bonnets phrygiens, guillotines et chants de la Marseillaise donnent le ton et rythment les diverses formes de lutte. Dans les réunions et sur les réseaux sociaux circulent mots d’ordre stratégiques et modes d’actions politiques qui, pour la plupart, font référence aux moments forts de la Révolution française : cahiers de doléances, destitution1 du président-monarque, assemblées citoyennes, abolition des corps intermédiaires, démocratie directe, fin de l’injustice fiscale, contrôle des élus et baisse de leurs rémunérations, appel à former un pouvoir constituant, union des patriotes pour la défense de la nation, etc.

Cette référence a été mainte fois constatée, décrite et commentée. Mais le plus souvent elle l’a été comme une référence symbolique plus que réelle ; comme une nostalgie ; au mieux comme une impulsion politique donnée à la lutte. Or, deux questions décisives se posent dans le rapport des Gilets jaunes à la Révolution française et elles n’ont que rarement été envisagées :

1- Au-delà des déterminations historiques propres à la Révolution française, quelle est la valeur qui est revendiquée comme commune entre ces deux moments ? Nous posons que c’est la valeur d’universalité qui est au cœur de ces deux moments ; une aspiration vers l’universalité de la communauté humaine.

2- La seconde question est encore plus rarement évoquée à propos de cette envie de révolution française de la part des Gilets jaunes. Pourquoi la Révolution française est-elle la seule et unique référence à des révolutions du passé ? Pourquoi les révolutions ouvrières, prolétariennes, « communistes » des XIXe et XXe siècles sont-elles des références quasiment impossibles pour le mouvement des Gilets jaunes ?


L’universalité du commun des « cabanes »

Si l’on considère les trois premiers mois d’existence du mouvement des Gilets jaunes, le moment où la dimension d’universalité de la communauté humaine s’est manifestée avec le plus d’intensité fut celui de l’occupations des ronds-points. Bien que de manière moins explicite, cette aspiration s’est aussi exprimée dans le contrôle des péages d’autoroute et dans les interventions aux supermarchés.

Que l’initiative de la lutte sur les ronds-points ait été concertée dans les réseaux sociaux ne prive en rien le mouvement des Gilets jaunes de cette solidarité humaine qui fait sa force. Dans l’espace limité mais stratégique des ronds-points, dans cette communauté vécue dans les rudimentaires « cabanes » construites là, ont puissamment surgi libération de la parole de citoyens toujours ignorés, souvent méprisés et action déterminée pour la faire entendre.

Leurs gilets endossés, des femmes et des hommes, se sont organisés pour bloquer ou filtrer le trafic routier et, ce faisant, ils ont partagé les conditions de leurs vies précarisées, injustement taxées, invisibles pour le pouvoir d’État et ses réseaux.

Dans ces échanges sur le dur vécu quotidien mais aussi sur les possibles d’une autre société et d’une autre vie ; dans ces repas partagés ; dans l’accueil des passants solidaires ou la défense à l’égard d’automobilistes hostiles, s’est concrètement affirmée une aspiration universelle à la communauté humaine. Rien d’autre que cette aspiration à une « République du genre humain » proclamée par Anacharsis Cloots, athée prussien se disant « orateur du genre humain », fait citoyen d’honneur par les révolutionnaires girondins en 1792 puis envoyé à la guillotine en 1794 par le jacobin théiste Robespierre non sans l’avoir fait auparavant exclure de la Convention car « étranger à la nation ».


Les impasses assembléistes et parlementaristes

Le mouvement des Gilets jaunes se généralisant, la prise de décision collective sur l’organisation de la lutte devient vite un impératif crucial, une nécessité politique qui n’est pas sans engendrer des tensions internes. Comment discuter sur la poursuite de la lutte ? Comment coordonner les diverses propositions ? Par quels moyens de communication : réseaux sociaux, assemblées locales, développement de « médias jaunes » ?

Certains observateurs — notamment des politologues choisis comme « experts » par les médias — ont écrit que le recueil et le traitement des propositions d’actions et la hiérarchisation des objectifs politiques à poursuivre se faisaient dans l’opacité ; dans une absence de délibération et de débats contradictoires.

En ce qui concerne l’opacité, la critique est peu recevable lorsque d’évidence, le compte rendu des discussions d’une assemblée ou les résultats d’une consultation par internet sont immédiatement disponibles sur les diverses plateformes du mouvement.

La critique sur l’absence ou l’insuffisance de délibérations dans l’élaboration d’une décision appelle une analyse plus approfondie. Cette critique a, par exemple, été portée par une historienne, Sophie Wahnich dans un article intitulé : « Un peuple constamment délibérant : la belle issue3 ».

L’auteur prend pour point de départ la déclaration de Saint-Just sur la régulation de la colère du peuple par la délibération et le débat contradictoire. Seule la libre parole de chacun qui confronte ses idées à celles des autres permet d’aboutir à une « intelligence collective nécessaire à une refondation de lois justes ». Mais S.Wahnich ajoute immédiatement la condition absolue posée par Saint-Just pour garantir la délibération supposée « apaisante » : la Garde nationale veille. Si des individus ou des groupes troublent la délibération ou s’y opposent, ils seront arrêtés par la Garde nationale !

Autrement dit, derrière la rhétorique jacobine, nous sommes bien là en présence du modèle parlementaire traditionnel dans lequel une assemblée de représentants discute au nom du peuple…de son bonheur. La force policière de l’État-nation définit et administre le débat national baptisé aujourd’hui « Le Grand Débat ».

L’exemple de la Révolution française pris par S.Wahnich comme étalon politique de la délibération et comme autorité historique tourne court.

Pendant la Révolution française les délibérations à l’Assemblée constituante puis à celles de la Convention furent contrôlées par les bourgeois, qu’il s’agisse des républicains girondins puis jacobins. Dans les clubs et les sections locales, le contrôle de la parole politique était aux mains de la classe révolutionnaire, celle qui parachevait son triomphe contre la royauté : la bourgeoisie.

Ainsi, les Enragés et les Hébertistes furent exclus de la délibération par la terrible répression conduite par le despotisme des Jacobins. Le modèle républicain de la délibération politique était encadré, limité, orienté par les vainqueurs de l’exercice du pouvoir d’État.

Le recours à la délibération comme moyen de régulation des antagonismes sociaux a fonctionné seulement au profit des intérêts politiques et économiques de la bourgeoisie triomphante. L’institution de la délibération dans les sections, les clubs et les partis comme dans les assemblées n’a été contestée que par des mouvements extérieurs à l’ordre républicain institué : les émeutes populaires contre le libre prix des farines, contre l’absence de taxation des produits de première nécessité, contre la loi Le Chapelier qui interdisait toutes association des ouvriers ; un ordre contesté aussi par les insurrections des Fédérés, le soulèvement des Vendéens, la révolte des « femmes révolutionnaires» et des Sans-culottes, etc.

La pratique des Gilets jaunes en matière de prise de décisions collectives s’écarte visiblement du modèle assembléiste et parlementariste. Elle relève davantage des mouvements qui se sont opposés au pouvoir dirigiste de la bourgeoisie. Mieux que le compromis « démocratie directe » c’est « action directe » qui pourrait être le terme le plus approprié pour qualifier cette orientation.

À travers les réseaux sociaux comme par le biais des assemblées (deux mode d’organisation politique non contradictoire), le mouvement des Gilets jaunes est parvenu à conduire son action dans une certaine unité. Malgré la mise au devant de la scène d’individus désignés Gilets jaunes par les médias et le ministère de l’Intérieur, le mouvement a tiré sa force du plus inédit de ses mots d’ordre : pas de représentants, pas de délégués, pas de porte-parole. Une simple reconnaissance unifiante : le jaune.

La conscience immédiate d’un en-commun à venir constitue la principale voie empruntée par la parole collective des Gilets jaunes ; une conscience générique devenue parole offensive et chargée de potentialités humaines


Une seule et unique référence révolutionnaire : la Révolution française.

Nous l’avons fait observer : le mouvement des Gilets jaunes n’est pas une lutte liée au travail, à la sphère du travail et donc pas davantage à celle de l’ancienne lutte des classes5. Elle se situe dans l’univers du mode de vie, du pouvoir d’achat, du combat quotidien contre la survie. Sa composition sociale a été longuement commentée (et par beaucoup de gens déplorée !) : artisans, commerçants, professionnels des services et de la santé, métiers des transports et de la circulation économique, employés intermittents du secteur privé, salariés précarisés, agriculteurs, retraités, etc.

Les « salariés garantis » du secteur public et leurs syndicats, les enseignants, les intellectuels, artistes et chercheurs, les cadres des grandes villes, les milieux des médias, les élus politiques et syndicaux, les cadres intermédiaires, etc. ont dès le début du mouvement exprimé, parfois violemment, de fortes réserves et souvent de la répulsion envers les Gilets jaunes.

Dans les conditions économiques, sociales, politiques et historiques présentes, il était et il reste impossible aux Gilets jaunes de se mettre en continuité avec le mouvement ouvrier historique. Pourquoi ? D’abord à cause de ses échecs historiques : vaincu par les despotismes stalinien et national-socialiste, rallié aux divers nationalismes, intégré dans les étatismes social-démocrate, consentant aux libéralismes.

Ensuite et surtout parce que la dynamique du capital a rendu inessentielle la force de travail dans son processus de valorisation et plus généralement a englobé tous les rapports de production dans les processus globaux de la puissance. Avec les décompositions/recompositions économiques en partie engendrées par les échecs des mouvements de refus de l’ordre existant à la fin des années 1960, c’est la reproduction de tous les rapports sociaux qui constitue l’enjeu politique central. Depuis trente ans, nous avons analysé1 ces bouleversements historiques qui ont aussi une dimension anthropologique.

Spontanément, la référence à la Révolution française a constitué pour les Gilets jaunes l’unique référence historique car seule elle est porteuse de la mémoire collective d’un bouleversement social et politique auquel ils peuvent s’identifier.

Cette identification n’est pas seulement symbolique puisqu’on peut mettre en évidence quelques analogies entre ces deux moments politiques : révolte anti-fiscale, détestation du pouvoir d’en haut et colère contre ses principales figures ; exigence de justice sociale et d’égalité réelle ; manifestations dans les beaux-quartiers et dans les lieux du pouvoir, etc. Mais le jeu des analogies se révèle vite assez vain car le cycle historique de domination de la classe bourgeoise et de ses valeurs commencé avec force par la Révolution française s’est achevé avec l’échec mondial des derniers assauts prolétariens de la fin des années soixante du XXe siècle.

Le cycle des révolutions qui ont parcouru la modernité est épuisé. Nous sommes dans une autre époque, celle de la société capitalisée6. Une époque, certes, toujours historique ; une époque dans laquelle de nombreux hommes cherchent des voies de sortie du cercle funeste de la capitalisation de leurs activités et de la dévastation planétaire de la nature.


Jacques Guigou

7 fév. 19



Notes

1 - Le slogan « Macron démission » est à entendre comme « Macron destitution » davantage que « Macron, vas-t-en, tu as failli ». Destitution, c’est-à-dire affirmation d’un pouvoir potentiellement constituant, contestation de la prépotence parlementaire, abolition de la représentation suprême que constitue l’élection d’un président de la république. En cela, le mouvement des Gilets jaunes touche aux fondements de l’ordre étatico-républicain, selon eux illégitime car aux mains des puissances financières mondiales et des grands Groupes mondiaux comme les GAFA.


2 - cf. Libération, 30 janvier 2019 https://www.liberation.fr/debats/2019/01/30/un-peuple-constamment-deliberant-la-belle-issue_1706435 


3- cf. Le site de Temps critiques où sont disponibles tous les écrits de la revue http://tempscritiques.free.fr/  


4- La comédienne Claire Lacombe, cofondatrice de la Société des républicaines révolutionnaires, conduit un bataillon de Fédérés à l’assaut des Tuileries. En 1794, proche des Enragés, elle est emprisonnée sur ordre du Comité de salut public pour désordre en réunion.


5- Les sectes marxistes n’ont pas manqué de hurler à « l’interclassisme », ce mal absolu à leurs yeux d’antiquaires. Nous avons déjà analysé en quoi cette notion n’a aucune portée politique pour comprendre le mouvement des Gilets jaunes. Cf. Temps critiques, supplément au numéro 19, déc. 2018. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article386 


6- cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir.)
     La société capitalisée
     L'Harmattan, 2014.
     http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=ouvrage&id_ouvrage=13






Les gilets jaunes en trompe-l’œil

Commentaires sur « L’insurrection des Gilets jaunes

et la révolution de la révolution »

de Jacques Fradin

in, Lundi Matin

https://lundi.am/L-insurrection-des-Gilets-Jaunes-et-La-revolution-de-la-revolution

« La société contre l’État », telle est la thèse centrale que l’auteur va décliner selon diverses combinaisons théoriques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Il s’agit, bien sûr, d’une référence au livre éponyme de Pierre Clastres1, publié en 1974 et qui prend le contre-pied des courants de l’anthropologie dominante de cette époque.

Clastres avance que l’égalité et une certaine forme de démocratie forment le substrat des sociétés primitives. La production des biens de subsistance ne vise pas les surplus, elle est auto-suffisante. C’est seulement avec l’accumulation des céréales, et son accaparement par un groupe ou une caste, que surgit un ordre inégalitaire, une hiérarchisation, un despotisme, une étatisation de la société. Clastres part de ce constat et développe une analyse des raisons politiques et sociales qui ont permis à cette force d’étatisation d’émerger et de se maintenir. Pourquoi les forces libres et égalitaires de la société primitive ont-elles été soumises par l’étatisation ? Tel est le cœur de l’anthropologie libertaire de Clastres. Pour lui, la société primitive ne cesse de lutter contre son étatisation, d’où le titre : « La société contre l’État ». Et c’est cette lutte permanente et sans fin de la société contre son étatisation qui constituait l’ethos fondamental des sociétés primitives. L’ethos et non pas le mythe car pour Clastres aucun messianisme, aucune finalité, aucune téléologie n’est repérable dans les sociétés primitives (cycliques).

Ce livre a eu, bien sûr un écho important dans les milieux anarchistes libertaires et anarcho-communistes de l’époque puisqu’il faisait en quelque sorte sinon la preuve, du moins il suggérait fortement qu’une société égalitaire et auto-organisée était la première forme de société humaine. Une sorte de contre mythe opposé à celui de la société libérale et aussi à celui de son alter ego, la société communiste. Son alter ego car toute deux sont productivistes, rationalistes, compétitives, messianiques, etc.

Fradin rejette cette interprétation libertaire-libertarienne de la thèse de Clastres, celle du mythe de l’auto-institution de la société2 car elle n’est que l’autre face de la même société soit auto-organisée pour les libéraux-libertaires, soit hétéro-organisée pour les républicains étatistes. Citation : « Il n’y a pas d’opposition entre une ‘société auto-organisée’ en autonomie sociale et une ‘société hétéro-organisée’ théocratique ou avec un État dominant, avec un centre symbolique. »

Fradin déclare faire une « relecture jaune » de la thèse de Clastres. Selon lui, le soulèvement des Gilets jaunes est à interpréter « comme la première insurrection d’une nouvelle ère révolutionnaire, l’ère de la révolution de la révolution – symptomatique d’une nouvelle époque politique qui surgit en dissolvant ou destituant l’hégémonie libérale ».

Comprenons qu’à l’image des primitifs de Clastres qui luttaient en permanence, sans fin et sans autre but que la perpétuation de cette lutte contre l’étatisation de leur société, les Gilets jaunes le réalisent aujourd’hui. Ils luttent semblablement contre « la société civile auto-organisée » et son ordre soit libéral, soit despotique. Ils luttent sans fin, car c’est dans le mouvement permanent de cette lutte que se trouve « l’innovation politique » d’une « démocratie radicale » mais… potentielle. Telle est le foyer central de la « révolution de la révolution » qu’aux yeux de Fradin les Gilets jaunes accomplissent. Mieux qu’un feu central, c’est un « ouvroir de politique potentielle » qui crée en continu du « dégagisme, de la dissolution, de la destitution, de la démission3.

Poursuivant son envolée lyrico-idéaliste l’auteur fait défiler devant nous ses héros Gilets jaunes devenus prométhéens : de grands innovateurs politiques qui vont nous faire entrer dans « une nouvelle ère de la politique », celle de la fin des mythes révolutionnaires du passé (libéraux et communistes), celle de la fin des enfermements dans « la prison libérale ou la mythologie économique industrialiste ». Sur l’immense portail d’entrée dans cette nouvelle ère un mot d’ordre est gravé : « Je ne veux rien, je serai tout ». Après le clin d’œil à l’Oulipo, voici l’œillade mao-spontanéiste en direction de ceux qui se souviennent encore du journal Tout, en 1970-71 et du livre de Nanni Balestrini : Vogliamo tutto (Seuil, 1973).

Derrière son apparente cohérence idéologique, l’analyse de Fradin projette sur ce que nous avons nommé « L’évènement Gilets jaunes » une sorte de fresque murale en trompe-l’œil. Les moments factuels du mouvement sont absents ; aucun lien n’est établi entre le discours théorique et les évènements concrets de la lutte. Rien sur les solidarités des ronds-points, rien sur les occupations de péages, rien sur les manifestations…
Le lecteur baigne dans une rhétorique révolutionnariste, une théâtralisation des fétiches de la post-modernité. Ici de la transversalité à la Guattari, là de l’imaginaire social façon Castoriadis, ailleurs de l’inopérativité sur le mode Agamben, partout un luttisme jaune et pour finir, le saint laïque du zapatisme : John Holloway !
En quoi, l’interprétation insurrectionniste4 du mouvement des Gilets jaunes par Fradin est-elle inopérante ?

Sans les développer ici davantage, énonçons deux raisons :

1- La confusion entre communauté humaine et société. Une indistinction qui engendre des méprises ; par exemple affirmer que la lutte des Gilets jaunes serait celle d’un « communisme tribunitien » alors que l’une comme l’autre de ces deux notions sont inappropriées pour caractériser la pratique politique des Gilets jaunes. Pas la moindre trace de « communisme » mais tout au plus des variantes de communalisme (cf. L’assemblée des assemblées) ; pas l’ombre d’un quelconque tribun au rendez-vous, mais une parole plébéienne (sans porte-parole) ce qui n’est pas du tout la même chose. Dans notre ouvrage collectif5 L’évènement Gilets jaunes (éd. À plus d’un titre, mai 2019) nous avons proposé à ce sujet la notion de « République plébéienne ».
Notons encore que ce que décrit Clastres n’est pas une résistance de la société à son étatisation, mais une résistance de la communauté à la séparation d’avec son mode de vie immergé dans la nature. En ce sens, Clastres n’est pas rousseauiste, il ne dit pas « les hommes sont bons, ils naissent libres et égaux, c’est la société qui les corrompt » ; il dit « les hommes naissent libres et égaux, c’est l’État qui les soumet ». Ici, Fradin est plus proche de Rousseau que de Clastres.

2- La référence (redoublée) à une « révolution de la révolution » (on a échappé de peu à « la révolution dans la révolution » du castriste Régis Debray) dont l’historicité et le contenu ne sont pas définis. Définir la dynamique du capital sous sa forme « libérale » et sous sa forme « étatique » comme une révolution6 est à la rigueur acceptable, mais faire du soulèvement des Gilets jaunes une « révolution » de cette première révolution relève de la fiction et de la tautologie. Pour les Gilets jaunes la seule référence historique à une révolution du passé c’est la Révolution française7. Le mouvement étant d’abord immanent et immédiatiste, aucun horizon révolutionnaire n’est affirmé par les Gilets jaunes. Parler de « révolution » à leur sujet est au mieux une méprise, au pire une mystification.

Jacques Guigou pour Temps critiques

29 mai 2019


Notes

1– Pierre Clastres, La société contre l’État. Minuit, 1974.

2- Fradin ne cite jamais Castoriadis alors qu’il emprunte nombre des concepts théoriques de L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975 : imaginaire social, significations imaginaires, auto-organisation, fonction symbolique, etc. 

3- À sa manière c’est ce que suggérait aussi Alain Brossat dans un commentaire critique (lettre privée) de nos textes parus dans Lundi matin, « Gilets jaunes, une tenue qui fait communauté » et « Gilets jaunes : sur la ligne de crête », c’est-à-dire une lecture deleuzienne qui place la priorité, comme il nous l’écrit, dans le fait, « de persévérer dans son être et reconstituer sa puissance […] plutôt que de s’assigner quelque objectif que ce soit en pensant ce qu’il y a de l’autre côté de la ligne de crête. On peut voir ce que vous appelez, un peu péjorativement, le présentisme du mouvement sous cet angle aussi : s’établir dans des dispositions aussi peu stratégiques que possibles ou alors redéployer complètement la notion même de stratégie pour se subjectiver comme ce qui fait date en durant, purement et simplement. Ce qui ne me paraît pas absurde : ce n’est pas ce que réclament les Gilets qui emmerde le pouvoir politico-médiatique, c’est bien qu’ils n’en finissent pas d’exister… »).
Ce que propose Alain Brossat nous paraît être une vision déshistorisée du mouvement des Gilets jaunes. Toute la négativité du mouvement est déniée ou refoulée au profit d’une affirmation d’existence collective sans autre but que celui d’être-là. Pure substance donc. Ce n’est pourtant pas ce que nous entendions quand nous parlions de communauté et de communauté de lutte. Si le mouvement des Gilets jaunes perdure, c’est justement à cause de sa puissance de négation de tout ce qui nous oppresse et nous maintient dans une vie mutilée pour parler comme Adorno. Dans l’optique d’Alain Brossat, toute perspective de bouleversement semble disparaître dans une sorte de « seul le geste est beau » qui frise le dandysme politique au sujet d’un mouvement de gueux.

4- Pour une critique de l’insurrectionnisme, cf. J. Wajnsztejn et C. Gzavier, La tentation insurrectionniste, Acratie, 2012. 

5-http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=ouvrage&id_ouvrage=18

6-  – À Temps critiques, nous parlons de « la révolution du capital » :
cf.http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=numero&id_numero=15 

7- – cf. « L’envie de Révolution française des Gilets jaunes », Temps critiques, supplément #5 au no 19, févr. 2019 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article395  




Jacques Guigou



L'ÉTAT


SOUS SES DEUX FORMES


NATION ET RÉSEAU




L’affaiblissement, voire la fluidification de l’État sous saforme nation par la dynamique globalisante du capital a donné lieu, depuis une ou deux décennies à une multiple littérature politique. Certains théoriciens1 issus de l’ultra gauche avancent même que contrairement à la prophétie de Marx, ce n’est pas la révolution prolétarienne qui a conduit au dépérissement de l’État mais c’est le capitalisme qui le réalise. Si ce n’est au dépérissement — ça se saurait ! — du moins qui a suffisamment altéré l’État — qu’ils nomment toujours « bourgeois » — pour que la « révolution » s’approprie cet acquis. On sait comment les évènements de ces deux mêmes dernières décennies ont donné tort à de telles divagations. La révolution prolétarienne s’est absentée du cours de l’histoire, l’État sous sa forme nation n’est plus ce qu’il était, mais il n’a pas disparu : il s’est combiné avec ce que, depuis vingt ans, nous nommons sa forme réseau.

Lorsque nous employons l’expression condensée « État-réseau », il faut entendre l’État sous sa forme réseau. Il s’agit d’une tendance lourde et déterminante de l’État depuis quelques décennies, mais cette forme réseau ne définit pas la totalité de l’État tel qu’il existe aujourd’hui. Il existe aussi sous la forme nation. Cette dimension double et combinée de l’État (qui n’est pas une dualité car il y a unité de l’État) et les tensions entre ces deux tendances constitue l’objet du présent texte.


Il y aurait une antériorité de l’État-réseau dans l’histoire des États : l’État sous sa première forme

Dans notre article « L’État réseau et la genèse de l’État2 », nous avons cherché à valider l’hypothèse historique et politique selon laquelle l’État-nation n’est plus l’État sous sa seconde forme, c’est-à-dire l’État unité supérieure séparée de la société et la dominant. Les fortes tendances à organiser l’État sous la forme réseau le rapprochent de ce qu’il était sous sa première forme (pharaon, rois des rois, cités, etc.) c’est-à-dire comme l’unité supérieure d’une communauté-société hiérarchisée mais une unité supérieure non séparée de la société comme le sera l’État sous sa seconde forme, ie. État-empire, État-royal, État-nation.

S’agissant de l’État-nation en France, rappelons qu’à son apogée dans la Révolution française l’État est entièrement contenu dans sa forme nation. La nation, portée à son absolu politique par la révolution, se confond avec l’État et l’État avec la nation. Cette fusion politique, organisationnelle et idéologique constitue une unité supérieure qui combat toutes les forces qui menacent son unité. Une unité à la fois matérielle et idéelle qui se pose comme sacrée et qui appelle un culte. Le culte de L’Être suprême robespierriste n’est rien d’autre que le culte de l’État-nation comme unité supérieure ; comme entité transcendante à la société et qui la domine. Ce culte de l’Être suprême dont Robespierre s’est auto-institué Grand prêtre, est emblématique d’une divinisation de l’État. La parousie de la prophétie hégélienne sur l’universalité absolue de l’État3 réalisée en quelque sorte…

Alors qu’elle a disparu avec la société bourgeoise et son État-nation, ce qui est aujourd’hui nommé par la sphère médiatico-politique « société civile », n’est qu’une manière de qualifier les milieux qui ne sont pas directement impliqués dans la sphère politico-étatique. Des milieux qui ne peuvent pas être assimilés4 à ce qu’était la classe bourgeoise historique. La classe bourgeoise historique qui seule a donné forme et contenu politique à ce qu’a été le rapport entre la société civile et l’État-nation. Le cycle historique de la dialectique des classes étant achevé, l’État nation s’étant globalisé et désintitutionnalisé, parler aujourd’hui de « société civile » ne peut qu’être pour les uns nostalgie de la société bourgeoise, pour les autres résistances du « peuple » au supposé despotisme d’un État-nation absolutiste. Deux fictions politiques qui perdurent encore comme thérapeutique idéologique.

Petit rappel sur l’État sous sa forme réseau

Approchée successivement et parallèlement à travers le cas de l’École5, de la décentralisation, des stratégies globales de pouvoir6, de résorption des médiations institutionnelles7, de souveraineté8, de genèse de l’État9,   de systèmes fluidiques10, de politique du genre11, de plateformisation de l’économie12, de révolution du capital13, la notion d’État sous la forme réseau s’est peu à peu formalisée sans pour autant se dogmatiser dans les écrits de Temps critiques.

Davantage que les interrogations théoriques ou l’indifférence pratique que cette notion a rencontrée, ce sont les évènements eux-mêmes de ces toutes dernières années qui nous incitent à approfondir la caractérisation de l’État dans le moment actuel. Parmi eux, les deux épisodes historiques majeurs que furent — et que sont encore — le mouvement des Gilets jaunes et l’épidémie de Corona virus constituent de véritables analyseurs du rapport tendu et critique que l’État entretient entre sa forme nation et sa forme réseau.

Quelques apories marxistes sur l’État aujourd’hui

La plupart des écrits et des discours marxistes d’aujourd’hui à propos de l’État s’en tiennent à la définition orthodoxe sur sa « nature de classe ». Unité politique supérieure issue de la société mais séparée d’elle et la dominant, l’État impose la mystification de la défense des intérêts communs et généraux de la nation alors qu’il défend les intérêts particuliers de la classe possédante : la classe bourgeoise. Les interventions politiques, économiques, sociales, culturelles de l’État visent à réguler ou à réprimer les luttes de classe et comme telles, elles ne sont que des moyens pour préserver les pouvoirs nationaux et mondiaux d’une oligarchie.

Bernard Vasseur14, un philosophe proche du PCF exprime aujourd’hui cette conception classiste de l’État en ces termes : « Les États sont donc bien toujours soumis aux classes propriétaires, même s’ils font tout pour le nier. […]  Et si l’on veut vraiment comparer les époques, on dira que le capitalisme mondialisé d’aujourd’hui, c’est une oligarchie qui entend se réserver le pouvoir de décider ce que doit être la société des humains et qui est plus restreinte en nombre que ne l’était la noblesse au 18e siècle ».

À plusieurs reprises et depuis de nombreuses années, nous avons cherché à montrer que cette conception d’un État oligarchique qui défend les intérêts d’une ultra minorité de possédants ne rend pas compte de la réalité des rapports sociaux contemporains.

Par exemple, le slogan « nous sommes les 99%, ils sont les 1% » diffusé par les mouvements des places et des occupations (Occupy Wall Street, Indignados, etc.) au tournant des années 2000/2010, relève de cette conception oligarchique du pouvoir politique et de l’État. Le moins qu’on puisse en dire c’est qu’une telle conception n’a pas contribué au succès de sa critique… Car, comment imaginer que 99% d’individus supposés exclus du pouvoir politique, dominés par les puissances financières, privés de moyens d’action, dépendants des volontés d’une ultra-minorité omnipotente, ne participent pas d’une manière ou d’une autre, à cette société désignée comme bipolaire ? N’ont-ils pas cartes bancaires, ordinateurs, voitures, smartphones et pour nombre d’entre eux, appartements, actifs, épargne ? Ne voyagent-ils pas ? Ne consomment-ils pas crédits, divertissements et stupéfiants ? Bref, ces 99% sont-ils les esclaves des 1% de maîtres ?

L’État-nation : rapports de production et de reproduction

Soumis aux exigences de la « restructuration » du capital engendrées par les bouleversements historiques mondiaux des années 65-75, par leurs avancées et (surtout) par leurs échecs, l’État-nation s’est rapproché de la société ; il s’est fait « social15 », « participatif16 », « démocratique », « pédagogue ». Car il lui était de moins en moins possible d’administrer du haut et du sommet une société de plus en plus atomisée, segmentée, individualisée, particularisée par la capitalisation de toutes les activités humaines. Une société dans laquelle les anciens corps d’État et leurs personnels administratifs ont été convertis (et se sont convertis) en gestionnaires de réseaux, managers de projets, régulateurs de lobbys, coachs d’opérations innovantes, évaluateurs en continu des tâches des autres, autocontrôleurs de leur propre tâche, etc.

De garant politique et idéologique des rapports de production dans la société de classe, l’État sous sa forme nation s’est converti en mandataire de la reproduction globale des rapports sociaux sur son territoire. C’est parmi d’autres, citées supra, une des raisons qui nous ont incités à introduire la notion d’État sous la forme réseau. Une forme combinée à celle de la forme nation.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici une des dernières tentatives marxistes pour tenter de définir l’État comme un mode de production qui se mondialise ; un mode de production le plus souvent nommé « capitalisme monopoliste d’État ». Celle d’Henri Lefebvre, auteur en quatre tomes d’une théorie déterministe et économiciste de l’État17 publiée à la fin des années 1970.

Cette somme théorique, historique, politique contient d’incontestables apports sur L’État dans le monde moderne (titre du tome III). Des apports, certes, datés mais qui n’en sont pas moins intéressants, car ils marquent l’apogée (et la fin) des tentatives marxistes pour une théorie générale de l’État. Des tentatives, fructueuses parfois, mais sans issue et d’autant plus erratiques qu’une telle théorie n’existe pas chez Marx.

Mentionnons quelques-uns des apports de Lefebvre parmi les plus significatifs :

- l’État comme « forme des formes », comme produisant de l’équivalence et de l’homogénéisation. Au fondement de l’État moderne règne « le principe d’équivalence » qui tend à égaliser l’inégal, à identifier le non identique, à réduire les antagonismes de classe et les conflits sociaux pour les intégrer politiquement dans l’ensemble national. La métaforme État engendre et multiplie les formes puis les formes se changent en normes ; une fois imposées, les normes agissent par imitation pour diffuser la chaîne des équivalences. L’État est un intégrateur ; il neutralise (ou réprime) l’évènement dans le répétitif, le connu, le continu et le consensus. Il est aussi mystificateur, car « la vérité » sur laquelle repose la société à savoir le travail et son exploitation qui engendre la plus-value, est occultée par l’État qu’il soit libéral ou stalinien.

- autre apport, l’État comme porteur de la volonté de puissance : la libido dominandi. Parce qu’il concentre pouvoir politique et puissance économique, judiciaire, policière, militaire, l’État tend à totaliser la société civile divisée et autonomisée. Mais il n’y parvient pas réellement puisque cette rationalité identitaire et identificatrice de l’État rencontre les particularités que sont les antagonismes de classe, les régions, les religions, les cultures, etc. autant de forces différentielles qui résistent ou détournent « l’abstraction identitaire généralisée » de l’État.

Mais le concept central et fédérateur de la théorie lefebvrienne de l’État, c’est celui de mode de production étatique (MPE).

Même s’il n’en donne jamais une définition synthétique, il le donne comme une subsomption des formes étatiques qui se sont développées au cours du XXe siècle ; une sorte de combinaison entre le Parti-État stalinien et chinois18, l’État organique fasciste, l’État-nation démocratique européen, le fédéralisme d’États nord-américain. Il ne s’agit pas d’un État mondial qui s’érige au-dessus des antagonismes de classe et des impérialismes mais « un système d’États juridiquement équivalents » (tome 3, p.257). D’où le choix du concept de mode de production qui pour Lefebvre, exprime le plus justement une forme sociale et historique dans laquelle le rapport entre le procès de production et les forces productives détermine la société. Prenant acte de ce qui est pour lui une généralisation de la forme État (sur la base de l’État-nation), Lefebvre l’adjoint à mode de production ce qui donne : mode de production étatique.  

Dans un livre écrit juste après 1968, La Survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production (Anthropos 1973), il partage la critique de l’ouvriérisme et du productivisme dont le mouvement ouvrier était porteur. Il ne cesse de mettre l’accent sur l’importance de la reproduction des rapports sociaux et sur la place centrale qu’occupent les activités technologiques, culturelles, intellectuelles et urbaines dans le mode de production étatique. Y est affirmé que la production n’est plus essentiellement transformation des ressources naturelles par l’exploitation de la force de travail mais qu’elle est aussi production de rapports sociaux.

Lefebvre ne réduit pas son concept de mode de production étatique à la seule production matérielle ; il affirme à maintes et maintes reprises que « la production implique la reproduction » ; il montre comment une analyse qui s’en tient à la seule production ne peut que conduire à justifier  la croissance.

Cependant, en dépit de ces révisions politiques et théoriques au regard du marxisme-léninisme, j’ai montré dans ma préface19 à la troisième édition de ce livre qu’Henri Lefebvre n’abandonne pas pour autant son credo marxiste sur le développement des forces productives. En ce sens, il reste dépendant de l’univers théorique de la critique de l’économie politique et donc au cycle historique des luttes de classe et donc à la définition marxiste de l’État-nation bourgeois. Ce qui le conduit à bâtir son concept de mode de production étatique comme une généralisation planétaire de la forme État-nation ; comme un « système des États » qui tend à faire des États malgré leurs inégalités, les opérateurs de la mondialisation. D’où cette affirmation irréaliste tant elle contredit la réalité de la dynamique du capital se globalisant : « À l’échelle planétaire et sur le marché mondial, l’unité n’est plus ni l’entreprise ou la firme mais l’État-nation20 ». Un contre sens historique à nos yeux puisque c’est au contraire en affaiblissant la souveraineté des États-nations que le capital est parvenu (partiellement et dans le chaos) à sa totalisation-globalisation.

Une globalisation qui a contribué l’affaiblissement de la forme État-nation et qui s’est accomplie dans le jeu des puissances économiques, et des politiques financières (le niveau I du capital21) au-dessus et au-delà des États-nations. Tant d’exemples le montrent que s’en est devenue une évidence historique.

Ainsi, la construction de l’Union européenne s’est réalisée comme puissance du capitalisme du sommet aux dépens de la souveraineté des États. En effet, on oublie trop souvent que le principe de la subsidiarité est à la base de la constitution européenne et de ses différents traités. Un principe selon lequel « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’UE n’intervient que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres ». Donc un principe potentiellement fédérateur d’États-nations qui étaient et restent très divisés sur cette délégation de souveraineté. Un rapport très tendu entre confédéralisme versus souverainisme qui domine l’histoire des pays d’Europe depuis…le Saint Empire romain germanique !

Sur ces processus de résorption des institutions de l’État-nation, on pourrait également citer en Europe les poussées indépendantistes écossaises, catalanes, basques, ukrainiennes ou encore au Moyen-Orient et en Afrique des mouvements politico-religieux islamistes qui modifient les frontières des États-nations issus de la colonisation. S’agissant de ces derniers, les formes étatiques dont ils sont porteurs et qu’ils tentent d’établir ne sont pas des formes nation mais davantage des formes réseaux combinées à des formes communautaires. En tout cas des formes qu’ont ne peut assimiler à des États en formation, ce que certains analystes, à tort, ont nommé des proto-États22.

Les apories anarchistes sur l’État

Les anarchistes veulent se débarrasser de l’État-nation sans percevoir qu’il s’est transformé ; ce n’est plus l’État-nation bourgeois, celui que critiquait Proudhon.

D’un côté ils souhaitent « se débarrasser » des entraves à la liberté que l’État institue, mais d’un autre, ils appellent à davantage de pouvoir de la part des États-nations pour, en vrac, lutter contre le changement climatique, développer des politiques d’accueils des migrants23 ou encore échapper au contrôle étatique du cyber-espace et « inventer, diffuser et enseigner des technologies totalement libres et décentralisées. (…) des technologies développées par les cryptoanarchistes pour…une saine utilisation du web ». Soit la réalisation de ce qui serait un « stade anarchiste du capitalisme » et qu’appellent de leurs vœux les philosophes anticapitalistes et libertaires canadiens dans leur Déclaration d’indépendance monétaire qui vante la puissance émancipatrice des… algorithmes permettant les cryptomonnaies24 !

La contre-dépendance vis vis l’État est le trait le plus faible de la pensée et de l’action politique anarchiste. L’histoire de l’anarchisme est remplie de ces moments de contre-dépendance qui conjuguent nihilisme théorique et terrorisme pratique. Des activistes de l’action directe violente au XIXe siècle jusqu’aux Black Blocs d’aujourd’hui, l’opposition simple à l’État considéré uniquement comme « l'État-policier » peu de choses ont été connotées ou « dépassées » par la voie nihiliste anarchiste.

En revanche, les courants alternatifs, collectivistes et communautaires de l’anarchisme historique ont manifesté la force du projet anarchiste. Pensons bien sûr ici aux expériences libertaires des deux derniers siècles aux USA ; ces « Utopies américaines25 » si bien comprises et décrites par Ronald Creagh ou encore aux communautés anarchistes des Naturiens26 qui se sont créées dans les campagnes françaises au tournant des XIXe et XXe siècles. Autant de moments politiques et humains porteurs d’un devenir-autre pour l’humanité car, loin d’une opposition simple et contre-dépendante à l’État, leurs initiateurs cherchaient à inventer des modes de vie en commun dans lesquels, en quelque sorte, l’État s’absente.

La globalisation n’est pas un étatisme

Élaboré après les assauts donnés à l’État-nation et ses institutions par les  mouvements mondiaux d’insubordination de la fin des années 1960, le concept de mode de production étatique fut un concept mort-né. C’est au moment même où il émerge dans la pensée d’Henri Lefebvre que les conditions historiques vont l’invalider. Rappelons-en ici quelques-unes parmi les plus prépondérantes à propos de la forme État. Nous les avons ressaisies en proposant la notion de révolution du capital27.

Déjà entamée avec la fin de la Guerre froide et la tendance forte au multilatéralisme dans les relations internationales, la désinstitutionnalisation des États-nations s’est accélérée au cours des années 70/90, celles du cycle des « crises » et des « restructurations ».

L’exploitation de la force de travail devient inessentielle dans le procès de valorisation (La valeur sans le travail28). En conséquence, la classe du travail n’est plus porteuse d’un devenir autre pour une société segmentée, particularisée, autonomisée. L’identité ouvrière et sa culture de classe sont effacées par l’homogénéisation des modes de vie. L’État-nation n’apparaît plus comme le représentant du pouvoir de la bourgeoisie ; il n’est plus le garant des seuls intérêts du capital productif ; il se fait le garant de toutes les formes de capitaux des plus systémistes jusqu’aux plus subjectifs (cf. le « capital humain »).

Les flux de puissance du capitalisme du sommet pénètrent, altèrent ou dissolvent les médiations de l’État-nation. Conjointement, la forme État-nation, ainsi altérée et fluidifiée se globalise dans des alliances entre États, des associations et des traités. La construction puis l’élargissement de l’Union européenne sont un processus emblématique de cette désinstitutionnalisation des États-nations. D’autres organisations, traités et accords internationaux (ALENA, ASEAN, OUA, etc.), qui sont tous emblématiques de la tendance du capital à se totaliser, montrent que la globalisation n’est pas une forme étatiste, qu’elle ne s’est pas réalisée sous une forme étatiste et encore moins, bien, évidemment, sous la forme d’un « mode de production étatique ».

La forme nation de l’État a de moins en moins le monopole et la légitimité de l’exercice du pouvoir politique. Les démocraties parlementaires comme les régimes autoritaires sont débordés ou neutralisés par la dynamique du capital global. L’exemple le plus probant est celui des GAFAM, ces puissances techno-économico-idéologico-politiques qui se jouent des tentatives des États pour les contrôler ou les réguler29.

L’État comme métaforme

L’État en général, c’est-à-dire l’État depuis qu’il s’est institué sous sa seconde forme, celle où il est unité supérieure séparée de la société et la dominant, convertit les forces contradictoires de la société en institutions.

Des institutions déterminées par la forme étatique qui fixent les mouvements particuliers de la société dans une forme universelle.

D’une force, l’État fait une forme. Nous l’avons vu supra avec Henri Lefebvre, l’État est une forme de forme ; une métaforme.

Cette dernière formulation est préférable à celle de forme de forme trop redondante ou encore à celle de supra-forme qui risque de conforter la représentation de l’État comme unité supérieure séparée de la société, alors que nous cherchons à montrer que l’État sous ses deux formes nation et réseau n’est plus, tendanciellement, cette unité supérieure séparée de la société (ie. l’État sous sa seconde forme) comme cela a été le cas depuis que le mouvement de la valeur a émergé ; émergence qu’on peut situer approximativement dans les royaumes-États de Lydie (4000 ans BP.

Cette définition théorique de l’État engendre des conséquences sur les modes d’intervention du pouvoir d’État. En tant que méta forme l’État se protège de la dialectique forme versus contenu. Il fait de son universalité une puissance de contention des particularités qui s’opposent à lui. Lorsqu’il ne parvient pas à les transformer en institutions (nécessairement de forme étatique), l’État cherche à contenir les mouvements porteurs de ce qui est pour lui une négativité. S’il n’y parvient pas, il les réprime. La méta-forme État positive le négatif dans l’histoire.

Le mouvement des Gilets jaunes est l’évènement le plus récent qui confirme ce pouvoir étatique de mise en forme d’une force. Les deux composantes État-nation et État-réseau furent alors mises en œuvre : répression de la négativité politique du mouvement par l’État-nation régalien combiné au dispositif politico-médiatique du « Grand Débat30 » par l’État-réseau.

Autre exemple de mise en forme étatique d’un particularisme qui s’exprime dans la société : d’abord le PACS, puis le mariage pour tous. Fortement sollicité par les groupes de pression LGBT et leurs alliés , l’État-nation répond en transformant l’institution traditionnelle du mariage d’abord avec un dispositif contractuel puis avec une légitimation institutionnelle du mariage homosexuel. Mais la réponse de l’État-réseau accompagne cette mise en forme : l’exaltation d’une parade fluidiste et indéterministe, la Gay Pride. Des autorités de l’État : Premiers ministres31, des ministres et certains personnels de la fonction publique d’État participent et célèbrent la parade.  

L’État-réseau, une métaforme bivalente

En tant que méta forme, l’État sous sa forme réseau est tributaire des technologies numériques et leurs formes en réseau. Par les puissants canaux des opérateurs numériques mondiaux, ces formes réseau dictent leurs normes. Des normes techniques et communicationnelles à tendance oligopolistiques ou monopolistiques qui règnent sur le monde. Le cas de la 5G en France est emblématique de cette mise aux normes des technologies « innovantes ». C’est le cas également des formats de communication, des procédures contraignantes des échanges, des supports numériques multiples et polyvalents, etc.

Mais cette dépendance de l’État réseau aux normes générales des systèmes numériques se double d’une intervention de ce même État en faveur des réseaux et des systèmes en réseaux indépendants de lui. Ainsi sont diffusés et imposés par l’État des modes d’action, des dispositifs, des standards, des formats de données, des discours, tous de type réticulaire : c’est le processus de l’équivalence des formes et de la combinaison des formes qui opère.

Les interventions de l’État sous sa forme réseau s’effectuent donc selon deux composantes : l’une interne de mise en réseau de grandes fonctions de l’État. Par exemple, le RIE = Le Réseau interministériel de l’État (RIE) ici ou encore au Ministère l’intérieur, le SIG32 ; l’autre externe qui privilégie et promeut les organisations, les dispositifs, les groupements d’intérêts, les entreprises, les associations, etc. qui ont adopté un mode d’action en réseau.

Sur les deux formes combinées nation et réseau

Bien qu’elle soit fortement altérée et disloquée, il existe encore aujourd’hui une unité de l’État. La thèse que nous argumentons ici sur la forme État-nation et la forme État-réseau n’implique pas une division en quelque sorte « ontologique » de l’État. Pour continuer à parler en termes métaphysiques, on pourrait dire que l’État persévère toujours dans son être propre qui est justement de s’approprier des étants particuliers. Mais il le fait selon deux modes opératoires, deux modes d’action ; ces deux modes d’action nous les qualifions de formes puisque nous avons vu que tout est forme pour l’État et dans l'État; une méta forme.

Il convient d’ajouter et d’y insister : ces deux formes ne sont ni antagoniques ni séparées. Elles ne définissent pas deux types d’États ; deux catégories ou deux espèces d’États. Elles expriment deux tendances de la méta forme État dans la dynamique chaotique et incertaine du capital.

La formulation la plus appropriée pour caractériser ces deux formes c’est de comprendre qu’elles sont combinées sans pour autant se confondre. Comme combinatoire la forme nation et la forme réseau répondent de manière congruente aux exigences politiques et technologiques du capital. Des exigences qui — cela est tous les jours de plus en plus évident et efficient — adoptent la combinatoire comme modèle au point que quiconque ne peut pas combiner ou se refuse à combiner, se voit écarté de l’existence individuelle et sociale. Par exemple, quiconque n’a pas accès à internet ou à une carte bancaire33, se trouve affaibli socialement.

Car la combinatoire est aujourd’hui le mode opératoire dominant de la dynamique du capital : combinatoires spatiales entre l’espace vécu concret et l’espace conçu abstrait ; combinatoires technologiques entre capacités intellectuelles naturelles et intelligence artificielle ; combinatoires économiques entre le capital industriel et capital dit immatériel ; combinatoires financières entre actifs immobilisés, actifs circulants et produits dérivés ; combinatoires cognitives entre compétences individuelles et compétences systémiques ; combinatoires politiques entre souverainismes et fédéralo-globalisme, etc.

Une dynamique du capital chaotique et discontinue mais une dynamique malgré tout ; malgré toutes les prédictions marxistes sur le dépérissement de l’État ; malgré toutes les volontés libéralo-libertariennes pour un rétrécissement de l’État ; malgré les à-coups engendrés par les « crises » financières, sociales, sanitaires, etc.

Ces deux formes État et nation se combinent en fonction du rapport conflictuel entre les forces globalistes et les forces souverainistes. Ces deux tendances stratégiques opèrent au niveau des États : la globaliste qui accélère la forme réseau de l’État ; la souverainiste qui tend à conforter sa forme nation.

Deux formes qui se manifestent à tous les niveaux d’intervention de l’État, du plus circonstanciel et local au plus global.

Du plus local et circonstanciel comme l’a été l’épisode récent d’une rave party dans les Cévennes cet été 2020. Dans un texte intitulé « Comment l’État-réseau gère sa rave party cévenole34 », j’ai montré comment l’État-réseau laisse s’installer illégalement le lourd dispositif technique du système sonore et ne fait que plus tard contenir l’arrivée de nouveaux ravers alors que l’État-nation condamne et même réprime les habitants, agriculteurs et éleveurs, qui s’opposaient à la dévastation de leurs terres. J’ai interprété cette tolérance de l’État à l’égard de la rave party comme la vérification d’une analogie de forme entre l’État-réseau et la free party.

Au niveau le plus global, l’État intervient aussi en combinant ses deux formes.

L’exemple de la taxation des GAFAM est emblématique de cette recherche par l’État d’un compromis entre nation et réseau. La question politique de la taxation des GAFAM a non seulement fait apparaitre des divisions politiques entre membres de l’UE mais aussi au sein de chaque État des divisions entre souverainistes partisans de la forme nation et globalistes partisans de la forme réseau. Les pays du nord de l’Europe, y compris l’Allemagne sont opposés à la taxe car selon eux elle pénalise l’innovation technologique alors que les pays du Sud, la France en tête, cherchent à imposer à l’UE une taxe communautaire. On le sait, le Parlement français a voté une taxe en 2019 ; l’Italie en 2020. Mais la poursuite de cette taxe est subordonnée à l’instauration d’une fiscalité européenne sur les opérateurs numériques qui devrait intervenir en 2021. Le chef de l’État est lui-même partagé entre sa tendance dominante à la globalisation et les réalités souverainistes nationales. Des réalités de la forme nation de l’État qui ne l’ont pas empêché de mettre en œuvre la 5G sur tout le territoire. Taxe des GAFAM d’un côté versus 5G de l’autre : une illustration emblématique de la combinatoire nation/réseau dans l’État.

L’État-réseau et les niveaux du capital

Clarifions ici une possible confusion que certains de nos interlocuteurs nous ont avancée. Elle peut se formuler ainsi : est-ce que la tendance forte à la forme réseau se réalise de la même manière dans le niveau I et le niveau II du capital ? C’est-à-dire dans l’hypercapitalisme du sommet (le niveau I) qui s’affranchit des obstacles que les États-nations (le niveau II) dressent sur sa route. Notre réponse est la suivante.

L’hypothèse générale sur la forme réseau dans les niveaux I et II du capital c’est qu’il y a homologie de cette forme-réseau dans chacun niveaux. Homologie et non pas identité. Une homologie, au sens ordinaire, c’est-à-dire des caractères communs dans l’un ou l’autre des organismes (ou de l’espèce ou du niveau) concernés. Autrement dit la tendance à la forme réseau opère de la même manière dans les deux niveaux. Ce qui diffère cependant c’est que dans le niveau I du capital les composantes étatiques nationales sont secondarisées par rapport aux composantes liées à la globalisation.

L’État-réseau domine mais il ne règne pas.

Contrairement à l’État-nation qui domine et qui règne, l’État-réseau domine mais ne règne pas. Commençons à expliciter cela quelque peu car nous y reviendrons dans des étapes ultérieures à la présente démarche.

Que la domination et le règne de l’État-nation soient constitutifs de l’histoire de la France depuis son émergence avec la Révolution française, voilà une réalité qui n’appelle aucune preuve supplémentaire. La dialectique État/Société civile s’est poursuivie tout au long de la société bourgeoise jusqu’aux profonds bouleversements politiques, sociaux, culturels des années 65-70. Cette dialectique n’opère plus aujourd’hui. Le long cycle historique de la domination bourgeoise est définitivement achevé.

Disparue avec la société bourgeoise et son État-nation, ce qui est aujourd’hui nommé par la sphère médiatico-politique « société civile » n’est qu’une manière de qualifier des milieux qui ne sont pas directement impliqués dans la sphère politico-étatique. Des milieux qui ne peuvent pas être assimilés35 à ce qu’était la classe bourgeoise historique. Des milieux sociaux divers (d’où l’idéologie de « la diversité ») desquels proviennent des individus que les forces politiques impliquées dans le pouvoir d’État font entrer dans la sphère politico-médiatique.

La classe bourgeoise historique seule a donné forme et contenu politique à ce qu’a été le rapport entre la société civile et l’État-nation. Le cycle historique de la dialectique des classes étant achevé, l’État-nation s’étant globalisé et désintitutionnalisé, parler aujourd’hui de « société civile » ne rend pas compte de la réalité politique d’aujourd’hui.

Dans sa période historique triomphante, l’État-nation non seulement dominait la société mais il exerçait cette domination avec un pouvoir totalisant (je n’ai pas écrit totalitaire) et unifiant. Toutes les institutions étaient largement déterminées par cette double administration des hommes et des choses. De la famille, de la propriété, de l’instruction, des communes, de la culture à l’État, la forme étatique nationale irriguait et prévalait sur les autres formes de groupements. Cette domination et cette administration de l’État-nation, sous l’emblème du « Pacte républicain », cherchaient en permanence à faire passer dans sa forme, à mettre en forme étatico-compatible les forces particularistes qui s’opposaient ou résistaient à son universalisation. Une puissance universalisante qui visait à englober dans son monde les antagonismes, les conflictualités, les fractionnismes sociaux, culturels, religieux, territoriaux, qui se manifestaient en dehors ou contre lui.

En bref, l’État-nation dans la société de classe fondait sa domination et son pouvoir sur sa capacité idéologique et politique a maintenir à tout prix un semblant d’unité de la nation. Et à se maintenir comme unité supérieure. Et l’on connait les heurts et les malheurs de cette histoire…  

Nous sommes désormais entrés dans un cycle historique qui n’est plus celui de l’État-nation et de la société civile. Il n’est plus non plus celui de la post-modernité, de ses « déconstructions », de ses « déceptions » et de ses parodies. Il est celui de ce que nous avons nommé la société capitalisée ; celui d’un État qui combine une forme nation et une forme réseau. Nous l’avons vu supra, des tensions se manifestent entre ces deux formes. Les rapports parfois intenses entre ces deux formes sont toutefois déterminés par la force unificatrice de l’État…malgré tout.

Énumérons quelques caractères décisifs qui singularisent la forme réseau de l’État et qui nous incitent à avancer cette thèse : l’État sous sa forme réseau domine mais il ne règne pas.

Par sa puissance technologique, stratégique, financière, l’État-réseau incite les individus-démocratiques, atomisés et autonomisés à participer aux flux numériques de toutes sortes qui circulent de toute part. Il ne cherchent pas à les conformer dans une unité supérieure nationale, européenne ou mondiale ; il les gère en tant que particuliers et ne les identifie que comme tels. Il les veut totalisés mais séparés. Il favorise les séparations, toutes les espèces de séparations… à condition qu’elles restent compatibles avec leur totalisation dans la société capitalisée.

En ce sens l’État-réseau épouse et souvent anticipe les tendances de la dynamique du capital à la division, à la séparation, à la particularisation, à la dissolution. Séparation hommes/femmes ; parents/enfants ; jeunes/vieux ; noirs/bancs ; religieux/athées ; urbains/ruraux ; actifs/chômeurs ; régional/national ;

Autant de divisions et de séparations qui contribuent à la domination de l’État-réseau comme opérateur de la dynamique globale du capital. Une domination horizontalisée, déhiérarchisée, particularisée mais qui n’en exerce pas moins un pouvoir hégémonique et normatif.

Montpellier, 10 octobre 2020

Publié dans Temps critiques, n°20, nov.2020




Notes 


1- Dans un entretien à Libération daté du 13 mai 2005 (disponible sur le site de Multitudes), Toni Negri appelle à voter oui au référendum sur le traité de Constitution européenne. Il défend son choix en avançant qu’il faut voter oui « pour faire disparaître cette merde d’État-nation » et que « le prolétariat européen a intérêt à l’Europe unie » car « seule la Constitution européenne, malgré ses défauts et ses manques, peut permettre de bâtir des alternatives globales pour ce que j’appelle les multitudes, les mouvements de résistance à l’Empire ». Et le post-opéraïste de conclure « Il faut être pragmatique… Je ne suis pas devenu un vieux con libéral, je suis un révolutionnaire réaliste ».

2- J.Guigou, « L’État réseau et la genèse de l’État. Notes préliminaires », Temps critiques n°15,

3- « Pour Hegel, la résolution du différend entre privé et public doit être tranchée en faveur du public universel : de l’État, qui n’est pas loin pour lui, d’être le nom de l’Église laïcisée et pleinement réalisée : donc de Dieu », écrit avec justesse Mehdi Belhaj Kacem dans Système du pléonectique, Diaphanes, 2020, p.441.

4- C’est, entre autres argumentaires, ce que montre l’article de J.Wajnsztejn dans le présent numéro.

5- « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’École. Un traitement au cas par cas ». Temps critiques, suppl. au n°11, L’impliqué, 2002.

6- « J.Wajnsztejn « Réseau et/ou oligarchie : les voies impénétrables de la domination du capital » Temps critiques, n°16, printemps 2012, p.149-161.

7- J.Guigou « L’institution résorbée » Temps critiques n°12, hiver 2001, p.63-88.

8- J.Wajnsztejn « État-réseau et souveraineté » Temps critiques n°18, automne 2016, p.3-61.

9- J.Guigou « L’État-réseau et la genèse de l’État. Notes préliminaires » Temps critiques n°16, printemps 2012, p.135-147.

10- B.Pasobrola « Systèmes fluidiques et société connexionniste » Temps critiques n°16, printemps 2012, p.39-83.

11- État-réseau et politique du genre. L’exemple des ABC de l’égalité. Interventions, n°12, novembre 2014.

12- La crise sanitaire et son économie. Site de Temps critiques.

13-  J.Wajnsztejn, Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2007.

14- Bernard Vasseur, Quel retour à Marx : c'est quoi le marxisme aujourd’hui ?, Conférence donnée à l’Espace Marx 60 le26 octobre 2017.

15- Sur les caractères de cet État se faisant « social », voir le n°10 de Temps critiques  (1998), intitulé : « L’État : vers le tout social ». Sur le passage de l’État social à l’État sociétal, voir l’article de Jacques Wajnsztejn dans le présent numéro (n°20 de Temps critiques).

16- Une sorte de réalisation parodique de la « participation » version gaulliste que le référendum d’avril 1969 avait proposée aux français comme antidote à la « chienlit » de Mai 68.

17-  Henri Lefebvre, De L’État. 4 tomes. 10/18, 1976-1978.

18- Selon H.Lefebvre, l’État en Chine « accomplit l’idéal stalinien de l’État, mais il se transforme en s’accomplissant ». Alors que l’État stalinien voilait les contradictions du pays ou tentait de les résoudre par la répression, l’État chinois, parce qu’il identifie les hiérarchies administratives, militaires et politiques « offre l’image d’un MPE accompli », (De l’État, tome 3, p.371). Une vision unifiante de l’État en Chine de type « capitalisme national d’État » qui fait peu de cas de la puissance étatico-technologique chinoise et de sa capacité à agir sous la forme réseau.

19- J.Guigou, Préface au livre d’Henri Lefebvre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production (Anthropos, 2002).

20- H.Lefebvre, De l’État, tome 3, p.260.

21- Pour une explicitation de notre analyse du capital en trois niveaux, voir « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée », Temps critiques n°15, hiver 2010.

22- Dans un texte de l’année 2000, intitulé « Al Qaeda, un pro-État ? Confusions et méprises » in, Violences et globalisation, anthologie III de Temps critiques (L’Harmattan, 2004), j’ai critiqué cette référence étatique qui est étrangère à l’univers islamiste. C’est davantage une communauté despotique que ces forces tentent d’imposer.

23- « De la même manière, les phénomènes migratoires échappent globalement aux régulations nationales, malgré les efforts déployés par les pays du Nord pour empêcher les migrants de venir. Le refus de mettre en place des politiques d’accueil est une autre faillite de ces États-nations qui nient leurs responsabilités historiques : guerres, impérialismes militaires ou économiques… » in, « Pour un anarchisme du XXIe siècle », site de la Fédération anarchiste.

24-  En 2018, dans un texte intitulé « In algorythm we trust », nous avons critiqué cette croyance libertaire en une conversion possible de la puissance technologique du numérique qui, par la vertu de quelques habiles détournements, de dominatrice deviendrait émancipatrice.

25- Ronald Creagh, Utopies américaines. Expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours. Agone, 2009.

26- cf. Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvements anarchiste français (1895-1928). Revue Invariance, suppl. au n°9, série IV, juillet 1992.

27- cf. Site Temps critiques ici .

28- La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999. Anthologie III de Temps critiques sous la direction de J.Guigou et J.Wajnsztejn.
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre2 

29- Dans mon échange avec Larry Cohen surhttp://blog.tempscritiques.net/?s=Amazon j’ai analysé la stratégie d’Amazon dans le conflit qui l’a opposé aux salariés de ses plateformes. Comment le Groupe a contourné les effets de la grève sur la paralysie de ses commandes en passant par ses plates-formes encore en activité dans les pays limitrophes. Comment il s’est affranchi des contraintes imposées par la politique sanitaire de l’État français sous sa forme nation.

30- Forme réticulaire s’il en est, le dispositif politico-médiatique du « Grand Débat » s’est déployé comme la multiplication de la forme-débat sur les plateaux de télévision. Comme tel, sa seule portée, s’il faut lui en trouver une, fut une mystification idéologique et une tentative d’anesthésie sociale.

31- Cf. « La première ministre serbe, lesbienne, attendue à la Gay Pride de Belgrade »
https://www.ladepeche.fr/article/2017/09/17/2647020-premiere-ministre-serbe-lesbienne-attendue-gay-pride-belgrade.html  
Et aussi « Le Premier ministre canadien à la Gay Pride de Montréal »
https://www.ladepeche.fr/article/2017/09/17/2647020-premiere-ministre-serbe-lesbienne-attendue-gay-pride-belgrade.html  
Le ministre Jack Lang à la Gay Pride de Paris, etc., etc.

32- Le Service d’information du Gouvernement (SIG) accompagne les services déconcentrés de l’État dans les préfectures dans leur stratégie de numérisation de leur communication vers les usagers.

33- Plusieurs banques en ligne offre aux jeunes et aux mineurs un compte et sa carte bancaire gratuitement avec une prime d’entrée de plusieurs dizaine d’euros. De la même manière et pour les mêmes objectifs, les mêmes banques en ligne offre sans frais à quiconque l’ouverture immédiate d’un compte muni de sa carte bancaire.

34- texte disponible en ligne sur le blog de Temps critiques ici 

35- C’est, entre autres argumentaires, ce que montre l’article de J.Wajnsztejn dans le présent numéro (Temps critiques, n°20, automne 2020).






JACQUES GUIGOU


L’ALIÉNATION EFFACÉE
L’ÉMANCIPATION EXALTÉE


Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, le rapport historique aliénation/émancipation tend à se dissocier. Une séparation qui, en tendance, conduit à une dissimulation/effacement de l’aliénation et à une affirmation/exaltation généralisée de l’émancipation. Le rapport dialectique entre l’aliénation du travail et son dépassement dans une révolution émancipatrice a polarisé les antagonismes politiques, si ce n’est depuis la genèse de la modernité, au moins depuis la Révolution française. Depuis quelques décennies, cette dialectique aliénation/émancipation n’opère plus. Elle a été dissociée par le mouvement du capital pour permettre à l’un de ses pôles de venir englober l’autre. Un englobement [cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. ] qui ne contient plus de négativité susceptible d’engendrer un « dépassement », mais un processus affirmatif, positif qui efface les aliénations et qui proclame de manière survoltée de multiples émancipations particulières. Des émancipations qui se donnent comme un surplus de vie, une intensification des « biens être », des « bonheurs », des « plaisirs », des « vies augmentées », des « fiertés » identitaires, etc. Et ceci, quasiment sans référence à des privations ou des dépossessions, des confiscations, antérieures ou actuelles. Cette dissociation historique du couple aliénation/émancipation déjà active depuis les dernières décennies, conduit à la situation présente où tout se passe comme si les aliénations croissantes et profondes d’aujourd’hui nécessitaient une exaltation toujours plus forte d’émancipations particulières sous leurs diverses formes. Telle est l’hypothèse que je tente de vérifier dans le présent texte.


-I-
LE COUPLE HÉGÉLO-MARXISTE
ALIÉNATION/ÉMANCIPATION :
HISTOIRE ET POLITIQUE


I.1. Un invariant anthropologique ?
Que de la conscience d’aliénations individuelles et collectives émergent des aspirations à s’en libérer pour aller vers une vie bonne, une sagesse, une espérance, une communauté humaine, une utopie, voire une vie éternelle, n’est pas une conduite qui aurait surgi dans la modernité. On trouve le couple aliénation/émancipation dans des mythologies, des religions, des philosophies bien antérieurement.
 L’aliénation des hommes s’y exprime selon diverses figures de l’individu et selon certaines représentations collectives du monde : le chaos pour les Grecs ; la chute pour le christianisme ; le chacal ,animal du désordre dans la cosmologie dogon ; le mal et la souffrance dans la spiritualité bouddhiste, etc.
La dépossession, la privation de son être propre, l’errance dans une altérité qui emprisonne et qui fait souffrir, constituent un caractère commun de ces figures de l’aliénation dans l’histoire. À cette dimension négative de l’existence humaine s’oppose le caractère positif et transgressif des libérations individuelles et des émancipations collectives qui surgissent d’une conversion, d’une révolution, d’une mutation, d’une rupture, d’une discontinuité. L’ancienne vie aliénée fait place à la vie nouvelle émancipée et libérée.
Pour certains chercheurs sur les prophétismes, les millénarismes, les utopies et les civilisations, cette aspiration traverse les sociétés historiques comme une sorte d’invariant anthropologique. Je ne partage pas cette thèse et je dirai pourquoi dans le chapitre II sur l’aliénation initiale.
Ainsi en est-il de Gérard Water [Gérard Walter, Les origines du communisme; judaïques, chrétiennes, grecques, latines. Petite bibliothèque Payot, 1975] qui situe les origines d’un communisme égalitaire dans les sociétés/communautés asservies du Proche Orient ancien au premier millénaire avant notre ère. Il se repère d’abord chez certaines communautés juives, tels les esséniens, qui selon les Manuscrits de la mer morte, avaient un mode de vie communautaire, partageaient leurs biens, méprisaient la richesse et respectaient une discipline ascétique dans l’attente de la venue imminente d’un Messie qui apportera la justice et l’immortalité de l’âme.
Le même auteur interprète certains aspects des conflits qui ont secoué les cités grecques comme des révolutions sociales. Par exemple à Mégare (447 av.JC) où la population combat la domination d’Athènes au non de la liberté. Il dresse une vaste fresque des émancipations qui, pour lui, ont représenté des sortes de moments communistes dans le monde antique et médiéval : le soulèvement des esclaves avec Spartacus, les premières communautés chrétiennes, les hérésies et le monachisme.
On trouve également dans les courants piétistes allemands et anglais ce mouvement, ce passage, cette conversion d’un homme aliéné, car vivant dans la matérialité de « son état de nature » à un homme émancipé par sa « seconde naissance », spirituelle, celle où il reçoit l’esprit divin. Nous sommes bien là aussi, en présence du couple aliénation/émancipation.
Ce simple rappel d’une histoire certes connue, mais qui permet cependant de garder nos distances avec les présupposés modernes et post-modernes qui réservent le rapport alinénation/émancipation à la seule lutte des classes et surtout à la sphère du travail.

I.2. Sujet aliéné versus sujet libre
Sans oublier cette brève rétrospective, il n’en reste pas moins vrai que c’est avec la rupture à la fois philosophique et politique de ce qu’on nomme les philosophies du sujet que s’affirme la dialectique émancipation/aliénation dans la longue époque de la société bourgeoise. Des philosophies du sujet, dont celles de Descartes, Kant puis de Hegel et de Marx, ont constitué les figures de proue. Les philosophes humanistes des XVIe et XVIIe siècles (Hobbes, Locke, Rousseau) pensent l’individu comme un homme (abstrait) exerçant ses droits naturels dans une société régit par un contrat social. Les philosophies du sujet ne pensent plus seulement l’individu comme homme ; elles le pensent aussi et surtout comme sujet.
Mais de quel sujet est-il question ?

D’un sujet défini chez Hegel et chez Marx comme d’abord et avant tout sujet historique. Un sujet qui s’objectivise dans un autre et cet autre devient sujet objectivé, abstraïsé dans une forme : le devenir absolu de l’Idée dans le monde pour Hegel, la classe négative se niant dans la révolution pour Marx.
 Chez l’un comme chez l’autre, le sujet historique est celui dont l’effectivité, l’opérationalité, la dynamique globale, oriente l’histoire de l’humanité. On a reconnu, l’État-nation hégélien et le prolétariat marxien.
Pour Hegel, la puissance rationnelle de l’État ne reconnaît qu’un sujet, le sujet-citoyen mais elle écarte l’individu concret, l’individu « naturel » qui vit dans l’aliénation, car il est soumis aux troubles de sa subjectivité ; il n’a pas accès à la raison. Pour parvenir à dépasser son aliénation, le sujet doit se reconnaître comme aliéné, comme limité à sa détermination d’être en soi. Mais son être confronté aux nécessités et aux contingences de la vie c’est-à-dire à la négativité se divise alors en un autre que soi : l’individu de la société civile soumis à toutes les passions et les contradictions. Ce n’est qu’à travers les médiations de l’État qui le reconnaît comme citoyen raisonnable, que le sujet trouve « sa satisfaction historique » comme être de la liberté réalisée.

I.3. Au cœur du modèle hégélo-marxiste aliénation/émancipation
Retenons de cette courte excursion philosophique, que chez Hegel l’aliénation c’est la contradiction de l’Idée et l’émancipation son dépassement dans l’Idée absolue que réalise l’État-nation. Le couple hégélien aliénation/émancipation est profondément idéaliste. Celui de Marx est matérialiste.
Pour Marx l’aliénation n’est pas au fondement de la contradiction, mais elle se détermine comme un moment de celle-ci dans l’histoire et le devenir de l’humanité. L’histoire est contradiction en acte, expression des déterminations biologiques, sociales, culturelles et politiques. C’est l’histoire d’un homme rendu étranger à la pleine conscience de sa pratique, de sa vie générique. Comme telle l’histoire réalise aliénations, conflits et luttes. Dans la pratique (la praxis) et d’abord dans les luttes contre l’appropriation de la force de travail par la classe des propriétaires, les hommes cherchant à devenir communauté humaine universelle, s’émancipent des aliénations dans le mouvement communiste engendré par la révolution prolétarienne.
Chez Marx l’aliénation est d’abord contenue dans les contradictions de l’histoire produites par les antagonismes de classe. Son dépassement se réalise dans le mouvement réel de la classe du travail qui, dans le moment révolutionnaire, se nie comme ultime classe de l’histoire.
Mais la fin de l’exploitation de la force de travail n’est pas la fin des aliénations. Elle n’en est que la « préhistoire », car l’aliénation s’étend à toutes les dimensions de la vie. Pour Marx, l’émancipation communiste sera celle de « l’homme total », l’ouverture d’une ère « véritablement humaine ».
On le voit, chez Hegel comme chez Marx la forme du devenir de la contradiction dans l’histoire est analogue : le « travail du négatif » crée une discontinuité, une révolution, qui est porteuse d’émancipation. Ce sont les contenus du processus qui diffèrent : avènement de l’État-nation pour Hegel, communisme pour Marx. On comprend que cette unité dans la forme ait permis à des théoriciens et des philosophes marxistes, mais aussi à des historiens des idées, de parler d’un couple aliénation/émancipation hégélo-marxiste. On comprend pourquoi ce couple dialectique a pu devenir un des plus puissants dogmes du mouvement ouvrier révolutionnaire de la fin du XIX siècle et d’une large partie du XXe.

I.4. Noyau du concept d’aliénation : l’extranéisation
Pour bien percevoir la force idéologique et politique avec laquelle le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation s’est développé dans les mouvements révolutionnaires après la révolution française, il peut être fructueux de revenir sur le noyau du concept d’aliénation : l’extranéisation.
L’essentiel de la théorie moderne de l’aliénation est fondé par Hegel. Marx la convertit et la concrétise, il ne la bouleverse pas. Situé au cœur du système hégélien, le concept d’Entfremdung a enfiévré les débats entre existentialistes, marxistes, socialistes et anarchistes après la Seconde Guerre mondiale. Arrêtons-nous un instant sur sa portée lexicale, théorique et politique.
À l’entrée « aliénation » [Dans la même page 83 de ce Dictionnaire...on lit que « le verbe transitif aliner apparaît en droit en 1265 comme emprunt au latin alienare (=rendre autre ou rendre étranger). La perte, la dépossession, la cession à un autre, l’abandon de sa liberté sont bien les marqueurs étymologiques du mot aliénation] du Dictionnaire historique de la langue française (dir. A.Rey, p.83), on lit ceci : « Au XXe siècle, le mot aliénation (puis aliéner, aliénant) en 1943 chez Sartre, etc. a connu une nouvelle carrière, étant choisi pour traduire l’allemand Entfremdung expression d’une importante notion philosophique chez Hegel puis Marx (= état où l’être humain est comme détaché de lui-même, détourné de sa conscience véritable par les conditions socio-économiques. Le succès du concept amène l’emploi du mot et de certains de ses dérivés (aliénant, aliénateur) dans un sens plus vague ( = perte par l’être humain de son authenticité ) réunissant le thème cher au XVIIIe s. des méfaits de la vie en société et celui du XIXe siècle de l’exploitation de l’homme par l’homme ».
Afin de donner toute sa portée anthropologique et politique au concept d’Entfremdung, certains marxistes non orthodoxes ont proposé le néologisme d’extranéisation pour rendre compte du processus de séparation, d’autonomisation, d’extériorisation et de dépossession de l’être propre du prolétaire dans son rapport au travail.
Jacques Camatte a donné, à nos yeux, la définition la plus complète de ces processus dans les termes suivants :
« Au mouvement de séparation-scission (...) se relie celui d’autonomisation (Verselbstständigung) des produits engendrés par l’activité humaine, celui des rapports sociaux qu’elle a engendrés. Elle s’accompagne aussi d’une dépossession-expropriation (Enteignung) tandis que l’extériorisation (Veräusserung) des capacités au cours de la manifestation (Ausserung) de l’être humain est en fait dépouillement (Entäusserung). Il y a simultanément une extranéisation (Entfremdung) due au fait que les produits deviennent étrangers aux producteurs et ceux-ci à leur communauté. Le mouvement résultant est une interversion- renversement (Verkherung) qui fait que les choses deviennent sujets (Versubjektivierung) et les sujets des choses (Versachlichung) ce qui constitue la mystification dont le résultat est le fétichisme de la marchandise ou du capital qui fait que les choses ont les propriétés-qualités des hommes.» (cf. Site Invariance, rubrique Glossaire)
Nous sommes là en présence d’une définition de l’aliénation qu’on pourrait nommer maximaliste, en référence aux courants de l’ultragauche italienne qui se positionnait comme « maximalistes » dans les affrontements internes à la gauche italienne à partir des années 1930.
Mais cette définition du travail aliéné n’est pas invariante. Elle est relative à la période pendant laquelle c’est le travail productif qui était l’opérateur central des antagonismes dans la société de classes.
Dans les écrits de la revue Temps critiques nous avons analysé les raisons selon lesquelles les aliénations ont largement débordé le cadre strict du travail pour s’étendre à toutes les formes de vie dans la société capitalisée de ces dernières décennies. Et que ce faisant elles en sont comme effacées, dissimulées par l’englobement généralisée des activités humaines dans leur capitalisation. D’extériorisée, l’ancienne forme de l’aliénation du travail s’est internisée dans la société du capital. De cet englobement découlent apories théoriques et impasses pratiques.
D’où les difficultés politiques des divers activistes « radicaux » qui se veulent les héritiers du couple aliénation/émancipation pour désigner cette extranéisation qui était au fondement de l’aliénation hégélo-marxiste. Quel est aujourd’hui cet autre qui déposséderait l’individu aliéné dès l’instant où c’est le même qui règne dans la société capitalisée ?
Dès l’instant où « l’Autre » n’est plus que le devenu Même du capital ?
[J’ai argumenté cette thèse en 2016 dans un article intitulé « L’Autre, un devenu Même du capital », ce texte a ensuite été publié dans un livre cosigné avec J.Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016.]
Dès l’instant où il n’y a plus dépassement des contradictions, mais englobement ? Dès l’instant où la dialectique des classes n’opère plus ? Dès l’instant où le sujet historique de la révolution prolétarienne s’est dissipé ?
Dans un livre récent, écrit avec Jacques Wajnsztejn, nous avons décrit et explicité ce processus historique d’englobement des contradictions. Ce qui ne signifie pas bien sûr que les conflictualités politiques et les antagonismes sociohistoriques ont disparu, mais que ce n’est plus l’affrontement entre classes sociales telles qu’elles étaient définies par le Manifeste communiste puis la tradition marxiste qui résume l’histoire de la société d’aujourd’hui. La dissociation du couple aliénation/émancipation n’est d’ailleurs pas une des moindres conséquences du moment historique présent ; celui de la société entièrement englobée par la capitalisation de toutes les activités humaines.
Nous reviendrons sur les divers aspects de cette dissociation du couple aliénation/émancipation dans la suite de ce texte. Cependant avant de poursuivre sur les variations des discours récents et actuels sur l’aliénation, précisons ici notre hypothèse.
Si, dans le chaos, les déséquilibres et les crises des dernières décennies, les anciennes contradictions de la société de classe ont été englobées par la dynamique du capital et si, en conséquence, s’est opérée une dissociation du couple hégélo-marxiste aliénation/ émancipation, alors cet effacement, cette dissimilation des aliénations du temps présent pourraient s’interpréter comme un retour en soi de l’aliénation. Le moment interne de l’extranéisation qu’on peut nommer l’intranéisation. Mais ajoutons sans tarder : un retour en soi non contradictoire, non dialectique.
Explicitons cela quelque peu.

I.5 Un retour en soi de l’aliénation ? L’intranéisation
Pour Hegel, le retour en soi de la conscience de soi c’est un savoir sur soi par rapport à l’être autre. C’est le moment de la prise de conscience de l’identité immédiate de soi à soi. Les réalités extérieures deviennent intérieures ; le soi devient autosuffisant ; il y a eu effacement, dissipation de l’être autre. « Le principe de l’identité lui-même contient (...) le mouvement réflectif, l’identité en tant que disparition de l’être autre ».
[Hegel, Science de la logique, livre II.]

S’agissant de l’aliénation, esquissons une interprétation possible de ce processus « réflectif » comme moment constitutif de la société capitalisée, (cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn (dir.), La société capitalisée. L’harmattan, 2014) comme opérateur de la révolution du capital. L’étranger à soi, le non-soi, l’exproprié de soi, ce dont l’individu (ou un groupe, une classe, un ensemble social) a été privé, dépossédé, ce dont on l’a séparé, revient à soi comme même, comme identité, comme particularité, comme communauté mystifiée. Tout se passe comme si l’autre était englobé dans le même. Ce résultat ne contient plus aucune négativité, il s’établit comme immédiateté positive.
L’autre du soi aliéné devient alors la nouvelle et la seule identité du soi. Ce qui en termes historiques et contemporains pourraient se formuler comme suit : dans le processus d’englobement des anciennes contradictions de la société de classe et de ses aliénations, les caractères étrangers, désappropriés, extorqués, exploités, dominés, des individus aliénés tendent à devenir des identités particulières et sont donnés comme des « émancipations ».
Par exemple, l’ancien internationalisme prolétarien, désormais introuvable, car la révolution dont il était porteur a échoué, revient sous la forme de l’immigrationnisme, du « colonisé », du « racisé » du « discriminé », etc. Ou bien encore l’ancien travailleur aliéné et exploité devient l’auto-entrepreneur émancipé du salariat. L’exploitation et la domination du travail ne sont plus porteuses d’un devenir autre, mais sont effacées comme négativité pour devenir « souffrances au travail », burn-out, stress, etc., mais aussi « émancipation ». Par exemple le télétravail comme « premier pas vers l’émancipation au travail ».
De la même manière, les anciens collégiens, lycéens, étudiants définis par la critique de gauche et d’extrême gauche comme aliénés par un rapport autoritaire et dogmatique au savoir du maître, devient l’auto-apprenant émancipé par la formation à distance, celui qui sait « déconstruire » les stéréotypes qui lui avait été inculqué ; celui qui autogère ses compétences et conforme ses conduites à celles de l’individu immédiatement « émancipé » d’aujourd’hui.
Le même processus opère pour le travail.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient MetaVerse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles. 
Avec MetaVerse le travail est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité), mais surtout le travail tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; elle est effective, immédiate, en permanence « actualisée ».
 De sorte que les théories marxistes (les orthodoxes comme les hétérodoxes) sur l'aliénation de la condition salariale et sur l’exploitation de la force du travail ouvrier sont doublement caduques :

1- car, comme nous l’avons analysé, avec l’inessentialisation de la force de travail, l’évanescence de la valeur et sa domination par le capital, la dynamique du capital a englobé l’ancienne contradiction capital/travail ;

2- mais aussi, avec la virtualisation de la société capitalisée, l’ancienne appropriation de la valeur par des « puissances extérieures » (Marx) à la classe exploitée, n’opère plus non plus. En effet, la notion marxienne d’extranéisation des produits du travail dont les producteurs sont dépossédés et qui définissait pour lui l’aliénation du travail salarié n’a quasiment plus de réalité aujourd’hui puisque les actes (virtuels) de l’individu capté par les réseaux MetaVerse (et tous les autres), sont immédiatement internisés dans la « communauté » virtuelle planétaire. On pourrait là aussi parler d’intranéisation pour qualifier ce processus. En tendance, tout se passe comme si le télétravail via MetaVerse, intranéisait les capacités cognitives et le temps de vie de l’individu « en immersion » Le mot immersif qui se répand rapidement pour qualifier l’individu plongé dans les réseaux ; l’individu appelé à participer à l’intranéisation de sa « ressource humaine », est significatif de ce processus.

Ainsi, la puissance totalisante (et non pas totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente.
Du coup, l’aliénation est effacée, dissimulée. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire captif.
Dans ce retour non dialectique des aliénations, dans ces processus d’intranéisations des anciennes contradictions, les dépossessions deviennent identités immédiates de soi à soi et adhésion de l’individu au Grand Même de la société capitalisée.
De sorte que la négation propre au processus historique de l’aliénation (le soi séparé de lui-même) est effacée ; elle perd toute sa potentialité historique ; elle se positivise et s’actualise. La temporalité et la potentialité auparavant contenues dans le moment de l’aliénation sont résorbées dans l’identité et l’actuel.

I.6 Montée et descente des discours sur l’aliénation
On pourrait soutenir, mais ce n’est pas notre propos ici, que les philosophies de l’aliénation sont contemporaines de l’émergence des religions, de la forme État et de la mise en mouvement de la valeur. Nous nous en tiendrons ici à la seule période récente, celle de l’après-Seconde Guerre mondiale.
L’aliénation a été au cœur des courants de la pensée de gauche, d’extrême gauche, d’ultra gauche et de l’anarchisme dès la Libération jusqu’aux années 1970. Nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, l’aliénation a été constitutive des théories critiques et des discours politiques qui ont dominé la gauche dans cette période.
Dans un article sur l’actualité du concept d’aliénation, {S.Haber, « Le concept d’aliénation est-il encore d’actualité ? » Mouvement des idées et des luttes, nov.2007}, Stéphane Haber analyse avec acuité la crise traversée par ce concept dès la fin des années 60. Portés par le « messianisme prolétarien », et les développements de la sociologie critique des organisations, les « modèles de l’aliénation » ont atteint le sommet de leur ascension avec les thèses de l’École de Francfort, celles des marxismes antistaliniens, des avant-gardes politiques et artistiques jusqu’aux situationnistes.

Mais l’échec des mouvements de refus de la fin des années soixante a permis aux particularismes, aux minorités, aux identités de surgir. Les années 1970 sont emblématiques de ce retournement idéologique. Au nom des « autonomies » et des « libérations » s’opère un retournement qui fait descendre la faveur qu’avait le concept d’aliénation aussi vite qu’il avait monté. La totalité, l’universalité, qui étaient au centre du modèle de l’aliénation sont données comme des enfermements, des dénigrements du caractère positif et énergique de la classe aliénée comme des individus aliénés. L’autonomie ouvrière est porteuse d’émancipations.
« Mais en réalité, aux environs de 1975, l’aliénation a été moins victime des soupçons très raisonnables des philosophes que d’un changement rapide dans la mode intellectuelle et des retournements idéologiques qui l’ont accompagné. Le langage de l’aliénation s’est effondré. Il a disparu sans laisser de grandes traces. » [cf.Haber, op.cit.].
Pour cet auteur la chute a été si brutale et profonde qu’elle « a bien failli emporter le marxisme lui-même en même temps que l’aliénation ». Cette analyse est très insuffisante, car elle oublie (ou ignore) les bouleversements que la dynamique (chaotique, mais effective) du capital a réalisés dans les rapports de production, dans la valeur-travail et le travail comme valeur. [cf. Temps critiques, « La valeur travail et le travail comme valeur », 2021.]

Quelques marxistes ne prenant pas leur parti de cet effondrement tentèrent et tentent toujours une « refondation » de la théorie marxienne de l’aliénation.

I.7 Les impasses des refondations de la théorie marxiste de l’aliénation
Parmi les tentatives les plus significatives pour refonder la théorie marxiste de l’aliénation retenons ici celle de Lucien Sève et celle des auteurs de la revue Actuel Marx.

Contre Althusser L.Sève montre (ici) que l’aliénation est bien présente dans Le capital et les écrits s’y rapportant. Il partage la critique althusserienne de l’idéalisme humaniste des écrits de 1848 dans lesquels, selon lui, le jeune Marx adopte une attitude « compassionnelle » à l’égard des travailleurs. S’appuyant sur une anthologie des occurrences du mot aliénation dans Le Capital, L.Sève il montre qu’Althusser a tort d’affirmer que l’aliénation disparaît totalement des livres qui le compose.
Parce qu’étant au fondement du rapport social capitaliste ; parce que condition objective de l’exploitation de la force de travail, l’aliénation reste une pièce maîtresse de la critique marxienne du capitalisme. Le travailleur est aliéné avant de vendre sa force de travail au capitaliste puisqu’il vit dans une société de classe où il n’a pas d’autre choix que celui de vendre sa force de travail à des « puissances étrangères dominatrices » (Marx). Dans le rapport social de travail, le résultat objectif de l’exploitation capitaliste c’est la dépossession du produit du travail, fondement de l’aliénation. Et cette aliénation est de nature non seulement économique et politique, mais anthropologique.
On le voit, la tentative de L.Sève pour refonder une théorie de l’aliénation revient à réaffirmer contre les dogmes d’un marxisme structuraliste et scientifique, les dimensions anthropologiques et historiques de l’aliénation du travail et de la société du travail. Avec ce qu’on pourrait nommer une herméneutique de l’œuvre de Marx, le philosophe marxiste cherche à réactiver les bases du communisme, ce qu’il nomme « la visée communiste de Marx ». Non plus le « projet communiste », encore moins le « programme communiste », mais la « visée communiste ».
Pourtant, derrière les variations lexicales et les compilations terminologiques, la même invariance politique demeure :
    -  même référence à la théorie de la valeur travail alors que le 
capital a rendu inessentielle la force de travail et que le capital 
domine la valeur [cf J.Guigou et J.Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. L’Harmattan, 2004.] ;

    -  même appel au prolétariat comme sujet de la révolution alors 
qu’il n’y a plus d’identité ouvrière et que l’essentiel de la production est assuré par les technosciences, la financiarisation de l’économie (cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, Crise financière et capital fictif. L'Harmattan, 2009) et la virtualisation du travail ; 

    -  même dialectique des classes alors que, bien sûr, les conflictualités politiques n’ont pas disparu, mais que l’ancienne dialectique entre la classe du travail et la classe du capital a été englobée (et non pas « dépassée ») dans les particularismes, les identitarismes, les communautarismes, les réseaux sociaux, etc.
    -  même centration sur la production, alors que « les producteurs » ont été disqualifiés, écartés par la numérisation de l’économie et le management des « ressources humaines » [cf. J.Guigou, « Une socialisation immédiatiste. La formation des ressources humaines », Temps critiques n°6/7, 1993, p.103-117]
    -  même exaltation du travail humain...une fois émancipé de ses 
chaînes, sauf que ce sont désormais toutes les activités humaines qui sont capitalisées de sorte que les anciennes séparations entre temps de travail et temps hors travail sont quasiment effacées. De jour comme de nuit, l’individu de la société capitalisée est assigné à valoriser ses compétences et son expérience et ceci sans qu’aucun domaine de la vie n’y échappe ; 

    -  même espoir d’une « prise de conscience » des aliénations pour conduire des luttes contre la société capitaliste alors que c’est la conscience elle-même qui est altérée par les transformations anthropologiques que le mouvement du capital fait subir à l’espèce humaine. 

Dans cette ultime tentative pour sauver une conscience de l’aliénation pourtant effacée par « la révolution du capital » [cf. J.Wajnsztejn, Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2007] le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, bien que dissocié, est toujours à la manœuvre ; une ultime manœuvre pour tenter de trouver une voie qui s’avère...une impasse. 

Depuis le milieu des années 2000, les auteurs de la revue Actuel Marx tentent eux aussi de trouver de nouvelles bases à la théorie marxiste de l’aliénation.

Ainsi, Yvon Quiniou [cf.Yvon Quiniou, « Pour une actualisation du concept d’aliénation », Actuel Marx, n°36, 2006] après avoir rappelé la vaste étendue des sens que Marx a donnés au concept d’aliénation et les ambiguïtés qu’il contient, en vient à énoncer que « le seul terrain où une théorie vraiment scientifique de celle-ci [l’aliénation] à l’abri des objections précédentes [concernant l’homme comme être générique ], est concevable : l’aliénation de l’individualité » [Quiniou, op.cit.] ». 

Pour Quiniou, fidèle en cela au Marx des manuscrits de 1844, mais aussi des Grundrisse et même du Capital, l’aliénation plonge l’individu dans une ignorance de la dépossession de ses potentialités. Son effectivité comme être générique est mutilée, confisquée, appropriée par les puissances du capital. Et cette aliénation se redouble lorsque l’individu va jusqu’à défendre et reproduire les conditions mêmes de son aliénation. L’aliénation n’est pas « une souffrance sociale » comme l’ont développé les sociologies critiques de Bourdieu et ses continuateurs. Ces approches sont compassionnelles, moralistes ; elles ne sont pas dialectiques puisqu’elles ont abandonné le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation.
Au terme de son étude, Y.Quiniou, conclut que la seule voie pour tenter de refonder une théorie marxiste de l’aliénation est celle ouverte par l’anthropologie scientifique.

« Le concept [d’aliénation] à travers même sa référence à une nature humaine commune, est donc le contraire d’un concept naturaliste : il démasque l’histoire sous l’apparence de la nature et fonde la possibilité d’une politique qui, en égalisant les circonstances historiques et sociales de vie, égaliserait les chances d’une vie pleine pour tous. Parler d’aliénation des hommes ce n’est donc pas recourir à un pathos humaniste qui brouillerait la compréhension de la réalité, c’est au contraire apercevoir en elle ses potentialités avortées et ne pas s’en satisfaire. » [Quiniou, op.cit.]
Une conclusion politique qui est proche des courants égalitaristes de gauche, d’extrême gauche, anarchistes, écologistes. Les luttes contre les inégalités (devenues aujourd’hui « discriminations ») vont-elles abolir le capitalisme ? Après nous avoir entraînés dans une excursion théorique intéressante sur l’aliénation, l’actualisation du concept d’aliénation par Y.Quiniou fait naufrage sur l’écueil des particularismes et leurs « fiertés ». Ou encore comment par cette ruse de l’histoire qui n’est autre que le mouvement du capital au cours des dernières décennies, les aliénations se convertissent en....exaltations des émancipations particulières.
Le fil historique du modèle hégélio-marxiste de l’aliénation et de l’émancipation est bien définitivement rompu.


II

DÈS SON ÉMERGENCE,
HOMO SAPIENS EST-IL ALIÉNÉ ?
RETOUR SUR L’HYPOTHÈSE
D’UNE « ALIÉNATION INITIALE »
 

II.1. Un contexte historique et politique
Dès les premières années de la revue Temps critiques, outre des écrits sur le moment politique de l’effondrement de l’URSS et de ses répercussions en Allemagne autant que dans le monde, s’expriment aussi des préoccupations plus théoriques sur le travail, sur la valeur et donc sur la question de l’aliénation du travail.
Les refus du travail dont avaient été porteurs les mouvements de l’autonomie ouvrière à la fin des années 60, notamment pendant Mai 68 et le mai rampant italien (cf. livre éponyme de J.Guigou et J.Wajnsztejn) avaient alors désigné le travail et la société du travail comme aliénation principale. Les actions anti-travail (sabotage, coulage, détournement, absentéisme, etc.) se combinant avec les actions variées de désertion du travail avaient créé des modes de vie alternatifs cherchant à mettre fin au « métro, boulot, dodo » et à tenter de mettre en œuvre mot d’ordre néoaristocratique des situationnistes « Ne travaillez jamais ».
[Néoartistocratique car en provenance directe des pratiques et des discours libertins du XVIIIe siècle. Un idéal aristocratique libertin qui était doublement dépendant des services de nombreux domestiques et de la rente perçue sur les propriétés foncières. NDA]
On sait comment l’échec de ces contestations et de ces aspirations se combina avec les décompositions/recompositions de la dynamique du capital dans les années 70. Paradoxalemment, les déstructurations, les restructurations industrielles et le chômage de masse qui en furent une des conséquences, contribuèrent à une généralisation encore plus élargie du salariat, mais sur un mode « flexible », précaire, mobile, à temps partiel, à distance, etc. qui signait la fin du plein emploi et du compromis fordiste.
Autant de circonstances économiques, politiques, philosophiques, culturelles qui suscitèrent dans les courants et les groupes ultra gauche un questionnement sur les fondements mêmes de la théorie communiste traditionnelle, à commencer par le dogme du travail et la valeur-travail.
[Un exemple de ces critiques peut être lu dans le livre-anthologie de François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-75. Senonevero, 2004.]

2 Pas d’extranéisation dans l’activité première des homo sapiens
Les interrogations et les remises en cause que nous venons d’évoquer étaient encore vives à la fin des années 80 lors de la création de la revue Temps critiques. On en trouve l’écho dans l’article de C.Sfar et J.Wajnsztejn, « Activité humaine et travail », Temps critiques, n°4, 1991. Le texte est composé de deux parties, la première sur l’activité générique de l’homme comme aliénation initiale et la seconde sur les formes modernes de l’aliénation du travail, le salariat et la crise du salariat.
Centrons notre analyse sur la première partie — la seconde partie de l’article porte sur l’aliénation du travail et elle soulève, à nos yeux, moins d’objections — puisqu’elle porte sur une hypothétique « aliénation initiale » qui a sa source dans la « passion de l’activité ».
La démarche des auteurs peut être ressaisie dans les termes suivants.
Le point de départ est marxien : dès l’émergence du genre humain, l’activité des hommes est sociale ; elle est médiation de l’homme avec la nature et des hommes entre eux. L’objet que l’homme fabrique lui apparaît comme produit de son activité, mais du même coup l’homme se transforme lui-même et il crée des rapports sociaux. Mais cette double dimension productive et sociale conduit à une autonomisation de l’activité elle même qui échappe au « sujet humain ». Dans ce processus « passionnel », il y a perte du rapport de soi à soi, il y a séparation de la nature, mais de cette séparation naît la jouissance et permet que s’ouvre « l’aventure humaine ».
[Cette référence à « l’aventure humaine » pour désigner l’évolution du genre humain reste marquée par le prométhéisme. Le mythe de Prométhé, qui ayant dérobé le feu des dieux sur l’Olympe va le confier aux hommes. Ce feu civilisateur qui, dans la modernité, a été porté par les philosophies du sujets, les courants des Lumières puis par les mouvements révolutionnaires des XIXe et XXe siècle. À la vue des limites, des échecs et souvent des despotismes que cette modernité a engendré, le terme plus neutre de « phénomène humain » se rélève plus approprié pour parler de l’évolution du genre humain. C’est d’ailleurs cette expression qui est utilisée par de nombreux anthropologues. Expl. ici ]

Les deux auteurs poursuivent leur analyse en montrant que l’aliénation initiale engendre la singularité de chaque individu et fonde la coupure entre l’espèce humaine et les autres espèces vivantes.
L’autonomisation de l’activité, fruit de sa passion, aliène l’homme à la nécessité pour lui de produire et de reproduire ses conditions d’existence. Dans cet « arrachement permanent à lui- même » pour produite des objets, l’homme reste à distance des objets, ne se confond pas avec eux, mais reste assujetti à cette passion de l’activité qui est « l’aliénation fondamentale à la source de l’humain ». L’homme n’est pas homo faber par essence, mais il doit s’y contraindre puisque sa passion de l’activité à la fois l’aliène et l’émancipe. Une contrainte originelle qui s’apparente malgré tout à un destin, remarquons-le déjà ici.
La notion d’homo faber est une notion philosophique qui ne rend pas vraiment compte des capacités techniques des diverses espèces du genre homo au cours de l’évolution. Les termes retenus par les paléoanthropologues sont précis et définis : homo habilis, entre -2,3 et -1,5 millions d’années avec la taille sur une seule face du silex, puis les nombreuses d’espèces du genre homo jusqu’à Homo sapiens.
Dans un de ses livres fondateurs de la paléoanthropologie contemporaine, A.Leroi-Gourhan écrit que « l’homo faber des philosophes » (...) est une notion « très vague ». op.cit. p.140.

[A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, Albin Michel, 1964).]
Pour lui, ce n’est pas le produit de l’activité de l’homme qui devenant extérieur à son soi l’aliène, mais c’est la technique qui s’autonomisant toujours plus de l’être-soi de l’homme devient un univers séparé, qui deviendra ensuite culture et civilisation, puis création d’une « seconde nature ».
Retenons également de Leroi-Gourhan que c’est l’habileté technique (le geste) qui est première dans l’activité des hommes du paléolithique et que c’est elle qui conduira au langage. Nulle trace « d’aliénation initiale » dans ces processus d’hominisation...
La thèse d’une aliénation initiale de l’espèce humaine dans sa passion pour l’activité peut-elle être reçue comme une aliénation dans le sens (maximaliste) que nous lui avons donné dans le chapitre précédent ? En quoi les premières formes des industries lithiques réalisées par les groupes humains du paléolithique étaient- elles dépossession et appropriation par une puissance extérieure ? Où et comment s’opère cette extranéisation, cette perte de soi ? Par qui le résultat de cette activité passionnée (des silex débités, des outils, des techniques) est-il confisqué ? Au profit de quelles entités supérieures et extérieures l’activité autonomisée des chasseurs- cueilleurs est-elle destinée ?
Si comme le suggèrent les auteurs, c’est la société humaine dans son ensemble qui est la destination de l’activité, « l’homme » serait-il alors dépossédé des produits de son activité par une partie de la société qui dominerait l’autre ? Si oui, laquelle, puisque ni l’État, ni les religions, ni l’économie, ni l’accumulation de richesses ne sont encore établis ? Les groupes humains du paléolithique seraient-ils déjà divisés en classes ?
À ces questions C.Sfar et J.Wajnsztejn répondent que c’est le monde des objets créés et les rapports humains engendrés par l’activité qui constitue pour l’individu une extériorité. Ils précisent : « Le sujet semble ainsi s’être aliéné dans son activité en ce sens qu’elle se présente à lui, socialement, comme un être-là primordial à conquérir. Il ne la saisit plus directement dans sa finalité théorique de moyen et en s’y adonnant, au sens fort, il s’y perd » (ibid.)
Autrement dit, l’homme est un être de désir*, il s’accomplit dans sa passion de l’activité et dans ce processus l’activité elle-même devient une puissance sociale dans laquelle il s’aliène.
[*On reconnaît là l’influence des philosophies du sujet comme désir au fondement du couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation. La référence à la psychanalyse lacanienne est d’ailleurs explicitement mentionnée par les auteurs comme appui à leur thèse sur l’aliénation initiale : « Le devenir de cette passion dans le vécu de la subjectivité individuelle a trouvé dans la psychanalyse freudienne de remarquables descriptions et dans celle de Lacan une ébauche explicite de sa source, comme aliénation initiale. » (ibid. note 7). Il s’agit d’une définition de l’aliénation donné par Lacan dans ses écrits des années 60 selon laquelle le sujet de l’inconscient est prisonnier d’une logique qui le conduit à un « choix forcé », faute de quoi, il disparaît. Il lui faut passer par l’Autre , par le signifiant, pour réaliser son désir. Dans son enseignement et ses écrits des années 70, Lacan abandonnera cette logique de l’aliénation. Il se mettait alors en phase avec l’air du temps puisqu’après 1968; l’époque n’était plus aux philosophies du sujet, ni à l’aliénation...]

Mais cette dimension sociale de l’activité lui permet « un devenir autre », l’inscrit dans une individualité et dans « l’espoir d’une histoire ». Dans un texte de 1992 [CF et JW. « À propos de l’aliénation initiale », Temps critiques, n°5, 1992.] en réponse à plusieurs critiques de leur article formulées l’année précédente, C.Sfar et J.Wajnsztejn précisent leur position.
Retenons ici deux arguments.
    -  « Mettre en avant l'aliénation initiale, ce n'est pas une façon d'expliquer la pérennité de l'aliénation du travail » ; 

    -  L'aliénation initiale n'est pas vraiment une aliénation, c'est plutôt « une fausse aliénation », dans la mesure où le terme d'aliénation ne lui convient que « comme métaphore ». 

Prenons acte de la première précision qui répond à l’objection spontanée d’un lecteur au fait de la critique politique selon laquelle la thèse d’une aliénation initiale serait affirmée comme fondement anthropologique, historique et politique de ce que sera ensuite l’aliénation du travail. 

Avec leur second texte, visiblement, un doute saisit les auteurs. Ils modèrent et euphémisent leur propos en parlant de « fausse aliénation » et de « métaphore ». Malgré cette relativisation de la notion d’aliénation initiale, le présupposé est cependant inchangé : « Les capacités physiques et intellectuelles de l'espèce humaine sont en place dès l'origine, mais à un moment, et c'est peut-être le fruit du hasard, il s'est produit un déclic, contemporain du langage et des outils. Dès lors, ce n'est plus essentiellement le but de l'activité qui compte, mais ce que fait l’individu ».

II.3 L’aliénation initiale : une vision créativiste ? 

L’invariance anthropologique que les auteurs donnent comme certitude ; ces propriétés de l’espèce humaine existantes dès son origine de manière intégrale, constituent à nos yeux la faille théorique qui ruine pour l’essentiel la thèse d’une aliénation initiale. Pourquoi ? 
En raison d’une vision qu’on pourrait nommer créativiste** de l’espèce humaine.
{**Que lecteur ne s’y méprenne pas. J’écris créativiste et non créationniste pour bien marquer l’absence de tout rapport avec les courants religieux nord- américains qui interprètent l’existence de la terre, du vivant et de l’espèce humaine comme une création divine immédiatement apparue à l’origine des temps et invariante depuis. Je donne à ce terme le sens d’une période où, par hasard, à faveur « d’un déclic », l’espèce humaine aurait surgi avec l’intégralité de ses « capacités physiques et intellectuelles »; dotées du langage et des outils ». Tout aurait été joué à un point précis de l’évolution du genre humain.} 


Car si « dans toute aliénation, il y a un pôle de départ... » ; si ce pôle est « un déclic, fruit du hasard » ; si « le point de départ est inconnu » ; alors on peut émettre des doutes sur la réalité paléonthropologique de cette « aliénation».
Serait-elle contemporaine de l’émergence du Mal ? À ce sujet, au moins, dans la bible, le récit de la Genèse est plus explicite avec les descendants d’Adam et Ève : ils savent que leur malheur est la conséquence de la désobéissance à la loi divine. Ayant pêché, lui travaillera à la sueur de son front et elle enfantera dans la douleur...

Les données de la paléoanthropologie, notamment celles de la fin du XXe et du XXIe siècle, tendent à approfondir les connaissances sur l’évolution du genre homo et tout particulièrement de l’espèce homo sapiens. Depuis plusieurs décennies déjà, les résultats des recherches en paléoanthropologie et en paléogénétique avaient repoussé de plusieurs centaines de milliers d’années la divergence entre les autres hominidés et le genre homo. Dans le genre homo, de nouvelles espèces ont été découvertes (dénisovien, hommes de Flores, de Heidelberg, etc.). Autant de découvertes qui attestent des migrations vers l’Europe d’homo sapiens, mais aussi des transformations des caractères anatomiques et leurs variations selon les espèces. En outre, la paléogénétique qui s’est intensément développée au cours de ces vingt dernières années a bouleversé les interprétations de l’évolution biologique des populations du paléolithique. L’étude des flux de gènes ont révélé que les métissages interespèces avaient modifié le patrimoine génétique de chacune d’elle.
Ce n’est pas ici le lieu pour citer davantage de données scientifiques qui toutes réfutent l’idée d’une origine inconnue de l’espèce humaine et la thèse apparentée d’un arrêt de l’évolution des espèces. La communauté des paléoanthropologues est traversée de nombreuses controverses, mais sur cette question le consensus est général. L’évolution ne s’arrête pas, disent-ils. Écoutons la critique que Jean Jacques Hublin16 énonce contre l’hypothèse créativiste : « L’idée qu’on a comme ça, l’émergence d’un homme moderne comme nous, situé à un point du passé et qu’à partir de ce moment- là il ne se passe plus rien est une idée fausse ».
{[JJ.Hublin, Conférence au Collège de France le 6 juin 2017. « Les enfants de Djebel Irhoud ». Citation à 37,36 minutes de la vidéo. Jean Jacques Hublin a été distingué pour la découverte au Maroc, de fossiles d’homo sapiens datés de -300000 ans. Ces fossiles marocains attestent de caractères primitifs d’homo sapiens qui le différencie des sapiens européens beaucoup plus récents ; par exemple son cervelet était plus petit.}

Que devient alors l’aliénation initiale puisqu’elle n’a plus de moment d’émergence et qu’elle n’est pas « le fruit du hasard » ? CS. et JW. rappellent, certes, que « l'aliénation initiale s'inscrit dans un processus d'humanisation sur la totalité de l'histoire de l’humanité », mais aucun argument ne nous est proposé pour définir la cause de son surgissement soudain.
Qu’avec le biologiste Jacques Monod, on dise que « Le hasard et la nécessité » sont en jeu dans les origines de la vie, cela est constaté par tous les chercheurs en biologie, mais cela ne les conduit pas pour autant a déceler une « aliénation initiale » dans tel ou tel moment de l’évolution de la vie puis de l’espèce humaine. En quoi le processus d’humanisation des diverses espèces d’hominiens puis d’homo, est-il dès son origine porteur d’une aliénation qui serait engendrée par « la passion de l’activité » ? Nous venons, brièvement de l’observer, aucun des processus qui définissent l’aliénation n’est présent dans l’activité des espèces humaines. Cela est vrai chez homo sapiens pendant les très longues périodes du pléistocène (-2.5 millions d’années à - 11000 ans), les groupes humains sont organisés socialement, mais ils ne forment pas de sociétés. Les échanges existent entre les groupes, mais ils restent limités. Il n’y a pas autonomisation d’une puissance extérieure ou intérieure, mais séparée, dominante, qui prélèverait une richesse. Pas de trace d’extranéisation et donc pas « d’aliénation initiale » chez les chasseurs-cueilleurs.
Ce n’est qu’avec la période de l’holocène (mésolithique puis néolithique) ; avec la sédentarisation, la formation de petites sociétés locales, les débuts de l’agriculture, etc. qu’on peut percevoir de premières formes d’extranéisation, de captation d’une énergie ou d’une entité extérieure pour se l’approprier. Un processus qui pourrait être analogue à une aliénation émerge lentement et de manière discontinue. Appropriation du pouvoir de germination des plantes dans l’agriculture, domestication des animaux, etc. Les premiers « prolétaires » exploités en quelque sorte !
Mais c’est seulement avec l’apparition et l’établissement des sociétés mésopotamiennes, avec les premiers mouvements de la valeur, la création de villes et de ports, puis avec les États-empire que la première forme d’aliénation du travail apparaît : l’esclavage. On connaît la suite de l’aliénation du travail, toujours l’esclavage, puis le servage, puis le salariat...

III


L’ÉMANCIPATION EN PERMANENCE EXALTÉE

III.1 L’épuisement des thèses marxistes sur émancipations du travail
L’émancipation du travail et de la société bourgeoise fut le dernier moment historique des théories et des philosophies de l’émancipation. L’aliénation et l’exploitation du travail devaient être supprimées et dépassées par la révolution prolétarienne puis le communisme. Dans ses versions socialistes, la révolution devait engendrer une « société émancipée » et dans ses versions communistes c’est l’humanité entière qui s’émancipait non pas dans une société, mais dans une communauté humaine universelle. Ce n’est pas notre objet ici de revenir sur les échecs historiques des aspirations à l’émancipation humaine portée dans la modernité par les socialismes et les communismes. Un échec dont les déterminations ont privé les politiques, les programmes et les projets pour l’émancipation de leur « sujet historique » : le prolétariat.
Nous n’en sommes plus là aujourd’hui. La dernière tentative de révolution prolétarienne impulsée en mai 68 par les divers courants marxistes (gauchistes, anarcho-gauchistes, autonomistes, etc.) a échoué. Ce vaste et puissant mouvement d’insubordination ouvrière n’a pas trouvé son débouché émancipateur en tant qu’émancipation du travail. Les « libérations » particulières qui ont suivi cet échec avaient, pour certaines (celles des femmes), des dimensions universelles, mais la plupart ont trouvé leurs limites dans des identitarismes et des communautarismes qui relevaient davantage d’un devenu-même de l’intranéisation que d’une abolition de l’extranéisation.
Dans la période qui a suivi cet échec, l’aliénation du travail était toujours là, mais c’est le travail qui a été bouleversé.
L’inessentialisation de la valeur-travail [cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn (dir.), La valeur sans le travail. L’Harmattan, 1999] dans les « chaînes de valeur », le chômage de masse, l’accroissement massif des technologies dans la production et de la consommation, la globalisation, etc. a accéléré et généralisé la capitalisation de toutes les activités humaines. [Cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn (dir.), La société capitalisée. L’Harmattan, 2014]
Une dynamique du capital, certes chaotique et sous hautes tensions, mais une dynamique puissante : celle du jeu mondial des puissances. Une dynamique accompagnée de ses effets idéologiques et culturels au point d’effacer l’aspiration à une émancipation du travail de l’horizon politique d’aujourd’hui.
Dans ces déterminations, dans cet effacement/dissimulation de l’aliénation du travail, ils sont devenus rares les marxistes qui cherchent encore à « sauver » l’émancipation du travail. Rares, mais pas inexistants.
Examinons quelques-unes de ces tentatives.

III.2 L’impossible sauvetage marxiste de l’émancipation du travail
Déjà dès les années 1960, Henri Lefebvre avait des doutes sur la logique historique que comportait le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation. Il soulignait que Marx, à son époque, ne pouvait pas percevoir que le monde de la technique, de l’accumulation, de l’appropriation, de l’industrie deviendrait une puissance objective, aliénée, réifiée et dotée d’une sorte d’autonomie. Cette réalité conduisait Lefebvre à être « moins convaincu que Marx d’une fin absolue de l’aliénation ». Dans son livre Introduction à la modernité [Minuit, 1962], il précise ses réserves en ces termes : « La dialectique ‘aliénation/désaliénation’ se montre beaucoup plus complexe et accidentée (comme le devenir lui- même qu’elle jalonne) que Hegel et Marx ne la conçurent. Il nous faut renoncer à l’idée d’une fin de l’aliénation à partir d’un acter absolu, philosophique (Hegel) ou socio-politique (Marx). »
Cependant, malgré cette relativisation, H.Lefebvre a conservé la théorie de la valeur-travail et son supposé « dépassement » dans l’émancipation du travail. Dans les années 1980, il a rallié les courants citoyennistes, autogestionnaires et autonomistes qui mettaient en avant l’autonomisation de la classe ouvrière, son « autodétermination ». Dans ma préface à la troisième édition du livre d’H.Lefebvre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production, (Anthropos 2002), j’ai analysé les impasses politiques des autonomismes ouvriers et des autogestionnismes dans lesquels Lefebvre décelait une voie pour l’émancipation alors que la dynamique du capital les avait convertis en un opérateur de la reproduction du rapport social capitaliste.

Au début des années 2000 certains membres de la revue Actuel Marx ou d’autres auteurs proches d’elle, cherchent eux aussi à redonner au travail sa valeur d’émancipation qui lui a été confisquée par la subordination du travail au capital.
Ainsi, JP.Deranty [JP.Deranty, « Travail et expérience de la domination dans le néolibéralisme contemporain », Actuel Marx, n°49, 2011] décrit et critique les formes contemporaines de « l’expérience du travail » d’un salarié menacé par le chômage, la précarisation et les conditions contemporaines de « la domination par et dans le travail ». Le point de départ de son analyse est délibérément subjectif et clinique. Il prend pour référence l’approche psychodynamique du travail développée par Christophe Dejours. Un modèle qui pose « la centralité du travail » comme un déterminant majeur de l’identité du salarié ; d’un salarié « en souffrance » dans son expérience quotidienne du travail au point de le rendre insensible « au mal d’autrui » et donc de supprimer l’idée même d’une solidarité collective.
De ce diagnostic des pathologies sociales dans le travail découle alors selon Dejours Psychodynamique du travail et politique. Quels enjeux ? » revue Travailler, n°36, 2016] et à sa suite Deranty et à leurs suites des syndicats comme SUD-rail ou certains courants pour la coopération du travail., un impératif politique : « puisque la société moderne est malade de la domination du travail, c’est par un rétablissement du travail comme vecteur central de la vie en commun, non pas seulement de la vie sociale, mais de la culture elle-même, que la voie de l’émancipation peut être retrouvée » [Deranty, ibid.].
Une réhabilitation du « travail vivant » en quelque sorte à partir de la conquête de l’autonomie individuelle qui malgré sa domination subsisterait encore dans les rapports de travail. Dans cette reconnaissance psychodynamique de la valeur générique de son travail vivant, le « sujet » trouverait les forces pour une critique en acte de ses dominations et ce faisant, les voies de l’émancipation. On le constate, avec cette réactivation du travail vivant émancipateur, nous sommes toujours dans le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, mais dans une version subjectiviste, thérapeutique, réparatrice des souffrances au travail. L’émancipation par l’ergothérapie généralisée en quelque sorte...

III.3 Doubler la mise ?
Pour Jean-Pierre Garnier, militant et chercheur en sociologie urbaine, le mot émancipation est devenu aujourd’hui « un idéal creux, un mot passe-partout qui meuble les discours des hommes politiques en manque d’inspiration et d’universitaires en mal de Grand Soir ».
{Jean-pierre Garnier, Émanciper l’émancipation. Éditions critiques, 2018. Citation extraite de la quatrième page de couverture. Certaines citations sont extraites de la vidéo de présentation de son livre}

Selon lui, pour sortir de cette mystification émancipatrice, il faut doubler la mise en quelque sorte et donc Émanciper l’émancipation (op.cit.). Pourquoi et de quelle manière ? JP.Garnier conduit d’abord une critique des marxistes de la chaire, des scolastiques de la critique de la valeur et leurs suivistes, des radicalistes des campus, etc.; qui de colloques en plateaux médiatiques et de réseaux sociaux en conférence de presse, n’ont à la bouche que le mot émancipation, mais qui oublient ceux dont Marx affirmait qu’ils étaient les seuls à pouvoir s’autoémanciper : les travailleurs.
Une reconstruction théorique de l’émancipation est donc nécessaire et pour cela JP.Garnier mobilise la pensée d’Henri Lefebvre, « qui a su déceler les impasses des politiques prétendument émancipatrices ». La pensée du possible [cf. Remi Hess, Henri Lefebvre et la pensée du possible. Théorie des moments et construction de la personne. Economica Anthropos, 2009] et la théorie des moments développée par H.Lefebvre, constituent selon JP.Garnier une solide référence pour une véritable émancipation, car « tout idéal émancipateur authentiquement progressiste ne saurait se situer ailleurs que sur le terrain de la politique et du social, pour constituer ce qu'il nomme une utopie concrète » (op.cit.).
Après avoir rappelé les diverses lignées des communistes de gauche opposants au léninisme et au « capitalisme d’État », puis critiqué les partis et les syndicats collaborateurs de classe, JP.Garnier en vient à la période actuelle. Il voue aux gémonies la « petite bourgeoisie » qui au nom du combat contre le néolibéralisme, contre l’oligarchie et au nom des valeurs citoyennistes et écologistes, a contribué à la liquidation de « la question sociale » à travers des changements dits sociétaux (féminismes, libérations des identités particulières, promotions des anciennes « minorités », etc.). De sorte que ce qui est nommé aujourd’hui un État social constitue le cadre politique sur lequel la petite bourgeoisie s’appuie pour « s’émanciper de l’oligarchie ». Seules « les classes populaires » sont porteuses d’un idéal émancipateur. Mais comment aujourd’hui les définir ?
JP. Garnier se livre alors à un découpage chirurgical de la composition sociale de ces classes potentiellement émancipatrices : ouvriers, employés et fractions basses de la petite bourgeoisie. Mais aujourd’hui, poursuit-il, ces classes populaires sont atones, résignées, réduites à la passivité non seulement par la domination économique et politique, mais aussi par la publicité et la propagande des puissances médiatiques de la bourgeoisie. Il faudrait que leur existence devienne « invivable » pour qu’elles conduisent enfin l’insurrection révolutionnaire à visée communiste. Fidèle à l’héritage ultra gauche, JP.Garnier n’abandonne pas la lutte des classes ni la révolution prolétarienne, mais il oriente sa position selon deux composantes à ses yeux majeures du communisme : le dépérissement de l’État et l’autogestion généralisée. Comme certains groupes ultra gauche, il se réfère lui aussi à une future « société émancipée ».
{En 2014, les organisateurs de Journées critiques à l’université de Lyon ont envoyé à tous les futurs participants (dont j’étais), un questionnaire sur les principales questions qui seraient abordées dans cette rencontre. L’une de ces questions était ainsi formulée : « Quelles références théoriques dans la lutte pour une société émancipé? ». J’ai répondu que je n’en avait aucune car la seule société de la modernité susceptible d’être ainsi qualifiée c’était la classe bourgeoise et sa société et que celle ci était définitivement achevée. Je développait d’autres arguments qu’on peut lire dans « Des émancipés anthroplogiques »}

JP.Garnier désigne comme hétéroémancipations les émancipations particulières auxquelles le capitalisme néolibéral assigne les individus. Les classes populaires doivent trouver les voies d’une authentique autoémancipation réalisée par les travailleurs eux- mêmes. Alors les luttes d’aujourd’hui ne seront plus défensives et dispersées, mais s’unifieront dans un possible moment communiste.
On le voit, le redoublement sémantique que contient le titre du livre de JP.Garnier n’échappe en rien à la dialectique hégélo-marxiste aliénation/émancipation. Au contraire, il ne fait que l’exacerber.

III.4 L’émancipation au gré du mot et de ses choses
L’évolution de l’usage du mot émancipation dans la période contemporaine montre un envol rapide après la Seconde Guerre mondiale. L’application linguistique Google Books Ngram Viewer, permettant d’observer l’évolution au fil du temps du nombre d'occurrences d’un ou de plusieurs mots dans les textes publiés depuis la fin des années 1940, atteste de cette intensification.
S’agissant du français, la courbe des occurrences du mot émancipation pour la longue période 1800-2019 donne, en résumé, les résultats suivants : un pic (attendu) en 1848 ; une lente décrue jusqu’en 1941, puis une remontée jusqu’en 1960 ; un nouveau pic jusqu’à la fin des années 2000 puis une chute et un arrêt de la chute à la fin des années 2010. Sans attacher d’importance excessive à ce type de statistiques, on peut malgré tout observer que la forte montée de l’usage du mot depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux Trente glorieuses, correspond à la conception hégélo-marxiste de l’émancipation, alors la progression des années 80,90 et 2000 correspond aux émancipations particularisées de la société capitalisée.
Ces données quantitatives confirmées par une simple navigation qualitative sur internet montrent à quel point la référence à l’émancipation s’est généralisée dans la société capitalisée. Ce qui n’est pas étonnant puisqu’elle en est un des opérateurs majeurs d’effectuation. Dans les processus combinés et chaotiques de ce que nous avons nommé, il y a près de 20 ans, la révolution du capital, l’ancien couple dialectique aliénation/émancipation a été dissocié.
Nous l’avons analysé dans le chapitre I du présent texte, la négativité qui était contenue en puissance dans ce couple a été vidée de sa possible mise en acte dans une révolution prolétarienne. Les potentialités révolutionnaires du sujet historique porteur du « dépassement » de l’aliénation dans une émancipation de toute la communauté humaine ont été particularisées, subjectivisées, internisées dans la société capitalisée. Laquelle n’est certes pas exempte de conflits et d’inégalités, de segmantations, et de dominations, mais la négativité contenues dans les contradictions historiques de l’ancienne société de classe ont été englobées.
Le tableau actuel de cette dissociation du couple aliénation/ émancipation a été mainte et mainte fois décrit. L’espace de ce tableau peut-être divisé en deux parties :
    -  d’une part des souffrances au travail, des maladies professionnelles, des bas salaires, des mal-être, du chômage, des enfermements, des violences sociales et familiales, etc. autant de mutilations et de confiscations de la vie, mais qui ne sont pas (ou peu) données comme des aliénations, car elles ne contiennent plus d’extranéisation, d’appropriation par des puissances extérieures à la vie des individus. Il y a souffrances et malheurs, mais internisés dans une société qui capitalise toutes les activités humaines ; 

    -  d’autre part une multitude d’émancipations particulières qui se donnent comme des vies augmentées ; des intensifications d’existences ; des plaisirs et des jouissances inédites jusque là, etc. Voici le « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave » des situationnistes... à la portée de tous, vidé de sa négativité historique. 

Donnons quelques exemples emblématiques de ce tableau des émancipations particularisées, capitalisées. 


III.5 L’émancipation d’hier et ses parodies d’aujourd’hui 

Désormais, quasiment tous les domaines de l’activité humaine sont en cours « d’actualisation » sur le mode émancipation. Choisissons quelques exemples qui en disent long...sur ces émancipations pour tous. 


Le télétravail est émancipateur 

Historiquement c’est l’émancipation du travail qui a déterminé les autres dimensions politiques, culturelles, anthropologiques de l’émancipation humaine. C’est en son nom que les luttes ouvrières et les mouvements prolétariens ont été menés. Elle est au cœur du couple dialectique aliénation/émancipation. Dans les conditions présentes de dissociation de ce couple, dans la situation de « la valeur sans le travail » auxquelles sont venues s’adjoindre la crise sanitaire et l’intensification du télétravail ont voit se diffuser ça et là des récits politiques sur le caractère émancipateur du télétravail. 

Ainsi, dans une conférence intitulée « Le télétravail : un premier pas vers l’émancipation du travail », Vincent Agagno développeur et « travailleur nomade », explique aux participants d’une rencontre sur le télétravail et les nouvelles formes de travail, que celui-ci, paradoxalement, accroît le désir du travail en commun. La créativité collective des salariés en télétravail n’est pas tarie, au contraire elle permet une concentration sur des transformations possibles du travail. Mise en réserve pendant les longues durées solitaires du télétravail, ces innovations, ces idées, vont pourvoir être partagées et augmentées par la puissance créative du collectif qui se retrouve lors d’une work week. Alors que le temps ordinaire du travail en entreprise ne permet pas cette valorisation créative, car il est routinier. Le télétravail ne prive pas les salariés de leur besoin de présence des autres, mais au contraire suscite un surplus de créativité dans la perspective d’une semaine de travail en présentiel. Cet accroissement des capacités créatives du télétravail constitue « un premier pas vers l’émancipation du travail ».
Ou encore comment la punition divine à laquelle Adam et ses descendants sont condamnés devient par la grâce des technologies numériques...un chemin vers le Jardin d’Eden !

De l’école émancipée à l’écolier egoéamancipé
L’émancipation par l’école fut un objectif essentiel des courants et des forces dites républicaines et progressistes depuis la Révolution française ; ceci autant dans la bourgeoisie que dans les mouvements ouvriers et prolétariens. Fondée en 1910, la revue L’école émancipée de tendance anarcho-syndicaliste à son origine fut emblématique des tentatives de relier le syndicalisme révolutionnaire dans l’enseignement avec les organisations et les partis politiques révolutionnaires dans le monde du travail. Pour ce courant, la marche vers l’émancipation avait alors une double visée pédagogique et politique :
    -  affranchir les élèves de « l’obscurantisme religieux » et des valeurs de la société bourgeoise par le libre accès aux savoirs scientifiques et laïques ; 

    -  libérer l’institution scolaire elle-même des normes et des structures imposées par la classe dominante, sa culture, son patronat et son État . 

Plus d’un siècle plus tard, l’histoire des avancées et (surtout) des échecs de la « révolution prolétarienne » a changé la face de l’émancipation de l’école et par l’école. C’est désormais la dynamique du capital et ses « valeurs » qui émancipe ; c’est le capital qui est devenu Le Grand Émancipateur. L’école doit diffuser et enseigner les nouveaux dogmes19 de l’écolier particularisé, futur membre actif de la société capitalisée... qui apprend ses leçons d’histoire révisée par la cancel culture et doit se persuader que son sexe a disparu, car seuls existent ses « choix de genre »...
{Depuis une vingtaine d’années, la revue Temps critiques a publié plusieurs textes sur la particularisation de l’école et sur l’intervention de l’État réseau en milieu scolaire. Cf. Notamment « L’État nation n’est plus éducateur. L’État réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas. », fév.2001. Cf. aussi à propos de la religion « Liberté d’expression et rapport à la religion au révélateur de l’école », nov.2020 ; ou encore s’agissant des injonctions du programme genriste dans l’école : « État réseau et politique du genre », Interventions n°12, nov.2014}

Les mots de l’émancipationnisme
Les discours sur l’émancipation dans sa version particulariste et globaliste sont, bien sûr, également professés à propos du sport, de l’art, de la danse, de la musique, de l’économie numérique, du « revenu étudiant », etc. Cette domination de l’idéologie émancipationniste s’affirme de manière intense dans les sphères politiques stratégiquement offensives. Brièvement, retenons-en deux ici : l’écologie et la grammaire.
Bruno Latour, figure connue de l’écologie politique, avance récemment [cf. B.Latour et N.Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Les empêcheurs de penser en rond. 2022] que les classes sociales ne sont pas seulement inscrites dans la temporalité, mais qu’elles sont « géosociales ». À l’ancienne notion marxiste de lutte des classes, il faut substituer « les luttes pour les classements ». Hérétiquement fidèle à son passé marxiste-léniniste, B.Latour veut fonder un homme nouveau. Il faut faire, dit-il, « ce que les libéraux et les socialistes ont su faire en leur temps : travailler les affects ». Il faut susciter une fierté écologiste, car aujourd’hui, « l’écologie ennuie, ou prêche. Elle est imbibée de moralisme. Elle n’enthousiasme pas assez. Elle ne mobilise pas. C’est pourquoi on la dit « punitive ». L’appartenance à un territoire doit être retrouvée, car elle a été longtemps confisquée par les courants réactionnaires. Elle doit renaître « dans sa version très nouvelle ou émancipatrice ». Nous y voilà. L’écologie émancipationniste lutte...pour les classements. Un nouveau classement qui doit se substituer aux discours sur le « déclassement » et le « remplacement ».

L’émancipation par le « iel »
Rédigé en écriture inclusive, le livre de Lila Braunschweig [L.Braunschweig, Neutriser. Émancipation(s) par le neutre. Les liens qui libèrent, 2021] critique « les assignations identitaires et les classifications binaires et hiérarchiques » qui « investissent nos occupations les plus quotidiennes : des formulaires administratifs, aux toilettes publiques, en passant par les questions que l'on pose aux personnes que l'on rencontre et ce qu'on attend de nos partenaires amoureux ». Face à ces déterminations, utiliser le neutre grammatical, le « iel », serait « une tactique » pour mettre en question les normes et les « ghettos » dans lesquels sont enfermés les individus. L’usage du neutre est porteur de « potentialités subversives ». On a appris récemment que les lobbys genristes étaient parvenus à faire entrer cette fiction grammaticale dans le petit dictionnaire Robert. Une victoire pour l’émancipation par le neutre !


La fin d’un couple
Au terme de notre bref parcours sur l’histoire de la grandeur et de la décadence du couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, gardons-nous de toute conclusion définitive ou de toute généralisation infondée.
 Le bilan s’impose malgré tout. Ce couple dialectique est irréversiblement dissocié. L’une et l’autre de ses parties ont été autonomisées par la dynamique du capital au cours de ces dernières décennies au point de faire de chacune d’elle la parodie de ce qu’elles furent en couple. Au point de les rendre inopérantes pour agir dans la politique aujourd’hui.


Sous le titre
« La fin du couple aliénation/émancipation »,
ce texte à également été publié par la revue Temps critiques
n°21, Printemps 2022, p.










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