A- La très longue vie de communautés humaines sans sujet ni éducation : socialisation par initiation.
Dans les communautés humaines protohistoriques, comme dans les dernières « sociétés primitives » encore observées jusqu’au milieu du XXe siècle, la représentation d’un « sujet en éducation » n’existe pas. Si l’on se réfère aux travaux de l’anthropologie — y compris à ceux de l’anthropologie culturelle nord-américaine, pourtant un des courants parmi les plus individualistes des sciences sociales — ce qui y est désigné comme éducation, ne constitue jamais une action visant à qualifier subjectivement un individu, mais relève toujours d’une transmission entre les générations de la communauté ; transmission à la fois de modèles comportementaux et de valeurs culturelles et religieuses. Les trois types d’initiation définis par les ethnologues (tribale, religieuse et magique), ont été assimilés à tort comme « les formes primitives de l’école dans les sociétés sans écriture, donnant à la fois l’instruction (mémorisation des mythes, de l’histoire ethnique, des règles de la vie sociale) et l’éducation morale (apprentissage du courage, de l’endurance à supporter les sévices, de l’autodiscipline, du sens de la fraternité masculine pour le garçon ; des devoirs familiaux et des tâches féminines pour la fille[1]». Une telle conception scolaro-républicaine des fonctions de l’initiation, sursaturée d’individualisme, de progressisme et de moralisme civique, hiérarchise implicitement les modes de socialisation des jeunes adultes dans l’histoire de l’humanité : l’initiation n’étant plus, dès lors, qu’une forme incomplète d’éducation scolaire ! Dans l’hypothèse théorique que nous adoptons ici, l’initiation apparaît au contraire comme une institution qui détotalise et retotalise la communauté, car elle met en jeu ses rapports fondamentaux (femmes et hommes, jeunes et vieux, intériorité-extériorité, sacré-profane, nature-culture, topos-cosmos, etc.). À ce titre, l’initiation est un véritable opérateur de l’union de la communauté. À chacun des moments de sa mise en œuvre cérémonielle ou rituelle, s’éprouvent à la fois les divisions de la communauté et son unification immédiate.
Il n’est pas, alors, invraisemblable de considérer que du premier établissement humain d’homo sapiens sapiens (entre 100 000 et 50 000 BP) jusqu’à l’apparition de l’État sous sa première forme, c’est-à-dire de l’État comme unité supérieure qui s’est abstraite de la communauté et qui la domine, souvent de manière despotique (chefferies, royaumes, empires), mais qui reste dans un rapport d’immédiateté avec elle (soit d’environ 32000 à 29000 BP), que le procès de vie des êtres humains ne pouvait permettre une individualisation quelconque d’acquisitions pratiques, magiques ou mythiques. L’individu n’ayant pas d’existence autonome vis-à-vis de la communauté, son être est celui d’un individu générique, qui comporte l’intégrale de l’expérience de la communauté. Son entrée dans la vie n’est rien d’autre que la réalisation singulière du système de représentations et d’activités globales de la communauté. Certes, l’ensemble des connaissances mythiques et symboliques, ainsi queles pratiques de vie quotidienne sont appropriées par chaque individu selon sa place et son rang dans l’organisation collective, mais cela n’a aucun sens ici d’y voir un quelconque « apprentissage » et encore moins une « éducation ». De son rapport immédiat à la communauté et des diverses médiations naturelles et humaines qu’elle opère, l’individu reçoit son identité comme il en extrait ses possibles altérités. Être humain pleinement réflexif, l’homme de la communauté archaïque accomplit son activité — ou réalise parfois son œuvre — sans avoir besoin de se percevoir comme la source unique et absolue de la pensée et de la conscience. Comme son être, sa pensée et sa conscience sont communautaires : leur développement et la praxis de la communauté étant une seule et même chose. Ainsi déterminé par cette appartenance-séparation à la communauté, l’individu n’existe qu’en rapport avec elle, comme attribut et non comme sujet.
B- L’État, les classes, l’esclavagisme, l’éducation et ses quelques sujets
Avec l’émergence, puis l’affirmation (intermittente et contestée) de l’État sous sa seconde forme[2], celle qui n’a pu apparaître qu’avec la propriété foncière, le commerce extérieur et l’esclavage, se met en mouvement la valeur économique. Trouvant dans les États-empires de la Mésopotamie mais aussi dans toute l’aire du Moyen-Orient, y compris en Égypte et, bien sûr, en Grèce, les présuppositions de sa puissance, c’est tout particulièrement en Lydie, au VIe siècle, que le mouvement de la valeur se forme et se concentre2. Il se réalisera ensuite pleinement, quoique faiblement, dans la Cité-État grecque. Pleinement, car l’institution de la Polis médiatise, par le moyen de la loi démocratique, le statut de l’individu-citoyen. La dynamique d’individualisation qui aboutit à la production d’un citoyen « libre » (en réalité seulement autonome car totalement soumis à l’État), n’a pu se réaliser qu’aux dépens de la mise au travail des esclaves et de la domination-asservissement de la masse des autres êtres humains : les femmes, les enfants, les paysans sans terres, les étranger, les exilés, etc. Elle fut aussi la résultante de la politique extérieure des cités grecques, faite de pillage et de colonisation des peuples voisins ou lointains.
Mais ce mouvement de la valeur économique comme opérateur historique de la Cité-État grecque ne s’est affirmé que faiblement, car il fut sans cesse contesté par des factions et des groupes3, appartenant aussi bien à la classe dominante qu’à la classe dominée, qui aspiraient à un retour à l’État sous sa première forme, ne trouvant pas dans la pratique du demos, la continuité communautaire qui était celle d’avant l’individualisation. On peut sans conjecturer outrancièrement, noter que se manifestaient là des foyers politiques de refus de l’éducation étatique du citoyen. Car, est-il nécessaire de le rappeler tant la tradition occidentale l’a glorifié pendant des siècles, qu’en effet, la démocratie grecque a inventé le « sujet en éducation ». L’institution des écoles préceptorales qui accueillaient les enfants de l’aristocratie est inséparable de la fondation même de l’État, créé par le mouvement de la valeur.
Ainsi, qu’à Athènes, le pédagogue (paidagôgos) ait été l’esclave qui accompagnait les garçons au gymnase (gumnasion), cela montre d’abord que l’institution de l’école, comme activité spécialisée, se trouve désormais placée au cœur du mode de production esclavagiste. Étant assignés à l’exécution du travail productif dans la cité, les esclaves sont donc aussi requis pour exécuter la fabrication de l’individu-citoyen. D’affaire domestique (oikos-nomos) qu’elle était encore dans l’État-empire mésopotamien, l’économie pénètre l’ensemble des activités humaines ; elle devient affaire publique, c’est-à-dire valorisation des médiations qui consacrent l’État. Toute l’action éducative de la cité grecque est ainsi orientée vers l’assujettissement de l’enfant aux finalités de l’État ; son école n’est rien d’autre que l’instruction-dressage d’un individu conforme au droit démocratique4. Terre des premiers pas du « sujet en éducation », premiers pas devenus bien vite grandes enjambées dominatrices, la Cité-État grecque a certes engendré Socrate et Alcibiade mais elle n’a pu le faire qu’en réduisant à l’état de marchandise, une majorité d’êtres humains.
C- Le moine et le seigneur, deux écoliers fidèles à « La Cité de Dieu »
Pour nous en tenir ici aux principales déterminations qui fondent le sujet historique en l’éducation dans la société féodale, il convient d’interpréter positivement les réactions à la dissolution de l’Empire romain comme des réponses alternatives et contradictoires pour un devenir humain non assujetti à la domination du mouvement de la valeur, tel que l’Imperium l’avait porté à un degré de puissance inconnu jusque là. Même si les dévastations des peuples nomades envahisseurs entraînèrent des formes de soumission, celles-ci furent bien souvent transformées en alliances, puis en une combinatoire politique faite d’assimilation et de syncrétisme. Du Ve au Xe siècle, la première époque du féodalisme voit s’établir deux procès de vie collective, le monachisme et la communauté paysanne, qui expriment l’un et l’autre une sortie du mode de production esclavagiste.
Dans le mouvement des monastères et des abbayes, se manifeste une réactivation de l’être de la communauté, en même temps qu’un repli autarcique fait de contemplation et de non intervention. Les grands opérateurs étatiques comme la valorisation économique, l’individualisation, la propriété, l’autonomisation du droit, l’opérationnalisation de la division sociale en classes, sont abandonnés alors que les médiations communautaires sont réactivées. En conséquence, il n’est pas étonnant que les pratiques éducatives développées par le monachisme, avant l’époque des écoles carolingiennes, ne présentent que très peu d’analogies avec le système d’instruction-dressage d’une minorité d’individus serviteurs de l’État. N’ayant aucun caractère unifié ni homogène, implantées au gré des aléas de la diffusion de la doctrine des ordres fondateurs, les écoles des monastères accueillaient certes des enfants de l’aristocratie foncière, mais pas exclusivement. Le sujet historique de cette éducation était d’abord et avant tout celui de la communauté égalitaire de « La Cité de Dieu », cette vaste utopie théologique qu’Augustin, évêque d’Hippone, venait de théoriser. Théorie d’ailleurs fatale pour le mouvement monastique puisqu’elle permettra ensuite à l’Église de réaliser le compromis, fragile et provisoire, entre l’Empire-État carolingien et le royaume-État naissant de la papauté. Deux États médiateurs de la même équivalence, celle de la rente foncière, deux États instituant le même type d’école, celle de l’instruction-dressage du jeune noble, sujet historique de l’État-royal dans la seconde époque du féodalisme. Le « brassage social » qu’aurait réalisé Charlemagne en ouvrant les rares écoles du royaume aux fils de quelques commerçants et artisans n’est qu’un mythe en terme de classe sociale, même s’il y a eu anticipation idéologique de ce qu’allait être l’école de la bourgeoisie.
L’autre réaction fondatrice à la dissolution de l’Empire romain puis à la pulvérisation des royaumes des peuples envahisseurs, consista, on le sait, à fuir les villes pour reformer des communautés paysannes. D’abord peu structurés, les villages furent ensuite dominés par l’autorité d’un seigneur exerçant ses prélèvements sur les produits de la terre et ses prérogatives sur la force de travail de ses paysans. Ainsi sur le domaine de la seigneurie organisée en fiefs et en alleux, peut se développer la mise en valeur des terres et peut se réaliser le prélèvement de la rente foncière, d’abord en travail (servage), puis en nature, enfin en argent.
Dans la seconde période du féodalisme, l’interaction avec les peuples sans États du Nord de l’Europe, mais aussi avec ceux de l’aire slave, d’une part, le mouvement de valorisation de la rente foncière, d’autre part, puis la formation des communes dans certaines villes et l’organisation des corporations, favorisent la constitution, lente mais assurée, de l’État royal de droit divin. Car l’opérateur idéologique principal de la société féodale étant la foi, l’éducation de son sujet historique ne peut relever que du seul pouvoir totalisateur de l’Église. Dans les écoles religieuses de la féodalité on rencontre donc un unique « sujet en éducation » : le serviteur de « La Cité de Dieu », mais ce sujet possède deux faces, l’une est celle du moine, l’autre celle du seigneur.
D- Un individu particulier, éduqué en classe : le bourgeois
La classe bourgeoise n’est devenue la classe révolutionnaire qui a triomphé de la féodalité qu’à partir du moment où elle est parvenue à autonomiser un individu particulier, le bourgeois, tout en le contraignant à une toujours plus grande dépendance à sa classe sociale, la bourgeoisie. L’être de classe du bourgeois définit d’abord et exclusivement son statut d’individu autonomisé. Il conserve ce statut tant qu’il possède sa puissance économique et son pouvoir politique, qui le posent à la fois comme père de famille, comme patron de ses ouvriers et comme propriétaire de son patrimoine. Marx a montré comment, dès la formation du capitalisme marchand, du XIVe au XVIe siècle, les conditions économiques apparaissent pour que naisse un « individu personnel différentié6», c’est-à-dire un « sujet individuel ». Nous y voilà ! Sujet de connaissance (le cogito), sujet du droit (le citoyen républicain) et sujet économique (l’homo æconomicus), sont désormais, pour deux siècles, une seule et même chose. Un marchand vénitien, un banquier hollandais, un maître de forge allemand, un notaire français, tel est « le sujet en éducation » de la société formellement dominée par le capital. Raison, liberté d’initiative, devoir, obéissance, utilité, profit, furent les opérateurs idéologiques et pratiques du sujet historique bourgeois.
L’école de la République qui s’instaure très lentement au cours du XIXe siècle et se généralise dans l’inégale scolarisation de ses enfants pendant la première moitié du XXe sera, alors, le lieu d’instruction-dressage du seul et unique « sujet » qui existe, le futur bourgeois. Toutes les valeurs transmises dans ses enseignements, de « la communale » à l’université, étaient orientées vers la production sociale de l’individualité bourgeoise. Il ne faut pas oublier non plus que l’anti-sujet historique de la société bourgeoise, son sujet-négatif, le sujet de la révolution prolétarienne, a toujours été maintenu en dehors du système éducatif. Si des enfants de la classe du travail (les garçons davantage que les filles ; les urbains davantage que les ruraux) ont, certes, été scolarisés par l’école républicaine, ils l’ont été en tant qu’individus et jamais en tant que classe. En tant qu’individu, « acceptable » et accepté seulement comme tel, car individu susceptible de réaliser sa promotion sociale, c’est-à- dire, pour quelques rares spécimens, parvenir à changer de classe sociale. Mais comme dans la société de classe, il était plus facile de changer... de sexe que de classe, on sait que rares furent les transfuges !
E- Particules de capital en formation
La subjectivité apparaît avec la crise de l’identité historique du bourgeois. Le sujet positif du capitalisme patrimonial s’altère, puis s’aliène dans le dirigeant du capitalisme bureaucratique d’État et dans le manager du capitalisme multinational. Présente dès le XVIIIe siècle à la périphérie du mode de vie bourgeois, mais encore confinée dans la vie privée et dans l’art (comme en témoigne, par exemple, la peinture de Greuze), la subjectivité devient une médiation centrale de la société réellement dominée par le capital. Divisé, le sujet-individu-bourgeois cherche à compenser cette perte identitaire en sécrétant une subjectivité en relation abstraite avec d’autres subjectivités. L’intersubjectivité règle désormais les rapports entre les êtres humains dont les anciennes communautés d’appartenance ont été dissoutes avec la dissolution de l’appartenance de classe, qui, dans la société du capital totalisé, les subsume toutes. En définissant le sujet de la modernité comme une intersubjectivité, Hegel a donc anticipé sur le devenu effectif du sujet-bourgeois. Au début du XXe siècle, Freud décentrera encore davantage le sujet en posant l’autre comme moi-même dans moi. La subjectivité en ressort affaiblie dans ses contenus, car l’individu subjectivisé ne se sent plus maître chez lui, mais se trouve exacerbé dans des formes quasi compulsives. Pulvérisé, particularisé, le sujet-bourgeois n’a plus ni contenu, ni sens. Le prolétariat, sujet historique de la révolution communiste ne s’étant quant à lui pas réalisé, nous avons qualifié de particule de capital, l’individu hyper-subjectivisé d’aujourd’hui7. Pour celle-ci, il s’agit alors de subjectiviser le monde et son rapport au monde pour exister face à une objectivation toujours plus grande de celui-ci par la technique.
« La subjectivité est à la fois production et produit de la crise du sujet dans la décomposition de la société de classe moderne8.» Le sujet ayant perdu la positivité et l’unité qui avaient été les siennes comme être de la classe bourgeoise, l’individualisation n’opère plus que dans la négation de l’ancienne assignation de classe des activités humaines. Plus de propriétaires des moyens de production, plus de prolétaires, telle est la représentation centrale de la société d’aujourd’hui, totalisée par le capital. Seul le bourgeois fut un individu-sujet, sa femme, ses enfants, ses domestiques, ses ouvriers ne le furent à aucun moment, ils furent des êtres humains assujettis et dominés. Aujourd’hui, le dogme du sujet universel abstrait, citoyen progressiste de l’État mondial, se trouvant dépourvu de son contenu concret : le bourgeois, tente de se perpétuer sous forme du mythe ( néo-moderne ) des « droits de l’homme », de « l’entreprise-citoyenne » ou bien encore de « l’emploi pour tous »... Mais comme on peut le vérifier à présent dans le cours quotidien des choses, cette absence de contenu historique de l’individu-sujet réduit la portée politique des tentatives de « remédiations » contemporaines. Seul reste opératoire l’immédiatisme9, cette dynamique de capitalisation de la nature et des êtres vivants.
Après 1968, avec la décomposition de l’ancienne société de classe, s’est ouvert le règne de la particule de capital, qu’on peut aussi nommer individu-démocratique puisque la « démocratie universelle » est donnée par la gestion généralisée, comme le monde « naturel » d’homo sapiens capitalisé. Cet être, largement indifférencié, atomisé, pulvérisé, identifié à sa place sur le marché, erre à l’ombre de l’image de sa subjectivité exacerbée. Ainsi, privée de tout contenu historique porteur d’un devenir-autre de l’humanité, bardée de ses prothèses télématiques et connectée au réseau mondial de l’information, épuisant dans une incessante autonomisation de son biotope, les dernières réserves du système immunitaire qui lui avaient été données par son espèce, la particule de capital, artificialise toujours plus ses conditions précaires de survie.
L’époque de l’éducation scolarisée, instituée par la classe du capital comme médiation de sa domination économique et politique, s’est achevée en 1968. N’ayant pas réalisé sa négation comme classe négative, la classe du travail s’est alors trouvée internisée dans la société du capital totalisé. L’exploitation de la force de travail ne représentant plus qu’une fonction marginale du procès de production, c’est la capitalisation de l’ensemble des activités humaines qui est devenue l’opérateur central de la domination et de la reproduction.
Engendré par le reflux du mouvement de 1968 et le compromis politique des accords de Grenelle, le système de formation professionnelle continue, qui a permis « d’assurer la continuité de la valeur du travail dans un monde où il doit être désormais presque absent10 », a constitué la matrice idéologique et politique de la recomposition de l’école de classe en immense centre de formation de toutes les particules de capital. De la maternelle à l’université, de l’entreprise à l’hôpital, du club de sport à l’association de défense des consommateurs, du supermarché à l’écomusée, tous les établissements contemporains sont des « boutiques de formation et de lutte contre l’exclusion ».
Car les théories de la « reproduction » de la société de classe par le moyen de l’inégale scolarisation et de l’inégale répartition du « capital culturel », se sont élaborées au moment où l’école de la bourgeoisie perdait sa fonction historique. Ayant ainsi raté leur finalité pratique, à savoir, se dissoudre dans un mouvement qui transforme le réel, les sociologies classistes de l’éducation sont devenues, après 1968, une légitimation scientifique des idéologies de la formation des ressources humaines et de la « lutte contre l’échec scolaire ». Ce vaste mouvement d’institutionnalisation de la formation peut être interprété, en faveur de notre propos d’aujourd’hui, comme l’achèvement du sujet en éducation et l’avènement de la subjectivité en formation. Cette massive montée en puissance du modèle de la formation (qui implique l’autoformation et, qui présente, désormais, la « formation virtuelle », comme l’un de ses paradigmes matriciels), a intensivement contribué à la particularisation du rapport social. Autonomiser la particule de capital de l’ancien individu-classe-dominante était un présupposé nécessaire à la capitalisation de l’espèce humaine. La mise en formation de la subjectivité permettant la valorisation immédiate du capital a largement favorisé la levée du puissant verrou politique, qui tenait encore cette aliénation suspendue à l’issue des luttes de classe.
Avec l’impossible « révolution prolétarienne » de mai-1968, faute de prolétariat... et faute de travail humain productif, s’est épuisé le possible d’une dissolution de l’instruction-dressage du sujet historique dans une éducation scolarisée. Avec l’affirmation, en ce même printemps, d’une nécessaire discontinuité historique qui réconcilierait l’humanité avec elle-même et avec la nature, s’est ouverte la voie d’une praxis qui pourrait rendre caduque toute éducation.
[1] Dans son article Initiation de l’Encyclopaedia universalis (1991, vol.12, p.354), Roger Bastide présente en ces termes les interprétations sociologiques classiques de l’initiation, sans pour autant y souscrire lui-même intégralement.
[2]En référence à Marx (Grundrisse), cette périodisation et cette distinction dans l’émergence, puis dans l’établissement de l’État sous deux formes successives, mais en interactions, se trouvent dans l’œuvre théorique de Jacques Camatte, revue Invariance, série IV, n° 6, 1988.
3 « Avec les Lydiens, le mouvement de la valeur qui jusque là ne concernait, chez les peuples commerçants (araméens, phéniciens, philistins, grecs), que la sphère de la circulation, va pénétrer le procès de production. C’est le moment où elle acquiert réellement une substance et où elle donne forme à l’activité humaine, la forme d’une valorisation », Jacques Camatte, Invariance IV, n° 6, 1988, p. 13.
4 Exprimés aussi bien par des artisans, des soldats, des paysans que par des assistés, ces groupes ne constituaient ni une classe sociale ni une caste. Leur détermination fut davantage idéologique que sociologique. La majorité d’entre eux étaient des adeptes des religions à mystères et des cultes de Dionysos. (Cf. Finley M.I. et Mossé C. Économie et société dans la Grèce ancienne, La Découverte, 1985.)
5 Malgré, ou à cause de son néo-romantisme, contemporain du bonapartisme civique du Second Empire, Fustel de Coulanges avait défini dans des termes fort justes ce qu’il appelle « l’omnipotence de l’État » sur l’éducation des futurs citoyens grecs : « Il s’en fallait de beaucoup que l’éducation fût libre chez les Grecs. Il n’y avait rien, au contraire, où l’État tînt davantage à être maître (...) Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d’Athènes se rendant à leur école ; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou le grand soleil ; ces enfants semblent déjà comprendre que c’est un devoir civique qu’ils remplissent (Aristophane, Nuées, 960-965). L’État voulait diriger seul l’éducation (...). L’État considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur profit ». La Cité antique, 1864, pp. 264-265.
6 « Dans l’ordre corporatif (et plus encore dans la tribu), (...) un noble, par exemple, reste toujours un noble, un roturier reste toujours un roturier, qualité inséparable de son individualité, quelles que soient ses autres conditions. L’individu personnel différencié de l’individu de classe, la contingence des conditions de vie pour l’individu, n’intervient qu’avec l’apparition de la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie », Marx, L’idéologie allemande, Oeuvres, t. III, Pléiade, p. 1112.
7 Cf. Jacques Guigou, Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan, 1993.
8 Cf. « L’individu, le sujet, la subjectivité », Temps critiques n° 6/7, 1994.
9 Sur la décomposition des anciennes médiations économiques et politiques et sur le processus mondial d’immédiatisme du capital-représenté, on trouvera des développements dans l’article de Jacques Guigou : « Une socialisation immédiatiste : la formation des ressources humaines », Temps critiques n° 6/7 et supra p. 169.
10 Cf."Quatorze scolies sur l’institutionnalisation de l’éducation des adultes (1968-1992)", in Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes, L’Harmattan.
L’autonomisation des apprentissages
dans la société capitalisée
Jacques Guigou
I. Présupposé, méthodes
1- Autonomie, autotélie1, autoorganisation, autoformation, autoévaluation, comme les nombreuses activités qui relèvent de l’autoréférence, sont à analyser comme les résultats, les aboutissements d’un procès d’autonomisation.
2- Connaître ces pratiques autonomistes d’aujourd’hui nécessite une critique de leur autonomisation, c’est-à-dire une tentative pour comprendre leur histoire et en saisir le devenu.
3- Les pratiques d’autoformation et d’autoapprentissage contiennent un présupposé de positivité, de nécessité, de valorisation et d’optimisation qui doit être mis en question par la connaissance critique.
II. Autodidaxie contra autoformation
II.1. L’autodidacte est contemporain de la genèse de l’individu moderne.
Dans le système féodal et la société théocratique l’autodidacte n’existe pas. C’est l’individualisation politique et économique qu’a opéré le capitalisme mercantile puis libre-échangiste et aboutissant à la figure bourgeoise du propriétaire, qui a permis de lui créer une possibilité d’existence.
Ce n’est qu’avec l’individu-bourgeois et son mode de socialisation/éducation par l’école de classe que put négativement apparaître (très minoritairement) l’individu autodidacte. Le phénomène est d’ailleurs confirmé par son inscription dans les langues européennes, anglaise d’abord (en 1534) puis française (en 1557).
II.2. L’autodidaxie : une activité de prolétaire hors de l’école et hors de l’usine.
Dans la société de classe moderne, dominée par le capitalisme manufacturier (XVIIIe s.), puis industriel (XIXe s.), l’autodidacte n’a pu se manifester comme figure de l’individu « qui apprend sans maître » qu’en opposition à l’institution-nalisation de l’école en faveur des enfants de la classe dominante. Appartenant toujours à la classe dominée (paysan, artisan2— hors compagnonnage —, ouvrier), l’autodidacte échappait à la normalisation scolaire des apprentissages manuels et intellectuels. En référence imaginaire à l’aristocrate érudit, au religieux lettré ou au bourgeois savant, l’autodidacte visait une émancipation individuelle dans et par la connaissance, mais sans y parvenir réellement puisque son horizon social restait limité par celui de sa classe. Ses apprentissages individuels se réalisaient de manière prépondérante sur des activités sans rapport direct avec le travail productif[3]. Dans la sphère du travail productif, à la manufacture, comme ensuite à l’usine, l’autodidacte n’avait pas de place. Seul l’apprentissage sous l’autorité d’un maître-ouvrier était considéré comme un facteur de production[4]. Les savoirs-faire professionnels et les compétences techniques étaient déterminés et codifiés par le procès de production et l’organisation du travail. Pendant son temps de travail le salarié ne pouvait donc pas se situer dans une dynamique d’autodidaxie.
II.3. L’autopraxis éducative du prolétariat en lutte n’était pas de l’autodidaxie.
Dans l’expérience historique du mouvement ouvrier, dans les luttes de classe, se sont manifestés des moments d’éducation collective qui ne relevaient pas de l’autodidaxie ( elle est par essence une activité individuelle) - mais qui exprimaient une aspiration collective pour s’affranchir de la culture bourgeoise et de ses représentations. Cette autoéducation prolétarienne était en opposition complète avec l’éducation-dressage pratiquée par l’école bourgeoise. Elles cherchaient à porter une contradiction politique dans les bases mêmes de la société de classe, précisément dans son mode de socialisation inégalitaire et despotique. Les moins ignorées de ces expériences concernent les Bourses du Travail et le syndicalisme révolution-naire. Cela ne signifie pas qu’au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle l’autodidacte avait nécessairement un projet de changement de classe sociale, mais que parmi les rarissimes promus sociaux « réels » de cette période, une assez forte proportion étaient des autodidactes.
II.4. Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, l’autoformation est un opérateur de la valorisation ; ce n’est plus de l’autodidaxie.
Nous avons analysé ailleurs[5] comment le paradigme de la formation a constitué, dès les années 60, un opérateur politique majeur dans la crise du capitalisme industriel de type fordiste. La formation continue et généralisée pour tous (même si de fortes inégalités perduraient dans le droit à la formation ) a contribué à supprimer du travail humain productif pour le convertir en « gestion des ressources humaines ». Dans l’économie d’aujourd’hui, c’est l’ensemble des activités humaines qui, entrées en crise profonde car elles portent sur le devenir-même de l’espèce (cf. les mondes virtuels, les biotechnologies, l’intelligence artificielle, etc.), est l’objet de la valorisation. Chaque individu est assigné à s’autogérer comme particule de capital, c’est-à-dire comme élément capable de saisir, en permanente et très rapidement, toutes les informations qui déterminent son existence économique. Dans cette situation les pratiques d’autoformation ne sont pas antinomiques avec les pratiques de formation. Le paradigme de la formation présuppose l’activité d’autoformation.
L’apprentissage s’étant autonomisé du travail humain productif (i.e. le « travail vivant » chez Marx), toute activité humaine contient désormais son apprentissage techniquement et cognitivement normalisé : un logiciel — actualisé — pour chaque opération. Contrairement aux connaissances qui supposent des médiations et qui s’inscrivent dans une temporalité humaine, les savoirs contiennent leur mode immédiat d’acquisition et d’évaluation. Ils sont à eux-mêmes leur propre finalité. Ils s’autoprésupposent comme acquis de l’actuel ; comme nécessité cognitive. L’activité apprenante techniquement normalisée est devenue un moment de la reproduction générale du système capitalisme qui aujourd’hui se parachève[6]. Dans ces conditions, l’autodidacte ne peut plus exister. L’autoformation, présupposée dans la formation, constitue le modèle dominant et unique des apprentissages. Dès lors, parler de « néo-autodidactes[7] » (G. Le Meur) pour qualifier, par exemple des dirigeants de PME qui se forment seuls à partir des spécifications techniques de leurs matériels, est le signe que l’on prend acte de cette disparition, mais reste insuffisant car l’on se situe encore dans la continuité de la société dans laquelle l’autodidaxie pouvait exister. Dans cette perspective, nous pourrions situer Benigno Cacérès comme l’un des derniers autodidactes, puisque l’emblématique fondateur de Peuple et Culture, croyant porter « un regard neuf sur les autodidactes[8] » qui devaient, à son image, s’épanouir dans « la société des loisirs et du temps libéré » a, de fait, contribué à diffuser le modèle contemporain de la formation et de son autoréférence.Restés ancrés sur l’ancien antagonisme entre temps de travail productif et temps hors travail supposé « non contraint », les promoteurs de la « révolution culturelle du temps libre[9] », ne pouvaient pas reconnaître le continuum économique, qui, après 1968, a englobé presque toutes les activités humaines quel que soit le moment de la vie où elles sont réalisées. « Tout ce que tu fais, tu le fais en PRO » !. Tel fut, et reste, l’objectif de cette capitalisation d’activités humaines[10], qui, jusque dans les années 60 étaient encore, pour certaines et non des moindres, extérieures à la réalisation de la valeur.
III. L’apprentissage virtuel : simulation d’un engendrement.
Comme la manufacture avait décomposé les savoirs-faire de l'artisan traditionnel pour les concentrer autoritairement dans des procédés de fabrication techniquement normalisés, l’usine fordiste a fragmenté les anciennes qualifications de l'ouvrier de métier pour les intégrer dans un procès de production dans lequel le salarié devient un opérateur spécialisé dans une seule tâche. Dans chacune de ces deux périodes majeures du capitalisme moderne, l'apprentissage du travail productif a subit uneautonomisation par rapport à l'activité humaine. Autonomisation du savoir du maître-ouvrier au profit de l'organisation disciplinaire du travail qui dicte aux apprentis les modes opératoires, danslecasdelamanufacture. Autonomisation du savoir des ouvriers professionnels au profit du système socio-technique qui « adapte » l'opérateur a son poste de travail dans le cas de l'usine fordiste.
Ces deux moments d'autonomisation se caractérisent in fine parunseuletmêmeprocessusd'englobementde l'apprentissage par le système techno-organisationnel de la production. Ce sont les exigences techniques du procès de production qui déterminent chaque fois plus directement les contenus et les formes de l'apprentissage. Les apprentissages non immédiatement productifs étant, quant a eux, conçus et mis en oeuvre par le système de formation comme permettant les apprentissages opérationnels ultérieurs. On reconnaît là les fonctions que le capitalisme de « l'entreprise apprenante » attribuera, après 1968, a toute activité humaine valorisable.
Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, celle où, pour « créer de la valeur », le système productif s’est très largement affranchi de son ancien assujettissement à l’exploitation de la force de travail, l’internisation d’apprentissages permanents et immédiats dans toute activité humaine constitue une condition nécessaire à son existence et à sa reconnaissance en tant que telle. Ainsi en va-t-il du produit. Pour circuler comme produit, il doit contenir son apprentissage : non seulement de ses procédures, mais aussi de ses conditions d’exécution ; de son opérationnalisation normalisée, « préformatée[11] » comme le dit maintenant la cybernovlangue. Sa puissance et son acte ne font qu’un[12].
Un logiciel contient un certain quantum de mémoire virtuelle, et cette mémoire reste limitée à l’activité dont il doit permettre la gestion, c’est-à-dire la conjonction dans un seul et même moment d’un apprentissage et d’une tâche. Dans le « temps réel » de l’informatique, réaliser une activité c’est faire un apprentissage « actualisé ». Seuls des savoirs-informations, autonomisés de l’expérience humaine et de la connaissance, peuvent être utilisés pour y parvenir. Ces savoirs-informations étant des objets désubstantialisés[13], séparés de la temporalité générique que contient toute activité humaine, ils peuvent alors être combinés à l’infini par le calcul informatique. Une combinatoire en « générant[14] » d’autres, nous sommes ici en présence d’un simulacre d’engendrement.
Notes 1- Qualité de l’être qui a sa fin en lui-même. Terme forgé par le psychologue américain J.M. Baldwin et qui fait partie d’une théorie du développement personnel (cf. Genetic theory of reality, 1895) selon laquelle le moi et l’autre sont dialectiquement engendrés selon « un cercle de projections et d’incorpo-rations». Cette conception de l’autre comme « moi-alter » ou encore « alter social » - influencera les origines de la psychologie génétique française (Janet, Wallon) et caractérise assez précisément la montée en puissance des idéologies de la subjectivité autonome ; idéologies qui ont accompagné, dans la phase fordiste de l’économie, le passage à la domination substantielle du capital sur l’ensemble de la société.
2- Au XVIIIe siècle, l’artisanat n’était pas intégralement organisé en corporations. Dans son Histoire du travail et des travailleurs (Flammarion, 1975), Georges Lefranc estime que la moitié d’entre eux seulement relevaient des corporations et donc du compagnonnage. C’est dans cette partie non organisée de l’artisanat que se trouvaient surtout les autodidactes.
[3] Agricol Perdiguier (1805-1875) était autodidacte comme homme politique et comme écrivain, il ne l’était pas comme menuisier. Jean-Baptiste Godin (1817-1888), fondateur d’un familistère fouriériste et créateur du poêle de fonte qui porte son nom, était autodidacte comme architecte mais ne l’était pas comme serrurier.
[4] Adam Smith considérait déjà qu’un ouvrier instruit était plus productif et devait donc être considéré comme un investissement utile dans la réalisation du profit.
[5] Cf. Guigou, Jacques (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan.
[6] Cf. Guigou, J. (1999) « Trois couplets sur le parachèvement du capital », in Guigou J. et Wajnsztejn J (sous la dir. de), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, pp.261-276.
[7] Le Meur, G. (1998), Les nouveaux autodidactes. Néoautodidaxie et formation, Presses de l’université Laval/Chronique sociale.
[8] Cacérès B. (1967), Les autodidactes, Le Seuil, Coll. Peuple et culture.
[9] Cf. Dumazedier J. (1988), Révolution culturelle du temps libre, Méridiens.
[10] Il suffit de consulter une quelconque page d’accueil d’un fournisseur d’accès à Internet, pour constater l’abolition de l’ancien antagonisme entre le temps de travail humain productif et le temps hors travail. Manger (des aliments sans OGM conseillés par le site de Greenpeace), boire (avec l’autorisation de votre gestionnaire de cave à vin), dormir (sous le contrôle de votre agenda électronique), apprendre (selon la progression préformatée de Microsoft), valoriser son CV, voyager (sur les conseils programmés d’AOL), commercer, communiquer, sympathiser, satisfaire ses pulsions sexuelles, s’exprimer médiatiquement, s’occuper de son animal favori, faire du sport, regarder des images et entendre des sons, s’agréger à tel ou tel groupe de fidèles, etc., relève d’un seul et même mode de « gestion » de ces « opérations » : la dernière version du logiciel approprié.
[11] Préformatage dont on pourra lire les conséquences ubuesques pour les usagers de la BNF dans le livre de Jean-Marie Mandosio, L’effondrement de la très grande bibliothèque nationale de France, ses causes, ses effets, Paris, 1999, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, pp. 116-119.
[12] Ce qui, pour Descartes (comme pour Aristote d’ailleurs), est un des attributs de la divinité.
[13] Et non pas « immatériels » comme veulent le faire croire les idéologues du « post-moderne ».
[14] La diffusion massive de cet anglicisme (to generate) pour caractériser les résultats des logiques utilisées par l’informatique (inférences, arborescences, etc.) en dit long sur la nostalgie de procréation des adeptes du tout virtuel.
Jacques GUIGOU
Notules sur l’histoire de la formation des formateurs
(1970-2002)
1- Lorsque les formateurs n’existaient pas
Jusqu’à la fin des années cinquante, dans l’entreprise, dans les organismes de formation professionnelle ou technique, dans les structures de l’éducation populaire, et à fortiori dans les institutions éducatives publiques ou privées, « le formateur » n’existait pas. Certes, depuis l’industrialisation les nécessités d’adapter la « main-d’œuvre » aux exigences de la production (taylorisme, fordisme, TWI, etc.) avaient conduit les employeurs à mettre en place de « l’instruction » professionnelle et technique. Déjà, dans l’entre-deux-guerres, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, des cadres, des agents de maîtrise, des militants, des techniciens, vont assurer (le plus souvent à temps partiel), des fonctions administratives et pédagogiques dans cette instruction que l’on commence timidement, à la fin des années 30, à nommer « formation». Mais ils ne peuvent pas être considérés comme des spécialistes, des « professionnels de la formation » puisque celle-ci n’était pas autonomisée comme activité économique a part entière. Ce n’est qu’après les bouleversements politiques, sociaux et culturels de la fin des années 60, et notamment, en France avec l’instauration de ce qui va être désigné comme la « formation professionnelle continue » (cf. loi de juillet 71 et droit au congé de formation dans le cadre du contrat de travail) que le paradigme de la formation va s’affirmer et que se met en place un système de formation. Système qui, la « crise » passant par-là, va développer une multifonctionnalité, jusqu’à devenir un opérateur majeur de « la régulation » économique et sociale. C’est dans ce contexte de professionnalisation de la formation, que vont rapidement émerger et se généraliser les actions de formation des formateurs.
2- Conditions d’émergence de la FdeF et diffusion d’un modèle central
Dans la recomposition moderniste de la société après 1968, le formateur –– issu des fractions hautes de l’ancienne classe ouvrière et se situant dans les fractions moyennes des anciennes classes moyennes — émerge comme le prototype de l’individu porteur des valeurs d’autonomie. Il affirme sa particularité contre les représentations et les pratiques de l’enseignant, du « maître », de l’éducateur. Il est socialement produit par la combinaison de fonctions anciennes et nouvelles, à la fois dans l’entreprise et hors de l’entreprise. On trouve donc chez le formateur à des dosages variés : de l’animateur, de l’ingénieur, du consultant, du psychologue, du pasteur, du producteur de spectacle, du journaliste, du documentaliste, du spécialiste d’un savoir, du technicien multimédia... A la fin des années 70 s’opère un regroupement de ces fonctions multiples dans cinq grands « métiers » : le responsable-concepteur de formation, le gestionnaire de formation, l’animateur- enseignant, le spécialiste des moyens (du didacticien au technicien médias), le consultant-expert.
3- Caractéristiques du modèle central de F. de F.
Empruntant à des expériences étrangères (notamment nord-américaines, et tout particulièrement québécoises) certains outils ou méthodes, et surtout retenant les pratiques les plus novatrices parmi les expériences pionnières de centres de formation comme le CESI (Paris), le CUCES (Nancy), le CUEEP (Lille), le CUEFA (Grenoble), mais aussi l’ANSHA, l’ARIP, le CEFFRAP, etc., il s’est rapidement établi un modèle central de la formation des formateurs dont les principales caractéristiques, au milieu des années 70, étaient :
- une place importante accordée à l’autoréférence. Autonomie, autoformation, autoévaluation, autoanalyse, et parfois autogestion de l’action de formation, ont constitué des objectifs politiques et des valeurs fréquemment affirmées ;
- une organisation de l’action faite d’alternance entre le centre de formation et le terrain ; une mise en tension qui se voulait « heuristique » entre la théorie la pratique ;
- une attention portée à la dynamique du groupe de formation : analyse des pouvoirs et division des savoirs, intervention sur les formes de coopération et de compétition, élucidation des figures d’autorité et des autonomies individuelles, interprétation des fantasmes et de l’imaginaire de la formation ;
- une utilisation intensive des « supports » et des « ressources » de formation (annonçant le « multimédia » puis le e-learning );
- un processus « intégré » et « démultiplié » au 3e, 4e puis ne degré : des formateurs de formateurs de formateurs forment des formateurs de formateurs, qui forment à leur tour des formateurs de formateurs, lesquels forment ensuite…
- une mise à distance des contenus de connaissance au profit des méthodes et des « savoirs d’action ». La FdeF. est définie d’abord comme une « méthodologie », un apprentissage stratégique, une praxéologie ;
- Le formateur est « engagé socialement », c’est un « agent de changement », un « médiateur ».
4- Les années 80 : professionnalisation des formateurs
Elle passe, entre autres dispositifs qualifiants, par la reconnaissance économique et sociale de la compétence de formateurs comme spécialistes et par la créations de diplômes universitaires aux « métiers de la formation ». La montée en puissance du modèle de la F.deF. fut aussi déterminée par le contexte idéologico-économique de « l’acteur », du « sujet », et de « l’intervenant ». On assiste au passage d’une éducation comme dépense à une formation comme investissement ( diffusion des théories du « capital humain », de la « gestion des ressources humaines » et « investissement dans l’intelligence »).
5- Dans les années 90, la F.deF. se trouve englobée dans le « management des savoirs », la « gestion des compétences » et opérationnalisée dans la tendance vers le « tout cognitif » et le « tout virtuel ». L’entreprise, l’école, comme l’individu, se devant d’être « apprenants», les exigences économiques dominantes présupposent un individu informé et formé qui « gère » en continu et en « temps réel » chacun de ses innombrables apprentissages. Tout se passerait-il alors comme si chaque formé contenait son propre formateur ? Des médiations restent cependant plus que jamais nécessaires si l’on souhaite donner à la formation une dimension éducative.
Une socialisation immédiatiste :
la formation des ressources humaines.
Jacques GUIGOU
A - En 1776, un certain monsieur Smith, déjà...
La reconnaissance de l’influence de la formation de la force de travail dans la valorisation du capital est affirmée dès les fondements de l’économie politique. Adam Smith1 considère l’instruction comme un investissement dans le calcul de l’homo oeconomicus. En misant sur le développement intensif et extensif des forces productives pour accélérer la contradiction capital- travail, les marxismes – oubliant ou ignorant que Marx estimait que l’expansion irrationnelle et exponentielle de ces forces trouverait sa limite dans la nature humaine, certes transformée, mais non anéantie par le sujet historique de la révolution – ont, eux aussi, attendu d’importants résultats de la formation technique et professionnelle du travailleur, celle-ci étant pour eux englobée et surmultipliée par l’élévation de la qualification collective de la classe ouvrière.
Pourtant, ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que des conditions historiques apparaissent, permettant l’émergence d’une économie de l’éducation. Avec ses notions de capital humain, son calcul de la rentabilité de l’investissement éducatif aussi bien pour l’individu que pour l’entreprise, la firme ou l’État, son ratio temps de travail/temps de formation, l’économie de l’éducation tente de rationaliser la capitalisation de la nature intérieure de l’homme. Les notions de ressources humaines et d’investissement dans l’intelligence, déjà virtuel-lement définies par T. W. Schultz, G. S. Becker et l’école microéconomique de Chicago, ne seront diffusées et opération-nalisées comme idéologie unificatrice qu’après le reflux du mouvement de Mai-68. Quelles sont ces conditions historiques qui ont porté les ressources humaines sur les fonts baptismaux de La Cité des ego2?
B-Particules en formation
1- Internisation de la classe du travail
Tant que la réalisation du profit restait dépendante de la valorisation des ressources naturelles par l’exploitation de la force de travail, l’éducation restait, pour le capital, une dépense. Une dépense, certes socialement nécessaire, mais une dépense largement improductive. Cette situation typique du capitalisme industriel du XIXe siècle, se perpétue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. De plus, tant que la composition du capital variable ne comporte qu’une part modeste de capacités cognitives, l’école de classe parvient à fournir à l’économie, malgré de notables contradictions, les ingénieurs et les ouvriers dont elle a besoin. Le travail vivant est encore consubstantiel à la production. Mais avec l’échec du mouvement prolétarien dans l’Europe des années 20, la domination effective du capital sur toute la société se généralise. Un nombre toujours plus grand d’activités humaines, qui jusque là échappaient au despotisme du marché, sont englobées dans le procès de valorisation. Dès lors, la classe du travail qui, à son origine avait été placée à l’extérieur de la société bourgeoise et qui conservait dans ses luttes le mode d’existence communautaire qu’elle avait hérité de son passé paysan, ne peut plus exister comme classe négative. Le travail mort a ainsi subsumé le travail vivant. Après la Libération, ce qu’on a appelé la société de consommation exprime ce déplacement du mouvement de la valeur. Production des marchandises et reproduction des rapports sociaux peuvent s’affranchir de leur détermination par le temps de travail nécessaire à la transformation en plus-valeur des ressources naturelles. L’anéantissement des ressources de la première nature a conduit le capital mondialisé à sécréter une seconde nature qui artificialise la biosphère et qui, après Mai-68, en deux décennies, parachève un cycle d’autonomisation de l’espèce humaine avec son biotope naturel. Aujourd’hui, avec les mondes virtuels, une troisième nature s’édifie à très grande vitesse, dans une société qui mise sur la catastrophe maîtrisée.
2- Particularisation du rapport social
Depuis une dizaine d’année nous avons cherché à montrer, comment le mouvement de Mai-68 marquait le dernier moment du cycle des révolutions prolétariennes et le premier moment d’une révolution au titre de la communauté humaine de l’espèce qui se nie. Pour en rester, ici et maintenant, à tenter de comprendre le sens du passage de l’ère de la force de travail à celle des « ressources humaines », il nous faut saisir toutes les dimensions de l’internisation de l’ancienne classe du travail dans la société du capital-représenté3.
Tant que le prolétariat a joué son rôle de classe négative, tant que le rapport social de production et de reproduction est resté essentiellement fondé par l’extorsion de plus-valeur sur la force de travail des femmes et des hommes de cette classe, l’individualisation n’a pu opérer que dans la bourgeoisie. Seul le bourgeois, c’est-à-dire le propriétaire des moyens de production, a pu prétendre à une existence sociale autonome : une existence autonome comme agent économique – l’entrepreneur – mais dépendante de sa classe comme individu social. Ainsi, la femme du bourgeois, sa maîtresse, ses enfants, ses domestiques, ses salariés, ne furent pas des individus, car ils ne possédaient aucun capital. Ce règne, on le sait, prendra fin dans la guerre entre les capitalismes nationaux, guerre qui fut aussi l’échec du mouvement internationaliste prolétarien et qui engendra la recomposition interclassiste du capital. Avec la Première Guerre mondiale, en effet, disparaît la classe des propriétaires, celle du capitalisme patrimonial, alors que s’affirme le capitalisme d’entreprise, nouvelle forme de valorisation dans laquelle l’individu va perdre tout ce qui faisait son contenu historique.
Divisé lui aussi, l’individu va devenir particule de capital. On peut situer alors l’émergence de ce qui va devenir la dynamique centrale des principales recompositions du capitalisme au XXe siècle. Déjà à l’œuvre dans l’entre-deux-guerres, constitutive des populismes nationaux-socialistes et fascistes, la particularisation du rapport social se réalise d’abord dans les diverses configurations nationales de la collaboration de classe, puis, après 1968, le reflux de la dernière discontinuité avec le mouvement de la valeur, permettra le despotisme de la société des particules de capital. L’autonomisation des anciennes appartenances de classe sous la conduite du capital a aujourd’hui parcouru tout son cycle historique et c’est à l’intérieur des êtres humains qu’elle poursuit, à marche forcée, son activité nihiliste.
3- Mort potentielle du capital ?
Désormais quasi totalement libéré des contraintes de l’ancien temps de travail productif et de la matérialité de la seconde nature (celle qui a pris naissance avec la machine à vapeur et dont on pourrait voir l’achèvement dans le passage du calcul analogique au calcul numérique), le capital a pénétré et conquis toutes les représentations de l’espèce. Ce procès d’artificialisation ne requiert aujourd’hui plus de médiation, mais une actualisation permanente et universelle. Dans la « troisième nature » de l’abstraïsation des mondes virtuels, des flux de capitaux et des marchés « en temps réel », le capital se trouve en état de mort potentielle, de perte irrémédiable de tout ce qui faisait son contenu historique, sa substance dialectique. Le virtuel anéantit le passé et le futur. Le virtuel ne supporte pas l’écoulement du temps ; il lui faut une immédiateté inscrite, sur le champ, dans un présent éternel.
C - La présentification des « ressources humaines »
Si l’on rapporte la genèse sociale du concept de capital humain aux conditions historiques que nous venons d’esquisser, on peut interpréter la réussite idéologique de l’économie de l’éducation comme une issue trouvée aux impasses de la théorie classique de la valeur travail – y compris donc celle de Marx. G. S. Becker4, prix Nobel d’économie 1992, un représentant majeur de cette doctrine, illustre la consécration mondiale de la fin de la contradiction capital-travail.
Pour les économistes classiques et pour Marx – les premiers en le légitimant, le second en le critiquant – le producteur abstrait et autonome du droit bourgeois, vend sa force de travail mais conserve son être social. Celui-ci est, certes, aliéné et comme tel il est incorporé au procès de production pendant son temps de travail (c’est le « travailleur collectif » définit par Marx), mais il reste extérieur à la communauté-propriété du capital. L’exploitation de la force de travail dans la réalisation de la plus-valeur implique l’extériorité nécessaire de la classe du travail. En revanche, les économistes du capital humain établissent leur nouveau concept comme un capital incorporé à l’individu, comme faisant partie de toute son existence objective et subjective. C’est en tant qu’être humain que l’individu-capital-humain investit rationnellement toutes ses ressources sur le marché. Remarquons ici à quel point cette théorie est contemporaine de l’internisation de la classe du travail par le capital : rien d’autre que sa très fidèle expression idéologique.
Les critiques que les économistes marxistes d’après 68 ont porté à la théorie du capital humain et, parmi elles, une des plus remarquables, celle de Lautier et Tortajada5— ont bien analysé la fiction que représente le calcul individuel de l’investissement éducatif, ou bien encore l’erreur d’assimiler un salarié à un capitaliste, en oubliant que le rapport salarial (qui pour eux fonde encore la contradiction du capital), les rend irréductibles l’un à l’autre. Pour ces auteurs, la reproduction du rapport social capitaliste implique l’extériorité de la force de travail dans le procès de production. L’école et la formation représentent des coûts improductifs mais nécessaires au contrôle du travailleur collectif et à la perpétuation du rapport salarial.
Mais cette critique arrive trop tard ! Le capital l’a absorbée. Ce qui fait la force théorique des thèses de Lautier et Tortajada pour la période de la société de classe – ainsi leur analyse de la genèse de l’école républicaine témoigne de cette efficacité – devient leur faiblesse avec la période de la société des particules de capital. L’extériorité de la force de travail dont ils font le présupposé central de leur théorie a été intériorisée et, ce faisant, a changé de contenu. Dans l’institutionnalisation de Mai-68, le travail a été désubstantialisé. Avec la mise en place de la « troisième nature », celle dans laquelle la principale ressource à mettre en valeur est la « ressource humaine » extraite d’homo sapiens sapiens, le capital achève de supprimer le travail en généralisant sa négation (i.e. les « dégraissages ») à toute la sphère de l’ancien travail improductif et des activités qui relevaient de la reproduction de la société. Désormais source principale de la plusvaleur, toutes les activités humaines doivent être autonomisées des anciennes formes du travail productif pour pouvoir immédiatement les capitaliser. De rapport social fondé sur l’exploitation de la force de travail, le capital est devenu valeur en procès s’incorporant l’espèce. La profession-nalisation accélérée et universelle de toutes les activités humaines permet de conserver l’ancienne représentation du travail productif et ainsi d’autonomiser, pour les capitaliser, toutes les compétences et les qualifications à créer sur le marché, illimité, des ressources humaines. « Quoi que tu fasses, tu dois le faire en PRO ! », tel est le mot d’ordre de la particule de capital.
L’unité contradictoire de la société divisée en deux classes dont l’une était porteuse du devenir humain de l’humanité, se déplace dans la communauté de l’espèce : le capital séparant les « ressources humaines » de l’espèce humaine, pose les conditions d’un devenir-autre de l’humanité. Ainsi, toutes les possibilités historiques d’accomplissement de l’humain – cette levée de tous dans l’œuvre et de l’œuvre dans tous, selon le chant de Saint John Perse6 – que contenait la négation du travail par le prolétariat qui se nie, se sont résorbées dans l’activation des « ressources humaines » rendues présentes. L’anthropomorphose du capital implique cette présentification de l’activité humaine.
D- La formation, cet instantané...
Dans la société des particules de capital, dans la réalisation et la valorisation de la « troisième nature », l’éducation disparaît. La dernière médiation qui a opéré dans le champ social-historique de ce que fut l’école de la classe, a été celle de la formation continue. En contribuant à particulariser les résistances et les solidarités de ce qui était encore la communauté éducative du prolétariat (son auto-praxis), la formation continue, instituée comme droit individuel à un temps de formation sur le contrat de travail, a légitimé « démocratiquement », le passage de l’éducation-dépense à la formation-investissement. En liquidant l’ancienne éducation républicaine qui socialisait l’entrée de l’enfant dans la vie et de l’adulte sur le marché du travail dans les conditions de leur classe sociale, le système de formation professionnelle continue, après 68, a permis la conversion de l’éducation en "investissement dans l’intelligence incorporée dans l’humain7".
A observer cette dynamique de valorisation des « ressources humaines » qui s’affirme aujourd’hui, on comprend pourquoi le système d’éducation et de formation issu de la société de classe, malgré ses trente années de « démocratisation » et ses bientôt vingt années « d’individualisation des apprentissages et d’autonomisation des apprenants », constitue, aux yeux des modernistes, un frein intolérable à l’émancipation des « ressources humaines ». Même réformé par ses pédagogies par objectifs, ses évaluations-régulations, ses dispositifs d’auto-apprentissage, même assisté de ses systèmes-experts, de ses didacticiels, de ses simulations ; même décentralisé, déconcentré, décatégorisé et réorganisé en gangs, bandes et mafias, le système de formation reste encore trop médiatisant. Les anciennes hiérarchies du diplôme et ses rentes de situation, les anciennes bureaucraties et ses castes résistent encore trop à l’affranchissement généralisé des « ressources humaines » ! Pourtant l’Éden pédagogique, la société apprenante de l’avenir, l’utopie immédiatement réalisable du « bonheur positif de connaître sans classement ni distinction », le « miracle d’une image visible, variable et vraie des communautés du savoir » enfin libérées de tout le "mal du monde qui vient de l’appartenance8", oui, cette découverte vient d’être faite, tout près d’ici, sans fracas, dans les salons lambrissés d’une mission auprès d’un récent Premier ministre : Les arbres de connaissance.
E- Des arbres méconnaissables : contre l’État cognitif
Se voulant synthèse des principales avancées en matière de réseaux d’apprentissage, d’échanges de savoirs et de validations des acquis professionnels et personnels, le « dispositif des arbres de connaissances » offre un modèle de ce que nous désignons comme l’immédiatisme de la formation des ressources humaines. On y trouve, porté à un degré de généralisation que permettent les techniques actuelles – et prochaines – de télé-informatique, le compendium de la combinatoire du capital-représenté. Référée à la démocratie et à l’antitotalitarisme —ces composantes centrales de l’idéologie moderniste, et se posant comme référant de celle-là et de celui-ci, cette combinatoire peut être ressaisie selon trois moments d’effectuation :
a) une présentification de la particule du capital affirmée comme être humain ;
b) sa valorisation universelle sur le marché ;
c) son agrégation-séparation éphémère et abstraite à une multitude de groupements télé-rassemblés par leurs images virtuelles et qui errent à la recherche de leurs liens communautaires irrémédiablement perdus.
1- Une identité sans sujet ; des connaissances sans histoire
Composer son « blason » en informatisant tous ses savoirs et savoir-faire acquis depuis la naissance dans tous les domaines de son expérience humaine (un meta curriculum vitae, en quelque sorte), puis, transposés et définis en « brevets », les accumuler et les échanger sur un marché « séparé de l’économie marchande » ; s’affilier alors à de multiples « communautés de savoirs qui cultivent leurs arbres de connaissances, en vue d’instaurer une économie de la connaissance, transparente, égalitaire, auto-administrée et surtout porteuses d’un lien social qui pourrait être à l’origine d’une nouvelle forme de citoyenneté », tel serait, selon ces petit-fils de Baden-Powell9, d’Egdar Faure10 et d’I.B.M., oui, tel serait le destin du futur citoyen cognitif...
Institutionnalisation de la critique des bureaucraties éducatives que le mouvement de Mai-68 avait réalisée, les systèmes de formation par unités de valeur capitalisables butaient encore sur les restes du barrage de la détermination corporative et classiste des connaissances et des compétences. Un siècle d’école de classe n’avait pas complètement aboli la définition et le contrôle des savoirs et des savoir-faire par les anciennes communautés – pour la plupart médiévales – qui les avaient engendrés. Ainsi, dans l’histoire d’un savoir dominé par l’aristocratie, puis par la bourgeoisie, les universités de médecine fonctionnaient encore trop sur le mode des écoles de médecine féodales, créées et contrôlées par la communauté des maîtres-médecins, avec son ordre, sa hiérarchie et son monopole savant peu à peu arraché à l’Église. De même, dans l’histoire d’un savoir lié à l’expérience des corporations d’artisans, puis de celle de l’organisation ouvrière, les formations techniques et les apprentissages professionnels restaient encore trop dépendants des communautés ouvrières et de leurs traditions en matière de transmission des connaissances. Avec la mise en place technoscientifique de la « troisième nature », avec l’institution de la société du capital-représenté et de ses particules, le système des arbres de connaissances peut être proposé comme une utopie réaliste, une réforme réalisable. Les conditions de réification que présupposaient la « société déscolarisée » d’Illich11 ou la « cité éducative » d’Edgar Faure parrainée par l’UNESCO, sont maintenant quasiment réalisées. L’autonomisation des connaissances d’avec leur matérialisation dans une force de travail permet leur recomposition dans un système d’identification en imagerie cognitive. N’étant plus le résultat d’une praxis collective située et datée, c’est-à-dire en continuité et en rupture avec une histoire concrète, les connaissances deviennent l’affirmation d’une image de capacités particularisées, immédiatisées et séparées de leur genèse sociale comme de leur genèse théorique.
2- « Des ressources humaines » sans communauté humaine
En établissant la représentation des connaissances à partir de son expression immédiate par la particule de capital (cf. le circuit « blasons-brevets-banque-monnaie-marché »), le système des arbres de connaissance repose sur la fiction d’une communauté de savoirs, séparée de l’histoire humaine qui les a engendrés. Combinaison empirico-logique d’une combinatoire sociale sans sujet, ni histoire, les « communautés de connaissance » d’Authier et Lévy constituent des identités sans sujet. S’autono-misant toujours davantage de toutes les communautés humaines historiques, cette « société pédagogique » (id., p. 14) n’a pour communauté que celle de particules de capital se valorisant. A la place du lien et de la rencontre, elle exige l’agrégation volontaire à la réification et la présence obligatoire dans le peloton des marathoniens porteurs des dossards de l’État cognitif.
Puisque « tout le mal du monde vient de l’appartenance » (id. p. 9), comme le proclame le préfacier droits-de-l’hommiste Michel Serres, il convient pour nos deux planteurs d’arbres sans sol de faire apparaître les imageries de blasonnés en télécommunication qui s’ordonnent selon les graphiques de la bourse cognitive et circulent sur les flux des marchés mondiaux de la « ressource humaine ». Car comment croire un seul instant à cette fiction qu’est le « SOL », cette unité monétaire qu’ils présentent comme « inconvertible » en monnaie classique et qui exprimerait la « richesse cognitive de tous les membres ayant obtenus des brevets » ? Comment imaginer un seul instant, que de gigantesques gisements de sa nouvelle richesse se trouvant à sa portée, le capital n’absorberait pas illico tout le système, puisqu’il tente déjà de résoudre les obstacles et les points de fixation de la monnaie scripturale, en cherchant à établir une unité de compte planétaire entièrement informatisée : la monétique ? Voulant démarquer leur système de l’ultralibéralisme, nos gentils learning boys s’évertuent à distinguer « l’économie marchande » de « l’économie de la connaissance » (id. pp. 152-153). Ignorant, ou feignant d’ignorer que le capital réalise désormais sa plus-valeur en exploitant la nature intérieure de l’homme (cf. supra), ils invoquent l’ancienne définition de la valeur – en la falsifiant d’ailleurs au passage – pour plaider leur cause de sous-Adam Smith de la société cogno-despotique d’aujourd’hui.
F- DÉSOCIALISATION IMMÉDIATE POUR TOUS
Comment marquer l’étape présente de notre tentative théorique pour une critique de la société du capital-réprésenté ? Approché cette fois sous l’angle de la valorisation des ressources humaines, nous avons cherché à comprendre le procès historique qui réalise le passage de l’éducation-dépense à la formation-investissement. Bien loin d’être achevé, ce procès contient une puissance de dissociation sociale lourde de conséquences pour les êtres humains d’aujourd’hui : il sépare et dissout la socialisation et l’éducation. Jusque-là toujours réunis dans toutes les sociétés humaines, les modes de socialisation et les pratiques d’éducation relevaient d’un seul et même moment anthropologique, celui du temps des entrées dans la vie. Inscrite dans la diversité des communautés humaines, l’entrée dans la vie se réalisait socialement dans une temporalité subjective et objective faite de filiation, de transmission et de médiation entre les générations. La mémoire du passé et la représentation de l’avenir prenaient sens et donnaient une présence au temps présent. La vie immédiate tirait sa substance de la richesse des médiations historiques et de leurs contradictions, dans l’orientation vers un devenir-autre de l’humanité.
La socialisation sans communauté ni société autre que celle de la combinatoire planétaire des particules de capital, a pour religion celle de l’instant de la télécommande, celle qui pousse des démo-intégristes de tous les réseaux à s’agréger et à se désagréger aussitôt, une fois le coup, le commando, le racket, l’intervention, la virée, le spectacle, achevés...
La désocialisation permanente et généralisée que réalise l’institution de la liberté des « ressources humaines », implique une dévitalisation du rapport social et une détemporalisation des apprentissages de toutes les activités humaines valorisables. Dans le monde des particules de capital, sur la planète de la « troisième nature », socialisation et éducation doivent se séparer et disparaître pour laisser place au temps anéanti de la « ressource humaine » se formant.
Temps critiques n° 6/7, 1993, pp. 103-117. Publié également dans Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir) (1999), La valeur sans le travail, L'Harmattan, pp. 169-178.
Notes
1 Smith A, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Londres, 1776. 2 Guigou J. La Cité des ego, L’impliqué, 1987.
3 Nous désignons par ces termes le processus au cours duquel, dans sa dynamique de valorisation de quasiment toutes les activités humaines, le capital dissout les représentations qui s’opposent à lui. La logique de cette dynamique cherche à imposer une seule et unique représentation, celle qui reconnaît comme réelle une activité humaine parce qu’elle est mieux capitalisée ou virtuellement capitalisable (cf. le « plus » attribué à tel ou tel produit ou service). La seule manière d’y parvenir consiste à supprimer la nécessité même de représenter — la vie, le monde, l’homme, le temps, l’espace, etc.— en fournissant immédiatement la présence réifiée, abstraite et totalitaire des « mondes virtuels » et de leurs imageries.
4 Backer G. S. Human capital, Columbia University Press, New York, 1964. 5 Lautier B. et Tortajada R. École, travail et salariat, PUG-Maspero, 1978. 6 Saint John Perse, Pour Dante, Gallimard, 1965. 7 Afriat Ch. L’investissement dans l’intelligence, PUF, 1992. 8 Authier M. et Levy P. Les arbres de connaissance. Préface de Michel Serres, La Découverte, 1992. 9 Baden-Powell R. Scouting for boys. Londres, 1908. 10 Faure E. Apprendre à être : vers une cité éducative, Unesco-Fayard, 1971. 11 Illich I. Une société sans école, Seuil, 1971.
Retouche pour une histoire de l’évaluation
Jacques GUIGOU
Si l’évaluation peut-être dite, aujourd’hui, « dans tous ses états » ou bien « en miettes » ou mieux encore particularisée, c’est qu’elle est devenue visiblement ce qu’elle était déjà embryonnairement : un opérateur majeur de la capitalisation des activités humaines.
Contre le triomphalisme
Les quelques travaux qui essaient d’établir une histoire de l’évaluation dans l’éducation et la formation relèvent presque tous de la critique interne. Même lorsqu’ils ont des chercheurs pour auteurs, ils restent dépendants des exigences d’utilité de la demande économique et sociale d’évaluation, sans mettre en analyse les déterminations extérieures de l’institution de la formation. Ils ne se dégagent que rarement de l’évolutionnisme et du progressisme selon lesquels on serait passé des tests et des mesures — réducteurs et indifférenciés — des origines de la docimologie, aux dispositifs élargis, autonomisants, différenciés et régulateurs des évaluations-formatives et des évaluations-recherches d’aujourd’hui.
Avant 1968 : des mesures externisées pour des individus en classe
Le marché et les marchands se réalisent comme rapport social et comme classe sociale en évaluant le prix des choses. L’acte d’évaluation est l’opérateur essentiel de la naissance du capitalisme. La mémoire de la langue l’atteste: évaluer, évaluation apparaissent au milieu du XVe siècle. Avec ses dérivés plus récents (évaluable, sous-évaluer au XIXe, surévaluer, réévaluer au XXe), le terme évaluation ne cessera de scander les étapes majeures du mouvement de la valeur sous la conduite du capital.
Comme le travail avait nécessité une rationalisation (O.S.T.) et une évaluation (job evaluation) au moment du passage au capitalisme industrialo-financier anonyme et généralisé (1890-1929), l’éducation et la formation nécessitent, un peu plus tard, le calcul de leur coût et de leur rendement. Développé dès le tournant du siècle aux États-Unis, sous la forme de tests cognitifs standardisés, puis de mesures de comportements, cet effort d’objectivation (i.e. d’autonomisation et de mise en objectifs) se diffuse dans le système scolaire américain selon les modèles du scientific management et avec les techniques de la planification économique. L’apogée de ce processus d’équivalence travail-éducation peut être situé en 1967, lorsque Scriven introduit la distinction entre évaluation-sommative et évaluation-formative. En Europe, et notamment en France avec la docimologie (Pieron, 1920), en raison du plus fort antagonisme de classe et donc de la faiblesse des classes moyennes, le processus ne prendra sa pleine ampleur qu’après la Seconde Guerre mondiale. Là aussi, les modèles et les techniques d’évaluation des résultats scolaires et de la formation professionnelle, comme les recherches de psychologie expérimentale qui s’y rapportent (Reuchlin, I.N.O.P., 1956), proviennent des réformes de l’organisation du travail. Les effervescences modernistes en matière de critique des « inégalités du système éducatif, de la sélection, de l’arbitraire des examens et des concours », favorisent la diffusion des réponses techniques et organisationnelles que la collaboration de classe implique face à la crise de « l’école de la bourgeoisie ». Ces réponses ont nom : pédagogie par objectifs, individualisation des apprentissages, régulation de groupes, enseignement programmé, etc. La démocratisation de l’enseignement et la promotion professionnelle par la formation (englobée dans la demi-utopie de l’éducation permanente) constituent alors des terrains d’expérimentation, encore limités à quelques couches sociales stratégiques (les cadres et la maîtrise), de ce qui deviendra après 68, les triomphes de l’évaluation-formative pour tous.
1968 : fin de l’examen final (et de la « lutte finale ») et début du contrôle continu
La révolution de 1968 a révélé le Mané Thécel Pharès de la société entièrement et réellement dominée par le capital : annonce d’une discontinuité avec le despotisme de la valorisation, d’une rupture avec la capitalisation de l’humain. Avec l’impossibilité de la révolution prolétarienne et la fin de la contradiction capital-travail, se réalisent les conditions de l’unification de la société des particules du capital. Pour établir cette hégémonie qui lui est fatale (il s’auto-détruit en ayant englobé sa négation), le capital a besoin que chacune de ses particules internise l’altération de toutes les représentations des communautés humaines antérieures. Le contrôle continu et l’évaluation-formative participent activement à cette dissolution.
Après 1968 : Des évaluations-formatives pour des ressources humaines capitalisées
Après 1968, le constat posé d’un « élargissement de l’évaluation » (Pelletier 1971, Cardinet 1979), de la prise en considération des « contextes de fonctionnements » (Genthon 1983), de la relativisation des mesures au profit des méthodologies et des procédures (A.D.M.E.E.-Europe), du développement des fonctions de régulation et de facilitation des apprentissages (Allal 1979), de l’élaboration de dispositifs de « remédiation aux échecs » (Feuerstein), de la systématisation et de la modélisation des critères (Stufflebeam 1974, trad. franç. 1980), appelle une interprétation qui ne se contente pas de diagnostiquer une « rationalisation des ressources humaines » (Hameline 1990) et qui ne se livre pas à une lamentation rituelle sur les « risques de la perversité technocratique » (Hameline ibid) que comporterait l’évaluation-formative, mais une interprétation qui cherche à saisir le contenu historique de son institutionnalisation.
Comme quelques autres institutions centrales de la société des particules du capital (cf. Jacques Guigou, La Cité des ego, 1987 et J.Guigou et J.Wajnsztejn (dir.), La valeur sans le travail, 1999), telles que le sport, les médias, les réalités virtuelles ou les entreprises-apprenantes, l’évaluation-formative a produit et a été produite par une dynamique de séparation-unification, dont on peut ressaisir ici quatre mouvements essentiels :
1- Aux anciennes finalités de classe de l’éducation, imposées de l’extérieur par des contrôles initiaux et finaux, se sont substitués les nouveaux objectifs démocratistes de formation, admis de l’intérieur par des contrôles continus et des évaluations-formatives. Deux classes sociales, autrefois éduquées dans des appareils scolaires séparés, se sont unifiées dans un système de formation professionnelle particularisant, dans lequel des « s’éduquants gèrent leurs ressources humaines ».
2- A la place de l’ancienne hétéronomie de l’élève devant la « barrière et le niveau » (Goblot 1984), qui permettait la promotion sociale individuelle mais interdisait toute éducation communautaire, s’est instituée la nouvelle autonomie du formé et de son « projet personnel ». Auto-assisté par ses prothèses télématiques en matière d’orientation professionnelle, homme-sandwich de ses motivations et agent publicitaire de ses performances en guise de curriculum vitae, le formé-évalué-autonome s’affaire sur le tableau de bord des cotations du marché du capital humain...
3- Avec l’inessentialisation du travail dans le procès de « création de valeur » et l’englobement de toutes les activités humaines dans le mouvement de la capitalisation de l’espèce, l’évaluation-formative contribue intensivement à l’identification de ce qui peut-être mis en « unités de valeur capitalisables ». Longtemps rebelle à cette vaste computation, le qualificatif en fait désormais entièrement partie.
4- Dans les anciennes communautés d’appartenance, les apprentissages étaient profondément liés aux temporalités des grands cycles de la vie. L’initiation dans le clan totémique ou dans l’ordre religieux, le compagnonnage dans la corporation, « l’entrée dans le monde » du jeune bourgeois ou l’apprentissage du prolétaire, trouvaient leur sens et faisaient leur preuve dans l’activité humaine générique de la communauté. Aucun apprentissage n’échappait à la médiation des temps sociaux de la communauté. Dans la société des particules du capital, tous les apprentissages doivent s’émanciper des anciennes médiations communautaires ; toutes les activités y étant transformées en unités de valeur capitalisables, elles impliquent des apprentissages permanents et infinis de la part de chaque particule. La seule communauté étant désormais celle du capital et sa dynamique — mortelle — étant celle de la capitalisation des « ressources humaines », l’évaluation ne peut y être que formative car elle permet d’immédiatiser la réalisation des apprentissages. L’utopie technique de l’évaluation-formative, celle d’un contrôle internisé et continu de tous les apprentissages, trouve son application dans le « temps réel » des systèmes experts informatiques de l’E.I.A.O. puis du e-learning. Du passé ayant fait table rase, et le futur étant déjà là, les évaluations-formatives professionnalisent, sur le champ, toutes les activités humaines en les transformant en ressources humaines gérées.
Lorsque le National Institute of Healt étasusien, capitalise les fondements mêmes de la vie humaine en brevetant 2375 séquences du génome humain afin de les commercialiser (LeMonde du 26 août 1992) ; lorsque le Fonds national pour le développement de l’évaluation et son Conseil scientifique formule les droits et les obligations de l’État-évaluateur de l’inutilité de ses politiques ; lorsque la direction des lycées et collèges du ministère de l’Éducation nationale se dote d’un logiciel d’auto-administration de l’évaluation des « projets d’établissement » en vue de les hiérarchiser ou bien encore lorsque un G.R.E.T.A. supprime du travail humain en établissant un « référentiel » des connaissances ou en redéfinissant telles ou telles « compétences professionnelles » ; tous ne pratiquent-ils pas une seule et même chose : rendre des êtres humains plus étrangers à la vie humaine ?
Communication à la Cinquième Rencontre des formations de formateurs diplômantes : L'évaluation dans tous ses états. Marseille 2-5 septembre 1992. Faculté des sciences économiques d'Aix-Marseille.
Publiée dans Temps critiques n°5, automne 1992, p.57-65.
Le devenu des Héritiers (Bourdieu, 1964).
Pour une critique du classisme en sociologie de l’éducation
Jacques GUIGOU
Des Héritiers sans patrimoine, des individus particularisés
En France, l'histoire de la sociologie de l’éducation a été marquée par deux écoles scientifiques et intellectuelles majeures. Celle de l’ancêtre fondateur : Émile Durkheim, qui, dans le contexte politique du développement de l’école par la IIIe République, établit la doctrine de « l’élitisme républicain » qui va influencer des générations d’enseignants et d’hommes politiques. Celle de Pierre Bourdieu, le continuateur-critique, qui, dans le contexte de « la sortie » de l’école de classe (les démocratisations-modernisations des années 60 et 70), va influencer les idéologies de la formation après 1968.
La fondation de la sociologie contemporaine de l’éducation que va opérer Bourdieu commence avec la publication, en 1964, de son livre Les Héritiers. On y trouve une analyse des modes de sélection sociale opérée par l’université dont les diplômes sont quasiment « interdits » aux enfants des classes dominées (en 1959, sur les 200 000 étudiants moins de 10 % sont des enfants d’ouvriers ou de ruraux). Avec J.C.Passeron, coauteur de ce livre, Bourdieu élabore des concepts qui rendent compte des mécanismes concrets de la sélection sociale à travers le langage (habitus de classe), la culture (capital culturel) et la violence symbolique du rapport dogmatique au savoir exercé par les « mandarins ». Mais cette critique de Bourdieu porte davantage sur l’université de la période précédente que sur celle qui annonce les bouleversements politiques de 1968 et qui, en s’institutionnalisant, conduisirent à « l’université de masse ». Or, une théorie qui méconnaît les contradictions de son époque devient bien vite idéologie de l’époque suivante. Dans les années 70 et 80, les « théories de la reproduction » de la société à travers la sélection sociale qu’opèrent l’école et l’université (ce que nous désignons ici comme un classisme sociologique), vont devenir idéologie de « la formation pour tous ». La sociologie de Bourdieu et de son courant de recherche contribuera alors à légitimer « scientifiquement » les politiques de valorisation des « ressources humaines ».
La sociologie classiste de l’éducation comme idéologie de La Cité des ego
Le léninisme sociologique des bourdieusiens et des sociologues ex-maoïstes Baudelot-Establet, ainsi que leurs innombrables clones et sous-clones (Merieu, Charlot, Dubet, etc.) s’est institutionnalisé comme idéologie de la particularisation du rapport social et comme média de la recomposition de la société capitalisée. Dans cette société, véritable Cité des ego[1], tout se passe comme si les individus ne parvenaient à exister socialement, à condition qu’ils fassent de toutes leurs activités une occasion de valoriser leur « ressource humaine ». L’ancienne critique historique de l’école bourgeoise ayant échoué avec l’impossible révolution prolétarienne de Mai- 68, celle-ci devient idéologie classiste de la formation et participe comme telle à la promotion des pédagogies de l’autonomie dans la dépendance, qui ont noms : « lutte contre l’échec scolaire, stratégies de remédiation, groupes de niveau, individualisation des apprentissages, éducabilité cognitive, démarche de projet, actions différentiées, ZEP, REP ,etc. »
Le niveau monte... allez les particules ! De la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe (cela s’achève en 1968), la classe négative qu’était le prolétariat comme sujet de l’auto-praxis de la communauté humaine, est toujours restée à l’extérieur de l’institution de l’école républicaine. Seuls des individus-ouvriers ou d’origine ouvrière ou paysanne ont été scolarisés, et, pour un très petit nombre d’entre eux, ont « réussi » leur promotion sociale. Tant que l’exploitation de la force de travail permettait de réaliser du profit en transformant les ressources naturelles en valeur, et, corrélativement, tant que l’acte technique de production ne comportait qu’une faible composition cognitive de « capital humain » et que celle-ci restait le fait d’un petit nombre, le système éducatif pouvait conserver sa structure de classe. A partir du moment où l’épuisement des ressources naturelles, l’accélération des mutations techno-scientifiques (Intelligence artificielle, génie génétique, réalité virtuelle, etc.), la globalisation de l’économie, permettent à l’investissement en « capital humain » de réaliser du profit, la formation de tous les individus devient un opérateur central de la dynamique du capital. Cette capitalisation d’homo sapiens qui s’auto-proclame "gestion des ressources humaines" ou bien encore "management des compétences" peut, dès lors, s’inscrire comme l’objectif implicite de la recomposition particulariste du rapport social. Dire Le niveau monte (Beaudelot-Establet, 1989) ou bien encore Allez les filles (id. 1992), est-ce dire autre chose que : l’emprise de la formation techno-organisationnelle des individus particularisés s’accroît, y compris chez celles et chez ceux qui appartenaient à l’ancienne classe du travail ou à l’ancienne moitié dominée de l’humanité ? Non. Dire cela, c’est faire la publicité de l’existant et de son devenir-même.
Le sociologue « réflexif » et sa postière
Dans ses exercices de funambulisme politique, le sociologue "réflexif" Bourdieu ne se contente pas de piller un des apports non négligeable — bien qu’aujourd’hui caduc — de l’analyse institutionnelle des années 70 : la socianalyse ; il lui faut aussi enquêter ("très douloureusement", précise-t-il, satisfait de son ignominie) sur la "souffrance du monde", et pour cela racketter la vie des pauvres ; par exemple, la vie de "cette petite employée du tri postal de la rue Alleray à Paris, que nous avons interrogée un soir, dans l’immense hall gris et poussiéreux où elle travaille, deux jours sur trois, de neuf heures du soir à cinq heures du matin, debout, devant les soixante-six cases entre lesquelles elle distribue le courrier, et les pauvres paroles grises, malgré l’accent du Midi, avec lesquelles elle nous décrivait sa vie à l’envers, ses trajets, au petit matin, après la nuit de travail... " (Réponses, Seuil, 1992, p. 174).
Notes [1] Cf. Guigou J. (1987), La Cité des ego. Grenoble. L'impliqué.
Publié dans la revue Savoir Éducation Formation n° 3, Sirey, 1994, pp. 491-493.
Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, l’activité critique — et donc l’intervention politique — peut-elle encore viser l’institution ? Maintenir qu’une révolution est toujours possible cela implique-t-il encore le passage nécessaire par une « institution imaginaire de la société1 », c’est-à-dire une invention collective de formes ? Car dès l’instant où le « programme révolutionnaire » n’est plus défini par l’accomplissement historique d’un « sujet de la révolution » (un chef, un souverain, un peuple, une nation, une classe) les théories démocratistes de la révolution — notamment celles des ex-marxistes — remettent leurs espérances dans les mains d’individus « autonomes et créatifs » qui en s’associant, réaliseraient l’auto-engendrement de la société par elle-même (Castoriadis, 1975), pour aboutir à une « société autonome ». Cette représentation autonomiste du devenir-autre présuppose, de plus, que « l’activité créatrice des intersubjectivités » serait uniquement induite par une capacité générique de l’espèce humaine à autoengendrer sa société ; une sorte de talent collectif caché ou entravé par les nécessités de l’histoire. Curieux présupposé créativiste ! Car, lorsqu’il ne verse pas dans le plus banal et le plus répandu des préjugés (du type « les hommes ont toujours vécu en société »), il rejoint les positions des mythologies et des théogonies traditionnelles en inversant seulement l’attribution de l’auteur : ce ne sont plus les puissances de la nature anthropomorphisée, les dieux du cosmos ou le dieu de la création qui modèlent la société humaine, c’est l’autonomie des individu et des groupes qui forme « la société autonome ». Les révolutionnaires, qui ont été si souvent fascinés par les formes institutionnelles de la révolution, l’envisagent-ils désormais comme un flux de formes dissipatives qui s’autonomisent sans cesse de contenus indéterminés, indifférents et rendus équivalents ?
Avec la fin du cycle historique de la modernité2, avec l’épuisement de la contradiction capital-travail3 tend également à disparaître le vaste processus d’autonomisation d’une sphère spécifique de l’action politique, celle de l’État, du pouvoir d’État : État-empire, État-royal tout d’abord, puis État-nation, puis État-providence-démocratique et État-ouvrier-bureaucratique.
Or, après 1968, dans la décomposition de l’ancienne société de classe et dans la recomposition de la société capitalisée, l’État tend à s’affranchir de sa fonction de contention-répression de la contradiction de classe. Il est fragmenté par la décentralisation et la mondialisation des régions, et particularisé par les nécessités de la « participation citoyenne » et de la « démocratie de proximité ». Les « réformes de l’État » visent à socialiser ses anciennes attributions régaliennes (Droit, Justice, Police, Souveraineté, Éducation). L’État «modeste», débureaucratisé et rendu «transparent» se veut désormais « social4 ». Il n’opère plus par uniformisation ni équivalence. Il traite les problèmes « au cas par cas5 », il agit « en réseau » avec les partenaires sociaux, les associations, les groupes de pression.
Si les hypothèses avancées dans cette revue depuis maintenant une dizaine d’années sur la description des transformations du système capitaliste— hypothèses non unitaires et non exemptes de contradictions entre elles — résistent quelque peu à l’épreuve des réalités, il nous faut en tirer des conséquences sur la question de l’intervention politique ; sur son contenu historique possible et sur ses modes d’action présents et futurs. Il nous faut notamment affronter les implications politiques que ces nouvelles contradictions historiques induisent dans la théorie critique comme dans la praxis. La question de la médiation de l’État entre le mouvement et l’institution qui a toujours été décisive autant que problématique dans les révolutions modernes est-elle devenue caduque aujourd’hui ?
-I-
L’État n’est plus une médiation
entre le mouvement et l’institution
I.1. Cherchant à s’affranchir de sa détermination à l’exploitation du travail productif et étant devenu un opérateur de valorisation de presque toutes les activités humaines, le capital tend à se passer de la forme-État et de la puissance d’équivalence qu’elle contiendrait encore, pour « gérer» » immédiatement les rapports sociaux . Autrement dit, l’État et ses institutions, d’opérateur de la domination de la société qu’ils furent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sont maintenant devenus une entrave à la « création de valeur ».
La médiation politique qu’a réalisé l’État–nation, depuis son accomplissement dans la Révolution française, a consisté à attribuer aux rapports sociaux une détermination de classe. Il s’agissait d’abord d’organiser et de contrôler le mouvement du capital en rendant le rapport social compatible avec les exigences de l’accumulation économique. Il s’agissait aussi de transformer les représentations sociales en faveur de la liberté d’action des citoyens-propriétaires.
I.2Dans les révolutions modernes, toutes les institutions de la société ont été mises en forme : formes bourgeoises avec la propriété privée et le système de la représentation parlementaire ; formes prolétariennes avec l’administration bureaucratique du travail productif dans «l’État-ouvrier». Tirant leur puissance de cette représentation étatique d’une unité formelle de la société, supérieure à ses contradictions historiques, les institutions de la société bourgeoise comme celles de la société socialiste-soviétique avaient bien ce caractère de « monstre froid » que Nietzsche attribuait à l’État moderne. Dans les deux cas, ces formes étaient celles qu’impliquait le procès de valorisation du capital encore assujetti à l’exploitation de la force de travail. Travail (exploité), Famille (paternalo-dynastique ou prolétarisée), Patrie (du capital national, puis international), Église (hiérarchiste puis démocratiste) constituaient les médiations fondamentales à travers lesquelles toutes les institutions recevaient leur forme et diffusaient leurs normes. Or, ces médiations sont de moins en moins nécessaires aux pouvoirs du capital pour valoriser les activités humaines d’aujourd’hui. Pour les groupes dirigeants actuels, les institutions légitimées par l’État, même faiblement, contiennent encore trop de « rigidités » et « d’archaïsmes ». Instrumentalisant l’ancienne critique6 des bureaucraties syndicales à l’Ouest et de la bureaucratie d’État à l’Est, les gestionnaires publics et privés de la reproduction du système capitaliste désignent les institutions comme des monstres bureaucratiques (« mamouths ») qu’il faut « flexibiliser », rendre « transparents, mobiles et conviviaux ». Ce mouvement d’autonomisation des institutions est ce qui nous permet de parler d’État-réseau, même s’il s’agit là d’un mouvement contradictoire puisqu’il est en grande partie promu par ce qui demeure de la forme de l’État-nation. Les réseaux permettraient d’atteindre cet objectif d’autonomisation des institutions. Il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-réseau. Par réformes successives et conflictuelles, ces puissances multipolaires du capital et de l’État créent une « connexion » d’intermédiaires que l’on peut combiner, démultiplier et gérer à distance ; une ubiquité contrôlée de l’action en quelque sorte. Mais ces intermédiaires, à leur tour, deviennent trop opaques et trop consistants, il faut désormais les faire carrément disparaître dans l’immédiateté des réalités virtuelles (cyberdémocraties, guerres virtuelles et frappes « chirurgicales », échanges télématiques, procréation artificielle, monétique, netéconomie, etc.)..
Dans le moment historique actuel, parler de médiation à propos de l’action de ces opérateurs d’immédiateté que sont les réseaux et autres « intermédiations » relève de la mystification. Dans la décomposition/recomposition particulariste de la société après 1968, les luttes anticapitalistes ont perdu leur ancrage prolétarien. Elles expriment, aussi bien du point de vue du contenu que des formes, le niveau supérieur d’individualisation atteint par les rapports sociaux et les contradictions que « la contradiction principale » entre le capital et le travail avaient occultées (mouvements des femmes, écologie, etc.). Puis, ces « mouvements » s’altérant dans la recherche de leur possible médiation historique (la réforme), le discours du capital (journalistes, universitaires, experts, etc.) va désigner toute lutte prenant des formes ou des contenus nouveaux sous le nom de « mouvements sociaux ». Ainsi les luttes de 1986 et les « coordinations » des cheminots, des infirmières, des étudiants connurent-elles ce commun destin sémantique…
Aujourd’hui,. ces mêmes spécialistes du social toujours plus précis et professionnels, nous font part de leur dernière découverte des années 90 : les « nouveaux mouvements sociaux » ! Contrairement à la « question sociale » qui désignait les luttes de classe dans la société bourgeoise du XIXe siècle et dont la médiation était porteuse d’un devenir-autre pour l’humanité et pour les conditions de la vie sur terre, parler de « mouvements sociaux » n’est-ce pas accepter l’englobement de la rupture avec le capital dans le mouvement même de capitalisation de l’espèce humaine ? La notion de « mouvement social » exprime-t-elle autre chose que l’instrumentalisation politique de ce qui était le mouvement réel de l’ancien sujet de la révolution : le prolétariat ? Si ce n’est pas le cas, de quelles médiations les actuels « mouvements sociaux » sont-ils porteurs pour un devenir-autre7 de la société capitalisée ? Voilà des questions que les schismatiques d’avec la reproduction de l’existant doivent affronter.
I.3. Issue de la grande rupture que fut la Réforme8, puis portée à son apogée par les révolutions (bourgeoises et prolétariennes) de la société moderne, l’ancienne dialectique politique entre le mouvement et l’institution n’opère plus aujourd’hui. On sait comment cette dialectique a été réactivée par certains courants de l’extrême gauche après la Seconde Guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie notamment), mais aussi par des courants gauchistes après 1968 (comme celui de l’analyse institutionnelle et de l’autogestion). Distinguant un moment instituant (celui du négatif, de la critique, de la contestation, en référence à une subjectivité révolutionnaire « autonome ») qui entre en contradiction avec le moment positif, celui de l’institué, ces courants ont mis l’accent sur la dimension imaginaire et utopique du mouvement dans l’institution (ou à côté d’elle dans des « alternatives » ). Mais ils sont restés fixés à une conception mouvementiste de l’institution et donc de l’intervention politique. Cette conception autonomise la forme du mouvement aux dépends de son contenu historique et de sa visée politique ; c’est le mouvement pour le mouvement, la publicité du mouvement entretenant la gestion du mouvement et vice versa. L’individu mouvementiste se veut en permanence «en mouvement» et les activités dans lesquelles il s’investit doivent elles-aussi être « en mouvement9 ». Si, comme nous tentons de le montrer plus loin, l’institution s’est résorbée dans une «gestion des intermédiaires», penser l’intervention politique en termes mouvementistes10, n’aurait alors plus de prise sur le présent et moins encore sur l’avenir.
Si l’on observe, dans cette perspective, le devenu des grands mouvements révolutionnaires de la modernité, on y trouve des modes d’intervention et des formes d’organisation qui pourraient être données comme des équivalents de mouvementisme. Tel fut le cas des différentes formes de conseillisme, de l’appel à la grève générale et du mythe du « Grand soir » ou bien encore des tendances à l’autogestion… du capital.
.III.
Quelques institutions résorbées, leurs croûtes et leurs effluents.
III.1.L’intermédiation : des médiateurs sans médiation.
Les activités humaines n’étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l’ancienne société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée des fonctions intermédiaires entre ces institutions résorbées et l’immédiateté de la virtualisation de la valeur qui lui dicte puissamment son unique orientation.
Occupées par des individus, mais aussi par des groupes, des associations, des réseaux, ces fonctions intermédiaires deviennent l’outil stratégique de « la gestion citoyenne » des politiques publiques et privées. Là, se combinent, dans la compétition interclanique ou la coopération, les forces de gouvernement, les fractions modernistes de l’État décentralisé et les milieux associatifs et alternatifs.
Peu de secteurs de la société échappent à l’action de ces gestionnaires de l’intermédiaire faussement nommés « médiateurs » ou plus récemment encore « professionnels de l’intermédiation sociale ». Des centres de formation — qu’ils soient publics ou privés leurs conditionnements sont identiques — s ’empressent, d’en valoriser « les compétences » et de les proposer sur ce marché en pleine expansion. Envoyés sur les fronts des « conflits sociaux », ces contractuels de l’analogue reçoivent la mission de renouer le « dialogue social » afin de « recréer du lien social » ou, mieux encore, de se positionner comme « des passeurs de l’entre-deux29 ». C’est en effet comme tels, des initiés de la passe, que le président du Centre national de la médiation définit le rôle des « médiateurs » qu’il souhaite voir se répandre sur tout le territoire. Opposant « les trésors ternaires de l’humanité » à « l’impérialisme du binaire » que réaliserait internet, il s’imagine redialectisant le monde afin de retrouver « le mystère que chacun est à lui-même et à autrui » ! Les curés ayant disparu ou s’étant fait psychanalystes et … « médiateurs », et les psychanalystes étant largement supplantés par les techniciens de la neurobiologie, voilà le dernier avatar de la « socialisation démocratique » aux abois ! Son credo — antiquaillerie de la religion relookée à l’intermédiation — assez communément partagé dans les milieux gaucho-alternativistes est le suivant : injectons du symbolique dans le social pour le régénérer !
Un sociologue du CNRS30 critique lui-aussi au nom du symbolique cette conception matérialiste et pragmatique de la médiation qui justifie les politiques publiques, celles de la ville notamment. Il pose la question : « le maillage du territoire par des médiateurs est-il une opération de maintien de l’ordre symbolique ?». Car il trouve illusoire d’organiser une parade à la crise des banlieues en « sous-qualifiant » des habitants ordinaires pour les nommer « médiateurs » : ainsi, un ancien petit délinquant est-il converti pour « gérer au quotidien l’interculturalisme », un épicier de quartier se voit rétribué pour la surveillance des devoirs scolaires des enfants qui quelques mois auparavant lui volaient des friandises. Il faudrait donc à ses yeux réduire le grand écart qui sépare « les deux catégories de médiateurs qui fonctionnent dans la société moderne : les grands experts et les sous-qualifiés ». Cette inégalité atténuée et « l’abstraction gestionnaire » des politiques de la médiation équilibrée par « l’échange symbolique », pourraient alors permettre à la société de « déterminer son propre devenir ». Ainsi, pour le sociologue démocratiste comme pour de très nombreux « militants du social », les violences urbaines appelleraient-elles une levée en masse de médiateurs au statut égalitaire qui iraient prendre langue avec les jeunes habitants des « zones sensibles » en prônant les vertus de « l’échange symbolique » pour que cesse le libre-échange…des trafics !
Au paradigme de l’intermédiation, l’économie n’est pas absente : elle se nomme « économie solidaire ». Selon un des promoteurs de ce concept, services de proximités, emplois-jeunes, médiations en tout genre doivent trouver « des formes intermédiaires de financement entre l’État et le marché31». Et ce chercheur de proposer l’organisation « d’un fonds territorialisé d’initiatives locales, qui, en activant les dépenses passives du chômage », gérerait les actions de solidarité par un financement, certes public, mais surtout … intermédiaire.
En donnant comme réelle une division de l’économie entre un secteur non marchand et un secteur marchand, « l’économie solidaire » se réfère à l’ancienne théorie de la valeur basée sur l’exploitation du travail productif alors que celle-ci ne rend plus du tout compte du procès de valorisation des activités humaines aujourd’hui32 On comprend cependant le sens de ce tour de passe-passe nécessaire à la cause de « l’économie plurielle33» : les travailleurs de l’intermédiaire ne sont pas seulement des missionnaires du symbolique, ils sont aussi des producteurs ! Car pour le faire reconnaître à part entière par l’économie, les promoteurs de « l’économie solidaire et intermédiaire », doivent eux-aussi se définir comme des producteurs. Après les « travailleurs de la culture », les « travailleurs de la communication » ( on a vu récemment un mouvement de prostituées s’autoproclamant « travailleuses du sexe » et revendiquant les avantages du Droit du travail), la plus « proche » et la plus « familière » des activités humaines doit entrer sur la scène du travail productif. Cet élargissement continue et sans limite de l’idéologie de la production qui entend « sauver le travail » en transformant la moindre activité humaine en travail s’affirme d’autant plus péremptoire que son objet lui file entre les doigts. Maintenant que l’ancien travail humain productif a quasiment été éliminé de la « création de valeur », il n’est pas étonnant de trouver parmi les partisans les plus zélés de cette « émancipation » des forces productives nombre d’anciens militants du « Pouvoir ouvrier » et de « l’Autonomie ouvrière » qui, depuis leur épicentre italien dans les années 70, la diffuse encore aujourd’hui dans ses nouvelles versions cognitivistes ; les uns célébrant « l’entreprenariat politique » et d’autres la « créativité culturelle de la Multitude ». Du rap aux hackers, de « l’urbanisme déconstructif » à la webcam négative ils nous convient avec insistance à nous associer aux merveilleux développements des « nouvelles forces productives » !
Puis, nos savants se faisant politique, confiants dans leur progressisme et leur modernisme, ils identifient cette manifestation de résorption institutionnelle à un retour à des états historiques du passé qu’ils assimilent à une régression politique. Le magistrat quant à lui évoque un « retour de balancier » et le chercheur en Droit une « reféodalisation du lien social ». Il n’est pas étonnant dès lors de les voir tous chercher une réplique à ce qui est à leurs yeux une dérive, dans « un sursaut de la conscience citoyenne » et une « refondation » de l’État démo-républicain.
La justice étant, pour ces modernistes, devenue un « bien public » et « les ficelles du droit sans lesquelles ni l’Homme ni la société ne peuvent tenir debout » ayant été consolidées, les républicains désormais « n’auront plus peur40» et la société démocratique aura « civilisé ses conflits ». Mais cette injonction des démo-républicains restant – et pour cause ! – lettre morte, les plus pragmatiques des leurs s’attaquent à la mise en œuvre concrète de ce programme, en luttant contre « les incivilités » engendrées par le « libéralisme sauvage ». Et voilà nos « médiateurs » et autres « intermédiations sociales » mobilisés sur tous les fronts pour être les soldats d’une vaste « stratégie civiliste41» de pacification politique. Il s’agit de convertir chaque « français-citoyen » (du gardien d’immeuble à l’épicier de quartier ; de l’ancien petit délinquant devenu « grand-frère médiateur » à l’aide-éducateur bonne à tout faire de la réconciliation sociale à l’école) en parrain des civilités !
Que du devoir militant et affairiste qu’elle était dans les années 70 et 80[42], l’implication soit devenu un « droit » à la fin des années 90, en dit long sur le degré de résorption de l’institution. Hélas pour les démo-républicains et pour les mouvementistes la reconnaissance des droits est très largement impuissante face à la tendance à l’immédiateté généralisée produite par la société capitalisée. Désormais largement contractualisée, l’institution du Droit est fortement affaiblie par la reconnaissance de droits particuliers. Ainsi, aux dernières enchères des droits particularistes, le récent « droit d’accès pour tous à internet » s’est fait damner le pion par « le droit à ne pas naître » !
Faisant régner ses diktats sur toutes les activités humaines, le capital cherche à s'émanciper de ses ultimes mais résistantes déterminations institutionnelles. Car s'opposent à cette tendance, à la fois les anciennes médiations de la société de classe et de ses contradictions mais aussi, les médiations potentielles du devenir-communauté humaine de l'actuelle société. Et dans cette lutte, l'action des « intermédiateurs » vêtus de leur uniforme de pompiers-pyromanes, s'épuise à dresser quelques contre-feux face à l'embrasement immédiatiste.
III.2. Courtiers du cœur : les PACS
Au-delà des diverses formes qu’il a revêtu dans les sociétés historiques, le mariage a été, d’abord et avant tout, une médiation centrale de l’institution familiale puisqu’il organisait le rapport à la détermination naturelle des deux sexes de l’espèce humaine. Polygamique ou monogamique, polyandrique ou monoandrique, hétérosanguin ou consanguin, exogamique ou endogamique, de couple ou collectif, provisoire ou durable, le mariage était ce rapport médiat de la sexualité en vue d’assurer la procréation et la filiation, et qui assurait ainsi la conservation ou l’élargissement de la propriété et du patrimoine familial dans la succession des générations. En inscrivant les individus de l’un et l’autre sexe dans le procès de différenciation d’avec la nature, le mariage a bien constitué cette institution puissante de normalisation culturelle, de domination politique et de mystification religieuse que les mouvements d’émancipation collective et de luttes contre la domestication ont depuis toujours désignés comme tels.
Ce simple rappel sur la genèse et le devenu de l’institution du mariage (dans le cadre plus vaste qu’est celui de la famille) n’est pas inutile pour situer les gesticulations qui, en France, se sont exhibées à l’occasion de la récente création du Pacte civil de solidarité (PACS).
En référence au modèle de résorption de l’institution dans la société capitalisée que nous avons développé ici, le PACS illustre cette cristallisation provisoire d’un intermédiaire sexualo-financier entre l’ancienne institution du mariage bourgeois « démocratisée » et la pure combinatoire sexuelle des particules de capital que réalise déjà partiellement le cybersexe et ses transmetteurs sensoriels, les « rencontres » virtuelles et autres communautés internautiques…
III.3. Les parrains de la civilité
S’il est un domaine où le processus de résorption de l’institution se manifeste intensément et massivement c’est bien celui du Droit et de la Justice. L’ancienne universalité du Droit comme attribut d’autorité et comme fonction de normalisation des valeurs de la classe bourgeoise et de son État-nation a été décomposée par la particularisation du rapport social dans la société capitalisée.
Ce qui a alors été nommé une « démocratisation du Droit » ou bien encore « un accès plus égalitaire à la Justice » ne fut en réalité que le résultat du compromis entre les luttes contre « la justice de classe » et les forces modernistes partisanes des « droits de l’homme » et de « la justice-citoyenne ».
La rupture révolutionnaire de 1968 n’étant pas parvenue à supprimer le Droit, les droits particuliers (identitaires, communautaires) ont alors proliféré. Professeurs de Droit et magistrats rivalisent maintenant dans la surenchère notionnelle pour caractériser — et déplorer, car ils restent dépendants de la représentation démo-républicaine de l’institution — cette montée en puissance de la « désinstitutionnalisation de l’idée de Justice(…) dans laquelle la conception du juste se trouve profondément bouleversée par son destin démocratique38». Car désormais, nous sommes avertis : « la justice ne peut plus se permettre d’ignorer l’économie », et il se crée un « véritable marché du droit » dans lequel « la fortune des parties » tient lieu de loi.
Elargissant la réflexion, un chercheur n’hésite pas à parler d’une « contractualisation de la société39» qui serait provoquée par « la fragmentation de la figure du garant des pactes » c’est-à-dire l’État. Il poursuit en critiquant le « dirigisme contractuel (…) qui organise l’exercice d’un pouvoir entre un grand nombre de personnes publiques ou privées » et conduit à un « affermage du pouvoir qui semble avoir été inventé et expérimenté d’abord dans les entreprises privées ».
De psychanalystes, d’anthropologues et de magistrats qui craignent que, « la loi cesse de marquer symboliquement la prohibition de l’inceste34» à une philosophe qui y redoute « un effacement des sexes35», en passant par un prêtre qui s’oppose à « la reconnaissance par la loi d’une tendance sexuelle » et ceci « au mépris du sens de la personne36», les prises de position à propos du PACS relèvent toutes du même préjugé intermédiariste. On peut y voir en palimpseste l’image d’un individu qui, enfin privé de ses anciennes appartenances institutionnelles oppressives, doit encore être assisté de courtiers du cœur pour accéder aux combinaisons libres et infinies de la « solidarité » sexuelle universelle des réseaux cybernétiques et des « désirs d’enfants » virtualisés.
En contrepoint à ces réifications, les prédications. de la sociologie féministe autour de l'avortement diffusent elles aussi leur lot de mystifications. En voici un des derniers sermons qui pourrait s'intituler : « L'avortement, la sociologue et le missionnaire ». Aiguillonnée par son zèle particulariste, Christine Delphy n'hésite pas à exploiter le drame de l'avortement pour nous expliquer que, si en France son nombre ne faiblit pas, c'est en quelque sorte la faute à la posture dite « du missionnaire »! Car, selon cette experte qui milite pour une « société idéale où tous-toutes les individu-es (sic) seraient libres de leur sexualité », l'acte sexuel seul reconnu comme tel « c'est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l'homme dans la femme37». Mais, poursuit-elle, puisque « cette conception de la sexualité héritée de la culture judéo-chrétienne » entre en contradiction avec les injonctions de la « révolution sexuelle, (…) cela empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui » ! A lire de telles fictions, on se demande où et quand la sociologue a observé [sans « e » : quelle imposture !] son « terrain ». Tout porte à croire qu'elle a enquêté dans les milieux de l'Opus Dei au siècle dernier ! Alors que désormais la combinatoire sexuelle est partout, et que les pratiques sexuelles, comme les autres rapports de la société du capital, sont particularisées et publicisées y compris dans leurs postures les plus perverses, une telle mystification de « l'immarcescible conjonction des sexes » (Gilbert Lely), ne peut que conforter le despotisme actuel de la vie aliénée.
.II.
Du «mouvement réel» de la révolution aux «mouvements sociaux» :
l’impasse mouvementiste et la fiction autonomiste.
Du fait que la Révolution française a abouti à des institutions,
Sancho infère que la Révolution « commande » cet aboutissement.
Marx
L’idéologie allemande ( Saint-Max).
II.1. Mouvement réel, État-révolutionnaire et mouvementisme dans les révolutions modernes
Pour comprendre comment la notion de «mouvement social» a pu, après 1968, se généraliser au point de devenir, comme c’est le cas aujourd’hui, le fourre-tout politico-journalistique des «conflits de société», il faut revenir sur la notion de « mouvement réel » d’une révolution.
Pour Hegel, la contradiction étant à la fois l’impulsion et l’activité d’un mouvement, son développement dialectique, c’est-à-dire sa réalisation comme suppression-dépassement, engendre alors un résultat, un aboutissement : celui de la raison dans l’histoire (l’État) et celui de l’esprit dans le monde (le Savoir absolu). On connaît l’antienne de l’idéalisme hégélien : c’est « l’esprit d’un peuple » qui conduit le mouvement réel des révolutions ; et s’agissant de l’époque moderne, ce mouvement n’est rien d’autre que celui du particularisme économique de la société civile (l’alliance du travail et de la propriété) légitimé par l’universalisme de l’État-nation (aux mains de la classe bourgeoise).
Marx va donner un contenu historique à la notion de mouvement réel dans les révolutions modernes : celui de la classe sociale et de sa négation. Non seulement il distingue, mais il oppose le simple aboutissement juridico-politique d’un mouvement historique et son moment révolutionnaire réel, celui qui renverse l’ancienne société. Ainsi, analysant la révolution de 1848 en France, il écrit : « Le 25 février avait octroyé la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution. Et après juin, révolution voulait dire : renversement de la société bourgeoise, tandis qu’avant février, cela avait signifié : renversement du système de gouvernement 11».
L’aboutissement formel de la révolution ayant été dépassé par son mouvement réel, le cours de la contradiction se poursuit au sein même des composantes classistes des forces révolutionnaires. On peut alors voir s’opposer d’une part une fraction de classe ou une coalition d’intérêts qui souhaite arrêter le mouvement en le fixant (Staat) dans ce que nous pourrions globalement nommer un « État révolutionnaire 12», des « institutions révolutionnaires » ; et d’autre part une composante plus radicale (ultra) qui veut poursuivre le mouvement pour rendre irréversible la révolution et ouvrir son horizon à toutes ses potentialités. Si « l’État révolutionnaire » s’établit en passant des compromis avec l’ancien ordre pour réaliser le programme de la contre-révolution, les partisans du mouvement13 peuvent quant à eux se retrouver minoritaires, voire isolés, et entraînés parfois à des formes de repli sur soi (sectes) ou de fuite en avant dans la terreur.
Dans ce schéma abstrait et volontairement rhétorique, nous pourrions nommer mouvementistes les actions politiques qui, dans la nouvelle période ouverte par la révolution, opèrent en référence à l’ancien mouvement réel de la révolution, mais qui, privées de leur contenu historique, ne s’attachent qu’à la forme du mouvement. Il n’y a plus mouvement réel de la révolution, il y a mouvementisme. Cette forme-mouvement, notons-le, n’est pas purement formelle, elle peut aspirer à un contenu révolutionnaire à venir, mais elle peut aussi verser dans le tourniquet et la ritournelle révolutionnariste. Le mouvementisme autonomise certains modes d’action du mouvement réel, certaines de ses formes circonstancielles de lutte pour en faire une expérience immédiate, une sorte de laboratoire du mouvement ou un recueil d’exemples illustres14.
Après 68, le contenu historique de la révolution et son sujet révolutionnaire le prolétariat, ayant disparu comme classe révolutionnaire se niant, les moments contradictoires de la société capitalisée ont été nommés « mouvements sociaux ». Les mouvements sociaux n’ayant quasiment plus d’extériorité par rapport à une possible discontinuité révolutionnaire, ils se trouvent dès lors privés de capacité d’imagination et d’action pour un devenir-autre de la société capitalisée. Les exigences de l’économie les rabattent dans des directions déjà prises par la dynamique du capitalisme. Ainsi, l’horizon capitaliste d’une Europe fédérale vient courber la trajectoire de tel ou tel « mouvement social » vers son crépuscule démo-social-étatique : ainsi, par exemple, Bourdieu et ses supporters appellent à des « États généraux pour un mouvement social européen » !.
II.2. Une fiction autonomiste : l’institution imaginaire de la société
L’autonomie et l’autoréférence, aussi bien pour la société que pour l’individu, ne furent pas des pratiques portées par la révolution de mai 68, mais elles le furent, et le restent, de sa contre-révolution. Tel fut le cas de l’autogestion dont nous avons montré, il y a maintenant près de vingt ans, que, sous sa forme particularisée de l’egogestion15, elle a grandement contribué à la formation d’individus aliénés dans « l’affranchissement » de leur subjectivité mis au service de la capitalisation des activités humaines. Nombreux furent les marxistes, y compris les plus antistaliniens, qui, après 68, croyant toujours combattre les structures bureaucratiques de l’ancienne société bourgeoise, ont converti leur militantisme «de classe» en contre-militantisme pour la promotion de l’individu-démocratique, autonome, différentialiste et «imaginatif» qui règne aujourd’hui.
Parmi eux, les théories de Castoriadis représentent un des apports les plus significatifs de cette politique de l’autonomie qui cherche à fonder un « projet révolutionnaire sur l’auto-institution explicite de la société16», et ceci, en libérant « l’imaginaire radical » que contiendrait « l’être propre de l’histoire des hommes ». relève du sociologisme le plus plat. En effet, subjugué par son créativisme social et son culturo-anthropologisme fait d’imaginaire de symbolique20), Castoriadis en vient à définir la société comme un « magma et magma de magmas21». (Quelle aubaine pour le capital et sa mise en forme étatique que cette plasticité originelle de la société !). Car, apprend-on plus loin, « la société n’est pas simplement l’espèce humaine en tant que simplement (sic) vivante ou animale », mais elle a « une genèse ontologique » puisqu’elle est création de « significations imaginaires sociales ». Certes le sociologue autonomiste reconnaît la réalité d’un « étayage de la société sur la nature21», mais c’est pour signaler aussitôt après que cet étayage, « qu’on pourrait dire extérieur à la société », relève « évidemment d’un grossier abus de langage ». Il y a là un point aveugle du sociologue autonomiste. En déniant que la nature soit aussi une extériorité pour les êtres humains (en même temps qu’ils en font originellement partie), il verse corps et biens dans la tradition de l’humanisme (par et dans le Logos occidental notablement surinvesti chez lui) et il s’interdit dès lors de penser une critique du rapport de l’individu et de la communauté humaine. En effet, il ignore ou méprise la réalité de ce que furent les rapports des individus à la communauté depuis les origines de l’hominisation et de ce qu’ils pourraient advenir lorsque des individus vivant dans cette société capitalisée d’aujourd’hui parviendront à s’en débarrasser. En affirmant que l’action politique consiste « à créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicité existant dans la société », Castoriadis, non seulement se rallie au consensus démocratiste23 sur « l’autonomie de l’espace public », mais il rabat tout le devenir humain sur la médiation des institutions, que ces dernières soient « héritées » (l’institué) ou modernistes (l’instituant). Une telle fixation institutionnaliste, véritable présupposé sociologiste, est certes peu favorable, à ce que notre « titan de l’esprit24 » puisse imaginer un instant, un accomplissement historique de médiations qui n’aboutissent pas à des institutions. ! Mais, sans doute, cette imagination là n’est-elle pas recensée dans les expressions de « l’imaginaire social créateur »…
Rallié au credo civilisationnel et culturaliste comme fondement ultime de toutes les sociétés humaines, passées, présentes et futures, Castoriadis ne peut dès lors, de livres en colloques et d’entretiens en autocitations, que répéter tous les poncifs des philosophies libérales25 de l’indétermination. Qu’il définisse là, à son insu, davantage ce que furent les civilisations et les empires que des sociétés humaines en tant qu’elles ont aussi manifesté des modes communautaires d’être-au-monde et des rapports non dominants à la nature, n’effleure pas l’esprit démocratiste de notre « révolutionnaire ». Et pour cause, dès l’instant où convaincu que les bureaucraties26, « la division dirigeants/dirigés et l’hétéronomie » sont encore l’ennemi principal de sa « révolution », il lui faut sauver « l’institution imaginaire de la société », ce qui autorise cette société capitalisée27 à autonomiser toujours davantage ce qu’il lui reste de ses institutions ; et, celles-ci devenues réseaux, dispositifs intermédiaires, contrats, pactes et communication, à se proclamer « société de l’autonomie28».
Considéré du point de vue de notre thèse sur l’institution résorbée, la théorie castoriadienne de l’auto-institution de la société et celle, conséquente, d’une dialectique de « l’instituant contre l’institué17», élaborées quelques années avant 68 et largement développées par la suite, peuvent être désignée comme une matrice idéologique et pratique de l’autonomisme. Car dans « l’institution imaginaire de la société » on a converti en « principe d’autonomie » ce qui, dans l’ancienne théorie révolutionnaire qu’on proclame avoir critiquée, était donné comme l’opérateur de la révolution à savoir, l’auto-praxis du prolétariat.
Abandonnant la défroque du sujet révolutionnaire aux nostalgies bolcheviques, Castoriadis en conserve seulement le pli : celui de l’autoréférence. Aveuglé par son fétichisme de la « démocratie grecque », par son implication professionnelle dans la psychanalyse et par les mirages de son « économie socialiste », il ne parvient pas, ne serait-ce qu’à entrevoir, que l’autonomie et cette « créativité culturelle » dont il se fait le héraut, ne sont qu’un résultat historique : celui de l’autonomisation des individus et des institutions de leurs anciennes médiations jadis nécessaires à la société de classe, mais désormais (i.e. après 68) devenues des entraves à « la création de valeur ». Plus généralement, la notion d’un « social-historique » indéterminé sur laquelle Castoriadis vient greffer son projet de « révolution socialiste18» et qui fait du rapport de l’individu et de la société un rapport « d’inhérence19 »
Notes
[1]Selon le titre même de l’ouvrage de Castoriadis (Seuil, 1975) qui marque chez lui l’abandon de la théorie marxiste du prolétariat comme sujet révolutionnaire et la recherche d’une « société autonome » où « l’imaginaire social » inventerait collectivement des formes sociales « instituantes » en vue d’une autonomisation toujours plus grande de l’individu. Dans le chapitre II.2. du présent article, nous reprendrons cette question en tentant de montrer le peu de portée critique de cette représentation puisque « l’autonomie » en tant que « principe suprême » (ibid.) de rapports sociaux indéterminés, représente, après 1968, un opérateur majeur de la capitalisation de la société.
[2] Cf. Temps critiques. «La fin de la modernité et ses avatars», n°9, 1994-95.
[3] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
[4] Cf. « L’État vers le tout social », Temps critiques n° 10, 1998.
[5] Cf. «L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas », Temps critiques, n°12, pp.91-101.
[6] Critique largement exprimée par des auteurs aussi différents que Crozier, Lefort ou l’Internationale situationniste et critique partiellement réalisée par la révolte des ouvriers de Berlin-Est en 1953, la Révolution hongroise de 1956, les luttes de classes de la fin des années 60 en Europe de l’Ouest et enfin par le mouvement de contestation de toutes les institutions qui surgit à la même époque.
[7] Car toute médiation, implique une négation et un devenir-autre. Hegel nous le rappelle comme suit : «Un rapport est médiat quand les termes rapportés ne sont pas un et même, mais autres l’un pour l’autre et ne sont un que dans un troisième : mais le rapport immédiat ne veut en fait dire que l’unité des termes».
[8] Sur la question de savoir «Qui à inventé la Gauche ?» , Lourau et Leroy-Ladurie s’affrontent dans une polémique très académique sur les mérites respectifs du calvinisme, du catharisme ou du jansénisme dans cette attribution de paternité (cf. Le Monde des 1, 8 et 11 juillet 1998). Même si l’argument de l’historien est finalement plus pertinent que celui du sociologue, l’un comme l’autre oublient que ces dissidences politico-religieuses se manifestèrent toujours dans la sphère de domination de l’État et du capital. Ces universitaires ne remettent pas en question la notion même de Gauche. Car, « La Gauche » ce fut toujours, et c’est encore, l’instrumentalisation politique des limites et des échecs des révolutions de la période précédente, une cristallisation de leur mouvement réel interrompu. Ainsi, le calvinisme, fossoyeur des hérésies millénaristes de la fin de la féodalité, ne fut-il qu’une médiation bourgeoise et individualiste qui était porteuse des modernisations de la société totalisée et entravée dans l’État-royal ; il a d’ailleurs réalisé cette société à la fois pré-démocratique et despotique dans la « République » protestante de Genève.
[9] De la maternité «en mouvement» à l’alimentation biologique «en mouvement» en passant par le théâtre, le roman, l’entreprise et le patronat (MEDEF), le commerce électronique, les soins infirmiers, l’égyptologie, la méditation transcendantale, ou l’action humanitaire, on ne compte plus les activités humaines qui pour être reconnues par les puissances de la capitalisation, se sont définies comme « en mouvement ». Ainsi, un mouvement de grève d’infirmières salariées des hôpitaux, devient, après la grève, le groupe des « infirmières en mouvement ». Ce groupe peut alors agir comme « partenaire » des réseaux des soins infirmiers ou bien encore comme lobby auprès d’une Agence Régionale d’Hospitalisation. Ce processus n’est pas une institutionnalisation de la grève des infirmières puisqu’il n’y a plus d’institution hospitalière qui tirerait parti de l’énergie normalisée du conflit, mais un agrégat d’intérêts techniques et économiques particuliers qui opèrent dans un système global de gestion des maladies.
[10] Nous avons défini au chapitre II cette notion de mouvementisme par rapport à celle de « mouvement réel de la révolution ». Retenons pour l’instant que cela vise une action qui s’identifie à la forme-mouvement, qui adopte les méthodes et les moyens de lutte du mouvement pour le mouvement… social. Dans ce refoulement de ce qui était l’ancien « mouvement réel » de la révolution, on entre alors dans une tautologie qui peut s’expliciter ainsi : « nous sommes un mouvement, puisqu’on trouve dans notre lutte toutes les formes d’un mouvement » ! Nous avons analysé cette aporie de l’action dans certains aspects des grèves étudiantes de 1986 ; cf. « Les nouveaux tautologues », in Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan, p.295-302. Texte disponible sur le présent site.
[11] La lutte des classes en France, La Pléiade, œuvres politiques T.1, p. 263.
[12] D’un rapide aperçu des révolutions modernes, on peut repérer le moment du « débouché étatique » des contradictions historiques rencontré et exprimé par ces mouvements : la République calviniste (et despotique) de Genève pour la Réforme au Sud de l’Europe ; le Parlement britannique pour la Révolution anglaise ; la dictature jacobine de 93 pour la Révolution française ; l’État-ouvrier pour la Révolution des soviets en Russie, l’État social-anarcho-populaire (frontiste) de la révolution dans l’Espagne de 1936/37, etc.
[13] En référence à ces mêmes révolutions modernes (cf. note 11), on peut observer un moment de dépassement de la fixation étatique du mouvement dans des formes ultra révolutionnaires : les anabaptistes et la Commune de Munster dans ce que les historiens contemporains appellent la «Réforme radicale» ; les Diggers et les Nivellers paléo-communistes et égalitaristes ; les Enragés de 1793 révolutionnaires paléo-prolétariens ; les babouvistes de 1796 ; les Spartakistes de la Commune de Berlin, etc.
[14] Un gréviste très actif dans le mouvement de l’éducation au printemps 2000 nous déclara : « Dans le Languedoc, le mouvement a fait un usage exemplaire de l’Internet ». Cette « exemplarité » n’ayant en rien subverti ce moyen de communication, mais ayant seulement servi les nécessités de la lutte, ce qui n’est certes pas négligeable, faut-il conclure (en l’exprimant dans les termes de l’article d’A.Brossat dans ce même numéro 12 de Temps critiques), qu’un effet pervers du mouvementisme serait de transformer l’exemplarité en normativité?
[15] Cf. Guigou J., La cité des ego, L’impliqué, 1987.
[16] Cf. Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.
[17] Selon le titre même de l’ouvrage de R.Lourau (Anthropos, 1969) qui, radicalisant la dialectique autoréférentielle de Castoriadis, interprète mai 68 en termes conseilliste et autogestionnaire. Ce faisant, il commettait la même erreur que son inspirateur puisqu’il attribuait à cet « imaginaire social radical » une potentialité de rupture avec le « système » qui allait pourtant puissamment utiliser l’altération des formes sociales, donc des institutions, pour se reproduire et englober toujours plus d’activités humaines.
[18] Castoriadis, ibidem, p.130.
[19] Castoriadis, ibidem, p.154.
[20] … en faisant comme si, psychanalyse oblige, la pensée « symbolique » constituait l’essence de la vie en commun des êtres humains.
[21] ibidem, p.311.
[22] ibidem, p.313.
[23] «Le devenir vraiment public de la sphère publique/publique est bien entendu le noyau de la démocratie», écrit-il en 1997 dans Fait et à faire, Seuil, p.63. Pas étonnant que des Fondations américaines financent des colloques internationaux sur « Castoriadis et l’esprit d’utopie » (cf. Le Monde, janvier 2001) dès lors que cette « utopie » se confond presque avec celle que le capital réalise quasiment intégralement à nos dépends !
[24] Selon l’expression dithyrambique de son comparse Morin (cf. Le Monde, 30/12/97).
[25] … et de leurs ancêtres atomistiques, depuis Démocrite jusqu’à Locke, James, Dewey et tout le pragmatisme américain.
[26] et cela malgré l’énorme réfutation que la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique ont réalisé de son délire des années 70 sur l’imminence de la Troisième Guerre mondiale conduite par la statocratie industrialo-militaire de l’Union soviétique !
[27] C’est l’ensemble des capacités humaines que le capital doit aujourd’hui valoriser, et à ce titre, « l’imaginaire et le symbolique » lui sont autant, si ce n’est davantage, nécessaires que le cognitif, l’affectif et le performatif. De la même manière, dans les « réalités virtuelles » tout le passé des hommes doit être recomposé et se présenter à eux comme une « nature » dans laquelle ils devraient s’immerger.
[28] Février 2001 : les médias annoncent l’imminence d’un projet gouvernemental pour un « revenu jeune » sous la forme d’une … « indemnité d’autonomie » ! À quand le revenu universel d’autonomie ?
[29] Cf. Six J.L. «L’enjeu de la médiation», Le Monde du 24/12/1999.
[30] Cf. Jeudy H.P. « Politiques de la médiation », Le Monde du 14/1/1997.
[31] Laville J.L. « Il faut trouver des formes intermédiaires entre l’État et le marché », Le Monde, supplément économie du 3 février 1998.
[32] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
[33] Laville, ibidem.
[34] Cf. « Ne laissons pas la critique du PACS à la Droite », Le Monde du 27/01/1999, p.14.
[35] Cf. « Contre l’effacement des sexes » par S. Agacinski, Le Monde du 6/02/1999.
[36] Cf. « Une précipitation anxieuse », par Tony Anatrella, Le Monde, supplément du 10/10/1998.
[37] Le Monde du 22/23 octobre 2000.
[38] Cf. Garapon A. «La Justice, d’un service public à un bien public», Le Monde du 24/10/1997, p. 20.
[39] Supiot A. «Il faut se défaire des illusions du tout contractuel», Le Monde du 7/2/2000, p. 17.
[40] Cf. Debray, Gallo, Julliard, Kiegel, Mongin, Ozouf, Le Pors, Thibaud, «Républicains, n’ayons plus peur !», Le Monde, du 4/09/1998, p.13.
[41] « Le droit civil est le droit de la responsabilité. Il oblige à réparer, à faire et ne pas faire : c’est un droit d’implication (souligné par nous, J.G.) de toutes les personnes qui ont à voir avec une situation. (…) Si nous voulons civiliser les comportements de nos jeunes, civilisons la réparation de nos préjudices. (…) Engageons la pacification des esprits par le biais d’une politique de civilisation de nos conflits », écrit Michel Marcus, magistrat et délégué général du Forum français pour la sécurité urbaine dans un article intitulé : « Changeons les réponses à la délinquance juvénile », dans Le Monde du 27 janvier 1998.
[42] Cf. Guigou J. « Implication et destin des implications », POUR n°88, mars/avril 1983 ; réédition augmentée dans La citÉ des ego, L’impliqué, 1987, p. 38-62.
Publié dans Temps critiques, n°12, hiver 2001, p.63-82.
Texte également publié sous forme d’une brochure portant le même titre.
Montpellier. L’impliqué, 32 pages. ISBN 2-906623-09-01
MÉdiation
ou
combinatoire de particules transductives ?
Jacques Guigou
Un rapport est médiat quand les termes rapportés ne sont pas uns et mêmes mais autres l’un pour l’autre et ne sont un que dans un troisième ; mais le rapport immédiat ne veut en fait dire que l’unité des termes.
Hegel
I- L’État-nation n’est plus une médiation entre le mouvement et l’institution.
La médiation politique réalisée par l’État-nation, depuis son accomplissement dans la Révolution française, a consisté à attribuer aux rapports sociaux une détermination de classe. Il s’agissait d’abord d’organiser et de contrôler le mouvement du capital en rendant le rapport social compatible avec les exigences de l’accumulation économique. Il s’agissait aussi de transformer les représentations sociales en faveur de la liberté d’action des citoyens-propriétaires.
Dans les contre-révolutions modernes[1], toutes les institutions de la société ont été « mises en forme » : formes bourgeoises avec la propriété privée et le système de la représentation parlementaire ; formes prolétariennes avec l’administration bureaucratique du travail productif dans « l’État-ouvrier ». Tirant leur puissance de cette représentation étatique d’une unité formelle de la société, indépendante de ses contradictions historiques, les institutions de la société bourgeoise comme celles de la société socialiste-soviétique avaient bien ce caractère de « monstre froid » que Nietzsche attribuait à l’État moderne. Dans les deux cas, ces formes étaient celles qu’impliquaient le procès de valorisation du capital encore assujetti à l’exploitation de la force de travail. Travail (exploité), famille (bourgeoise ou prolétarisée), patrie (du capital national, puis international), église (hiérarchiste puis démocratiste) constituaient les médiations fondamentales à travers lesquelles toutes les institutions recevaient leur forme et diffusaient leurs normes.
Or, ces médiations sont de moins en moins nécessaires aux pouvoirs du capital pour valoriser les activités humaines d’aujourd’hui. Pour les groupes dirigeants actuels, les institutions légitimées par l’État, même faiblement, contiennent encore trop de « rigidités » et « d’archaïsmes ». Idéologisant, et donc dépolitisant, l’ancienne critique des bureaucraties — critique parfois exprimée et partiellement réalisée par le mouvement communiste dans les luttes de classe d’avant 1968, par exemple dans la révolution hongroise de 1956 — les gestionnaires publics et privés de la reproduction du système capitaliste désignent les institutions comme des « monstres bureaucratiques » (mamouths) qu’il faut « flexibiliser », rendre « transparents, mobiles et conviviaux ». Leur antitotalitarisme libéralo-libertaire les conduit à faire apparaître les institutions et l’État comme ce qui serait encore aujourd’hui un système totalitaire et despotique. Pour eux, les réseaux permettraient d’atteindre l’objectif souhaitable d’une autonomisation des institutions. On passerait alors de l’État-nation à l’État-réseau. Par « réformes » successives et conflictuelles, les puissances multipolaires du capital créent une « connexion » d’intermédiaires que l’on peut combiner, démultiplieret gérer à distance ; une ubiquité contrôlée de l’action en quelque sorte. Mais ces intermédiaires, à leur tour, deviennent trop opaques et trop consistants, il faut maintenant les faire carrément disparaître dans l’immédiateté des réalités virtuelles (cyberdémocraties, guerres virtuelles et frappes « chirurgicales », échanges télématiques, procréation artificielle, monétique, netéconomie, etc.).Issue de la grande rupture que fut la Réforme[3], puis portée à son apogée par des révolutions (bourgeoises et prolétariennes) de la société moderne, l’ancienne dialectique politique entre le mouvement et l’institution n’opère plus aujourd’hui. On sait comment cette dialectique a été réactivée par certains courants de l’extrême-gauche après la Seconde Guerre mondiale (Socialisme ou Barbarie[4] notamment), mais aussi par des courants gauchistes après 1968 (comme celui de l’analyse institutionnelle et de l’autogestion). Distinguant un moment instituant (celui du négatif, de la critique, de la contestation, en référence à une subjectivité révolutionnaire « autonome » ) qui entre en contradiction avec le moment positif, celui de l’institué, ces courants ont mis l’accent sur la dimension imaginaire et utopique du mouvement dans l’institution (ou à côté d’elle dans des « alternatives » ). Mais ils sont restés fixés à une conception mouvementiste[5] de l’institution et donc de l’intervention politique. Si, comme nous avons tenté récemment de le montrer ailleurs[6], l’institution s’est résorbée dans une « gestion des intermédiaires », penser l’intervention politique en termes mouvementistes n’aurait alors plus de prise sur le présent et moins encore sur l’avenir.
Envoyés sur les fronts des « conflits sociaux », ces contractuels de l’analogue reçoivent la mission de renouer le « dialogue social » afin de « recréer du lien » ou mieux encore de se positionner comme « des passeurs de l’entre-deux[7]». C’est en effet comme tels, des initiés de la passe, que le président du Centre national de la médiation définit le rôle des « médiateurs » qu’il souhaite voir se répandre sur tout le territoire. Opposant « les trésors ternaires de l’humanité » à « l’impérialisme du binaire » que réaliserait internet, il s’imagine redialectisant le monde afin de retrouver « le mystère que chacun est à lui-même et à autrui [2]» ! Les curés ayant disparus ou s’étant faits psychanalystes et … « médiateurs », et les psychanalystes étant largement supplantés par les techniciens de la neurobiologie, voilà le dernier avatar de la « socialisation démocratique » aux abois ! Son credo — antiquaillerie de la religion relookée à l’intermédiation — assez communément partagé chez les innombrables militants du « social » est le suivant : injectons du symbolique dans le social pour le régénérer !
Un sociologue du CNRS[3] critique lui-aussi au nom du symbolique cette conception matérialiste et pragmatique de la médiation qui justifie les politiques publiques, celles de la ville notamment. Il pose la question : « le maillage du territoire par des médiateurs est-il une opération de maintien de l’ordre symbolique ? ». Car il trouve illusoire d’organiser une parade à la crise des banlieues en « sous-qualifiant » des habitants ordinaires pour les nommer « médiateurs ». Ainsi, un ancien petit délinquant est-il converti pour « gérer au quotidien l’interculturalisme », un épicier de quartier se voit rétribué pour la surveillance des devoirs scolaires des enfants qui quelques mois auparavant lui volaient des friandises. Il faudrait donc à ses yeux réduire le grand écart qui sépare « les deux catégories de médiateurs qui fonctionnent dans la société moderne : les grands experts et les sous-qualifiés ». Cette inégalité atténuée et « l’abstraction gestionnaire » des politiques de la médiation équilibrée par « l’échange symbolique », pourraient alors permettre à la société de « déterminer son propre devenir ».
Au paradigme de l’intermédiation, l’économie n’est pas absente : elle se nomme « économie solidaire ». Selon un des promoteurs de ce concept, services de proximités, emplois-jeunes, médiations en tout genre doivent trouver « des formes intermédiaires de financement entre l’Etat et le marché[1] ». Et ce chercheur de proposer l’organisation « d’un fonds territorialisé d’initiatives locales, qui, en activant les dépenses passives du chômage », gérerait les actions de solidarité par un financement, certes public, mais surtout … intermédiaire.
En donnant comme réelle une division de l’économie entre un secteur non marchand et un secteur marchand, « l’économie solidaire » se réfère à l’ancienne théorie de la valeur basée l’exploitation du travail productif, alors que cette celle-ci ne rend plus du tout compte du procès de valorisation des activités humaines aujourd’hui[2] On comprend cependant le sens de ce tour de passe-passe nécessaire à la cause de « l’économie plurielle[3] » : les travailleurs de l’intermédiaire ne sont pas seulement des missionnaires du symbolique, ils sont aussi des producteurs ! L’honneur « citoyen » est sauvé…
Or, face aux diktats du capital émancipé de ses toutes dernières déterminations institutionnelles et fonçant à la vitesse de la lumière vers les univers du tout virtuel, l’armée des « intermédiateurs », en tout genre, même renforcée par les bataillons d’opposants à l’ultralibéralisme sauvage » s’épuise vite à dresser quelques contre-feux à l’embrasement immédiatiste.
[1] Laville J.L. « Il faut trouver des formes intermédiaires entre l’État et le marché », Le Monde, supplément économie du 3 février 1998.
[2] Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J.(sous la dir. de), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.
[3] Cf. Jeudy H.P. « Politiques de la médiation », Le Monde du 14 juin 1997.
Dès le début des années 80, nous avions critiqué[1] les impasses dans lesquelles se fourvoyait l’analyse institutionnelle en abandonnant toutes prétentions critiques. La particularisation du rapport social conduite au nom des « libérations » et des autonomies » , la fragmentation des anciennes appartenances institutionnelles et la promotion d’un « individu démocratique » aux identités multiples et aux références brouillées à force d’être « plurielles », furent adoptées comme des « avancées » sociales, culturelles, existentielles. A travers le subjectivisme de la simple description des implications, le pragmatisme de « l’intervention/conseil » commercialisée, le relativisme de la méthode de recherche et le localisme du champ d’analyse, ce courant perdait les quelques dispositions qui, à son origine, lui avaient permis, malgré bien des méprises, d’affronter l’intervention politique.
Entravée par son trop lourd héritage anarcho-gaucho-psycho-sociologique et sa conception surtout répressive de l’institution, l’analyse institutionnelle ne s’efforçait plus de saisir les transformations du capitalisme et notamment la capacité de celui-ci à s’affranchir du travail productif et à particulariser l’État-nation. Car, dans ces processus, c’est bien « l’institution elle-même qui perd sa raison d’être » ainsi que nous l’écrivions sur notre affiche pour la rencontre de Montsouris en juin 1984. Dès lors, pour l’analyse institutionnelle, le seul défi politique cohérent à relever — et quelques-uns[2] s’y attaquèrent, il est vrai, tirant ainsi les dernières cartouches de « l’institutionnalisme » — c’était celui de rendre compte de ces nouveaux phénomènes en termes d’institutionnalisation. Mais encore eut-il fallu qu’il subsiste une médiation pour l’institution. Trop tard ! L’institution est résorbée. Sauf à en faire une fiction, les conditions historiques présentes ne permettent plus d’élaborer une théorie de l’institutionnalisation[3]. Reste, donc, la transduction.
La notion de transduction offre-t-elle aujourd’hui les capacités de description et de critique que ses promoteurs lui accordent? De description : oui (bien que localisée et localisante). De critique : non.
D’abord élaborée par la psychologie génétique (cf. le raisonnement analogique et identitaire chez l’enfant), la transduction désigne dans les sciences et les techniques « un processus consistant à passer d’un cas particulier à un autre sans l’intermédiaire d’une affirmation générale[1] ». Retravaillée par des logiciens atypiques contemporains (Simondon, Ravatin) la notion de transduction a été importée par René Lourau dans le champ des sciences humaines et sociales. Selon lui, la démarche transductive « tente de dépasser la contradiction, qu’induit la logique inductive/déductive qui met à distance, par la prise en compte de tous les éléments et événements qui se propagent de proche en proche, dans la singularité d’une situation.[1] ». Science des cas particuliers et de leurs flux chaotiques, aléatoires, arborescents, sériels et attractifs, la transduction offre en effet des possibilités d’analyse non négligeables sur la décomposition ultra-rapide des anciens rapports sociaux. Elle est en prise avec l’intensification des « communication » et la généralisation des « interactivités » entre le mega-système et chaque individu-particule. Une combinaison de l’individu souverain de Stirner et de Sade avec celui, passionné et sériel, de Fourrier, mais le tout réalisé dans l’empire cybernétique de Bill Gates !
Car l’approche transductive offre l’avantage théorique séduisant — pour les professionnels de la modernisation du social — de ne pas être dépendante des intermédiaires puisqu’elle n’existe qu’en dehors d’eux. Une telle présupposition en fait un outil recherché des décideurs qui souhaitent au plus vite faire sauter ces intermédiaires trop coûteux que sont maintenant devenus les dispositifs, les contrats, les missions et autres concertations. La transduction opère quant à elle, comme connaissance et comme action, sur des activités humaines actualisées. Là réside sa puissance de description et de modélisation. Mais elle ne se contente pas de ce résultat ; il lui faut aussi être un outil d’intervention sur le réel, qu’elle souhaite «potentialiser», conformément. au schéma de Simondon : « potentialisation/actualisation ». Mais elle ne peut, compte tenu des conditions présentes de capitalisation de la réalité, que virtualiser les activités humaines sur lesquelles elle intervient. Ce qui n’est pas du tout la même opération. Les possibles de la potentialisation contiennent un devenir-autre. La puissance du virtuel ne produit que de l’identité, de l’équivalence portée à un degré supérieur.
« Le virtuel a besoin de l’actuel[1] » affirme un théoricien des mondes virtuels. Cette mise en actuel, cette actualisation au sens technique et politique du terme, n’est pour nous rien d’autre que la forme dans laquelle le capital valorise aujourd’hui quasiment toutes les activités humaines. Pour s’imposer, le virtuel doit abolir toutes les temporalités anciennes et contemporaines de l’histoire humaine. Certes, le capital s’est toujours valorisé en détruisant les anciennes formes qui entravaient son expansion. Mais aujourd’hui où quasiment toute la planète est convertie à sa représentation, si ce n’est à son intervention, cette destruction constitue un véritable « homicide des morts[2] », pour reprendre ici la vigoureuse expression qu’Amadeo Bordiga utilisait dans les années 50 pour décrire les ravages du capitalisme sur l’espèce humaine et son milieu de vie. Car la réalité du moment présent est en voie d’être intégralement captée par la puissance virtualisante de l’économie. Pourtant, les possibles que l’histoire des hommes et de la vie contient toujours et qui ne sont pas immédiatement virtualisables se manifestent comme des résistances présentes (et non actuelles !) à la capitalisation du monde, s’affirment comme des discontinuités. Ces résistances sont à l’œuvre dans les luttes et les recherches « d’alternatives » ( du moins celles qui ne se font pas piéger dans le mouvementisme), mais aussi dans quelques autres activités humaines[1] qui cheminent envers et contre tous les immédiatismes.
Article publié dans Les Cahiers de l’implication, n°4, hiver 2000/2001, pp.37-44. Laboratoire de recherche en analyse institutionnelle. Université Paris 8.
Notes
[1] La notion d’institutionnalisation de la contre-révolution est ici appropriée pour analyser les médiations politiques qui, dans la société de classe, ont conduit la recomposition interclassiste de l’État-bourgeois et de l’État-bureaucratique. Elle n’est plus pertinente aujourd’hui, puisque l’institution s’est résorbée dans la gestion des intermédaires, qui tendent à s’auto-dissoudre dans l’immédiateté du capital se virtualisant. [2] Nous avons décrit et critiqué le passage de l’autogestion généralisée d’avant 68 aux égogestions d’après 68 dans notre ouvrage : La Cité des ego, L’impliqué, 1987. [3] Sur la question de savoir « Qui à inventé la Gauche ? » , Lourau et Leroy-Ladurie s’affrontent dans une polémique très académique sur les mérites respectifs du calvinisme, du catharisme ou du jansénisme dans cette attribution de paternité (cf. Le Monde des 1, 8 et 11 juillet 1998). Même si l’argument de l’historien est finalement plus pertinent que celui du sociologue, l’un comme l’autre oublient que ces dissidences politico-religieuses se manifestèrent toujours dans la sphère de domination de l’État et du capital. Ces universitaires ne remettent pas en question la notion même de Gauche. Car, « La Gauche » ce fut toujours, et c’est encore l’instrumentalisation politique des limites et des échecs des révolutions de la période précédentes ; une cristallisation de leur mouvement réel interrompu. Ainsi, le calvinisme, fossoyeur des hérésies millénaristes de la fin de la féodalité, ne fut-il qu’une médiation bourgeoise et individualiste qui était porteuse des modernisations de la société totalisée et entravée dans l’État-royal. Calvin et ses adeptes ont d’ailleurs concrètement réalisé cette société à la fois pré-démocratique et despotique dans la « République » protestante de Genève. [4] Maintenir qu’une révolution est toujours possible aujourd’hui implique-t-il encore un passage nécessaire par « l’institution imaginaire de la société » ? Et, de plus, cette activité créatrice serait-elle uniquement déterminée par ce qui serait une capacité générique de l’espèce humaine à autoengendrer sa société ? C’est dans ces termes, on le reconnaît, qu’après la dissolution de S ou B, et surtout après 1968, qu’abandonnant la théorie du prolétariat en même temps qu’il abandonne ses pseudonymes de révolutionnaire, Castoriadis a basculé dans une métaphysique de l’autonomie généralisée. Sous l’influence de l’idéalisme psychanalytique — de la pratique clinique duquel il tire ses revenus —combiné au fétichisme démocratiste de la Cité-État grecque, il en vient à prôner une « société autonome » dans laquelle « l’imaginaire social » inventerait collectivement des formes « instituantes » en vue d’une autonomisation toujours plus grande des individus. L’ancien critique radical des bureaucraties de l’Est et de l’Ouest allait devenir l’idéologue adulé des socio-mouvementistes de tous bords. Car, cette valeur « d’autonomie » a été, après 1968, un des opérateurs majeurs de la capitalisation de l’ensemble de la société (Cf. à ce sujet nos articles : « Fin de la modernité et modernismes révolutionnaires », Temps critiques, n°8, 1994/95, pp.9-21 et « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques n°9, 1996, pp.43-60). [5] Par ce terme nous désignons la forme autonomisée et autoréférencée qu’une composante d’un mouvement de lutte adopte à un moment de l’action. Il y a alors perte d’unité du mouvement, réduction de son projets sur des ojectifs pragmatiques, chute dans le localisme,et les stratégies frontistes, victimistes ou nihilistes. Ainsi, dans le récent mouvement de l’éducation, la composante « anti-Allégre », qui, certes, correspondait à une nécessaire dramatisation de la lutte, s’est toutefois autonomisée sur cet objectif tactique de liquidation d’un ministre, en perdant de vue les visées générale du mouvement (les enseignants ne sont pas des logiciels d’apprentissage, l’école est une médiation d’éducation et de connaissance, etc.). On peut voir là comment au nom du « mouvement », on auto-limite la portée politique du mouvement, en l’orientant vers un débouché syndical immédiat. [6] Cf. « L’institution résorbée », Temps critiques, n°12, novembre 2000. [7] Cf. Six J.F. « L’enjeu de la médiation », Le Monde du 24/12/1999. [8] Six J.F. ibidem [9]
[1] La poésie dans le moment de sa création et dans celui de sa diction (s’opposant ainsi à toute littérature), pourrait être une de ces activités où la pratique de la transduction sous de nombreuses figures [ « L’ombre est noire toujours même tombant des cygnes »], ne conduit pas à l’immédiatisme. L’intervention poétique est une médiation qui auto-dissout son institution.
[1] Cf. Quéau Ph., Le virtuel, vertus et vertiges, Champ Vallon, rééd. 2000.
[2] Cf. Bordiga Amadeo, « Omicidio dei morti », Battaglia communista n°24, 1951 ; traduit et publié dans Bordiga A, Espèce humaine et croûte terrestre, Payot, 1978, pp.48-65.
[1] Cf. Guigou, J. « L’instituant revisité », « L’A.I. sans son jeu », in La Cité des ego, L’impliqué, 1987.
[2] Parmi lesquels René Lourau (La clE des champs, troisième partie, Anthropos, 1997), qui, tente de faire donner à la sociologie weberienne tout ce qu’elle peut offrir comme potentialité critique des dernières formes de bureaucratisation de la société de classe (ce qu’il nomme le « processus Max Weber »), mais qui ne peut pas lui permettre de rendre compte de la capitalisation de l’activité humaine d’aujourd’hui puisqu’elle ne passe presque plus par des médiations institutionnelles mais par l’immédiateté des réseaux techno-économiques.
[3] René Lourau l’avait d’ailleurs perçu, lui qui écrivait dans son journal du 30 mars 1994 : « Et l’institutionnalisation ? Le livre que je n’écrirais pas !!! », in Implication Transduction, Anthropos, 1997, p.137.
III. La transduction est un opérateur d’immédiateté
Si toute institution est le résultat coagulé d’une médiation, toute médiation ne présuppose pas nécessairement son aboutissement dans une institution. C’est alors un mouvement qui accomplit son œuvre singulière jusqu’à ce que celle-ci se fixe dans une forme présente ou passée. Mais quel est son devenir ?
La réponse théorique à ce qui pourrait apparaître comme une aporie dans la dialectique mouvement/institution a été recherchée dans les toutes premières années d’activités de l’analyse institutionnelle dans deux directions : l’une pratique, l’autre utopique. Pratiquement, il s’agissait de réaliser le projet autogestionnaire qui devait permettre de « combattre » les forces d’institutionnalisation du mouvement, sa bureaucratisation et son instrumentalisation étatique. Sur le versant de l’utopie était projetée une société où « l’institution s’absente » comme aimait à le dire René Lourau. Dans les années 80, ce dernier concrétisera sa vision poético-politique en élaborant les concepts d’implication/surimplication, d’auto-dissolution puis, dans les années 90 celui de transduction.
II - L’intermédiation : des médiateurs sans médiation
Les activités humaines n’étant quasiment plus médiées par les institutions issues de l’anciennes société bourgeoise et ses contradictions de classe, le mouvement du capital crée des fonctions intermédiaires entre ces institutions résorbées et l’immédiateté de la virtualisation de la valeur qui lui dicte puissamment son unique orientation.
Occupées par des individus, mais aussi par des groupes, des associations, des réseaux, ces fonctions intermédiaires deviennent l’outil stratégique de multiples interventions politiques. Là, se combinent, dans la compétition interclanique ou la coopération opportuniste, les forces de gouvernement, les fractions modernistes de l’État décentralisé et des milieux associatifs et alternatifs.
Peu de secteurs de la société échappent à l’action de ces gestionnaires de l’intermédiaire faussement nommés « médiateurs » ou plus récemment encore « professionnels de l’intermédiation sociale ». Des formations — qu’elles soient publiques ou privées leurs conditionnements sont identiques — s ’empressent, d’en valoriser « les compétences » et de les proposer sur ce marché en pleine expansion.
Dans le moment historique actuel, parler de médiation à propos des modes d’actions de ces intermédiaires relève de la mystification. La décomposition/recomposition particulariste de la société après 1968[2] a privé les luttes anticapitalistes de leur ancrage prolétarien. L’exploitation du travail productif n’étant plus au centre de la réalisation de la valeur, c’est l’emploi et ses attributs économique (la formation, l’information, la compétence, la mobilité, l’identité, la reconnaissance, etc.) qui deviennent un enjeu primordial des luttes. Les coordinations des années 80 expriment la stratégie défensive des luttes anticapitalistes de cette décennie. Leur mode d’action n’est plus classiste mais « social ». Journalistes, universitaires, experts, vont alors les désigner comme des « mouvements sociaux ». Puis, ces « mouvements » s’altérant dans la recherche de leur possible médiation historique (la révolution), ces mêmes spécialistes du social toujours plus précis et professionnels, nous font par de leur dernière découverte des années 90 : les « nouveaux mouvements sociaux » !
Contrairement à « la question sociale » qui désignait les luttes de classe dans la société bourgeoise du XIXe siècle et dont la médiation était porteuse d’un devenir-autre pour l’humanité et pour les conditions de la vie sur terre, parler de « mouvements sociaux » n’est-ce pas accepter l’englobement de la rupture avec le capital dans le mouvement même de capitalisation de l’espèce humaine ? La notion de « mouvement social » exprime-t-elle autre chose que l’instrumentalisation politique de ce qui était le mouvement réel de l’ancien sujet de la révolution : le prolétariat ? Si ce n’est pas le cas, de quelles médiations les actuels « mouvements sociaux » sont-ils porteurs pour un devenir-autre de la société capitalisée? Voilà des questions que les schismatiques d’avec la reproduction de l’existant doivent affronter.