L'objet de cette brève étude est né de la confrontation de deux expériences1 touchant les deux domaines apparemment différents que sont les études de sociologie rurale d'une part et les actions d'aménagement du territoire, entreprises·par la Compagnie nationale d'aménagement de la région du Bas-Rhône et du Languedoc, d'autre part. Il s'agit dans les deux cas de réalisations récentes. On peut situer en effet le début des études de sociologie rurale dans les années 1953-55, animées sur le terrain par Henri Mendras, avec ses deux monographies de village : Novis et Virgin2.
La CNABRL créée en 1955 a entrepris pour ses débuts une action agricole essentiellement technique : la reconversion du vignoble languedocien au moyen d'un réseau d'irrigation qui permette la polyculture. Ce n'est que dans los années 1959-62 qu'elle a envisagé les problèmes sociologiques qui se posaient à l'ensemble de sa politique d'aménagement du territoire.
Au cours de notre participation à ces deux domaines de réalisations, nous avons été frappé par l'indifférence réciproque: dans laquelle se tiennent les promoteurs do ces nouvelles disciplines d'études et d'action économique et sociale.
A un premier niveau de notre étonnement, on peut trouver une solution apparemment probante : y-a-t-il lieu de mettre en parallèle deux domaines aussi dissemblables? Le premier relevant d'une démarche de l'esprit : la recherche scientifique concernant la sociologie des villages languedociens, le second d'une politique d'action et de rénovation rurale : l'aménagement et la mise en valeur de la région du Bas-Rhône et du Languedoc.
Mais si l'on examine de plus prés, comme il nous a été donné de la faire, le contenu réel et en particulier les conclusions des études de sociologie rurale et les origines des opérations d'aménagement du territoire, on découvre une étonnante coexistence de deux domaines de réalisations sinon analogues du moins fortement rapprochés.
Il ne s'agit pas pour nous ici de reposer en d'autres termes l'éternel et faux problème de la compatibilité d'une sociologie do l'action avec les exigences de la recherche scientifique. Il serai vain, parce que inadéquat, de vouloir donner aux Services chargés de l'aménagement du territoire les principes méthodologiques d'une sociologie rural,; pratique.
Ces quelques pages auraient atteint leur visée si elles permettaient, sous peu, d'établir entre les deux domaines qui nous préoccupent un climat de coopération qui se substituerait à l'actuelle indifférence pour ne pas dire hostilité qui règne entre les sociologues spécialisés dans les problèmes ruraux et les animateurs des actions d'aménagement du territoire.
Or pour mener à bien une telle ont· entreprise, il semble tout d'abord nécessaire de tenter une définition aussi complète que possible des deux concepts qui forment notre titre :
-qu'est ce que la sociologie rurale ?
-qu'est-ce que les politiques de développements régionaux ?
Nous essayerons ensuite de tracer les "lignes frontières" entre les deux disciplines, c'est –à-dire de mettre en évidence leurs points de divergence et de convergence. A la faveur des résultats de ces deux essais, nous poserons les pr1ncipos.d'une coopération fructueuse entre la sociologie rurale et la politique d'aménagement régional du territoire.
Précisons tout de suite quo cette étude ne prétend pas avoir une portée universelle, mais concerne deux domaines limités hic et nunc, à savoir :
- compte tenu de l'état actuel des études de sociologie rurale menées à l'université de Montpellier;
- ainsi que du champ d'action et de réalisation dépendant des Services de la C.N.A.B.R.L.
I- Essai de définition des deux concepts
La sociologie rurale
Les recherches de sociologie rurale ont pris naissance en France sous l'impulsion de deux facteurs que l'on peut qualifier d"exogènes :
-les succès des monographies de villages aux USA dans la période qui se si tue entre les deux conflits mondiaux d'une part;
-les déséquilibres régionaux et le "malaise national" créé par l'accélération du mouvement de l'exode rural en France dans les années qui suivent la Libération, d'autre part.
De ces deux séries de causes, il apparaît en France ce que l'on peut aujourd'hui appeler "les origines de la sociologie rurale".
C'est à cette époque que paraît l'excellente synthèse de L.Berneot et R.Blancard sur "Nouville, un village français3"; ainsi que les études A.Sauvy sur dépeuplement des campagnes. Quelques années plus tard, sous l'impulsion du Père Lebret, paraît le "Guide d'enquête rurale" aux éditions Économie et Humanisme. Parallèlement se fonde la revue et l'équipe "Études rurales4".
En ce qui concerne l'Université de Montpellier, ce n'est qu'en 1960 et 1961 que s'effectue, sous l'autorité de Jean Servier, la première enquête de sociologie rurale sur les villages languedociens5.
Malgré la diversité de leurs objets et l'hétérogénéité de leurs méthodes, on peut dégager deux traits qui jouent le rôle de dénominateur commun è toutes ces recherches menées en France depuis bientôt douze ans :
- l'empirisme fondamental, on serait tenté de dire concerté, avec lequel elles ont été réalisées. Ce n'est pas notre propos ici d'analyser les causes de cet empirisme, mais il semble être une conséquence directe de son étroite filiation avec les études de sociologie rurale nord-américaines;
- l'absence de dogmatisme se révèle comme le second trait commun qui a présidé implicitement aux recherches de sociologie rurale. Il s'agit-là d'une innovation particulièrement marquante dans l'évolution de la sociologie française qui se caractérisait traditionnellement par son dogmatisme et ses postulats éthico-philosophiques.
Nous verrons comment ces deux lignes de force qui forment à présent une constante de la sociologie rurale française, correspondent traits pour traits aux idées directrices et aux principes qui règlent les politiques régionales d'aménagement du territoire et plus particulièrement l'action de rénovation rurale entreprise par la CNABRL.
Au regard des études citées ci-dessus, nous pouvons à présent tenter d'élaborer une définition globale de la sociologie rurale qui représente a priori le substrat de ses assises actuelles :
-"La sociologie rurale a pour objet de saisir, c'est-à-dire d'interpréter globalement, la réalité humaine totale qui se présente sous une forme parcellaire, mouvante et incohérente. Il s'agit d'une visée totalisante, d'une synthèse qui permet l'appréhension du phénomène social rural. Le concret de cette saisie est, soit un village, soit un canton, soit une région délimitée par des critères non administratifs".
Cette volonté d'investigation totale de la réalité du monde rural est nécessaire à l'élaboration d'une théorie sociologique rurale, celle-ci étant encore inexistante en France.
Dans un monde qui accentue chaque jour davantage son unification sous le double impact du progrès technique et de la croissance économique, la sociologie rurale s'est donné pour tâche essentiellement ceci :
- saisir l'universalité des traits de civilisation ruraux afin de les verser à l'actif de ces nouvelles formes de culture et de civilisation qui naissent à l'échelle de l'univers actuel.
Il s'agit avant tout de comprendre, c'est-à-dire de trouver les types de relations nécessaires qui lient deux ou plusieurs séries de phénomènes sociaux apparemment incohérents et désorganisés.
Que l'on ne se méprenne pas sur l'intention profonde de la sociologie rurale : ses bases de départ sont scientifiques et non normatives; ses résultats sont sociologiques et non politiques ou moraux.
Il suffit d'examiner les nombreuses monographies publiées dans ce domaine pour se faire une idée claire de son objet et de sa méthode :
- replacer un groupe rural actuellement déséquilibré et vidé de toute sa substance humaine, c'est-à-dire en voie de disparition rapide, dans un ensemble économique et culturel plus vaste afin de remédier valablement aux causes et aux conséquences de l'éclatement des structures traditionnelles. Voilà la vraie signification de la sociologie rurale.
L'aménagement du territoire régional
L'aménagement régional du territoire représente un des aspects d'un ensemble politique et économique plus vaste: "La planification économique en France", selon le titre même du récent ouvrage de J.Fourastié et de J.P.Couthéoux6.
La Commission nationale de l'aménagement du territoire — dont Philippe Lamour est l'actuel président — a été créée le 15 février 19637. Cet organisme s'est substitué à l'ancien Service de l'Aménagement du territoire au Ministère de la reconstruction et du logement.
La méthode et les objectifs visés par la politique de la Commission d'aménagement du territoire sont analogues aux principes de la Planification indicative "à la française". Ce n'est pas notre propos ici d'ajouter quoi que ce soit aux nombreux travaux effectués sur cette importante question8.
Le IVe Plan français prévoit une politique de développement régional qui permette d'harmoniser la croissance économique sur l'ensemble du territoire. Des Sociétés d'économie mixte ont été créées a cet effet dans les zones dites "insuffisamment développées et sous équipées" afin des prendre les mesures nécessaires pour établir des "pôles de développement" dans ces zones rurales "à entrainer".
Le pouvoir de décision et d'élaboration des programmes de réalisation s'effectuent au sein d'un organisme administratif interministériel qui comprend les délégués des trois ministères suivants :
- Ministère de la construction;
- Ministère de l'agriculture;
- Ministère de la santé et de la population.
Cette Conférence interministérielle se réunit au niveau régional sous la présidence du préfet "coordonnateur" et de l'inspecteur de l'économie régionale et elle convoque les préfets des départements intéressés.
Au terme de ce pénible processus administratif, s'effectuent les opérations d'aménagement du territoire : harmoniser le développement d'un canton ou d'une région selon les impératifs démographiques, économiques et sociaux qui règlent ou devraient régler, l'évolution du pays.
C'est ainsi que la CNABRL et plus particulièrement les Services des aménagements communaux ont entrepris plusieurs actions de rénovation et de restructuration de l'espace rural sur le plan socio-économique. Il s'agit de mesures plus ou moins énergiques destinées à équiper des cantons ou des communes choisis comme centre de regroupement démographique dans lequel on concentre les activités économiques et sociales de la région.
Selon les cas, les réalisations prennent divers aspects : élaboration d'un plan d'urbanisme communal; implantation d'usines dans de nouvelles zones industrielles; amélioration des voies de communication; développement de centres touristiques; aménagement des terrains marécageux ou incultes; création de foyers culturels, de maisons de retraite, de salles de réunions, d'équipements sportifs, etc.
Cette politique régionale d'aménagement du territoire poursuit des objectifs fixés par le IVe Plan, c'est-à-dire qu'elle subordonne les priorités économiques aux réalités socio-culturelles.
Les actions d'aménagement du territoire telles qu'elles se pratiquent à long terme dans le Languedoc méditerranéen visent à accélérer le processus de dépeuplement des régions montagneuses de l'arrière-pays (Cévennes, Lozère, Espinouse notamment) pour installer sur les zones littorales des Centres urbains d'où rayonne toute l'activité économique et sociale du Sud-Est de la France.
Il ne fait aucun doute que cet ensemble de réalisations se rattache à une philosophie sociale — au sens large du terme — c'est-à-dire à une certaine vision des hommes en société qui ne correspond pas toujours aux catégories et aux résultats des recherches de sociologie rurale.
Ceci ne signifie pas pour autant que le désaccord soit complet et définitif, bien au contraire : une science humaine qui n'a aucune "prise sur le concret" afin d'élaborer les principes de sa transformation n'est pas une véritable science humaine. Une politique d'action économique et sociale qui refuse de se faire mettre en question par les analyses des sciences humaines risque des erreurs graves.
II. Divergences et convergences
Les premières lignes de divergence entre les deux domaines qui nous occupent se situent au niveau des méthodes respectives qu'ils utilisent pour saisir la réalité humaine de la région.
Alors que l'aménagement du territoire se livre à des analyses quantitatives et statistiques des collectivités, la sociologie rurale s'appuie sur une analyse qualitative et fonctionnelle9. Cette méthode de recherche sociologique s'effectue par entretiens et par sondages d'une part, dépouillement de documents démographique, historiques et sociaux d'autre part. Il s'agit de replacer chaque trait culturel ou chaque fait social dans un contexte de civilisation ou dans une "aire de culture" plus vaste afin d'en comprendre sa finalité et sa spécificité.
C'est ainsi que le phénomène bien connu de l'exode rural n'est pas saisi par la sociologie rurale comme un conséquence de l'appauvrissement ou du "sous équipement" des régions de montagne; elle le considère plutôt comme le résultat direct de l'affrontement de deux types de civilisation antagonistes et inconciliables : le monde rural dans la tradition méditerranéenne et l'univers urbain, industriel et technique contemporain.
Le second facteur de divergence se trouve sur le terrain, au niveau du choix des informateurs et des personnes rencontrées dans l'enquête.
Les animateurs des Services d'aménagement du territoire recrutent leurs informateurs au sein du personnel administratif ou bien se font guider par les élus locaux :
- agent des services des trois ministères intéressés et cités ci-dessus;
- assistantes sociales départementales;
- conseillers généraux;
- conseillers municipaux des communes étudiées.
Dans leurs recherches, les sociologues ruraux passent certainement par les autorités administratives et politiques de la région, mais ils ne s'en tiennent pas à ces sources d'information. Au cours de leurs recherches, ils rencontrent les représentants de tous les groupes économiques, sociaux, politiques et religieux ainsi que toutes les personnes susceptibles de leur révéler un élément du "puzzle" qu'ils sont en train de reconstituer.
Cette différence dans le choix des informations donnent aux conclusions des enquêtes et aux recommandations sur les objectifs à suivre une différence de degré et non de nature. Il est clair en effet, qu'une importante partie de la population des régions étudiées se caractérise par son immobilisme et sa résistance à toute innovation; elle représente les groupes les plus pessimistes et les plus "attachés aux valeurs du passé". Or les animateurs des actions d'aménagement du territoire n'ont qu'un faible contact avec eux.
Ceci ne signifie pas que les études de sociologie rurale se bornent à présenter une nomenclature du folklore et des coutumes locales; encore moins un "cahier des doléances" contenant les revendications paysannes! Elles n'essayent pas de "sauver" ni de "conserver" ce qui, manifestement, apparaît comme condamné à plus ou moins long terme. Elles veulent donner aux programmes de mise en valeur régionale la signification profonde d'un groupe humain afin de permettre une "restructuration" valable et durable de l'espace rural.
- Comment "restructurer une région" (selon les termes mêmes des projets d'aménagement du territoire) si l'on méconnait ses anciennes structures?
- Comment réaliser une action économique et sociale si l'on est pas assuré de la participation de tous les habitants de la région aux diverses rénovations à entreprendre?
C'est ici qu'éclate la contradiction qui a suscité cette étude : où se trouve les points de contact entre aménagement du territoire et sociologie rurale?
Le contre de convergence qui focalise nos deux domaines de préoccupation réside dans la complémentarité de leur objet. Une partie non négligeable des incohérences actuelles des politiques d'aménagement du territoire serait évitée si ces politiques tenaient compte des exigences humaines que révèlent les recherches de sociologie rurale.
De même, la théorie et la recherche empirique en sociologie rurale feraient d'immenses progrès si elles participaient davantage à l'élaboration et à la réalisation des programmes de planification régionale. Précisons le contenu concret de ces deux assertions à partir d'un exemple.
L'ensemble de la politique agricole de la CNABRL repose sur les actions de remembrement foncier menées par les SAFER10. Or, la réalisation de tels objectifs se révèle très délicate et se heurte de front à un obstacle majeur : l'individualisme des paysans et leur hostilité radicale à toute forme de coopération.
Il est clair qu'une sincère confrontation entre les sociologues ruraux et les animateurs de remembrement aurait certainement écarté ces diffilcultés en facilitant l'élaboration d'un système d'information adéquat sur les motifs véritables de ces opérations; construire ensemble une "pédagogie" et la répandre surtout chez les jeunes afin de toucher les causes profondes qui freinent le développement de la région.
De même, il s'avèrerait fructueux pour la sociologie rurale de participer aux efforts de remembrement foncier afin d'étudier le comportement culturel et les réactions psycho-sociologiques d'un groupe humain en pleine transformation de ses structures économiques et mentales.
L'obstacle majeur à cette confrontation, c'est-à-dire à cette volonté de coopération vient de ce préjugé tenace qui consiste à croire que l'analyse scientifique est statique, qu'elle s'arrête là où commence la réalisation pratique. Or, n'est-ce pas priver les recherches des sciences humaines de ce qu'elles pourraient avoir de plus fécond : être dynamisées par l'action et la réalisation des conclusions de leurs recherches?
Pourquoi amputer une science humaine en lui ôtant toute possibilité pratique et pragmatique d'action? La recherche et l'action sont les deux manches d'un même outil. La sociologie rurale et les politiques d'aménagement du territoire, pour progresser, ne peuvent pas s'ignorer; elle sont là, ensemble, pour servir à tailler la même étoffe humaine sur de nouvelles mesures nécessaires à la croissance et à l'épanouissement du corps social qu'elles habillent.
III. Principes et cadre de coopération
A l'image de toutes les sciences humaines, la sociologie rurale n'est pas neutre. Elle n'effectue pas ses recherches dans un univers éthéré, en dehors de toutes préoccupations humaines concrètes. C'est pourquoi elle se doit de coopérer avec les actions de mise en valeur du territoire. Parallèlement, ces dernières sont soumises à un certain ordre de valeurs humaines qui doit être explicité pour tous et en dehors duquel elles n'ont plus de sens.
En effet, une action économique et sociale qui se veut étrangère à toute conception de l'homme c'est-à-dire qui ne possède aucun système de référence, avoué ou non, est aussi vide de significations qu'une sociologie qui ne s'appuie sur aucune anthropologie.
Le fondement essentiel de tout projet de coopération entre les deux domaines qui nous occupent doit résider dans l'acceptation réciproque d'une anthropologie commune.
Par anthropologie nous entendons ici une certaine conception de l'homme et des groupes humains d'une région qui soit en corrélation étroite avec les programme de mise en valeur du pays. Il s'agit d'harmoniser et de coordonner les deux séries de facteurs qui interviennent dans le développement économique et social d'une région, à savoir :
- les facteurs économiques au sens large su terme;
- les facteurs culturels et humains.
Le second principe de coopération qui semble adéquat à la tentative que nous voulons ici promouvoir pourrait se définir par le refus radical de toutes espèces de régionalisme.
Une politique d'aménagement du territoire n'est pensable qu'à l'échelon national, au sein d'une planification économique nationale. Ceci n'est plus, semble-t-il à démontrer.
Il ne s'agit pas pour nous ici de prôner un quelconque "fédéralisme languedocien"; bien au contraire, nous affirmons que la coopération entre sociologues ruraux et techniciens de la planification régionale n'est envisageable qu'en référence à un ensemble économique et social national et peut-être même (nous croyons à la puissance historique de l'utopie!) à l'échelle internationale.
Un des principes objectifs de cette confrontation sera sans doute d’éviter une uniformisation rapide des régions rurales françaises à « développer » ainsi qu’une schématisation extrême des réalisations due à une trop forte centralisation des méthodes de la planification régionale future.
Ce n’est pas une des moindre découverte de cette seconde moitié du XXe siècle que celle de la connaissance de plus en plus exacte des mécanismes économiques qui président à la transformation des structures d’un pays. Pourquoi continuer à marcher à tâtons et à l’aveuglette lorsqu’il s’agit des transformations sociologiques et culturelles ? Les sciences humaines, elles aussi, ont désormais atteint un degré de rigueur scientifique capable d’analyser et de résoudre des problèmes que l’on attribuait il n’y a pas si longtemps à la « fatalité de l’histoire » ou à « la résignation des paysans » !
On doit donc assister dans le domaine de la sociologie rurale comme dans celui de l’aménagement du territoire à une vision neuve et réaliste du champ d’application de la science ou des actions de l’autre en face de ses propres positions :
- il est aussi faux de croire que la sociologie rurale se compose d’études stériles et inopérantes qu’il est erroné de penser que les actions d’aménagement du territoire relèvent d’une politique agricole aberrante.
Quoiqu’il en soit, il s’est toujours avéré plus facile de dresser des frontières et de couper des ponts que d’établir des rapports de coopération et des contacts fructueux entre deux disciplines voisines.
C’est pourquoi nous voulons esquisser les cadres pratiques dans lesquels pourraient se concrétiser les principes de coopération que nous venons d’établir.
Il est clair qu’une telle promotion dans le domaine économique et social régional ne peut se réaliser qu’un niveau de la Xe région économique. Les personnes plus particulièrement concernées par cette perspective sont :
Pour ce qui est de l’aménagement du territoire :
- les animateurs d’enquêtes communales et cantonales de la CNABRL ;
- les agents techniques des services des aménagements communaux de la CNABRL ;
les chefs de services des Sociétés d’économie mixte chargées de la planification régionale ainsi que tous les organismes publics ou semi-publics concernés par l’aménagement du territoire.
Du côté des la sociologie rurale :
- les sociologues ruraux et les économistes regroupés dans un « Institut de recherches et de coordination des actions d’aménagement du territoire » ; institut que l’on peut envisager dans un cadre para-universitaire et qui donnerait son avis sur l’ensemble des opérations d’aménagement du territoire régional.
Une Commission comprenant quelques membres de l’Institut pourrait être responsable de l’organisation pratique de la coopération. On peut déjà esquisser les grandes lignes de son programme :
- établissement d’un programme de rencontres ;
- création d’un service de financement des recherches et de la publication des expériences en cours à l’Institut ;
- prise de contact et liaison permanente avec les zones rurales « à aménager » :
- informations régionales, etc.
Conclusion
Le développement économique et social régional en est à ses tout premiers pas encore11. Pour assurer son avenir, il doit acquérir une méthode plus élaborée et un programme de réalisation plus différentié.
De même, les études de sociologie rurale formeront une branche valable de la sociologie lorsqu’elles parviendront à coordonner leurs recherches. Il s’agit pour elle de trouver des méthodes de recherche communes afin de parvenir à une connaissance plus complète et plus « totalisante » des campagnes française.
C’est dans cette double perspective que se place notre étude. Nous devons pour conclure expliciter un préalable impératif qui conditionne le succès d’une telle entreprise :
- la nécessité absolue de sauvegarder l’autonomie et la liberté fondamentale d’expression des deux domaines de réalisation qui nous occupent ; c’est dire que toute coopération doit s’effectuer dans un climat de respect mutuel et de confiance réciproque qui excluent radicalement toute contrainte et tout impérialisme de l’une discipline sur l’autre.
Nîmes, décembre 1963.
Notes
1. Cf. le fascicule ronéoté de notre étude de sociologie rurale, "La vallée du Jaur, une terre qui se cherche", publiée par le Centre régional de la productivité et des études économiques de Montpellier. Janvier 1964.
Cf: notre étude psychosociologique sur le Canton du Bleymard,réalisée à la demande de la CNABRL dans le cadre de son action de restructuration de la région. Étude à paraître dans la revue bi-trimestrielle Bas-Rhône, janvier-février 1964.
2. Cf: Mendras H., Études de sociologie rurale : Novis et Virgin. Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques. A.Colin. Paris 1953.
3. Institut d'ethnologie. Paris, 1953.
4. Pour consulter une bibliographie plus complète sur les études de sociologie rurale en France et à l'étranger, voir Cuvillier A. Manuel de sociologie, tome premier. PUF, 1959, p.XLII et XLIII.
5. Cf. l'enquête sociologique sur "Murviel-les-Montpellier" dirigée par M.H.Janbon et publiée par le Centre régional de productivité et des études économiques de Montpellier en 1961. Voir aussi les enquêtes suivantes sur Mauguio et plusieurs villages des Cévennes et des Hauts cantons héraultais.
6.Ouvrage publié en 1963 aux PUF dans la collection "L'organisateur".
[7] Cf. Le Monde, n° du 26 fév. 1963, p.14.
[8] Pour consulter une bibliographie simple mais précise sur la planification française, cf. François Perroux, Le IVe Plan français". PUF. Que-sais-je? n°1021.
[9] Cf. Robert King Merton, Éléments de méthode sociologique. Plon. Chap. III.
[10] Il s'agit des Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural créées par la loi complémentaire agricole du 5 aout 1962. Celles-ci peuvent user du droit de préemption en vu du remodelage des exploitations agricoles familiales. Voir Le Monde des 23 et 24 oct. 1963. Il faut par ailleurs rattacher à ces actions la mise en vigueur récente du FASASA (Fonds d'action sociale pour l'aménagement des structures agricoles) qui facilitera, on l'espère, les opérations de reconversions foncières.
[11] Cf. le débat sur la régionalisation du budget de l’État, Le Monde du 9 nov. 1963, p.22.
JACQUES GUIGOU
LES JEUNES RURAUX
DANS LE LANGUEDOC MÉDITERRANÉEN
Structures démographiques
et problèmes socio-culturels
Extrait de Sociologie des jeunes ruraux dans le Languedoc- méditerranéen, thèse de doctorat de sociologie soutenue en juin 1965 à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Montpellier.
La région du Languedoc méditerranéen — et plus particulièrement sa partie rurale — subit depuis une dizaine d’années un bouleversement économique important qui entraîne une profonde mutation sociale et culturelle. Ce phénomène, dont on peut situer le paroxysme aux années 1949-52, apparaît sous un double aspect économique et social. La crise de la monoculture de la vigne1 s’avère, au fur et à mesure de son développement et du déploiement de ses conséquences, une véritable crise des structures économiques de la région. Par-delà les problèmes des prix, de la commercialisation, de la surproduction, c’est la culture de la vigne avec ses structures foncières et immobilières liées à ce type de vie rurale qui se trouve fondamentalement mise en question. La politique de reconversion du vignoble languedocien entreprise par la Compagnie Nationale d'Aménagement de la Région du Bas-Rhône et du Languedoc, ne fait qu'amorcer un vaste mouvement de développement économique dont les incidences sociales et humaines n'ont pas encore été prises en considération. L'exode rural, trop souvent tenu pour seul responsable, n'est qu'une conséquence démograpbique de la crise de l'agriculture languedocienne. En outre, ce deuxième phénomène contribue puissamment et rapidement à l'éclatement des cadres ruraux traditionnels et à la désorganisation de la communauté villageoise, c'est-à-dire à une transformation des mentalités et des valeurs culturelles de jadis. Quelques chiffres donnent la mesure de cette mutation : la moyenne d'âge des exploitants agricoles varie entre 55 et 60 ans selon les zones envisagées. Plus de la moitié (54,8 %) des exploitants agricoles de Vaunage, par exemple, sont âgés de plus de 55 ans, et 12,9 % seulement de moins de 35 ans; 17,3 % des jeunes ruraux non scolarisés entre 15 et 19 ans sont manœuvres, ouvriers d'usine ou apprentis et 10,3 % seulement ont une activité agricole. Dans la classe d'âge supérieure, entre 20 et 24 ans, la différence est aussi importante : 31 % appartiennent au secteur secondaire industriel et 25 % au secteur primaire agricole; le vieillissement démographique de la population rurale agricole s'accompagne d'une mécanisation croissante des exploitations - laquelle se révèle très souvent non rentable - et crée ainsi un chômage technologique chez les salariés agricoles. Entre 1958 et 1964, l'effectif des salariés agricoles diminue de 19,2 % en Vaunage.
Cependant, la crise aiguë de surproduction des vins de moyenne et de faible teneur en alcool, ceux qui sont produits par les vignobles des plaines languedociennes, engendre le scepticisme et la révolte chez de nombreux jeunes ruraux qui travaillent la terre. Beaucoup d'entre eux se tournent alors vers les activités du secteur industriel ; or ce dernier est presque inexistant dans les campagnes et les bourgs du Languedoc. De nombreux jeunes s'apprêtent à une angoissante « reconversion » ; mais ce choix qui n’en est pas véritablement un, se fait dans de mauvaises conditions, sans aucune information valable et raisonnable. Dépourvus d'une formation professionnelle, les jeunes agriculteurs se voient contraints d'accepter des emplois de manœuvres, de personnel de service ou d'apprentis. C'est alors que naissent l'amertume et l'insatisfaction dans le travail, sources de bien des malaises et de conflits. On voit ce bouleversement d'ordre démographique et économique s'accompagner d'attitudes et de comportements socio-culturels nouveaux ou du moins différents de ceux qui étaient de règle dans le Languedoc méditerranéen jusqu'à ces dernières années. Il s'agit d'un choc culturel entre deux types de civilisation qui coexistaient sans vraiment interférer : la civilisation méditerranéenne traditionnelle2 et les formes de civilisation industrielle et urbaine contemporaine. Cet affrontement nous a paru être intensément vécu les jeunes gens et jeunes filles de 14 à 24 ans des communes rurales du Languedoc. C'est pourquoi, compte tenu de ce contexte économique et social. nous avons entrepris d'étudier d'une façon méthodique leurs attitudes et leurs comportements socio-culturels. Nous avons dès lors choisi quelques domaines de la vie de ces jeunes ruraux qui nous paraissent exprimer de façon privilégiée leurs nouvelles tendances : la famille et le mariage ; le village ; les loisirs et les fêtes ; le service militaire ; enfin l'horizon social, les formes de groupement des jeunes ruraux dans les villages languedociens.
Il était impossible de faire porter l'étude sur l'ensemble de la dixième région économique, comprenant le Languedoc et le Roussillon, trop vaste et diversifiée. Aussi ayons-nous choisi d'étudier une zone rurale du Languedoc, plus homogène et à l'échelle de nos moyens, mais qui devait toutefois répondre aux critères démographiques et géographiques suivants : - être rurale, c'est-à-dire compter au moins 40% de la population active employée dans l'agriculture et comprendre des communes de moins de 4000 habitants ; - présenter, dans sa population, un pourcentage suffisant — au moins 10% — de jeunes entre 14 et 24 ans. La zone retenue se situe de part et d'autre de la route nationale qui va de Nîmes à Montpellier (RN 113) et s'étend au nord jusqu'à Saint Chaptes ; elle comprend trois sous-régions : Vaunage, Vistrinque et Gardonninque (cf. planches I et II). Dans la zone délimitée de la sorte a été mené un sondage d'opinion, à l'aide d'un questionnaire, auprès de 196 individus, dont 102 jeunes gens ou jeunes hommes et 94 jeunes filles ou jeunes femmes. Nous nous sommes efforcés de construire un échantillon aussi représentatif que possible de la structure socio-professionnelle de l’ensemble population jeune (cf. tableau VII). L'inadéquation finale de l'échantillon, à ce point de vue, provient du fait que sur les 300 questionnaires distribués, seuls 196 ont pu être exploités. Les professions de la population interrogée — entièrement rurale — se répartissent de la façon suivante : Agriculture 42 Commerce 18 Ouvriers 78 Employés et cadres moyens 20 Personnel de service 12 Élèves et étudiants 25 D'autre part, 28% des personnes interrogées appartiennent à des groupements de jeunes (cf. tableau XI). Ajoutons qu'aux données fournies par le questionnaire, se sont ajoutées celles recueillies au cours de nombreux entretiens, individuels et collectifs, spontanés ou provoqués, ainsi que lors d'observations directes. Avant d'aborder l'étude de ces données et les problèmes sociologiques et culturels proprement dits, il nous a paru néanmoins indispensable de présenter une analyse essentiellement quantitative, démographique, de la population observée.
I-ANALYSE DÉMOGRAPHIQUE DE LA POPULATION DE 15 à 24 ANS Répartition par sexe et par âge Le rapprochement des pyramides des âges des communes de la région type étudiée permet de dégager le tableau I suivant :
[Le tableau I ne figure pas ici, seulement son interprétation. Nda]
La proportion des classes d’âges étudiées par rapport à l'ensemble de la population a diminué entre 1954 et 1962. Elle passe de 12% à 11,8%. Cette diminution est, certes, faible mais sa seule existence — alors que le contraire aurait été normal — renseigne de façon significative sur la tendance rapide au vieillissement qui caractérise la population rurale de notre région, comme celle de tout le Languedoc3. L'évolution des effectifs des jeunes ruraux par classes d'âges met en lumière une baisse importante surtout dans la classe des 15 à 19 ans. Cette diminution en valeur absolue correspond, en pourcentage, au regard de la population totale, à une stagnation (5,8% et 5,9%), tout à fait significative si on la compare à l'expansion démographique enregistrée à l'échelle nationale au lendemain de la guerre. La crise viticole naissante, mais surtout le développement du machinisme agricole dans les campagnes languedociennes poussent vers la ville un grand nombre de salariés agricoles. Or ce sont précisément ces familles d'ouvriers qui représentent l'élément dynamique de la population régionale, alors que les petits exploitants qui demeurent sur place sont toujours restés fidèles à une certaine tradition protestante calviniste. C'est là, sans aucun doute, une des principales causes de cette stagnation des classes jeunes. La répartition par sexe semble s'établir normalement. Si l’on examine à présent le pourcentage de la population âgée de 15 à 24 par rapport à la population totale dans la zone étudiée, dans la région Languedoc-Roussillon et dans la France on obtient les résultats suivants : Tableau II (seuls les résultats sont interprétés ici) Entre les recensements de 1954 et de 1962, la Xe région économique (qui comprend les quatre départements du Languedoc- Roussillon, Hérault, Gard, Aude et Pyrénées-Orientales) enregistre une augmentation des effectifs des deux classes d'âges égale à 18364 personnes, soit une croissance de 10%, en huit années, ce qui équivaut à une croissance annuelle moyenne de 1,25%. Pendant cette même période, dans la zone retenue pour cette étude, les effectifs des mêmes classes d'âges diminuent de 9,6%. Cette différence nous semble être le reflet exact des effets cumulés de l'exode rural et du vieillissement démographique de la population rurale4. Le tableau II révèle qu'en huit ans la proportion de la classe d'âges 15-24 ans a diminué de 0,2 % par rapport à la population totale de notre zone, alors qu'elle a augmenté dans la population de la Xe région économique. Pour avoir une idée de la valeur exacte de ces chiffres, il faut savoir que: - la population globale de la Xe région économique a progressé de 6,7 % entre 1954 et 1962 ; - les communes de moins de 2000 habitants (c'est-à-dire des communes rurales selon la classification de l'INSEE) ont perdu en moyenne 2,6 % de leur population ; - alors que les « villages centres » et les petites villes du LanguedocRoussillon ont vu leurs populations s'accroître de 37 %. Ainsi, la situation démographique stagnante, ou en légère régression, relevée dans les communes rurales de notre zone peut être considérée comme typique de l'ensemble de la population des jeunes ruraux dans le Languedoc méditerranéen. De même, si l'on compare l'effectif de cette classe d'âge à l'ensemble de la population française du même âge, la situation apparaît meilleure pour le Languedoc-Roussillon que pour notre région (13,3 % contre Il,S % en 1962). Quoiqu'en légère baisse par rapport en 1954, les effectifs des jeunes Français de 15 à 24 ans représentent un ensemble plus homogène et plus dense au sein de la pyramide des âges nationale.
TABLEAU III Répartition par âge de l’ensemble de la population rurale de la zone étudiée. En pourcentage par rapport à la population totale. moins de 5ans 8% 5- 9 ans.... . 9,6% 10-14 ans.... 6% 15-19 ans.... 5,8% 20-24 ans. . . . . . . . . . . . .5,9% 25-34 ans. . . . . . . . . . . 14,5% 35-44 ans. . . . . . . . . . . . . 10,5% 45-54 ans . . . . . . .14,1% 55-64 ans . . .11,3% 65-74 ans.. 8,7% +de75ans 6% Les deux classes d'âges qui nous intéressent (entre 15 et 24 ans, totalisant 11,7%) apparaissent comme minoritaires et sans dynamisme démographique propre, au sein d'une population globale vieillissante. Le groupe des 5 à 14 ans représente 15,4 % de l'effectif total et celui des 25-34 ans, 14,5 %.
Les mariages chez les jeunes ruraux Les mariages étudiés sont ceux qui furent enregistrés entre 1953 et 1963 dans l'ensemble des communes rurales de la région. La répartition par sexe et par âge des jeunes ruraux au moment de leur mariage s'établit ainsi: TABLEAU IV âge au mariage. Hommes Femmes moins de 19 ans 0,3% 11,7% 19-21 ans 10,9% 37,2% 22-24 ans 43,2% 27,2% de 25 ans 46% 29,2%
D'une façon générale, les femmes se marient beaucoup plus tôt que les hommes: à moins de 21 ans, pour 48,9% d'entre elles. Cela est en partie, sans doute, le fait de la société méditerranéenne, dans laquelle une femme seule — célibataire ou veuve — n'a pas de place et où la suprématie masculine est de rigueur dans les rapports intra-familiaux. Le sondage d'opinion montre d'autre part que peu de mariages y ont été contractés sous la contrainte. La proportion des jeunes femmes « « obligées de se marier » selon l'expression populaire, ne semble pas plus élevée dans la région que dans l'ensemble du Languedoc. Elle atteint même un taux moindre que dans certaines agglomérations urbaines où ces cas sont bien plus fréquents. 43,2% des hommes se marient entre 22 et 24 ans. Lors de l'étude qualitative sur les mariages, on verra que la coutume qui incite le jeune rural à se marier seulement lorsqu'il a un métier et n'est plus astreint aux obligations militaires, est fortement respectée. Par ailleurs, l'âge moyen au mariage des jeunes ruraux apparaît très inférieur à la moyenne nationale ; tant chez les hommes que chez les femmes cette différence est de près de deux années. Cet âge moyen est de : 24 ans et 6 mois pour les hommes languedociens contre 26 ans et 9 mois pour l'ensemble des Français ; 21 ans et 10 mois pour les jeunes filles de la région, contre 23 ans 9 mois pour l'ensemble des Françaises5.
Ce trait semble spécifique des régions méditerranéennes. Dans d'autres zones rurales françaises, comme le Poitou ou le Bourbonnais, les moyennes d'âge au mariage sont sensiblement égales aux moyennes nationales.
L'analyse des données concernant le domicile des conjoints permet, en établissant les aires matrimoniales, d'esquisser l'horizon social des jeunes ruraux de notre région.
Tableau V Origine géographique des conjoints. Domicile des conjoints au moment du mariage Hommes Même village 48,4% Villages voisins 17% Ville voisine 4,2% Autres villages du département 9,1% Autres départements 19;9% Étrangers à la France 1,3%
Femmes Même village 92,8% Villages voisins 1,6% Ville voisine 1,6% Autres villages du département 1,5% Autres départements 1,8% Étrangers à la France 1,3%
Ainsi 92,8 % des jeunes filles rurales se marient dans le village où elles résident habituellement. Un peu plus de la moitié (53,1 %) d'entre elles continuent à habiter ce même village après leur mariage. Ce dernier chiffre correspond à peu près au nombre de jeunes gens qui se marient dans le village où ils résident et travaillent. Cette endogamie à l'échelle du village, observable pour près de la moitié des mariages en milieu rural, prend une signification nouvelle lorsqu'on la met en parallèle avec la répartition géographique des jeunes ruraux vivant de l'agriculture au moment de leur mariage. En effet, parmi les hommes qui se marient dans le village où ils résident habituellement, 27,5 % appartiennent au secteur primaire agricole, alors que 5,6 % des jeunes agriculteurs se marient dans les villages voisins et 4,3 % dans les autres villages du département. Ces données statistiques nous permettent de formuler une hypothèse générale des mariages chez les jeunes ruraux agricoles du Languedoc : tout se passe dans ce domaine comme si le mariage était un facteur supplémentaire de sédentarisation personnelle et de résistance au changement social.
Nuptialité, âge et activité professionnelle Tableau VI - Age et activité professionnelle des conjoints au moment du mariage Hommes activité dans secteur primaire moins de 19 ans 0,3% 19-21 ans 3,6% 22-24 ans 17,9% + de 24 ans 19,2%
Hommes activité dans secteur secondaire moins de 19 ans 0 19-21 ans 1% 22-24 ans 3,1% + de 24 ans 7,3%
Hommes activité dans secteur tertiare moins de 19 ans 0 19-21 ans 6,3% 22-24 ans 22,2% + de 24 ans 19,1%
Femmes exerçant une profession moins de 19 ans 1,7% 19-21 ans 11,2% 22-24 ans 8,5% + de 24 ans 12,6%
Femmes sans profession moins de 19 ans 10% 19-21 ans 24,5% 22-24 ans 17,7% + de 24 ans 14,8%
Ces données font apparaître tout d'abord que les jeunes ruraux agricoles se marient plus tardivement que les ruraux employés dans l'industrie ou dans le secteur tertiaire. Cette différence est nettement plus marquée entre les jeunes femmes qui exercent une profession et les autres. Ainsi 34,5 % des femmes sans profession se marient avant 21 ans, et seulement 19,9 % de celles du même âge qui ont une profession. Ce même tableau VI indique que 33 % des jeunes filles exercent une profession au moment du mariage. La moitié de celles-ci l'abandonnent aussitôt après, pour se consacrer aux tâches ménagères. Une comparaison serait intéressante à établir avec les jeunes urbaines qui, pour toutes sortes de raisons (éventail plus étendu des offres d'emploi, proximité des lieux de travail, etc.], continuent plus volontiers à exercer un métier après le mariage.
Répartition socio-professionnelle des jeunes ruraux Le dépouillement des données du recensement de 1962 pour l'ensemble des communes étudiées permet d'établir le tableau des activités socio-professionnelles des jeunes ruraux de 15 à 24 ans
Pour les 15-19 ans ont relève la répartition suivante : Garçons scolarisés dans l’enseignement primaire 6,3% dans l’enseignement secondaire 15,1% dans les lycées 5,6%
emplois dans le secteur agricole fils d’exploitants agricoles 3,5% salariés agricoles 6,9%
artisans et commerçants 3,1%
ouvriers manœuvres apprentis 9,3%
employés et cadres moyens 1,4%
personnels de service 1,6%
Filles scolarisés dans l’enseignement primaire 7,4% dans l’enseignement secondaire 16,1% dans les lycées 5,7%
emplois dans le secteur agricole filles d’exploitants agricoles 0,1% salariés agricoles 2,3%
artisans et commerçants 1,5%
ouvriers manœuvres apprentis 10,4%
employées et cadres moyens 1,5%
personnels de service 2,3% %
La scolarisation Plus de la moitié - soit 56,1 % - des jeunes de 15 à 19 ans et 6,5 % de ceux âgés de 20 à 24 ans, poursuivent leur scolarité. Le premier chiffre paraît important pour une zone rurale (dans telle région agricole de l'est de la France par exemple, il ne dépasse pas 25 % pour cette même classe d'âges6). La forte scolarisation des jeunes est due d'abord à la ferme détermination des exploitants comme des salariés agricoles _ classes qui représentent plus de la moitié de l'ensemble de la population active des communes rurales - de voir leurs enfants poursuivre leurs études. Peut-être est-ce aussi le signe de la croissance économique globale ou du moins du « démarrage » économique, sensible dans le Languedoc aujourd'hui. Le pourcentage des étudiants dans I'enseignement supérieur (classe de 20 à 24 ans) reste faible. Parmi ceux-ci, plus de la moitié sont issus des catégories aisées de la population rurale : cadres moyens et supérieurs, professions libérales. La démocratisation de l'enseignement supérieur, comme de l'enseignement secondaire, apparaît dans cette région, comme un objectif à long terme plutôt que comme une réalité déjà établie. La majorité des jeunes ruraux poursuivent leurs études dans les collèges d'enseignement général (CEG) et les collèges d'enseignement technique (CET) situés dans les grosses bourgades de la région, à Vergèze, Sommières, Vauvert, Quissac, Marsillargues, etc. (cf. tableau VIII et fig. 3 donnant l'origine sociale des jeunes scolarisés dans les CEG). Les deux catégories sociales qui fournissent le plus d'élèves aux C.E.G. ruraux sont les petits exploitants et les salariés agricoles d'une part (38 %), les ouvriers du secteur secondaire d'autre part (24,9 %). On notera, en regard, que dans ces mêmes établissements, 1,2 % des élèves proviennent des professions libérales et des cadres supérieurs et 3,2 % des cadres moyens. En définitive, si la scolarisation des jeunes ruraux augmente, en effectifs et en années d'études, rares sont ceux qui ont réellement la possibilité d'accéder à un enseignement secondaire ou supérieur.
Les jeunes ruraux agricoles. Il importe en effet d'ajouter le qualificatif « agricole » aux 25,7% de jeunes âgés de 15 à 24 ans des communes rurales de la région qui exercent une activité dans le secteur primaire. On a trop souvent confondu rural et agricole ; or nous sommes ici en présence d'une minorité de jeunes exploitants ou salariés agricoles, dans une région pourtant spécifiquement rurale. Les effectifs des jeunes ruraux agricoles tendent à diminuer au profit d'une nouvelle catégorie socio-professionnelle, les ouvriers et les apprentis : pour 23,9 % des jeunes employés dans le secteur agricole, 40,3 % le sont dans les secteurs du commerce et de l'industrie. Cette mutation socio-professionnelle s'est réalisée en une dizaine d'années seulement dans le Languedoc ; elle prend tout son sens au point de vue sociologique, si l'on considère l'âge moyen des exploitants agricoles et surtout le nombre de fils ou de gendres d'exploitants qui leur succéderont. On peut ainsi établir un taux de « succession filiale ou familiale » probable sur l'exploitation. La moyenne d'âge des exploitants agricoles de la région étudiée est de 54 ans 6 mois ; 36% d'entre eux sont âgés de plus de 65 ans.
Numérisation de ce texte interrompu
en juin 2016 car désormais disponible en ligne ici
1- Pour prendre une vue globale des problèmes de la viticulture languedocienne, cf. Galtier G. Le vignoble du Languedoc méditerranéen et du Roussillon. Montpellier, éd. Causse-Graille-Castelnau, 1960. Cf. aussi une étude plus localisée de Sternberg-Sarel B. « La crise de la monoculture viticole », Études rurales, École pratiques des hautes études - Sixième section, Paris, 1963, n°9, p.47-57.
2- Cette assertion peut paraître au premier abord brutale ; or il existe sans nul doute une civilisation rurale méditerranéenne et le Languedoc en porte les marques indélébiles. Qu'il nous suffise de renvoyer les sceptiques à ces quelques ouvrages significatifs: D. FAUCHER, J. GODECHOT, J. FOURCASSIÉ et E. LAMBERT, Visages du Languedoc. Paris, éd. Horizons de France; Cl. SEIGNOLE, Le folklore du Languedoc, Paris. éd. Maisonneuve et Permanences méditerranéennes de l'humanisme, Paris. Les Belles Lettres, 1963.
3- Cf. à ce propos, l'étude de G. SAUMADE et M. LEVITA intitulée, « Évolution des structures démographiques du Languedoc-Roussillon de 1954 à 1962 », Revue de l'Économie méridionale, Montpellier, 1963, n° 43, 3e trimestre.
4- La croissance de la population du Languedoc-Roussillon pendant cette période est essentiellement le fait des grandes concentrations urbaines, ainsi que le montre l'étude de J. ROUZIER, « Physionomie de la croissance démographique languedocienne » Revue de l'Économie méridionale, n°43; Montpellier, 1963.
5- Sur ce point on consultera l’ouvrage de Gérard DUPLESSIS, Les mariages en France Paris, A. Colin, 1949, chap. III.
RELATION D'AUTORITÉ ET CHANGEMENT SOCIAL Remarques sur un cas de formation au commandement d'agents de maîtrise pour l'industrie en Algérie
Jacques GUIGOU
La question des relations et des structures d’autorité constitue un lieu privilégié d’analyse des phénomènes qui apparaissent dans les situations de changement social. L’éducateur, qui se veut aujourd’hui un agent du changement, rencontre cette question des rapports de pouvoir tant au niveau des groupes de formation qu’à celui des institutions éducatives. Le courant actuel de la « pédagogie institutionnelle » tente de définir et de pratiquer des réponses novatrices à la mise en question du rapport traditionnel de subordination maître-élève. Ces théories de la formation et du développement semblent redécouvrir ce que Socrate, Rousseau et d’autres avaient clairement dégagé : l’action éducative et aussi et surtout une action politique au sens originel du terme. C’est pour avoir trop longtemps méconnu ou sous-estimé cette dimension anthropologique et politique du changement que de nombreux théoriciens et praticiens du développement se sont heurtés à ce qu’ils décrivent comme des « résistances » ou des « freins au progrès ». Les actions de formation de cadres et de techniciens qui constituent une part importante de l’assistance aux pays du Tiers monde rencontrent également la question des relations d’autorité sous une forma particulièrement aigüe puisqu’elles accompagnent un projet plus ou moins explicite de réorganisation économique et sociale, c’est-à-dire la volonté politique de remplacer un « ordre » jugé ancien ou périmé par un « ordre nouveau ». Qu’il s’agisse d’industrialisation, de réforme agraire ou d’alphabétisation, les agents du changement sont porteurs de modèles socioculturels nouveaux, mieux « adaptés » à leurs yeux que les modèles traditionnels ou coloniaux à supporter le choc technologique du développement. La plupart du temps, ces idéologies et ces pratiques souvent manichéistes éludent — consciemment ou pas — la question des nouveaux rapports de pouvoir dans les jeunes États, et, pour ce qui est des individus touchés par le développement, la façon dont sont encore vécus les modèles traditionnels de relation d'autorité. L'hypothèse globale de recherche à laquelle se réfèrent ces remarques peut se formuler ainsi : en Algérie, par exemple, les exigences du développement industriel conduisent-elles nécessairement à un type de relation d'autorité technocratique semblable à celui que l'on trouve dans les sociétés industrielles avancées, relation qui fonde sa légitimité dans la maîtrise du savoir scientifique et dans l'exercice d'une compétence technique, ou bien subsiste-t-il une zone d'autorité relevant encore des archétypes de la société traditionnelle, c'est-à-dire d'un ordre charismatique, tels les liens de parenté, le système clanique, la solidarité religieuse ou d'autres modes de souveraineté ? À l'expérience, tout se passe-t-il comme si les normes industrielles de relation d'autorité étaient assimilées aux anciennes formes de relation de pouvoir dans le village ou la Cité ; le contremaître sidérurgiste obéissant à son chef d'atelier comme le neveu à son oncle maternel et la laborantine exprimant des relations de subordination semblables à celles de la sœur cadette envers son frère ainé ? Dans une perspective étiologique identique, une récente étude des difficultés de développement des communautés rurales des Aurès a cru pouvoir parler de « traditionalisme par excès de modernité 1». Le traditionalisme, vidé de son contenu culturel authentique, renaissant alors pour satisfaire des fins contraires à la tradition. De telles attitudes apparaissent-elles aussi chez les groupes de stagiaires en formation pour l'industrie algérienne ? Évaluer dans quelle mesure les recherches théoriques et empiriques récentes sur les relations et les structures d'autorité abordées par l'ensemble des sciences humaines — de la psychanalyse à l'anthropologie politique — éclairent les actions de formation entreprises dans les pays du Tiers monde, c'est là une problématique générale que pourraient alimenter les diverses approches monographiques. Nous chercherons dans les remarques qui vont suivre concernant une expérience de formation au commandement d'agents de maîtrise prise comme un cas, à saisir tout d'abord l'importance des facteurs socio-culturels qui interviennent dans la relation d'autorité, lors du passage d'un type d'organisation économique et sociale non industrialisé, à un type de société dont un important secteur se technicise. Nous caractériserons ensuite leurs implications sur les problèmes éducatifs. Le rapport de commandement constituant le biais privilégié selon lequel s'articulent de nombreux signes du changement. Afin de clarifier un champ conceptuel assez confus, nous adopterons la terminologie suivante : par rapport de pouvoir, nous entendons ici l'équilibre dialectique des forces sur lequel repose l'ordre social établi, qu'il s'agisse de l'état, de l'entreprise, ou de tout autre type d'organisation. Par relation d'autorité, nous désignons toutes les formes que revêt l'institutionnalisation du pouvoir et la façon dont elles sont vécues par les personnes dominantes et les personnes dominées, notamment par les formateurs et les formés. Par commandement, nous nommons la relation hiérarchique, asymétrique, qui s'établit au sein d'un groupe par la puissance d'une volonté particulière ou collective.
I- Dynamique de la situation de formation A - La demande du système industriel à l'institution éducative Trois sous-ensembles interviennent dans la dynamique du cas qui nous intéresse - un complexe industriel en construction qui exige des cadres techniquement formés, capables d'assurer la production et de gérer l'entreprise ; - une population d'ouvriers professionnels (niveau CAP) n'ayant pour la majorité aucune expérience industrielle et destinés à des postes de maîtrise dès le démarrage de l'usine ; - un Centre de formation, provisoirement rattaché à l'entreprise, ayant vocation de former ce personnel de maîtrise, ainsi que des formateurs pour d'autres pôles d'industrialisation du pays. Outre la formation technique, jugée centrale, le système industriel demande à l'institution éducative de mettre l'accent sur les problèmes du commandement, en soulignant dans son langage que « la fonction du contremaître dans l'industrie comporte 30 % de technique contre 70 % de commandement ». Cette option, tant idéologique qu'organisationnelle, reproduit le modèle occidental de l'agent de maîtrise et confirme son rôle stratégique capital dans le maintien de l'ordre technique et économique de l'entreprise.
B - Les réponses pédagogiques pratiquées par l'institution. Confrontée à une telle demande, l'institution éducative juge d'abord nécessaire de prendre une certaine « distance idéologique » à l'égard du système industriel ; elle réalise une étude monographique de la fonction de l'agent de maîtrise dans des usines identiques à celle pour laquelle elle forme et pose ensuite les options pédagogiques suivantes : - parler de formation au commandement est, à la limite, contradictoire dans les termes. En effet, de seuls apports de connaissances (sur les caractéristiques du chef, la communication, la vie d'un groupe au travail, etc.) semblent insuffisants, voire inadéquats. L'essentiel se situe au niveau du mode de relation maître-élève instauré, et surtout au niveau des structures de fonctionnement et d'autorité mises en place dans l'institution, structures qu'il convient de rendre les moins « aliénantes » possibles. La direction et les formateurs hésitent toutefois à aller jusqu'à appliquer l'idée de stage autogéré comme outil privilégié d'apprentissage à la maîtrise d'un groupe. Un tel projet pédagogique est jugé trop opposé à certaines structures de commandement plus autoritaires qui existeront dans l'usine. - donner autant de place à la formation centrée sur le développement de la personne qu'à la formation en vue de « l’adaptation » à une fonction industrielle précise. Pour y parvenir, une part importante de la formation générale s'inspire des méthodes actives et tend à favoriser le développement personnel : apprentissage de la prise de responsabilité, méthodologie de l'étude de problème, entraînement au travail d'équipe, expression écrite et orale, exploitation de la pensée critique, etc. Ainsi conçue, la formation au commandement se poursuit d'une façon explicite, comme-en « double piste » avec les autres apprentissages, tout au long de l'année, intégrée à tous les actes pédagogiques. Certains formateurs, attentifs à l'influence qu'avait sur les stagiaires le mode de relation qu'ils instituaient à l'égard des connaissances, ont tenté de développer dans leurs cours une attitude de recherche active vis-à-vis du savoir. Ils cherchaient à favoriser l'analyse critique du discours du groupe en formation sur le savoir. Ce faisant, ils pensaient toucher aux racines mêmes de l'autorité du maître et de ce à partir de quoi elle peut être contestée. Ils s'interrogent cependant sur les effets de telles pratiques pédagogiques dans une institution comme la leur, sachant que la situation future des stagiaires au travail dans l'industrie ne permettra pas le transfert de telles opérations sur les mots et les choses. Par ailleurs, ils remarquent que certains stagiaires à la personnalité plutôt rigide, et familiers à un rapport culturel d'autorité autocratique, ont tendance à refuser cette démarche qui met sans doute trop en cause leur structure affective et leur univers relationnel.
II - Interprétation de l’évaluation de la formation Au-delà d'une description de l'évaluation des effets de la formation au commandement, il nous a semblé possible de tirer quelques remarques interprétatives susceptibles d'éclairer les difficultés rencontrées. Nous empruntons certains outils conceptuels aux théoriciens de l'anthropologie politique, faisant ainsi l'hypothèse que ce genre d'analyse devrait clarifier quelques aspects théoriques de l'intervention socio-pédagogique, notamment dans les pays maghrébins.
A - Les différents modèles de relation d'autorité en présence Schématiquement, on peut dégager trois modèles de relation d'autorité à travers le discours des stagiaires et des formateurs. Il est bien certain que ces modèles ne correspondent pas à une réalité empirique ; ils sont intégrés dans la personnalité de chacun. Loin de nous l'idée de bâtir ici une illusoire typologie de la « personnalité de base » de ce groupe d'agents de maîtrise en formation.
- Un modèle autocratique et charismatique En référence aux formes religieuses de la société traditionnelle algérienne, c'est l'archétype le plus complexe et le plus preignant, celui dont on a saisi aussi le plus difficilement l'impact sur les relations interpersonnelles. Il s'exprime en termes bi-polaires allant de l'image du chef religieux (Chikh en arabe), à celle du chef militaire (Rats, Hakem, ou Katd). Le Chikh possède une autorité charismatique qu'on respecte et qu'on craint, fondé sur une sagesse globale — une gnose — c'est-à-dire une connaissance universelle et transcendante, un système clos de compréhension du monde et des hommes. La relation de subordination comporte ici une valeur quasi sacrée, absolue, devant laquelle on ne peut que s’incliner, non par contrainte physique, mais par respect et soumission morale ou spirituelle, « comme un fils devant son père ». Dans le langage populaire, Chikh s'emploie pour désigner le vieillard, le sage, le maître. À l'école, lorsque l'élève s'adresse à l'instituteur, il l'appelle Chikh. La plupart des stagiaires agents de maîtrise utilisent ce terme pour entrer.en communication avec leurs formateurs, mais il semble que, dans leur bouche, sa signification se soit déplacée. Tout se passe comme si la perspective de vivre dans un univers technique déclenchait un changement de registre sémantique. Ce n'est plus la sagesse traditionnelle qu'on vénère désormais, c'est le savoir scientifique et technique, source de pouvoir futur dans l'atelier face à ses ouvriers. Le signifié de la relation d'autorité se transforme, le signifiant subsiste. La relation maître-élève reste ainsi marquée par cette tonalité religieuse qu'attachent les stagiaires aux connaissances possédées et diffusées par le maître. Une telle hypothèse pourrait en partie rendre compte du besoin de connaissances closes, systématiques et immuables qu'on rencontre chez les formés et en conséquence des difficultés qu'éprouvent les formateurs, à proposer un savoir ouvert et des connaissances en permanence remises en cause, inhérentes à toute démarche scientifique. Autrement dit, en ouvrant une brèche dans l'univers clos des connaissances sacralisées, le formateur sape du même coup les assises de son autorité, et l'institution éducative la raison apparente de son pouvoir.
- Un modèle hiérarchique et technocratique Il s'agit du modèle classique de relation d'autorité des sociétés industrielles occidentales. L'idéologie à laquelle se rattache ce modèle est exprimée chez les stagiaires et les formateurs de la façon suivante : semblable à la rationalité mécanique qui régit les phénomènes physiques et technologiques dont ils font l'apprentissage, certains pensent qu'une rationalité sociale doit également réglementer les communications et le commandement dans l'entreprise ou l'école. « Un ordre est un ordre », donné par un chef techniquement compétent, il doit être exécuté en tant que tel. La hiérarchie doit contrôler les exécutants en limitant l'initiative de ceux dont la pratique ou le langage sont jugés déviants ou irrationnels. La compétence technique est la seule source de l'autorité au sommet comme à la base. Dans cette perspective, la formation a pour but essentiel d'augmenter au maximum le potentiel technique du stagiaire, afin d'éviter les dysfonctionnements de l'homme au travail. Spécialisation rapide de la formation, parcellisation de l'organisation industrielle, concentration du pouvoir de décision, autant d'impératifs rendus nécessaires par l'expansion de l'entreprise. Imitant les conduites rationnelles — et rationalisées — du formateur technique, le stagiaire se trouve très fortement dépendant des procédures et de l'expérience qui lui sont présentées. Toutes les opérations intellectuelles ou manuelles créatrices ne sont pas encouragées, bannies de ce modèle unidimensionnel dominé par l'exigence technocratique.
- Un modèle libertaire et anarchisant Il faudrait plutôt parler ici, non plus d'autorité, mais de contestation, de refus d'une relation trop répressive ou dominatrice. Dans le cas qui nous intéresse, le formé intériorise tous les excès d'autorité auxquels il pense être soumis pour s'opposer aux personnes représentant pour lui le pouvoir. Entouré d'un petit groupe de pairs, il diffuse un système de relations déviant par rapport à celui de l'ensemble du groupe en formation, affirmant ainsi une rupture avec la conformité des modèles reconnus par le reste de l'institution éducative. Ce faisant, il s'oppose au contrôle pédagogique et au système d'évaluation de sa formation tel qu'il est pratiqué par les formateurs et par l'institution. Non assumé par le groupe en formation, le processus d'apprentissage des opposants se bloque et avec lui entraîne un ralentissement général de la formation. Pris en charge par le groupe en formation, le conflit devient un champ d'expérimentation de phénomènes humains qui se reproduiront dans le système industriel et accélère ce faisant la maîtrise par les stagiaires de la conduite d'un groupe. Notons à ce propos, sans prétendre établir de correspondance terme à terme entre le domaine du psychologique et du sociologique que de telles formes de contestation d'un ordre jugé insatisfaisant et oppressif constitue, on le sait, une des caractéristiques fondamentales de l'histoire et de la culture algérienne la plus authentique. Contrairement aux explications psychologistes des pédagogues occidentaux, ici les attitudes de contestation tant de l'autorité du maître que des structures de commandement mises en place par l'institution ou par le système industriel n'apparaissent pas davantage chez les personnes en opposition à leur milieu familial ou socio-culturel, symptômes évidents d'un Oedipe mal résolu ! Souvent « les déviants » se trouvent parmi les plus respectueux de l'autorité familiale et religieuse, alimentant leur refus ou leur critique auprès de comportements culturels et de pensées issus de leur univers culturel familier et dont ils perçoivent mieux le sens au contact d'autres formes d'autorité.
B - Pédagogie du changement et changement pédagogique Sans généraliser abusivement ce cas de formation au commandement d'agents de maîtrise en Algérie, peut-on dire que toute pédagogie du changement — surtout lorsqu'elle s'applique aux pays en voie de développement — doit comporter un changement radical d'objectifs, de méthodes et de techniques ? Là plus qu'ailleurs, l'importation de modèles étrangers à la réalité socio-économique du pays auquel on s'adresse est vouée à l'échec. L'éducateur ne peut plus se satisfaire de ses certitudes qu'il croit universelles. Une connaissance approfondie de la société globale dans laquelle il travaille est une condition préalable à toute action éducative. Ce qui fait obstacle à une transformation unidimensionnelle des conduites humaines, telle la relation d'autorité, en vue de l'adaptation à une fonction technique dans l'industrie se retrouvera au niveau d'une pédagogie des connaissances scientifiques et techniques qui ne s'interroge pas sur les modes particuliers de relation au savoir du public auquel elle s'adresse. Si les transformations des relations d'autorité sont les plus lentes c'est qu'elles touchent aux racines mêmes des personnalités et des cultures. En étant attentif aux effets et aux contradictions qu'il induit chez les formés, par l'introduction de modèles modernistes, le formateur facilitera l'acculturation et la compénétration de deux systèmes de pensée et d'action antagonistes sous de nombreux aspects. Ce faisant, il contribue, dans le cas présent, à l'algérianisation de la relation d'autorité. Une démarche possible ne serait-elle pas de faire analyser par le groupe des stagiaires les problèmes d'autorité qui se posent à lui au fur et à mesure de son apprentissage puis de poursuivre cette auto-analyse une fois les fonctions industrielles prises ? Dans une société en transition, dont l'identité s'affirme peu à peu selon des choix économiques et politiques spécifiques, les formes d'autorité chez les individus et dans les structures sociales reflètent nécessairement cette volonté de recherche de voies nouvelles et originales. Une pédagogie des conduites cohérente dans un certain système sociopolitique ne l'est plus dans un autre. On ne dirige pas un groupe d'ouvriers ou de stagiaires de la même façon dans un régime capitaliste ou dans un régime socialiste. Au formateur d'imaginer de nouveaux rapports d'autorité en fonction des modifications de l'environnement institutionnel, qui, réciproquement, contribueront à modifier les structures de commandement et de contrôle dans le système de production. Si, par exemple, le contremaître qui évalue ses ouvriers prend en considération leur perfectionnement technique et scientifique ainsi que leur potentiel de développement individuel, il favorise la naissance d'une relation non répressive à l'égard de son personnel. De même, s'il envisage son activité dans la production industrielle davantage comme des tâches de formation que de sanction, il instaure un climat éducatif et prévient ce faisant la rétention de l'information ou les clivages traditionnels entre les postes de production et ceux d'entretien des installations industrielles.
C - Autoritarisme ou autorité ? Certes, il ne faudrait pas sous-estimer l'importance de l'influence sur les personnes des options politiques globales de la société dans laquelle le formateur intervient. Des modèles de direction autocratique ou bureaucratique au sommet n'ont jamais encouragé un développement de la créativité ou une démocratisation des groupes productifs à la base. Il n'en reste pas moins vrai qu'au niveau des relations interpersonnelles d'autorité, la diffusion de modèles libéraux et permissifs par les formateurs développe largement les capacités des formés à faire face aux exigences du système technique dans lequel ils sont souvent brutalement introduits. Cette situation de changement accéléré, dont la formation constitue le seul élément de transition, fait parfois naître chez les stagiaires un sentiment d'agressivité apparemment privé d'objet consciemment désigné. Sans vouloir porter de diagnostic définitif, on pourrait voir là une réaction de défense à l'égard d'un environnement industriel qui semble hostile, du moins encore mal apprivoisé et dont on ne maîtrise pas toutes les variables. Inversement, on rencontre des réactions anomiques qui traduisent un malaise, une gêne, comme si le nouveau « vêtement social » que l'on porte depuis peu devait encore trouver ses plis familiers.
Écrit publié dans la revue Autogestion et socialisme n°13-14 sept./déc. 1970, p.139-151.
Notes (1) Jeanne FAVRET : « Le traditionnalisme par excès de modernité » in Archives Européennes de sociologie Tome VIII -1967, n°1, p.71 à 93.
Orientations bibliographiques Balandier G. Anthropologie politique. PUF, 1967. Bourricaud G. Esquisse d’une théorie de l’autorité. Plon, 1961. Favret J. « Le traditionalisme par excès de modernité » Archives européennes de sociologie, 1967-68. Freund J. L’essence du politique. Sirey. Freud S. Totem et tabou. Payot. Lapassade G. Groupes, organisations, institutions. Gauthier-Villars, 1967. Laroui A. L’idéologie arabe contemporaine. Maspero, 1967. « La Paternité », numéro spécial de la revue L'inconscient. PUF,1968. Lourau R. « L’instituant contre l’institué » Les Temps modernes, n° 268, oct. 1968.
Jacques GUIGOU
LE SOCIOLOGUE RURAL
ET
L’IDÉOLOGIE DU CHANGEMENT
Le sociologue rural n'est pas seul à définir son rôle. Il est l'objet d'une demande sociale qui attend de lui une certaine production, comprise au sens le plus large. Cette demande de travaux — qu'il s'agisse de recherches ou d'interventions, tels que diagnostics, prévisions ou actions de formations spécifiquement adressées au sociologue rural ― est certes en rapport avec l'image que le demandeur, souvent client, s'est peu à peu forgée du rôle du sociologue et des services que ce dernier peut lui rendre. Mais on peut dire en outre que cette relation entre le sociologue et la demande dont il est l'objet a un caractère dialectique, c'est-à-dire modifie aussi la production sociologique et même jusqu'au métier du sociologue.
Nous souhaiterions indiquer, à travers quelques remarques tirées de notre expérience de praticien, quelles sont les transformations récemment introduites dans le travail sociologique et dégager leurs significations, face aux problèmes du développement rural. Nous aurons également à nous interroger sur les incertitudes scientifiques que comportent les réponses apportées par le sociologue, autrement dit sur l'état actuel d'élaboration des outils théoriques et méthodologiques que celui-ci met en œuvre. Questionné par la crise économique et politique des campagnes, le sociologue rural est-il condamné à l'empirisme? A partir de quelles positions scientifiques et professionnelles peut-il intervenir? Pour quoi faire et au bénéfice de qui? Ce savoir sociologique au nom duquel il parle lui permet-il véritablement de tenir un discours assuré et pertinent? A qui ce discours s'adresse-t-i1 en priorité? Le sociologue rural peut-il encore éluder cette question ultime: comment passer d'une idéologie du changement social, héritée de l'histoire même de sa discipline, à une théorie de la fonction sociale des campagnes dans une problématique de transformation, plus ou moins rapide, des rapports sociaux?
Le milieu rural comme champ d’analyse et lieu d’émergence de la demande de sociologie
Si l'on accepte provisoirement la notion globale de « milieu rural » — notion par ailleurs extrêmement peu rigoureuse ainsi qu'en témoignent les nombreux travaux contemporains sur les rapports entre le rural et l'urbain comme définissant le champ spécifique d'analyse et d'action du sociologue — on peut tout d'abord s'interroger sur la diversité des situations sociales et économiques que recouvre l'imprécision même de cette notion. Quelles que soient les typologies auxquelles on se réfère pour appréhender l'objet propre des phénomènes ruraux et agricoles, tous les efforts de classification des modes de reproduction et de stratification des sociétés rurales semblent impuissants à rendre compte d'une spécificité qui épuiserait les disparités sociales composant le milieu rural. Voilà bientôt dix années que l'on a proclamé « la fin des paysans » ; devons-nous aujourd'hui constater « la fin des ruraux »? Et s'il s'agissait plus justement de la fin de l'idéologie qui tend à identifier « les ruraux » à une catégorie sociale particulière, arbitrairement séparée du reste de la société? Les campagnes ne seraient-elles pas concernées par les lois de transformation socio-politique et institutionnelle qui affectent l'ensemble d'une formation sociale?
La sociologie rurale parviendra-t-elle à dépasser l'ère de la taxinomie pour s'attacher, à partir d'une connaissance pratique des situations auxquelles elle est confrontée, à saisir, au-delà du culturalisme encore aujourd'hui dominant, les mécanismes de ségrégation sociale institués, là, dans les campagnes, comme ailleurs dans les villes ou les usines?
Lorsqu'il tente de maîtriser les conséquences méthodologiques d'un tel renversement de perspectives, le savoir sociologique quitte le ciel éthéré des idéalités pour construire, in situ, dans un rapport permanent avec ceux qui vivent les transformations de l'agriculture et de l'espace rural, ses outils d'analyse et ses stratégies d'intervention.
Car toute connaissance de l'environnement socio-économique de la demande qui s'adresse au sociologue ne peut être arbitrairement isolée — comme le fait la nosologie traditionnelle — de la relation que ce dernier entretient avec le système social rural, objet de son analyse.
Il convient ici de pointer deux concepts importants susceptibles de clarifier la nature du travail sociologique à produire : le champ d'analyse et le champ d'intervention. Par champ d'analyse, nous entendons l'ensemble des facteurs qui jouent dans la composition de la situation, ou du phénomène que le sociologue se propose de maîtriser scientifiquement. Ces facteurs ne se limitent pas à ce que l'on a coutume de nommer le monde rural, mais renvoient aussi aux institutions et aux infrastructures qui concernent l'ensemble de la formation sociale.
Le champ d'intervention désigne le groupe ou l'institution qui fait l'objet d'une étude ou d'une action. Plus restreint que le champ d'analyse, le champ d'intervention s'étend au-delà du seul groupe demandeur de sociologie ; il comprend le sous-système dont ce groupe fait partie et dont il revendique souvent la représentativité.
La demande sociale de recherche sociologique fait partie de la connaissance qui pourra être établie de la population ou du groupe demandeur. Il n'est pas indifférent de savoir qui, de telle ou telle structure rurale ou agricole, demande du savoir sociologique sur sa situation passée, présente ou future.
Dans cette phase de l'expression de la demande, praticiens et chercheurs devront être attentifs aux multiples phénomènes de dissolution de l'identité du groupe-demandeur. Au-delà de la simple formulation verbale de la demande, existe-t-il un consensus social minimum qui lui attribue quelque validité ? Bien souvent, en effet, une demande de travaux sociologiques provient d'instances relativement extérieures au milieu rural. C'est le cas notamment des contrats de recherches actives ou d'enquêtes-participation, signés avec des administrations publiques ou privées se préoccupant du « sort des ruraux en difficulté », alors que le « public » concerné par la recherche et par l'action qui parfois l'accompagne n'est pas, ou si peu, demandeur. C'est encore le cas des actions impulsées par les notables ruraux ou les bureaucraties syndicales agricoles qui, bien qu'officiellement « représentatifs » des intéressés, ne traduisent qu'imparfaitement la demande, quand ils ne la masquent pas totalement.
S'il souhaite surmonter les distorsions qu'introduisent ces mécanismes de dissimulation ou de substitution, le sociologue rural devra se donner un certain nombre de garanties scientifiques et professionnelles. Une analyse-diagnostic sur les causes de la demande, le statut et la position sociale de celui ou de ceux qui l'expriment, les canaux qu'elle emprunte et le langage qu'elle utilise seront autant d'indices — voire de symptômes — à examiner avec intérêt.
Un travail avec le système demandeur sur ses présupposés idéologiques, sa représentation collective du sociologue et sur la nature des réponses que celui-ci peut apporter, permettra souvent d'éviter des malentendus ultérieurs et facilitera l'évaluation des résultats de l'intervention sociologique.
Cet aspect de l'activité du praticien en milieu rural reste généralement encore méconnu, voire dénié par de nombreux sociologues, qui. se conformant aux modèles traditionnels de la « recherche objective et neutraliste », se privent là d'une source de connaissance précieuse, même pour la plus élémentaire des monographies.
Nature de la demande de sociologie en milieu rural et caractéristiques des réponses
Si l'analyse des caractéristiques et l'identification de la demande de sociologie s'avèrent nécessaires à mener en permanence, il convient aussi de clarifier la nature de cette demande. Pourquoi fait-on appel au sociologue rural ? Que cherche-t-on à modifier ou à conserver à travers sa médiation ? Auprès de quels groupes sociaux veut-on faire porter principalement l'impact de son intervention et pourquoi? A quels types d'orientations économiques et socio-culturelles du développement des campagnes se rattache la demande d'un expert en sciences sociales ? Autant de questions qui surgissent à chaque sollicitation et dont les réponses déterminent et fixent pour un temps, auprès des groupes sociaux concernés, l'image du rôle du sociologue rural. Dans la mesure où ce rôle tend aujourd'hui à s'institutionnaliser, comme l'économiste ou l'ingénieur-conseil font depuis déjà longtemps partie du « paysage institutionnel » du développement régional, il importe d'apprécier avec le maximum de rigueur et de perspicacité les objectifs que la demande de sociologie assigne aux travaux du sociologue. C'est à partir d'une analyse - on voudrait pouvoir dire d'une auto-analyse - de sa position dans le processus économique qui l'amène à intervenir, que le sociologue rural pourra définir des réponses plus justes, ce qui ne signifie pas nécessairement mieux « adaptées» aux besoins officiellement exprimés.
Cette analyse de la demande devrait notamment lui permettre de découvrir, au-delà des besoins exprimés, les besoins réels des groupements ou des organisations auprès desquels il travaille. Une démarche intervenant de ce type rassemble les conditions théoriques et pratiques d'un dépassement des productions traditionnelles qui restent caractérisées par une idéologie positiviste du changement social et qui, en conséquence, assignent au sociologue rural une fonction ambiguë « d'agent de changement ». A lire les productions théoriques et appliquées des sociologues ruraux au cours de ces dix dernières années, il apparaît une convergence significative des thèmes de recherche ou d'animation autour de la problématique suivante : comment faciliter les « mutations » de la société rurale? Qu'il s'agisse de modernisation de l'agriculture, de transformation de la communauté villageoise, du rapport entre les classes d'âges, de l'avenir des jeunes ruraux ou encore des formes sociales nouvelles que prend l'activité économique dans l'agriculture (production, commercialisation, mode d'association, etc.), tout se passe comme s'il existait un consensus implicite à ces diverses études: répondre positivement à la demande sociale émanant des couches actuellement dominantes dans le monde rural, pour « faciliter la mutation nécessaire des campagnes françaises ».
Que cette mutation existe, qui pourrait le nier ? Qu'elle soit nécessaire, voilà qui relève d'une formulation idéologique. Que le sociologue doive participer à renforcer cette idéologie en élaborant des réponses strictement, voire mécaniquement, adaptées aux divers « besoins » qui naissent de cette situation, voilà qui devient plus problématique. Or, tant dans le vocabulaire employé que dans les méthodes de recherche ou d'action mises en œuvre, transparaissent les contraintes économiques qui lient le sociologue au système social demandeur de sociologie. Combien de rapports d'enquête et de projets d'intervention qui portent la marque du langage sociologique naïf des leaders ruraux, gestionnaires de l'action et déjà sensibilisés aux sciences sociales, du moins à son vocabulaire ! Une étude systématique de ces discours pseudo-sociologiques serait à entreprendre et à verser au dossier des intervenants. Mots-clefs, tournures et leitmotive que l'on retrouve à chaque page de l'abondante littérature documentaire produite dans le domaine de l'aménagement des campagnes : participation, information, communication, sensibilisation, interaction, opinions et attitudes, autant de formules relevant d'une sociologie spontanée, teintée de fonctionnalisme, qui, dans la plupart des cas, reproduit indirectement l'idéologie de la demande.
De même, l'outillage méthodologique le plus souvent mis en œuvre pour appréhender la situation de changement qui provoque, nous l'avons vu, une demande de connaissance et d'action sociologiques, porte en lui-même ses propres limites, dans la mesure où il ne permet pas une interprétation de la demande en fonction d'une théorie et d'un « projet » scientifique et politique. Car ce projet, s'il ne veut pas perdre tout effet intervenant, doit être nécessairement distinct et autonome par rapport aux intentions du système demandeur.
Éluder cette rupture qu'instituent l'analyse et l'interprétation de la demande revient à proposer au client des techniques de traitement des problèmes sociaux des campagnes, sans doute plus « efficaces » que les moyens habituels de l'administration, mais dont on ne peut attendre dès lors des résultats scientifiques utilisables pour l'action ou la recherche. Ne se donnant pas le moyen d'une analyse théorique ni d'une critique idéologique de la demande de savoir sociologique, l'empiriste se condamne à travailler dans la sphère de conservation, au mieux d'amélioration, de l'idéologie qui provoque une demande à son égard.
Le questionnaire, l'enquête participation, la monographie, l'approche psycho-sociologique, l'étude des motivations, conçus comme des « outils de changement social » interdisent, de facto, toute interrogation sur leur validité méthodologique et leur fondement épistémologique.
Ainsi, à s'en tenir à un seul travail de technologue des mécanismes du changement, l'expert en sciences sociales se trouve conduit plus ou moins sciemment à diffuser, d'une manière indifférenciée, l'idéologie du demandeur à l'ensemble des classes sociales qui composent le champ d'intervention. Un tel processus de glissement socio-politique de ses pratiques doit poser au sociologue rural un certain nombre de questions d'ordre déontologique.
Il est un domaine privilégié où cet amalgame idéologique que comporte la seule diffusion de technologies du changement risque de se développer : celui de la formation des cadres et animateurs ruraux.
Les demandes de formation se multiplient en effet dans les milieux ruraux et agricoles : demandes de savoir et maîtrise de pratiques sur le fonctionnement et l'animation des groupes sociaux, sur leur environnement socio-économique, sur les conditions du développement rural. Le sociologue se trouve directement et fréquemment sollicité pour ces tâches de formation. nombreux sont ceux qui en font une spécialisation.
Nous examinerons, pour clore ces brèves remarques - que nous ne considérons pas comme définitives, mais plutôt comme des étapes dans un processus de recherche permanente - comment sont produites les réponses que le sociologue apporte aux demandes de formation des cadres ruraux. .
Sociologie de la formation et formation sociologique en milieu rural
Ainsi formulée, il est clair qu'une telle problématique dépasse largement le cadre de cette étude. Nous en caractériserons seulement quelques aspects centrés autour du triple mouvement : demande de formation - réponses du sociologue - renforcement de l'idéologie du changement social en milieu rural ou bien élaboration collective d'un nouveau savoir sur la situation des campagnes dans la formation sociale globale.
Triptyque que l'on pourrait schématiser ainsi:
Temps 1: Dans un milieu rural donné, un groupe exprime une demande de sociologie. Cette demande est adressée à un sociologue ou à un organisme ou une institution d’étude et de recherche sociologique.
Temps 2 : Le sociologue ou l’organisation sollicitée formule une réponse à cette demande sous forme de propositions d’étude et/ou d’action. O peut ici distinguer deux types de réponses 3(a) et 3(b)
Temps 3. La réponse 3(a) ne comporte ni analyse ni interprétation de la demande. Il y a exécution d’une commande sous forme de prestations de « technologies du changement social ». Dans ce cas on observe un renforcement de l’idéologie dominante sur le changement.
La réponse 3(b) procède à une interprétation de la demande ; elle souligne les segmentarités qui traversent le groupe demandeur. La réponse est conçue et pratiquée en termes d’intervention auprès d’un système demandeur (groupe demandeur et milieu rural) et ceci afin d’aider ce système à produire son propre savoir sociologique en vue de développer ses propres capacités d’action sur sa situation socio-économique.
Tentons de rendre ce schéma opérant en examinant un cas de demande de formation en milieu rural. Plaçons-nous dans l'hypothèse — on sait combien fréquemment vérifiée — d'une demande provenant d'un Centre de vulgarisation des techniques agricoles et d'information sur le développement rural. Ce Centre est cogéré par les syndicats d'exploitants agricoles, les services de l'administration départementale agricole, avec une participation des autorités communales. S'adressant à un groupe de sociologues ruraux, enseignants ou chercheurs de l'Université voisine, et par ailleurs regroupés en association d'étude et d'intervention. Le contenu de la demande est exprimé ainsi:
- apports de connaissances sur les formes d'associations économiques, sociales et culturelles au niveau du village ;
- expérimentation et entraînement pratique des moyens d'animation des groupements économiques et sociaux communaux, en vue de promouvoir l'associationnisme.
Sur cet exemple, en caricaturant quelque peu les deux types théoriques de réponses schématisés ci-dessus, on peut présenter la démarche traditionnelle 3(a) et lui opposer ce que pourrait être une démarche intervenante 3(b).
3 a - Calquée sur le modèle de la pédagogie universitaire, la démarche traditionnelle va orienter sa réponse du côté d'une accumulation de connaissances, abstraitement compilées, sur le phénomène associationniste, son histoire, ses inspirateurs, ses théoriciens. Coupé de l'expérience et du vocabulaire familier des « auditeurs », ce discours risque de rester lettre morte, même s'il satisfait, comme c'est souvent le cas, le désir de ceux qui recherchent un « fondement historique et scientifique » à l'idéologie qu'ils veulent défendre.
D'autre part, le sociologue non-intervenant aura tendance, pour assurer le second volet de la demande, à présenter de manière didactique des connaissances générales sur les outils de la recherche sociologique qu'il estimera les mieux adaptés à son public. Au mieux, conclura-t-il en abordant — par des anecdotes sur ses propres recherches, car il faut bien détendre son auditoire! — un certain nombre de savoir-faire et de recettes à l'usage du parfait enquêteur. Tout au long des exposés, théories et méthodes sociologiques seront présentées comme des savoirs clos, définitifs et universaux, comme si les bouleversements sociaux des campagnes et les pratiques politiques des «usagers» de la sociologie rurale ne pouvaient en rien les modifier.
3 b - Si le sociologue-intervenant se refuse à entrer directement et exclusivement avec son « client » dans une telle relation d'enseignant à enseigné, relation diffusant un savoir institué ailleurs, comment dès lors va-t-il opérer? Deux axes complémentaires peuvent être tout d'abord introduits:
- l'animation d'une procédure d'interprétation collective de la demande de sociologie par l'ensemble des groupes sociaux concernés par cette analysé. Des groupes de travail peuvent être créés à cet effet, en vue notamment de clarifier ce que peut apporter l'associationnisme à la région rurale étudiée.
- l'analyse des diverses segmentarités qui «traversent» les institutions touchées par la demande doit être menée simultanément. Par incidence, il peut être alors décidé la création d'une Commission paritaire, responsable de l'animation administrative, financière et pédagogique des actions de formation. Cette instance politique, différente de la Direction du Centre de vulgarisation qui a fait la demande, coordonnera le contrôle continu de l'intervention et sera dépositaire du suivi éventuel de la formation.
A partir des premiers travaux de ces instances serait étudiée, sous forme d'enquêtes sur le terrain complétées d'analyses documentaires et d'apports théoriques, la nature des obstacles à l'associationnisme, et peut-être seraient définies de nouvelles formes d'animation et de prise en charge du développement rural.
Soulignons en outre que le sociologue-praticien, contrairement au psychosociologue d'inspiration rogérienne, cherche, à l'aide de concepts théoriques critiques et d'un dispositif analytique singulier, à ne pas masquer les vrais problèmes du développement rural qui sont de nature essentiellement politique.
Un tel projet est-il généralisable sans verser dans l'utopie ou dans l'angélisme? En toute « orthodoxie » professionnelle, certainement pas. Du moins n'est-il pas trop tard pour commencer, partiellement et avec autant de rigueur que possible, à expérimenter certaines de ses implications susceptibles de modifier l'impact de la sociologie dans les campagnes.
Communication au VIIe Congrès européen de sociologie rurale
José de Souza Martins (dir.), Introduçao critica à sociologia rural.
Ed. Hucitec – Sao Paulo – Brasil, 1981 (rééd. 1986).
SOCIANALYSE DE L'ÉDUCATION PERMANENTE
DES SOCIALISTES
JACQUES GUIGOU
« Un pas vers l'autogestion ». C'est ainsi qu'un journaliste du Monde[1] caractérise l'ouvrage collectif publié par la Commission Éducation Permanente de Démocratie et Université, mouvement associé au Parti Socialiste[2]. Dans la préface qu'il consacre à ce livre, François Mitterand précise le contenu politique que prend, pour les socialistes, la perspective autogestionnaire liée à l'éducation permanente : « les auteurs soulignent avec force, le lien qui existe entre l'Éducation Permanente et la marche vers une société socialiste autogérée: l'autogestion trouve un support essentiel dans l'Éducation Permanente. La libération des travailleurs par l'autogestion ne se décrète pas; elle passe nécessairement par une formation économique et culturelle préalable approfondie[3]. Pour les républicains d'hier, il ne pouvait y avoir de démocratie politique sans instruction publique. Pour les socialistes d'aujourd’hui, il ne peut y avoir de démocratie économique et culturelle sans des travailleurs formés aux lourdes responsabilités de l'autogestion[4] ».
En écho à ce discours social-démocrate du secrétaire du PS sur la « responsabilisation des travailleurs », on peut lire au chapitre VI, significativement intitulé: « éducation permanente et projet socialiste », un extrait du Programme de gouvernement du PS. concernant la formation permanente :
« La formation continue comprendra la formation des travailleurs à la gestion ,des entreprises, tâche pour laquelle un effort tout particulier sera consenti, afin de faciliter le développement de l'autogestion. Cette formation, qui doit permettre aussi à la population de participer pleinement aux grandes décisions économiques de la nation exprimées par le plan, comme aux choix budgétaires communs, sera organisée sous le double contrôle de l'Éducation Nationale et des organisations syndicales[5].
Pour Démocratie et Université, un des objectifs principaux de la formation permanente dans une société socialiste, c'est de « briser la passivité politico-culturelle des masses », et de la briser « là où elle naît: dans l'entreprise[6] ».
Elle doit mettre fin à la parcellarisation (sic) de la vie, à la réification de l'homme, objet de son travail, et permettre la participation active et créatrice du travailleur à une culture totale, globale, d'où son travail même ne soit plus exclu[7]. Bref, et pour reprendre le slogan du programme socialiste, l'éducation permanente ne devrait rien moins que « changer la vie ». On connaissait le lyrisme démagogique des hommes du pouvoir lorsqu'ils parlent de la formation permanente[8], voici l'opposition qui fait de la surenchère verbale sur le même terrain.
Nous articulerons la critique centrale des positions des socialistes sur l'éducation permanente autour de la thèse suivante : ce n'est pas dans un surplus de participation des travailleurs aux décisions économiques de leur entreprise et de la nation que la formation permanente trouve son sens mais dans sa capacité à libérer les forces collectives de transformation des rapports sociaux institués par toutes les formes de gestion étatique du capital et du travail. Tant que l'on envisage la formation comme une valorisation de la force individuelle de travail, on ne sort pas de la division capitaliste (ou socialiste d'État) du travail et l'on renforce nécessairement l'hétérogestion dans la production comme dans la formation.
Il est d'ailleurs significatif qu'un ouvrage qui prétend « affirmer avec force le lien entre la formation permanente et la marche vers une société socialiste autogérée » (p.126) passe sous silence les expériences d'autogestion pédagogique menées par un certain nombre de groupes, dès les années soixante, et qui s'expriment aujourd'hui dans les courants de la pédagogie institutionnelle et de l'analyse institutionnelle. Cet oubli de la dimension institutionnelle de toute action de formation permanente n'est pas seulement un effet idéologique du lieu à partir duquel ce livre est écrit : un parti politique qui vise le pouvoir d'État et sa propre survie en tant que parti; il est aussi l'indice d'une réduction de l'autogestion à une représentation des travailleurs, voire d'un contrôle ouvrier qui aménage les institutions étatiques dominantes.
Or, pour saisir les implications institutionnelles des actions de formation permanente telles qu'elles se développent aujourd'hui, il ne faut pas s'en tenir à la thèse « du formidable accroissement des besoins de formation ressentis par les entreprises » (p.14), ni à l'argument de « la mainmise du patronat sur l'Université » (p.58). Il faut analyser la place de la formation permanente, en tant que système d'intervention, dans la reproduction des rapports de production et sa fonction dans la crise généralisée des institutions du savoir et du pouvoir. La demande de formation est, avant tout, une demande sociale et comme telle, elle s'insère aux trois niveaux constitutifs d'une formation sociale : le niveau technico-économique, le niveau juridico-politique et le niveau idéologique[9]. A ces trois niveaux, que « traverse » toute institution de formation, se manifeste un certain pouvoir socio-éducatif qui n'est pas neutre politiquement et sur lequel cherche à agir le courant de l'autogestion pédagogique.
Laisser dans l'ombre cet aspect central du développement actuel de la formation permanente c'est méconnaître les conditions concrètes d'une organisation différente des systèmes de formation ; c'est laisser le champ libre aux bureaucraties scolaires et universitaires pour élargir aux travailleurs adultes les effets sélectifs de l'école capitaliste. La formation pour l'autogestion que l'on demande à l'éducation permanente de promouvoir, commence par l'autogestion des pratiques de formation elles-mêmes. Le prolétariat, qui aujourd'hui n'est pas concerné par les lois de juillet 71 ne s'y trompe pas. Les travailleurs de Lip n'ont pas attendu des stages de formation économique pour s'auto-organiser et s'auto-défendre. Ils ont concrètement réalisé une vaste session d'auto-formation dans leur lutte quotidienne.
Ainsi, dès que le prolétariat réalise, partiellement ou plus globalement, son autonomie, alors commence à disparaître l'ancienne séparation instituée entre savoir et non-savoir, entre travail manuel et travail intellectuel, entre dirigeants et dirigés, entre lieu de formation et lieu de production, temps de formation et temps de production. C'est là ce que les auteurs de ce livre ne peuvent pas saisir, prisonniers de leur vision scolaire de la formation et aveuglés par leur impérialisme de parti. Ce parti pour lequel ils demandent « l'instauration d'un congé-formation» (préface p.9) à l'image de celui qui a été accordé aux formations syndicales :
« Pourquoi ne pas imaginer également d'élargir cette formation au plan politique? Pourquoi, dans ces conditions, ne pas instaurer, comme en Allemagne fédérale, un système de subvention-formation pour les partis? Si l'on considère l'activité des partis politiques comme inséparable de la démocratie, et l'éducation des citoyens comme l'un des fondements du suffrage universel, on admettra qu'il y a dans les textes de 1971, comme dans la politique actuelle d'éducation permanente, une lacune considérable » (p.90).
S'il s'agit de développer à travers cette revendication importante du PS ce que sont les diverses « Écoles » des Partis politiques (et notamment des partis de gauche puisqu'ils sont les seuls à prendre au sérieux leurs activités éducatives), on peut alors douter qu'il s'agisse là « d'un pas vers l'autogestion ». Car la forme institutionnelle du parti[10] ne semble pas, historiquement, constituer un lieu d'émergence de sa propre négation comme détenteur d'un savoir sur les changements sociaux. La connaissance que diffuse le parti est d'abord surdéterminée par ses conditions d'organisation et de survie. Le discours du parti ne supporte pas l'autocritique. On n'imagine pas les formateurs-idéologues du parti tolérer une autogestion pédagogique de la part de certains (ou éventuels) usagers de l'École du Parti.
Un des leitmotiv du projet des socialistes du PS en matière de formation permanente, c'est de « donner aux travailleurs la possibilité effective de développer non seulement leur compétence professionnelle (...) mais encore leur compétence fondamentale à l'analyse du système social, afin de s'y situer et d'en comprendre les lois et les finalités » (p.121). Reprenant à leur compte les idéologies productivistes et manipulatrices des sociologues du travail (cités p.13), ils feignent d'ignorer que ce n'est pas par une formation économique séparée des luttes politiques que « les travailleurs » se prépareront à l'autogestion. Car il serait naïf de laisser croire que ce « supplément d'information et de formation » (p.127) que devra apporter l'éducation permanente dans la société socialiste telle que la définit le PS contribuera à instaurer de nouveaux rapports au savoir et de nouveaux rapports sociaux. Une accumulation de connaissances ou d'apprentissages transmis à des salariés atomisés et isolés de leur condition concrète de travail par un système de formation de type scolaire, ne fait que renforcer l'organisation néo-capitaliste ou néo-bureaucratique du travail.
Paradoxalement — mais ce paradoxe n'est qu'un effet de l'absence d'analyse institutionnelle de la formation professionnelle et permanente qui n'est pas seulement le fait des théoriciens du P.S. — une action de formation économique avec un contenu idéologique critique peut renforcer, de facto, la reproduction élargie du capital. Tant que l'action de formation agit sur la force individuelle de travail, placée sur un marché, elle ne peut avoir que des effets individuels sans prise sur le procès de production qui, lui, est fondamentalement collectif. Elle reste une formation-marchandise pour le travailleur comme pour le capitaliste; c'est-à-dire une phase importante et de plus en plus nécessaire pour la survie du mode de production ; une nouvelle occasion de créer de la plus-value. L'analyse de Marx sur le procès de travail et le procès de valorisation s'applique fort pertinemment à la marchandise-formation :
« Dans la mesure où le travail passé est substitué au travail vivant, il se valorise, devient lui~même procès, fluens produisant une fluxio. Cette absorption de travail vivant additionnel est le procès de son auto-valorisation, de sa métamorphose en capital, valeur se valorisant elle-même, de sa transformation de grandeur de valeur constante en grandeur de valeur variable et en procès ... Le procès de travail n'est que le moyen du procès de valorisation, celui-ci, comme tel, étant essentiellement production de plus-value, c'est-à-dire objectivation de travail non payé. C'est ce qui caractérise de manière spécifique le procès de production capitaliste dans son ensemble»[11].
L'enjeu d'une transformation socialiste du rapport au savoir ne se trouve donc pas dans une valorisation de la force individuelle de travail dont l'État garantirait « la gratuité » grâce à un système amélioré de formation permanente. Il ne suffit pas de « mettre la formation permanente au service de l'individu », comme le proclame le manifeste des socialistes (p.124), pour que cette formation ne soit plus « assujettie à l'impératif de rendement et de subordination aux intérêts à court terme d'une entreprise ou d'une branche professionnelle ». Il faut que s'instituent des collectifs de production-formation transversalement aux rapports sociaux institués. Seule une auto-formation de la force collective de travail commence à promouvoir un processus pédagogique anticapitaliste. C'est pourquoi, de ce point de vue, les expériences socialistes d'éducation liée au travail productif sont à la fois si riches de potentialités critiques et instituantes et si décevantes dans beaucoup de leurs réalisations historiques[12].
Dans les diverses manifestations historiques du socialisme des Conseils (Soviets, Conseils ouvriers d'Allemagne et d'Italie en 1920, Espagne de 36, Hongrie, Pologne, Algérie, etc.), on trouve les pédagogies les plus libertaires et anti-autoritaires[13], mais aussi le maintien de rapports scolaires de dépendance et la pérennité d'une caste d'enseignants professionnels. Tout se passe comme si les transformations les plus révolutionnaires des systèmes de formation à l'échelle régionale ou nationale, c'est-à-dire, mettant en jeu un ensemble d'institutions éducatives, venaient toutes buter sur ce mur de l'appareil scolaire d'État, sans parvenir à le faire dépérir, comme garant institutionnel suprême de l'État de classe.
Cette question de la surdétermination institutionnelle de l'État sur les systèmes de formation permanente n'est, bien entendu, pas abordée par Démocratie et Université. Au chapitre IV, consacré à l'étude du rôle de l'Éducation Nationale dans la formation permanente, on se limite à dénoncer le démantèlement de l'enseignement « en tant que service public, par la contractualisation généralisée du personnel ». S'il est vrai que la création d'organismes tel que l'ADEP[14] manifeste une politique délibérée de mise en concurrence — de pseudo-concurrence, certes — du secteur public et du secteur privé en matière de formation, il faut aussi mesurer les effets institutionnels d'une scolarisation massive des adultes sur le modèle légué « par les républicains d'hier » (Jules Ferry). Ces « pionniers de l'éducation des adultes » et ces « »expériences pilotes » auxquels on fait référence (p.101) ont trouvé leur aboutissement dans les lois de juillet 71 et dans des organismes comme l'ADEP ou les CIFFA[15].
Il ne s'agit pas de s'illusionner non plus sur le contrôle des actions de formation par l'Éducation Nationale et les syndicats. Là où ce contrôle tente de s'exercer aujourd'hui on ne constate pas de changements significatifs dans l'organisation de la formation. Le modèle scolaire reste dominant. On présente aux stagiaires le spectacle d'une pseudo-autonomie, on n'entame en rien les surdéterminations institutionnelles de la demande étatique en matière de formation, on baigne dans la fausse neutralité de l'école « universelle, laïque et républicaine ». Le contrôle de la formation — comme de la production — ne peut se faire par délégation. C'est un contrôle direct, global et quotidien par les acteurs eux-mêmes. C'est du moins le sens des conflits qui commencent à se développer dans certaines entreprises sur les questions de formation. De par sa place grandissante dans le procès de valorisation du capital international, la formation continue devient un enjeu dans les luttes de classe, un lieu où cherchent à s'instituer de nouveaux rapports sociaux. C'est peut-être là que s'invente une éducation désétatisée.
Publié dans L’Homme et la Société,
n°29/30, juillet/décembre 1973, p.313-317.
Notes
[1] Le Monde, 14 novembre 1973, p.14.
[2] J.P.Bachy, G.Delfau, S.Farandjis, D.Taddei, Éducation permanente et socialisme. Préface de F.Mitterand. Paris, Tema-Action, 142 pages, 1973.
(3) Souligné par moi, J.G.
[4] op. cit., p.9.
[5] op.cit. p.126.
[6] op.cit. p.128.
[7] op.cit. p.128.
[8] “Il s’agit-là d’une opération de la plus grande ampleur humaine et sociale. (…) On parle parfois de révolution silencieuse : voilà une réforme qui la rend possible et qui, je pense, permettra de la réaliser ». (J.Chaban-Delmas cité dans Le Monde du 4 juin 1971, p.15). « Si nous réussissons cette révolution pacifique, c’est la vie de chaque Français qui sera progressivement concernée », déclare P.Messmer à la revue Formation permanente, n°73,p.7. « La formation continue permettra la modification de certaines mentalités, l’atténuation de certains réflexes d’agressivité et de peur, la relance du dialogue social » (J.Duhamel, CDP, in revue Formation permanente, n°6/7, juillet 1973).
[9] J’ai développé cette analyse dans un récent article paru dans le n°33 de la revue POUR, intitulé, « Formation et transversalité ». Cf. L’analyse institutionnelle et la formation permanente, tome II :Eléments pour une pratique de l’AI. Dossier collectif coordonné par Jacques Guigou, in POUR n°33, octobre 1973. Paris, GREP.
[10] Cf. Savoye A. 3Analyse de la forme-parti ». L’homme et la société, n°29/30, 1973.
[11] Marx, Un chapitre inédit du Capital. Trad. et présentation de R.Dangeville, p.145et 147. UGE, 10/18.
[12] On ne peut que regretter l'absence ou la faiblesse des travaux publiés en France sur ces aspects des révolutions socialistes et conseillistes. On pourra lire la récente traduction de l'ouvrage de Théo Dietrich, La pédagogie socialiste, Maspero, 1973.
[13] Cf. J.R.Schmidt, Le maître-camarade et la pédagogie libertaire. Maspero, 1971.
[14] Agence pour le développement de l’éducation permanente, créée en 1973 comme établissement public à caractère industriel et commercial.
[15] Centres intégrés de formation de formateurs d’adultes créés dans chaque académie auprès du rectorat.
FORMATION ET TRANSVERSALITÉ
Jacques GUIGOU
I. De la marginalité à la centralité
Ce qui caractérise l’évolution récente des institutions de formation des adultes, c’est leur déplacement d’une situation marginale, à la périphérie des rapports de production dominants, vers une position plus centrale, plus intégrée dans les processus de reproduction élargie du mode de production capitaliste.
La loi du 16 juillet 1971 sur la formation permanente est la manifestation juridique de ce déplacement déjà très largement engagé avant cette date dans de nombreux secteurs économiques (énergie, pétrochimie, industries électriques, informatique).
Il n’est pas utile de suivre de très près l’Actualité de la formation permanente[1], pour recenser les divers signes de cette nouvelle situation de la formation dans les rapports sociaux.
Les cabinets privés de conseils en formation, les associations patronales (ASFO), l’entrée timide et ambiguë des universités sur le marché de la formation permanente
Cette triple marginalité, professionnelle, scolaire et culturelle de l'éducation des adultes en France s'est singulièrement révélée après Mai 1968, comme l'un des points chauds des aspirations promotionnelles propres aux classes moyennes. D'où la « percée historique » (ou mieux « la sortie de la préhistoire » comme disent avec modestie les commis de l'État chargés de la politique de formation permanente ; de la formation permanente mise sous contrôle du patronat, au service « d'un Nouveau Contrat Social » (E.Faure), d'une « Nouvelle Société » (Chaban-Delmas), voire, avec quelques aménagements, d'une « Démocratie Avancée » (Marchais).
Les causes de ce déplacement de la formation des adultes de la marginalité à la centralité sont multiples et encore insuffisamment exprimées à ce jour. Elles sont à la fois technico-économiques, politico-juridiques et idéologiques. Elles relèvent du mouvement général de centralisation qui caractérise la phase actuelle du développement contradictoire du capitalisme monopoliste d'État.
S'interrogeant sur les formes spécifiques de ce mouvement de centralisation, Henri Lefebvre écrit : « Qu'est-ce que la centralité ? Une forme, celle du rassemblement, de la rencontre, de la simultanéité. De quoi ? De tout ce qui peut se réunir, se rencontrer, se rassembler. La forme vide peut et doit se remplir. Ainsi, chaque époque, chaque période, chaque mode de production a-t-il suscité (produit) sa centralité propre : centre politique, commercial, religieux, etc. ... Actuellement la centralisation se veut totale. Elle concentre les richesses, le pouvoir, les moyens de la puissance, l'information, la connaissance, la « culture », bref, « tout »[4].
A ce processus de centralisation s'ajoutent d'autres transformations structurelles dans le mode de production (automatisation, informatisation, aménagements de la division du travail, etc. ) qui font de la formation un enjeu de plus en plus important dans les luttes de classe et pas seulement au niveau idéologique. Il s'agit des transformations qui affectent les structures de production et d'échange selon un double mouvement de spécialisation des tâches et d'extension des rapports marchands.
La spécialisation des emplois techniques s'accompagne d'une déqualification des emplois manuels ou de service (OS, OP, employés). Le contrôle technique et financier du capital s'accroît et le despotisme de la hiérarchie de l'entreprise s'étend à toutes sortes de rapports sociaux et d'échanges qui jusque là leur échappaient. Ainsi, la distribution, la consommation, les transports, les loisirs, l'habitat, les corps, la sexualité pénètrent dans les flux de marchandises et dans les codes du profit.
Les actions de formation qui se développent dans tous ces secteurs favorisent le plus souvent cette extension hégémonique du capital à l'ensemble des rapports sociaux.
Au niveau juridico-politique (que le langage politique traditionnel nomme le niveau « des institutions ») cette tendance à la centralité se manifeste plus lentement mais non moins profondément. Qu'il s'agisse du contrôle accru de la vie quotidienne par les multiples réseaux d'enregistrement administratif ou policier ou bien de l'organisation du temps et de l'espace des personnes et des groupes selon des codes archaïques et répressifs (voir la question de l'avortement par exemple), tout concours à orienter la formation permanente dans des voies conformes aux « intérêts supérieurs » des institutions dominantes.
Or, dans le même temps, cette tentative pour redonner, grâce à la formation, de la vitalité aux signifiants institutionnels et pour combler les vides et la désertion généralisée de ces institutions supposées « fortes » que sont la famille, l'école, le salariat, le parti, etc., conduit à une nouvelle contractualisation des rapports sociaux à travers le rapport pédagogique.
C'est ici qu'il faut situer tous les projets de constitution de vastes « cités éducatives », « d'école contractuelle », « de démocraties pédagogiques » et autres « Centres éducatifs et culturels intégrés » qui doivent, selon leurs promoteurs zélés[5] conduire à l'établissement de nouveaux rapports sociaux, basés sur le contrat pédagogique.
C'est aussi dans ce contexte de « regonflage » et de « rattrapage » institutionnel que se placent les stratégies contractuelles et consensuelles de formation. A l'illusion de la parité dans le contrôle politique et économique des rapports de production répond l'illusion de la « cogestion » des rapports de formation entre « les partenaires sociaux » pour reprendre ici un. vocable chers aux partisans de la « Nouvelle Société ».
La logique politique de ce mouvement entraîne certains à proposer entre formateurs et formés de véritables « contrats pédagogiques » à l'image de ces « contrats de progrès » que le gouvernement proposait aux syndicats pour, en quelque sorte, arbitrer la lutte des classes, comme on arbitre un match de tennis... .
Ces « pédagogies du contrat, fondées sur la participation» que certains pédagogues modernistes appellent de leurs vœux laissent cependant inchangées les conditions institutionnelles qui surdéterminent toutes les actions de formation. Mieux, elles favorisent la mise en place rapide (et prévue par les lois de juillet 1971) d'un marché de la formation, faussement concurrentiel car dominé par quelques firmes, et elles précipitent en cela la formation dite continue vers une consommation de signes sociaux : le prestige du « séminaire », du « stage résidentiel », du vocabulaire convenu qu'on répète, etc ... C'est la formation-spectacle, la formation-opium, la formation-gadget, la formation-fétiche.
A la limite, tout se passe comme si le développement actuel de la formation visait à assurer la qualification polyvalente de cadres et de techniciens de décision nécessaires au système productif et à placer « les autres » dans des institutions de garderie et de contrôle afin de mieux neutraliser le potentiel de transformation des forces productives, et de réduire leur négativité.
• Au niveau idéologique, le mouvement vers la centralité institutionnelle prend corps dans un discours un unanimiste sur la: neutralité des pratiques de formation. Il s'agit de valider et de rendre à nouveau crédible le mythe de l'école égale pour tous, de la connaissance universelle et indépendante de son lieu historique de production. On connaît les thèmes privilégiés de ces nouveaux Jules Ferry de la formation permanente qui, 90 ans après leur illustre ancêtre, normalisent l'éducation au profit d'une classe, sous prétexte de la « démocratiser ».
Comment interpréter autrement les discours et les pratiques de formation qui en vue d'un « changement social harmonisé » cherchent à rassembler, au-delà des antagonismes de classe, tous « les partenaires sociaux » autour d'un seul et même plan de formation ?
On comprend alors comment les techniques dites « de développement personnel », de travail en équipe, d’analyse du « vécu de groupe », de coopération pédagogique et d'empathie envers autrui, viennent comme à point nommé contribuer à la grande œuvre d'éducation universelle
Ecole de la participation et participation à l'école, la formation continue est d'emblée promue au rang de méthode moderne de management des « ressources humaines » de l'entreprise ! Situées au carrefour de ces trois instances d'une formation sociale que nous venons de séparer arbitrairement, les institutions d'éducation des adultes contribuent de par leur position de plus en plus centrale dans le système social, à reproduire activement l'hégémonie des rapports capitalistes de production.
En résumé, sur ce plan macro-analytique, l'hypothèse que je formule est la suivante :
Ce que l'Organisation Scientifique du Travail (OST) et le taylorisme ont empiriquement réussi pour l'essor du capitalisme industriel et concurrentiel au début de ce siècle, il faut que la formation continue le renouvelle dans la phase actuelle du capitalisme monopoliste d'État. Certes, le problème se pose aujourd'hui dans une tout autre ampleur, car c'est l'ensemble des fonctions professionnelles, techniques et de gestion qui du haut en bas de la hiérarchie économique sont touchées par les contradictions des processus de la reproduction sociale.
II. La formation comme enjeu institutionnel
Toute action de formation, même la plus hiérarchisée, la plus spécialisée, affecte l'institution qui l'organise car elle contient potentiellement autre chose que le simple perfectionnement technique ou professionnel des membres de l'institution. Cet « autre chose » que tout le monde ressent, mais qui reste souvent non dit, est de l'ordre — ou plutôt du désordre ! — de l'instituant.
Même lorsqu'elle reste, comme c'est le cas le plus fréquent, étroitement contrôlée par la direction de l'entreprise, une action de formation, à un moment ou l'autre, dérange la structure de commandement du capital, car elle « travaille » sur ce qui est la source de la négativité instituante : les flux du désir (du désir de savoir et du savoir sur le désir), les forces « machiniques » inconscientes qui, à l'occasion des temps de formation « parlent » autrement que dans le langage de la rationalité instituée de l'entreprise.
En effectuant, volontairement ou non, ces « branchements désirants » sur la base sociale et symbolique de l'institution, une action socio-pédagogique intervient dans le noyau central de la structure de fonctionnement et d'autorité d'une organisation. Même lorsqu'elle se calque sur la structure pyramidale issue de la division technique et sociale du travail dans l'entreprise, une formation vient remettre en question cette structure donnée comme universelle par le pouvoir institué du capital
Parce qu'elle porte, quel que soit son contenu explicite, sur les rapports des travailleurs au savoir et notamment au savoir sur le fonctionnement des organisations économiques (formation à la gestion, à la prévision, aux sciences sociales, etc.) et que ces savoirs deviennent des idéologies qui légitiment le pouvoir de ces organisations, une formation comporte toujours une certaine part de transversalité.
En réunissant des travailleurs et en les plaçant dans un autre rapport aux institutions de la production, l'action de formation crée des conditions favorables pour que soient analysés ceux qui fondent ces prétendues connaissances scientifiques sur « la bonne gestion » de leur entreprise.
En instituant un espace et un temps différents de l'espace et du temps de la production, bien qu'intégrés et dominés par ces derniers, la formation permet que s'opère un certain travail analytique dès l'instant où s'affirme le collectif en formation comme sujet de sa propre formation. C'est dans cette lutte pour se constituer comme groupe-sujet que le collectif de travailleurs en formation expérimente une certaine forme de transversalité institutionnelle.
Je ne cherche pas à montrer ici que la formation en général est « révolutionnaire » en soi ! Je laisse aux socio-démocrates de tous poils le soin de réactiver le vieux mythe de l'émancipation du prolétariat par « l'école libératrice[6] ».
Il s'agit d'analyser les « effets institutionnels » qui apparaissent de manière plus ou moins forte lorsqu'on institue une action de formation. On sait que si les directions d'entreprises et les administrations d'État développent leurs plans de formation c'est aussi pour aller au devant de cette négativité qui risquerait d'introduire trop brutalement un processus de réflexion collective sur les « finalités de l'entreprise » comme se plaisent à l'annoncer les nombreuses plaquettes publicitaires sur la formation. Mieux vaut prévenir que guérir... On sait aussi, et les échecs partiels des trop rares « contre-plans » de formation proposés par les syndicats ouvriers l'attestent, que les formations à caractère ouvertement idéologique, organisées par les directions d'entreprise maintiennent vigoureusement l'illusion de la « libération de la parole sociale des travailleurs » et contribuent largement à la diffusion de cette logique du capital au nom de laquelle « on fait' de la formation ».
Mais c'est moins par son contenu idéologique que par son impact institutionnel que la formation libère et réprime à la fois les capacités instituantes du collectif des travailleurs réunis dans un stage de formation. Par rapport à cette hypothèse de travail, il convient de caractériser en quoi l'institution d'un processus de formation comporte de la transversalité et quelle est la nature de cette transversalité.
Lorsqu'une demande de formation s'exprime dans un collectif de travail, elle est déjà doublement codée. Codée dans le discours de la rationalité économique de l'entreprise, et codée dans le discours du système scolaire. Ce double codage institutionnel de la demande individuelle et collective qui s'exprime dans le groupe des travailleurs rabat l'action de formation vers un apprentissage dogmatique de connaissances et de savoir-faire qui légitiment, de fait, les objectifs de la commande de formation-conditionnement que passe l'entreprise à l'organisme éducatif.
Pour briser ce double impérialisme du code de la production capitaliste et du code de l'école de classe, il faut que se mettent à « fonctionner » un certain nombre de branchements libidinaux, d'investissements de désir qui sont massivement refoulés. A la cohérence logique et unidimensionnelle du code de la production (exigences des emplois, intégration des processus de fabrication et de contrôle, augmentation de la productivité, etc.) s'oppose la diversité et la multiplicité des désirs de savoir et de dire autre chose que la répétition du langage du profit. Mais si pour fuir la normalisation des institutions de formation liées aux entreprises, on organise l'action « dans les lieux les plus éloignés du despotisme du capital » comme le propose souvent les organisations ouvrières, on court le risque non moins mortel d'assujettir le groupe en formation au code de l’école, de la productivité scolaire et de l'examen, ce « baptême bureaucratique du savoir » comme le disait déjà Marx.
C'est pourquoi, il apparaît que la puissance des groupes qui sont les acteurs de leur formation (des groupes s'auto-formant) ne provient pas du degré de critique que comportent leurs travaux, car toute institution — y compris l'entreprise industrielle[7] — tolère un discours critique dans la mesure où il maintient l'illusion du libéralisme pédagogique. Ainsi, la critique idéologique que certains sociologues « de gauche » proposent dans des stages de formation syndicale ou de formation de formateurs, n'entame-t-elle pas le système institutionnel qui pèse sur la formation permanente, car elle laisse inchangé le rapport inégal des travailleurs au savoir, même et surtout lorsqu'il s'agit d'un savoir-critique sur les crises socio-politiques.
Ce rapport inégal commence à être transformé lorsqu’un collectif de travailleurs, issus de la même chaîne de production, s'institue en groupe de formation et d'intervention et commence l'analyse de sa position dans la division du travail et de sa relégation dans le non-savoir. Alors commencent à décliner les codes répressifs et hiérarchiques de la production et de l'école, au fur et à mesure que s'affermissent les pratiques contre-institutionnelles qui mènent une critique en acte du système de formation institué[8].
Face au despotisme institutionnel de la réglementation et de la législation qui fixe dans un nombre limité de figures le développement qualitatif et quantitatif de la formation permanente, on doit porter aujourd'hui la plus grande attention aux groupes qui entreprennent cette offensive contre-institutionnelle sur le front de l'éducation. D'autant que ces formes de luttes ou de résistance cheminent souvent de façon souterraine (underground) et jaillissent dans des directions très diverses et inattendues. Elles opèrent des connexions entre groupes jusque là séparés, des coupures qui relèvent des solidarités de classe jusque là cachées. Malgré ou à cause des limites actuelles de ces expériences d'autogestion de la formation, il faudrait montrer en quoi nous sommes là en présence d'une production d'espaces libérateurs d'une parole sociale moins aliénée aux codes institutionnels dominants.
L'autogestion de la formation agirait alors comme machine sociale et désirante en produisant des « déterritorialisations » dans l'espace clôturé par l'État et ses institutions éducatives.
Par une série « d'événements instituants » les groupes-sujets en formation dégagent un espace vide des investissements du pouvoir d'État et permettent aux flux contre-pédagogiques de circuler dans une sorte de réseau qui traverse et analyse les systèmes institués. Ce n'est sans doute pas par hasard que l'on retrouve ici la notion théorico-pratique de vacuité mise à jour par la psychothérapie institutionnelle. Il s'agit en effet du même mouvement qui cherche à construire « par la technique du vide institutionnel », si l'on peut se permettre cette image, des contre-institutions où les analyseurs sont à l'œuvre.
Une des questions centrales qui se posent alors c'est celle du contrôle, c'est-à-dire de l'autocontrôle des effets contre-institutionnels de la formation. Si le contrôle échappe au collectif s'autoformant même sous la forme atténuée de l'auto-évaluation à la manière des formateurs modernistes, alors se trouve compromis tout le dispositif qui permettait à la transversalité du groupe de réaliser un certain nombre de transformations des rapports institutionnels.
Car c'est aussi en cela que la formation est un enjeu institutionnel de plus en plus important pour le management. Le pouvoir du capital ne peut en aucun cas laisser aller l'action contre-institutionnelle des groupes-sujets là où les poussent leurs désirs de savoir et leur plaisir à jouer avec les signifiants sociaux. Les changements institutionnels que pourrait entraîner l'action de formation doivent être entièrement soumis au contrôle permanent du pouvoir du capital et du pouvoir d'État. Ces changements ne sont en effet pas de même nature que les changements techniques ou économiques. Alors que la plupart des résultats des changements qui interviennent dans les organisations (techniques, organisationnels, financiers), peuvent être à l'avance plus ou moins maîtrisés, les changements institutionnels qui peuvent surgir d'une action de formation ne sont pratiquement pas « programmables ». Ils instituent potentiellement un pouvoir analyseur qui menace la division du travail à sa racine : la conscience de classe du prolétariat.
C’est pourquoi les demandes collectives de formation sont toujours grosses d'une demande d'analyse institutionnelle. Or, le plus souvent, « les machines interprétatives » des formateurs et des responsables pédagogiques rabattent cet aspect analyseur de la demande vers des réponses de type groupistes ou organisationnelles.
On en finirait pas de citer ces cas d'interprétations réductrices de la demande d'un collectif engagé dans une formation le plus souvent sur l’initiative des employeurs mais qui découvre, in situ, la nécessité de mettre à jour les déterminations institutionnelles de leur formation. Quelle est la signification politique de la stratégie patronale de formation? Pourquoi telle catégorie particulière d'agents est envoyée en formation et non telle autre ? Pourquoi nous forme-t-on aux « relations humaines » et à « la direction participative par objectifs » ? Autant de questions qui sont chaque fois ramenées à des réponses technicistes (enseignement programmé, audio-visuel, etc.), groupistes (« apprendre àtravailler en groupe pour améliorer le moral de l'entreprise ») ou organisationnelles (« connaître la sociologie des organisations » — et notamment l'école française de M.Crozier que tout cadre porte sur lui comme son attache-case ou son complet-veston !).
Ici, plus qu'ailleurs, l'institué joue à fond son rôle d'occultation de l'inconscient politique. Si le « niveau » du groupe et le « niveau » de l'organisation peuvent aussi impunément masquer le « niveau » institutionnel qui pourtant les contient et les dépasse tous les deux, c'est que la formation et les formateurs répondent, de fait, à la commande sociale et politique dont ils sont l'objet : faire comme si la formation permanente était en dehors de la lutte des classes.
Tout se passe comme si, à cause de leur position institutionnelle dominante, les formateurs se faisaient les valets d’une vaste opération d'enfermement de la négativité de certains groupes en formation dans le jeu de l'institué. « Faire de la dynamique de groupe » sans s'interroger sur les bases institutionnelles du « séminaire » ou bien « faire de l’audiovisuel » en bâillonnant les effets analyseurs du médium télévision, revient en définitive au même. On laisse de côté tout ce qui favoriserait la création d'une transversalité de groupe et de réseau ; tout ce qui est susceptible de révéler l'étroite connexion entre l'intervention pédagogique et l'intervention politique.
De ce point de vue, on comprend qu'un groupe de formation en autogestion se comporte à la fois comme un « groupe de base » (ou groupe libidinal), comme un « groupe de travail » (réalisant une tâche) et comme un « groupe d'action » (acting out, intervention contre-institutionnelle)[9].
Inversement, les groupes-assujetis à la commande de formation fonctionnent comme lieu de forclusion de tout action instituante, comme espace au service de la reproduction élargie des rapports sociaux.
Dans la crise institutionnelle majeure que traverse l'entreprise et l'école, les actions de formation continue constituent pour certains une réponse globale aux vides de l'institué. Face à l'épuisement des stratégies répressives (cadences, contrôle, flicage) et aux échecs des stratégies réformistes (intéressement au capital, enrichissement des tâches, « contrats de progrès », etc.), la formation permanente est présentée par certains comme la troisième voie, la dernière solution avant la chute rapide dans le chaos... On trouve beaucoup de prophètes dans le monde de la formation !
Mais la réponse n'est pas là aujourd'hui.
Elle se trouve du côté de ceux qui peuvent ébranler les fondements institutionnels de l'État de classe. Dépossédés juridiquement de tous pouvoirs en matière de formation, les travailleurs engageront-ils des luttes sur ce nouveau terrain ou réserveront-ils à la formation continue le sort qu'ils ont fait subir à d'autres méthodes de « développement des ressources humaines » : le boycott par indifférence ?
III. Les formateurs, les analyseurs et les analystes
Si l'actualité des contradictions de la formation continue est bien celle que nous analysons dans les deux chapitres précédents, on comprend alors pourquoi les formateurs d'adultes sont l'objet de la part du pouvoir d'une séduction toute particulière.
Ni enseignant au sens traditionnel, ni animateur socioculturel, les formateurs se trouvent rattachés à la catégorie socioprofessionnelle des cadres. On veut leur donner un statut fort, même s'il s'agit encore d'une fonction mal définie et seulement en début de professionnalisation. Stratégiquement placés dans la division du travail manuel et intellectuel, ils se situent à la charnière du système productif et du système éducatif. Au cœur des conflits du travai1, ils vivent aussi la crise institutionnelle de l'éducation. D’où leurs aspirations subjectives aux modèles réformistes changement social et leur adhésion aux idéologies de l’innovation.Il n'est donc pas étonnant que les formateurs et leurs supérieurs hiérarchiques « les responsables de services de formation », représentent une clientèle privilégiée pour les marchands de discours sur le changement social !
Il faudrait ici écrire l'histoire parallèle des techniques psychosociales (depuis l'OST jusqu'à la psychosociologie des organisations) et celle des groupes professionnels depuis le moniteur de TWI jusqu'au moderniste « agent changement ») pour comprendre à quel point les formateurs d'adultes sont nécessairement des consommateurs d’idéologies du changement social.
Sans cesse sollicités par leurs « clients » d'en dire toujours plus sur le changement social et sur ses techniques psychologiques ou de groupe, les formateurs s'épuisent dans une perpétuelle fuite en avant vers une illusoire « théorie générale » de leur pratique socio-éducative. D'où ces appels frénétiques aux analystes patentés et diplômés du changement social qu'ils soient sociologues, psychosociologues ou spécialistes de telle ou telle technique « d'évolution ».
Ce n'est pas le moindre des paradoxes du formateur d'aller chercher ailleurs, dans un stage de formation théorique ou expérimental, ce qui en fait se trouve négativement chez lui dans le potentiel instituant d'une action socio-éducative dont il ignore le fonctionnement institutionnel.
Aveuglé par les techniques relationnelles ou les méthodes régulation du groupe, le formateur est souvent impuissant à maîtriser l'histoire singulière d'une intervention socio-éducative. L'ignorance sur le fonctionnement institutionnel de son action est l'ignorance centrale du formateur. Or c'est là que s'opère pratiquement et théoriquement du changement social. Du moins lorsqu'on commence à se dépendre de ses fantasmes groupistes de changement pour se rendre attentif aux flux négatifs de l'instituant.
Les réponses théoriques ou techniques partielles qu'il croit trouver chez tel ou tel analyste à la mode (de Mucchelli à Crozier en passant par l’ARIP et les sociopsychanalystes mendelliens) ne font qu'accroître la dépendance du formateur à des « sciences sociales » séparées de la praxis éducative. Car, même lorsque l'analyste « intervient » à la demande du formateur, dans le stage, c'est en détenteur d'un super-savoir sur le changement et rarement en tant qu'acteur, parmi d'autres, d'une transformation du rapport au non-savoir collectif sur les crises institutionnelles.
Dans ce type de situation, le travail négatif des analyseurs peut démarrer à partir d'une contestation du rapport ainsi institué entre les formés, le formateur et l'analyste. Mais il s'agit ici d'éviter le double risque de la critique idéologique (qui enferme le groupe dans des querelles d'école) et celui de l'analyse de groupe (qui s'épuise dans de stériles débats sur les leaderships et autres impasses de « l’ici et maintenant »).
La question se pose entièrement de savoir comment les dispositifs analyseurs peuvent se mettre à parler et agir avec ou sans l'analyste officiel, avec ou contre le formateur.
Mais peut-être sommes-nous encore prisonniers de la « religion de la prise de parole » et avons-nous trop tendant à personnaliser les analyseurs. Et si les analyseurs les pus radicaux de ce type de situation c'étaient les absents du stage de formation, ceux dont tout le monde parle, y compris les formés qui sont là « pour ensuite appliquer, dans leur secteur, avec leurs camarades ce qu'ils ont appris en stage » ?
Nous retrouvons ici, à l'intérieur de la pratique du formateur, l'hypothèse que nous formulions précédemment sur l'indifférence du prolétariat à l'égard de la formation continue.
Combien d'actions de formation, organisées dans « paritarisme »[10], ne font, en fait, que perpétuer la mi la mise en spectacle d'une certaine « libération de la parole sociale les groupes » que se plaisent à souligner les directeurs de personnels éclairés et leurs valets psychosociologues ? Coincés entre le discours scientiste de l'analyste patenté et les murmures inquisiteurs des « laissés pour compte » de la formation, quelques formateurs d'avant garde ont cru trouver dans l'analyse institutionnelle la potion magique allait dissiper leur malaise politique ! Ce n'est pas trop caricaturer la demande grandissante à l'égard de l'analyse institutionnelle provenant des divers milieux de la formation et de l'animation sociale, que d'y voir un exutoire facile à la position politique ambiguë qu'occupent aujourd’hui les formateurs d'adultes.
« Enfin une technique et une idéologie du changement il qui nous permettent de laisser parler les analyseurs» sans cependant nous enlever notre statut d'analyste ! » entend-on, en a parte, dans les hauts lieux du management éducatif…
Si l'on ne dispose encore que de peu d'indications sur la façon dont s'exprime la demande d'analyse institutionnelle chez les formateurs, on peut semble-t-il affirmer qu’elle va dans le sens d'un renforcement du pouvoir de l’analyste sur les analyseurs des pratiques instituées de formation.
S'il en était autrement on verrait se développer beaucoup plusrapidement des pratiques de pédagogies institutionnelles dans les actions de formation continue. Or sur ce terrain, on est loin de connaître l'effervescence institutionnaliste qui marqua les années 62-68 dans les classes d'enfants.
Nous en sommes aujourd'hui en matière d'autogestion de la formation continue — autogestion certes relative à l’objectif d’hétérogestion de la formation sociale — aux balbutiements des premières séances de répétition. Alors qu'il s'agit de sortir de l'illusion des « pédagogies du changement » pour s'engager résolument dans l'utopie transformations institutionnelles.
Pour briser l'espace clos du théâtre de la formation permanente, il faut que le contre-pouvoir instituant des analyseurs opère ses ruptures et ses branchements jusque dans les bases matérielles des institutions de formation.
Le champ d’intervention et d’analyse que la formation offre aux groupes-sujets, aux groupes qui, transversalement à l’institué, affirment leur capacité analysante, n’est pas indépendant des autres champs de la lutte des classes.
Dans la mesure où, comme nous avons essayé de la montrer, les institutions de formation permanente se déplacent rapidement de la périphérie au centre de la reproduction sociale, les effets analyseurs des groupes de formation en autogestion se trouvent amplifiés d’autant.
En ce temps de surenchères idéologiques pour la formation permanente qu’on présente dans tous les horizons politiques comme le levier du changement social, la critique en actes que mènent certains groupes de formation en autogestion constitue une validation historique non négligeable du concept d’analyseur des systèmes de formation.
Notes
[1] C’est précisément le titre que s’est donné un périodique nouveau sur la formation que publie une institution-relai de la politique étatique et participationniste de formation continue : le Centre national d’information pour le progrès économique, transformé en 1976 en Centre d’information pour le développement de la formation permanente (Centre INFFO – Paris-La Défense).
[2] On lira à ce sujet la thèse de Philippe Fritsch qui établit cette marginalité à partir d’une étude sur les formateurs des IPST. Cf. L’éducation des adultes. Mouton, 1972.
[3] Voir les travaux de Christian de Montlibert publiés dans divers numéros de la revue française de sociologie et par l’INFA (Institut national pour la formation de adultes - Nancy).
[4] Lefebvre (1973), Espace et politique. Anthropos, p.117.
[5] On trouvera un bon échantillonnage de ces projets éducatifs dans l’ouvrage collectif sous la direction d’Edgar Faure, établit pour l’UNESCO, « Apprendre à être ». Fayard/Unesco, 1972.
[6] Le dossier du Groupe Démocratie et université présentant la position des socialistes sur la formation permanente verse volontiers dans ce mythe de l’école libératrice. Cf. Démocratie et université, n°1, oct.1972, 25 rue du Louvre 75001 Paris. J’ai élaboré une critique de ce dossier dans J.Guigou, « Socianalyse de l’éducation permanente des socialistes », L’Homme et la Société, n°29-30, 1973, p.313-317. Adresse en ligne
[7] Voir à ce sujet les slogans publicitaires pseudo contestataires que lancent les publicistes du Groupe Hachette-formation-conseil et l’analyse qu’en fait A.Savoye dans POUR, n°33, 1973.
[8] Il est vrai que les expériences de ce renversement institutionnel en matière de formation sont encore rares. On lira cependant l’analyse que fait René Lourau de la grève active des ouvriers de l’usine Pechiney de Noguères, publiée dans son ouvrage L’instituant contre l’institué (Anthropos, 1969) sous le titre « L’autogestion chez Pechiney ».
Voir aussi l’article du CERFI sur la formation de la force collective de travail dans POUR, n°33, 1973.
Suivre également la pratique de self government des ouvriers de Lip à Besançon (Mai-Sept 1973).
[9] Sur cette dialectique des trois moments d’un groupe-sujet, on lira le chapitre « La contre-institution éducative » dans l’ouvrage de René Lourau, Analyse institutionnelle et pédagogie. Anthropos, 1971, p.109.
[10] Rappelons aux néophytes du jargon participationniste qu’il s’agit d’une organisation de la formation qui rassemble le patronat, les syndicats ouvriers et tel ou tel service public (Ministère, collectivités locales, etc.).
Publié dans la revue POUR, n°33, Paris - GREP, 1973, p.5-17.
Réédité dans Jacques Guigou
Les analyseurs de la formation permanente
Anthropos, 1979, p.61-76.
LA FORMATION DES FORMATEURS
À L'AMICALE POUR L'ENSEIGNEMENT
DES ÉTRANGERS :
Un ramonage du haut en bas ou de bas en haut?
Notules sur le stage de Clermont-Ferrand de décembre 1976
dans le cadre de l'intervention du CREFODIT1
Université Grenoble II - Décembre 1976
Jacques GUIGOU
-" Est-ce que vous voulez que ça change ?" demande une stagiaire, jouant le rôle d'une Déléguée Régionale, aux quatre autres participants tenant leur propre rôle de "consultés individuels" sur le plan de formation des formateurs à l'Amicale pour l'Enseignement des étrangers (AEE).
- Nous n'avons rien à faire d'une parodie de consultation; on veut du concret. Il ne suffit pas de nous dire :' voici une structure de concertation et de formation permanente, à vous d'en faire votre affaire', pour qu'on sorte des impasses actuelles sur les objectifs de la Formation des formateurs", lui répond un STP qui travaille dans les prisons.
Cet échange, comme beaucoup d'autres au cours des cinq jours de stage, illustre, certes partiellement, mais avec vigueur, les rapports institutionnels qui conditionnent toute politique de formation et à fortiori toute politique de formation de formateurs interne à une organisation telle que l'Amicale pour l'Enseignement des Étrangers.
C'est dans un stage de ce type, qui en une certaine manière préfigure, ce que pourrait être une formation des formateurs non scolarisée et intégrée aux activités pédagogiques et politiques de l'AEE, que l'on mesure l'écart entre une élaboration "par le haut et en chambre" d'un plan de formation et une expérimentation "par le bas et en vrai grandeur" de cette même action.
Plutôt que de retracer, avec le risque de les amoindrir, les principales phases du travail au stage de Clermont-Ferrand, nous chercherons ici à expliciter les critiques qui, indirectement et sans que ni les stagiaires ni les animateurs en aient eu connaissance, ont été porté au document du Groupe d'Études et de Recherches (GER) de l'AEE sur la Formation des formateurs d'octobre 1976.
Il ne s'agit pas d'un exercice académique ni d'un propos polémique a posteriori, mais d'une mise en relation entre deux "productions institutionnelles" de nature différente mais ayant le même objectif car elles contribuent toutes deux au fonctionnement hégémonique actuel. Cet objectif est explicite : contribuer à définir un plan de formation des formateurs de l'AEE.
La première critique porte sur la question des objectifs de la formation et de la F.de F. à travers les débats de petits groupe et les mises en commun du deuxième et du quatrième jour notamment.
La seconde critique concerne la manière dont un groupe de formateurs AEE peut auto-définir, auto-organiser et auto-évaluer le processus de formation qu'ils ont entrepris dans leur secteur, à partir des conditions précises et des difficultés rencontrées dans leur pratique.
Remarquons encore une fois qu'il ne s'agit pas de critiques explicites ni intentionnelles mais de propos par nous relevés à partir de la position d’intervenant telle prévoit la convention CREFODIT/AEE. Propos que nous avons analysés dans notre rapport intermédiaire s’agissant ici de deux activités intellectuelles et institutionnelles qui n'ont pas été nécessairement reliées par les circuits habituels d'information et d’administration en cours à 1'AEE aujourd'hui. C'est donc une manière de réponse critique et prospective à la commande de la direction de 1'AEE au CREFODIT, et qui porte sur l'au-delà de la simple « animation pédagogique » des stages FdeF. à savoir une contribution à 1'élaboration d'un plan de formation des personnels de l’AEE.
1- Sur la question des objectifs S'il est un domaine sur lequel le rapport du GER ne s'interroge pas c'est sur la légitimité des objectifs d'une formation des formateurs. Placés en seconde priorité, après la connaissance du public en formation (p.7), les objectifs de la FdeF sont donnés comme devant être un tout « COHÉRENT » (p.9), cela selon « deux axes principaux : - les finalités institutionnelles, - les exigences professionnelles de la formation des adultes » (ibid. p.9). Cette légitimité institutionnelle de laquelle découlerait la définition consensuelle et non contradictoire des objectifs de la FdeF se trouve encore davantage affirmée par cette assertion de style très objectivant et fort « scientifique » : « C'est donc dans cet espace circonscrit par les deux grands axes : objectifs de 1'Institution et exigences objectives d'une pratique professionnelle, à travers des réseaux complexes de déterminations et d'interférences qu'une formation de formateurs adéquate pourra s’ébaucher ».
La boucle se boucle donc en définitive sur une sorte d’affirmation incantatoire et tautologique du genre suivant : - La FdeF doit se réaliser « dans un cadre cohérent » (p.1) ; - À la « cohérence » de ce cadre doit correspondre des « objectifs eux-aussi cohérents » ; - la cohérence des objectifs sera donné par « les finalités explicites de l’ Institution AEE » et par, - les « capacités exigés du formateur d’adultes (qui) sont inscrites dans la définition des fonctions telle qu'on la trouve dans l'accord d’entreprise (fiche 32) » p. 10. - Bref, de la cohérence institutionnelle dépend la cohérence des objectifs de formation, laquelle vient en retour renforcer la cohérence originelle de l'Institution AEE !
C'est ce type de discours clôturé venant ordonner des pratiques éducatives et politiques plus clôturantes encore (on a parlé du « ghetto de la FdeF ») que certaines situations du stage de Clermont ont démonté concrètement. L'extrême difficulté dans laquelle se sont trouvés les sous-groupes du mardi pour « définir les objectifs » de la formation des migrants et donc de la FdeF par contrecoup, autrement qu’en terme de commande institutionnelle d’une définition cohérente d’objectifs, a bien révélé la fonction idéologique de la notion d'objectifs de formation.
- « Les objectifs c'est une notion propre aux formateurs et non aux formés » - « On formule des objectifs pour rationaliser une situation de pouvoir qui vacille » - « les objectifs canalisent et pervertissent la demande collective de formation » - « qu'est ce qu'un objectif de formation ? je n'en sais plus trop rien maintenant » - « les objectifs de formation objectivisent un processus, des rapports entre des groupes sociaux, des intérêts contradictoires, qui ne sont pas objectivables de l’extérieur et a priori »
-« je me méfie maintenant « d'une négociation sur les objectifs de ma formation » - « je préfère parler de projet politique plutôt que d'objectifs de formation… »
Autant de remarques exprimées autant en réunion plénière que sous forme d'évaluations spontanées dans les couloirs (ou le bar) qui traduisent fort bien les réactions de nombreux formateurs-en-stage-de-formation à 1'égard d'une opération, qui sous couvert d'une nouvelle rationalité socio-technique, élargit la domination institutionnelle du « haut vers le bas », à tous les niveaux de la pratique professionnelle des formateurs. La dimension adialectique et non contradictoire de la notion d’objectif de formation telle qu'elle est utilisée par les stratèges modernistes de la formation des adultes (et en cela le rapport du GER est somme toute fort bien placé dans le peloton de tête), vient à point nommé cimenter un édifice qui se craquelle de toute part dans cette phase décisive et éminemment antagoniste que constitue la mise en place d'une formation de formateurs dans une organisation telle que l’AEE.
Il est vrai que le recours à 1'exorcisme du graphe (p.11), ne peut que rassurer les esprits les plus inquiets sur le sort du malheureux formateur AEE coincé entre la « presse » suspendue de l’Institution AEE et la « bulle » inférieure des travailleurs migrants... Mais l'interprétation « cohérente » et « objective » d'un graphe n’a bien sûr rien à voir avec les phantasmes inquisiteurs d'un « intervenant » qui ne connait pas grand chose à « la complexité de la problématique générale, (ni) à ses déterminants » (p.10). Chassez le subjectif, il revient au galop... Mais est-ce 1à le problème ? Loin. en effet. de réhabiliter une dimension de la subjectivité en l'opposant à celle de l’objectivité dans une formation, ce qui a été entrevue au cours de cette demi-journée de mise en question des objectifs de la formation, ce sont les limites extrêmes des rapports entre objectivisme et subjectivisme en matière d'action socio-éducative.
Un des acquis à verser au dossier collectif de la FdeF à 1’AEE pourrait alors se formuler ainsi : - faire des temps de formation une occasion pour chercher à objectiver les rapports institutionnellement considérés comme les plus « subjectifs » (par exemple : l'autorité, 1'émotionnel, la sexualité, les corps, le rapport à l’argent…) afin de subjectiviser (c'est à dire analyser dans les implications de tous) les rapports considérés comme les plus « objectifs » : le Politique (avec plusieurs P en capitales !) l’Économique, les moyens pédagogiques la gestion, l’organisation, l’État, les classes sociales, etc.
2- Sur les trois instances du groupe de formation de formateurs (…où il ne s'agit pas uniquement de « travailler ») On l'a déjà dit, les stages de cinq jours, d'un type totalement nouveau à 1'AEE fonctionnent comme un certain prototype de ce que pourrait devenir la formation des formateurs au niveau du secteur. Du moins en ce qui concerne tous les aspects non directement reliés à un contenu particulier de formation mais qui vise à 1’élucidation des conflits, à l'évaluation collective des activités, aux problèmes organisationnels et aussi psychologiques (« les problèmes de personnes » comme le on dit dans les organisations qui ne supportent pas « les personnes à problèmes »...) C'est d'ailleurs cet objectif que rappelle une circulaire interne à 1’AEE émanant du Groupe Formation du Personnel (GFP) et du Groupe d'Étude et de Recherche (GER) daté du 15 décembre 1976 ; circulaire envoyée « aux Coordonnateurs de secteurs pour communication aux Formateurs » : - « roder le travail en équipe au sein des secteurs ; - apporter aux formateurs des éléments techniques concernant l'animation des groupes, les techniques d'analyse des besoins et ceci à partir d’une réflexion collective sur les problèmes d'ensemble du secteur ; - à partir de 1'évaluation de ce travail, tâcher de dégager les axes d'une politique de formation et les moyens de la réaliser dans le cadre de l’institution ». Sur ces trois points, la circulaire du 15 décembre n'est pas sensiblement différente des recommandations présentées dans le document FdeF du GER d’octobre 76. Parmi les « trois grands types de moyens qui pourraient être utiliser pour expérimenter la nouvelle politique de formation, (…) la formation dans le cadre du secteur » est présentée comme une composante centrale de la FdeF. C'est là un point de vue largement majoritaire à l'AEE pour ce que nous en savons à travers l'intervention CREFODIT.
Pour caractériser la nature et le mode de fonctionnement de cette formation dans le cadre du secteur, le document du GER parle « d’auto-formation » et de « formation relayée », (p.22). Sur ce que recouvre la notion et la pratique de 1’auto-formation, dont il a été longuement question au stage de Clermont, les divergences s'accentuent jusqu'à parfois devenir opposition. Si l'on se réfère à l'expérimentation d'une première forme de formation en secteur, telle qu'elle se développe dans les stages de cinq jours, la pratique de l'auto-formation élargit et réoriente la définition qu'en donne le GER, comme « le travail collectif de réflexion, de recherche et d'expérimentation des formateurs du secteur sur leur pratique pédagogique ». En effet, tout groupe de formation de formateur, et a fortiori dans un groupe en autoformation (certains parlent d'autogestion de la formation plutôt que d'auto-formation) réalise son projet à travers trois modes de fonctionnement pas toujours complémentaires.
Ces trois modes d'activité, ou encore ces trois dominantes (ou valence de groupe) sont les suivantes, classées par ordre d'influence décroissant : - la dimension GROUPE DE TRAVAIL (GT) - la dimension GROUPE DE BASE (ou LIBIDINALE) (GB) - la dimension GROUPE D'ACTION (GA)
Le stage de Clermont est passé par ces trois moments, de manière certes toujours imbriquée et jamais isolable. La phase initiale d'institution du stage, de repérage des participants et des animateurs, la définition des tâches, les travaux de commissions et de mise en commun, sont autant de moments du groupe dominés par l’instance GT. Les échanges au cours du jeu de rôle et ceux qui l'on immédiatement suivi, les pauses et les repas (sans ignorer aussi la danse et le « déconnage » très paroliste dans le dortoir, les rages et les pleurs) sont de forte valorisation de l'instance GB au cours desquels 1’implication des inconscients chargent les relations d'un contenu imaginaire et symbolique foisonnant. La grève du lundi matin (13 déc.), la rencontre entre les deux sessions du 9 déc. sont autant de passage de l'instance GT, qui reste la norme dans une FdeF à 1'instance GA. Qui ne voit ici que le glissement entre ces trois instances du groupe en autoformation constitue un facteur d'accomplissement (c’est-à-dire de négation et de transformation) de la pratique pédagogique mais aussi, et surtout des contradictions institutionnelles que rencontrent les formateurs de l’AEE ? La logique politique du projet d'autogestion de la formation, c’est l'abolition de la séparation instituée entre espace-temps d’activité professionnelle et espace-temps de formation. Non pas pour nier le droit à la formation sur le temps de travail mais au contraire pour l'accomplir dans toutes ses conséquences, par exemple en associant les migrants aux activités dites de FdeF. ou encore en déplaçant les lieux de formation habituels (la salle de cours) vers d’autres espaces sociaux et politiques concrets. C'est donc une vision moins « travailliste » (voire stakhanoviste) de la FdeF qui émerge de 1'expérimentation des stages de cinq jours. Il reste cependant à remarquer que les conditions matérielles et les préalables institutionnels (cf, le rapport intermédiaire CREFODIT du 9/01/77) à la FdeF pèsent lourdement dans le sens inverse c’est-à-dire tendent à isoler l'instance GT jusqu'à en faire la NORME du groupe de FdeF en secteur. C'est en reconnaissant sa triple dimension de GT de GB et de GA que l'on fera du secteur un lieu privilégié de la FdeF. Les trois instances du groupe traverse certes très inégalement les secteurs. Il y a des secteurs passifs, totalement dominés, et des secteurs actifs, offensifs qui affirment leur autonomie et leur identité. Ces deux positions extrêmes des divers secteurs aujourd'hui sont à considérer comme une des conditions de base sur laquelle va se réaliser 1'autoformation. Il importe donc de faire émerger, pendant les stages de cinq jours et après, toutes les contradictions qui fort obstacles à l'autonomisation du secteur comme groupe de travail, groupe de base et groupe d'action. Cela ne signifie pas, bien sûr, que si on travaille mieux ensemble, on « s'aime mieux » et on « agit mieux » mais plutôt que 1’autoformation ne se développera dans les secteurs que si l'ensemble des conditions institutionnelles et libidinales sont prises en compte dans le projet d'autoformation.
Une autre remarque pour clore ces notules à propos du stage de Clermont concernant les effets institutionnels du passage à l'acte des deux secteurs concernés par le stage sous la forme d’une grève de soutien aux négociations nationales sur la permanentisation et de partage de la position écrite que nous avons , Gérard Ch. et moi, prise à cette occasion. Cette position a été bien accueillie par le groupe des stagiaires et n'a pas posé de problèmes particuliers pour la poursuite du stage de Vic-le-Comte. Par contre, au niveau de la direction de 1’AEE, de certains responsables syndicaux nationaux et d'une majorité des membres du CREFODIT (réaction exprimée le mercredi matin 5 janvier), cette position a été considérée comme "incongrue, déplacée, irresponsable, non diplomatique », etc. De la discussion autour de cette question en collectif CREFODIT du mercredi 5 janvier, je tire un élément de réflexion et d'analyse : - il y a homologie de structure entre l'intervention du secteur dans les rapports de force internes à 1'AEE (concrétisée par la demi journée de grève unanime au cours d'un stage destiné à « roder les secteurs ») et l'intervention du collectif CREFODIT demandée par la direction pour favoriser sa nouvelle politique de sectorisation , donc de nouvelle répartition du pouvoir entre "le haut" et "le bas" de l'appareil AEE. Dans la mesure où « le Haut » (direction et syndicats) désapprouve ou soutient du bout des lèvres une grève décidée souverainement par « le Bas », la fraction "de base" du CREFODIT qui sans pour autant fusionner avec ce mouvement déclare approuver ses objectifs, doit-elle aussi, être « désaprouvée » par sa majorité et par son responsable universitaire ? Autrement dit, tout se passe comme si le CREFODIT fonctionnait comme super-secteur, secteur-IDEAL, comme MODELE de tous les secteurs à venir et qu’à ce titre, s'il s'écarte de cette ligne, non dite mais sous-entendue, il doit être « sanctionné ». Car c'est bien la menace d'une sanction qui a été brandie par les responsables de l’AEE signataires de la convention avec l’Université de Grenoble II ; une menace formulée dans ces termes : « Si 1a convention n'avait pas été signée un jour avant la réception de la motion, elle ne le serait peut être pas aujourd’hui »
Que la formation des formateurs sorte du GHETTO DU STAGE et de ses normes pédagogistes et qu'elle AGISSE dans les rapports institutionnel comme elle agit dans les rapports libidinaux, voila qui a été fort mal supporté par tous les Lassallistes2 de la formation des adultes immigrés ou autochtonnes. En 1977, la formation des formateurs va-t-elle reproduire les modes d’action institutionnelle dominants à 1'AEE comme ailleurs c’est-à-dire améliorer « l’efficacité » de la réponse étatique face au NON massif que lui oppose cette fraction importante du prolétariat en France que sont les migrants ? Objets et sujets à la fois, de ce « ramonage institutionnel » qu'est la politique de FdeF à l’AEE, les formateurs iront-ils jusqu’à obstruer la cheminée afin que la fumée se répande à tous les étages de la Maison ? « Il n'y a pas de fumée sans feu » dit le petit ramoneur ironique... À l’allure où court l'histoire à 1'AEE, dans les mois qui viennent, on devrait entendre souffler le vent du Haut en Bas des cheminées de la rue Penthièvre et des chaumières régionales et sectorielles...
Notes
1- Centre de recherche sur l’évaluation des formations et la division de travail. CREFODIT - Direction Jacques Guigou. Département des sciences de l’éducation. UFR sciences de l’homme et de la société. Université de Grenoble II.
2- Le lecteur qui maintenant tourne son regard au bas de cette page devrait rougir de honte devant son incapacité à répondre aux critères objectifs du « bon » formateur de migrants tels qu'ils sont définis dans de nombreux documents officiels et contractuels à 1’AEE ! Saches donc que dans les luttes qui divisèrent le mouvement ouvrier allemand, Ferdinand Lassalle, fondateur de 1'Association générale des travailleurs allemands (1863), avait tenté, en travestissant les thèses du Manifeste Communiste, de jeter la classe ouvrière dans les bras musclés de Bismark… Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx dénonce ces forces social-démocrates en ces termes : (…) tout le programme, en dépit de tout son drelin-drelin démocratique, est d'un bout à l'autre infecté par la servile croyance de la secte lassallienne à 1'État, ou, ce qui ne vaut pas mieux, par la croyance au miracle démocratique, ou plutôt c'est un compromis entre ces deux sortes de foi au miracle, également éloignées du socialisme ». cf. Marx et Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt. Ed.Sociales, p.47.
FORMATION ET TRANSVERSALITÉ
Jacques Guigou
De la marginalité à la centralité
Ce qui caractérise l’évolution récente des institutions de formation des adultes, c’est leur déplacement d’une situation marginale, à la périphérie de rapports de production dominants vers une position plus centrale, plus intégrée dans les processus de reproduction élargie du mode de production capitaliste. La loi du 16 juillet 1971 sur le formation permanente est la manifestation de ce déplacement, déjà très largement engagé avant cette date dans de nombreux secteurs économiques (énergie, pétro-chimie, industries électriques et informatiques). Il n’est pas utile de suivre de très près « L’Actualité de la formation permanente »[1] pour recenser les divers signes de cette nouvelle situation de la formation dans les rapports sociaux. Les cabinets privés de conseil en formation, les associations patronales (ASFO), l’entrée timide et ambigüe des universités sur le marché de la formation permanente constituent un important réseau de moyens destinés au «traitement» de la demande sociale de formation. . Situées en marge de l'industrie, en marge du système scolaire et en marge des organisations culturelles, les institutions de formation des adultes étaient, il y a moins de dix années encore reléguées dans la triple fonction d'intégration, de ségrégation et de légitimation des hiérarchies sociales instituées. Ainsi, la Formation Professionnelle des Adultes (FPA) et les structures patronales de formation professionnelle répondaient aux stricts besoins de qualification, de sélection et d'orientation d'une main-d'œuvre qu'elles isolaient de sa conscience de classe et qu'elles sérialisaient dans la division capitaliste du travail. À cette marginalité économique et politique correspondait une marginalité scolaire : celle des Instituts de promotion supérieure du travail [2] par exemple. Ces instituts, depuis leur création (1955/60), fonctionnent comme une sorte de vaste pompe sociale aspirante et refoulante, fabriquant une petite élite ouvrière et technicienne (DEST, promus sociaux) et un grand nombre de « rebus », à la fois rejetés par la classe ouvrière et par les classes moyennes auxquelles ils aspiraient (3).Marginalité culturelle, enfin, que diffusaient implicitement certains mouvements d'éducation populaire ou d'action culturelle qui, en s'écartant de plus en plus d'un encrage direct sur les situations de travail, cherchaient à promouvoir une « culture pour la civilisation des loisirs » qui ne parvenait même pas à « démocratiser » la culture bourgeoise … Cette triple marginalité, professionnelle, scolaire et culturelle de l'éducation des adultes en France s'est singulièrement révélée après Mai 1968 comme l'un des points chauds des aspirations promotionnelles propres aux classes moyennes. D'où la « percée historique » (ou mieux la « sortie de la préhistoire » comme disent avec modestie les commis de l'État chargés de la politique de formation permanente) de la formation permanente mise sous contrôle du patronat, au service « d'un Nouveau Contrat Social » (E. Faure) d'une « Nouvelle Société » (Chaban), voire, avec quelques aménagements, d'une « Démocratie avancée » (Marchais). Les causes de ce déplacement de la formation des adultes de la marginalité à la centralité sont multiples et encore insuffisamment analysées à ce jour. Elles sont à la fois technico-économiques, politico-juridiques et idéologiques. Elles relèvent du mouvement général de centralisation qui caractérise, la phase actuelle du développement contradictoire du capitalisme monopoliste d’État. S'interrogeant sur les formes spécifiques de ce mouvement de centralisation, H. Lefèbvre écrit : « Qu'est-ce que la centralité ? Une forme, celle du rassemblement, de la rencontre, de la simultanéité. De quoi ? De tout ce qui peut se réunir, se rencontrer, se rassembler. La forme vide peut et doit se remplir. Ainsi, chaque époque, chaque période, chaque mode de production a-t-il suscité (produit) sa centralité propre : centre politique, commercial, religieux, etc ... Actuellement la centralisation se veut totale. Elle concentre les richesses, le pouvoir, les moyens de la puissance, l'information, la connaissance, la « culture », bref, tout »[4]. Au niveau technico-économique, à ce processus de centralisation s'ajoutent d'autres transformations structurelles dans le mode de production (automatisation, informatique, aménagements de la division du travail, etc ... ) qui font de la formation un enjeu de plus en plus important dans les luttes de classe et pas seulement au niveau idéologique. Il s'agit des transformations qui affectent les structures de production et d'échange selon un double mouvement de spécialisation des tâches et d'extension des rapports marchands La spécialisation des emplois techniques s'accompagne d'une déqualification des emplois manuels ou de service (OS, OP, employés). Le contrôle technique et financier du capital s'accroît et le despotisme de la hiérarchie de l'entreprise s'étend à toutes sortes de rapports sociaux et d'échanges qui jusque là leur échappaient. Ainsi, la distribution, la consommation, les transports, les loisirs, l'habitat, les corps, la sexualité pénètrent dans les flux de marchandises et dans les codes du profit. Les actions de formation qui se développent dans tous ces secteurs favorisent le plus souvent cette extension hégémonique du capital sur l'ensemble des rapports sociaux. Au niveau juridico-politique (que le langage politique traditionnel nomme le niveau « des institutions ») cette tendance à la centralité se manifeste plus lentement mais non moins profondément. Qu'il s'agisse du contrôle accru de la vie quotidienne par les multiples réseaux d'enregistrement administratif ou policier ou bien de l'organisation du temps et de l'espace des personnes et des groupes selon des codes archaïques et répressifs (voir la question de l'avortement par exemple), tout concours à orienter la formation permanente dans des voies conformes aux intérêts supérieurs des institutions dominantes. Or, dans le même temps, cette tentative pour redonner, grâce à la formation, de la vitalité aux signifiants institutionnels et pour combler les vides et la désertion généralisée de ces « institutions fortes » que sont la famille, l'école, le salariat, le parti, etc ... conduit à une nouvelle contractualisation des rapports sociaux à travers le rapport pédagogique. C'est ici qu'il faut situer tous les projets de constitution de vastes « cités éducatives », « d'école contractuelle », de « démocraties pédagogiques » et autres « Centres Éducatifs et Culturels intégrés » qui doivent, selon leurs promoteurs zélés [5] conduire à l'établissement de nouveaux rapports sociaux, basés sur le contrat pédagogique. C'est aussi dans ce contexte de « regonflage » et de « rattrapage » institutionnel que se placent les stratégies contractuelles et consensuelles de formation. À l'illusion de la parité dans le contrôle politique et économique des rapports de production répond l'illusion de la « cogestion » des rapports de formation entre « les partenaires sociaux » pour reprendre ici un vocable chers aux partisans de la « Nouvelle Société ». La logique politique de ce mouvement entraîne certains à proposer entre formateurs et formés de véritables « contrats pédagogique » à l'image de ces « contrats de progrès » que le gouvernement proposait aux syndicats pour, en quelque sorte, arbitrer la lutte des classes, 'comme on arbitre un match de tennis... Ces « pédagogies du contrat, fondées sur la participation » que certains pédagogues modernistes appellent de leurs vœux laissent cependant inchangées les conditions institutionnelles qui surdéterminent toutes les actions de formation. Mieux, elles favorisent la mise en place rapide (et prévue par les lois de Juillet 1971) d'un marché de la formation, faussement concurrentiel car dominé par quelques firmes, et elles précipitent en cela la formation dite continue vers une consommation de signes sociaux : le prestige du « séminaire », du « stage résidentiel », du vocabulaire qu'on répète, etc ... C'est la formation-spectacle, la formation-opium, la formation-gadget, la formation-fétiche. À la limite, tout se passe comme si le développement actuel de la formation visait à assurer la qualification polyvalente de cadres et de techniciens de décision, nécessaires au système productif et à placer les autres dans des institutions de garderie et de contrôle afin de mieux neutraliser le potentiel de transformation des forces productives, et de réduire leur négativité . Au niveau idéologique, le mouvement vers la centralité institutionnelle prend corps dans un discours unanimiste sur la neutralité des pratiques de formation. Il s'agit de valider et de rendre à nouveau crédible le mythe de l'école égale pour tous, de la connaissance universelle et indépendante de son lieu historique de production. On connaît les thèmes privilégiés de ces nouveaux Jules Ferry de la formation permanente qui, 90 ans après leur illustre ancêtre, normalisent l'éducation au profit d'une classe, sous prétexte de la « démocratiser ». Comment interpréter autrement les discours et les pratiques de formation qui en vue d'un « changement social harmonisé » cherchent à rassembler, au-delà des antagonismes de classe, tous « les partenaires sociaux » autour d'un seul et même plan de formation ? On comprend alors comment les techniques dites « de développement personnel », de travail en équipe, de « vécu de groupe », de coopération pédagogique et d'empathie envers autrui, viennent comme à point nommé contribuer à la grande œuvre d'éducation universelle ... École de la participation et participation à l'école, la formation continue est d'emblée promue au rang de méthode moderne de management des « ressources humaines de l’entreprise ». Situées au carrefour de ces trois instances d'une formation sociale que nous venons de séparer arbitrairement, les institutions d'éducation des adultes contribuent de par leur position de plus en plus centrale dans le système social, à reproduire activement l'hégémonie des rapports capitalistes de production. En résumé, sur ce plan macro-analytique, l'hypothèse que je formule est la suivante : Ce que l'Organisation Scientifique du Travail (OST) et le taylorisme ont empiriquement réussi pour l'essor du capitalisme industriel et concurrentiel au début de ce siècle, il faut que la formation continue le renouvelle dans la phase actuelle du capitalisme monopoliste d'État. Certes, le problème se pose aujourd'hui dans une tout autre ampleur, car c'est l'ensemble des fonctions professionnelles, techniques et de gestion qui du haut en bas de la hiérarchie économique sont touchées par les contradictions des processus de la reproduction sociale.
La formation comme enjeu institutionnel Toute action de formation, même la plus hiérarchisée, la plus spécialisée, affecte l'institution qui l'organise car elle contient potentiellement autre chose que le simple perfectionnement technique ou professionnel des membres de l'institution. Cet « autre chose » que tout le monde ressent, mais qui reste souvent non dit, est de l'ordre (ou plutôt du désordre !) de l'instituant. Même lorsqu'elle reste, comme c'est le cas le plus fréquent, étroitement contrôlée par la direction de l'entreprise, une action de formation, à un moment ou l'autre, dérange la structure du commandement du capital, car elle « travaille » sur ce qui est la source de la négativité instituante : les flux du désir (du désir de savoir et du savoir sur le désir), les forces « machiniques » inconscientes qui, à l'occasion des temps de formation « parlent » autrement que dans le langage de la rationalité instituée de l'entreprise. En effectuant, volontairement ou non, ces « branchements désirants » sur la base sociale et symbolique de l'institution, une action socio-pédagogique intervient dans le noyau central de la . structure de fonctionnement et d'autorité d'une organisation. Même lorsqu'elle se calque sur la structure pyramidale issue de la division technique et sociale du travail dans l'entreprise, une formation vient remettre en question cette structure donnée comme universelle par le pouvoir institué du capital. Parce qu'elle porte, quelque soit son contenu explicite, sur les rapports des travailleurs au savoir et notamment au savoir sur le fonctionnement des organisations économiques (formation à la gestion, à la prévision, aux sciences sociales, etc ... ) et que ces savoirs deviennent des idéologies qui légitiment le pouvoir de ces organisations, une formation comporte toujours une certaine part de transversalité. En réunissant des travailleurs et en les plaçant dans un autre rapport aux institutions de la production, l'action de formation crée des conditions favorables pour que soient analysés ceux qui fondent ces prétendues connaissances scientifiques sur « la bonne gestion » de leur entreprise. En instituant un espace et un temps différents de l'espace et du temps de la production, bien qu'intégrés et dominés par ces derniers, la formation permet que s'opère un certain travail analytique dès l'instant où s'affirme le collectif en formation comme sujet de sa propre formation. C'est dans cette lutte pour se constituer comme groupe-sujet que le collectif de travailleurs en formation expérimente une certaine forme de transversalité institutionnelle. Je ne cherche pas à montrer ici que la formation en général est « révolutionnaire » en soi ! Je laisse aux socio-démocrates de tous poils le soin de réactiver le vieux mythe de l'émancipation du prolétariat par « l'école libératrice » [6]. Il s'agit d'analyser les effets institutionnels qui apparaissent de manière plus ou moins forte lorsqu'on institue une action de formation. On sait que si les directions d'entreprises et les administrations d'État développent leurs plans de formation c'est aussi pour aller au devant de cette négativité qui risquerait d'introduire trop brutalement un processus de réflexion collective sur les « finalités de l’entreprise » Comme se plaisent à l'annoncer les nombreuses plaquettes publicitaires sur la formation. Mieux vaut prévenir que guérir ... On sait aussi, et les échecs partiels des trop rares « contre-plans » de formation proposés par les syndicats ouvriers l'attestent, que les formations à caractère ouvertement idéologique, organisées par les directions d'entreprise maintiennent vigoureusement l'illusion de la « libération de la parole sociale des travailleurs » et contribuent largement à la diffusion de cette logique du capital au nom de laquelle « on fait de la formation ». Mais c'est moins par son contenu idéologique que par son impact institutionnel que la formation libère et réprime à la fois les capacités instituantes du collectif des travailleurs réunis dans un stage de formation. Par rapport à cette hypothèse de travail, il convient de caractériser en quoi l'institution d'un processus de formation comporte de la transversalité et quelle est la nature de cette transversalité. Lorsqu'une demande de formation s'exprime dans un collectif de travail, elle est déjà doublement codée. Codée dans le discours de la rationalité économique de l’entreprise et codée dans le discours du système scolaire. Ce double codage institutionnel de la demande individuelle et collective qui s'exprime dans le groupe des travailleurs rabat l'action de formation vers un apprentissage dogmatique de connaissances et de savoir-faire qui légitiment, de fait, les objectifs de la commande de formation-conditionnement que passe l'entreprise à l'organisme éducatif. Pour briser ce double impérialisme du code de la production capitaliste et du code de l'école de classe, il faut que se mettent à « fonctionner » un certain nombre de branchements libidinaux, d'investissements de désir qui sont massivement refoulés. À la cohérence logique et unidimensionnelle du code de la production (exigences des emplois, intégration des processus de fabrication et de contrôle, augmentation de la productivité, etc ... ) s'opposent la diversité et la multiplicité des désirs de savoir et de dire autre chose que la répétition du langage du profit. Mais si pour fuir la normalisation des institutions de formation liées aux entreprises, on organise l'action « dans les lieux les plus éloignés du despotisme du capital » comme le propose souvent les organisations ouvrières, on court le risque non moins mortel d'assujettir le groupe en formation au code de l'école, de la productivité scolaire et de l'examen, ce « baptême bureaucratique du savoir » comme le disait déjà Marx. C'est pourquoi, il apparaît que la puissance des groupes qui sont les acteurs de leur formation (des groupes s'autoformant) ne provient pas du degré de critique que comportent leurs. travaux, car toute institution — y compris l'entreprise industrielle [7] — tolère un discours critique dans la mesure où il maintient l'illusion du libéralisme pédagogique. Ainsi, la critique idéologique que certains sociologues de gauche proposent dans des stages de formation syndicale ou de formation de formateurs, n'entame-t-elle pas le système institutionnel qui pèse sur la formation permanente, car elle laisse inchangé le rapport inégal des travailleurs au savoir, même et surtout lorsqu'il s'agit d'un savoir-critique sur les crises socio-politiques. Ce rapport inégal commence à être transformé lorsque un collectif de travailleurs, issus de la même chaîne de production, s'institue en groupe de formation et d'intervention et commence l'analyse de sa position dans la division du travail et de sa relégation dans le non-savoir. Alors commencent à décliner les codes répressifs et hiérarchiques de la production et de l'école, au fur et à mesure que s'affermissent les pratiques contre-institutionnelles qui mènent une critique en acte du système de formation institué [8]. Face au despotisme institutionnel de la réglementation et de la législation qui fixe dans un nombre limité de figures le développement qualitatif et quantitatif de la formation permanente, on doit porter aujourd'hui la plus grande attention aux groupes qui entreprennent cette offensive contre-institutionnelle sur le front de l'éducation. D'autant que ces formes de luttes ou de résistance cheminent souvent de façon souterraine et jaillissent dans des directions très diverses et inattendues. Elles opèrent des connexions entre groupes jusque là séparés, des coupures qui relèvent des solidarités de classe jusque là cachées. Malgré, ou à cause des limites actuelles de ces expériences d'autogestion de la formation, il faudrait montrer en quoi nous sommes là en présence d'une production d'espaces libérateurs d'une parole sociale moins aliénée aux codes institutionnels dominants. L'autogestion de la formation agirait alors comme machine sociale et désirante en produisant des « déterritorialisations » dans l'espace clôturé par l'État et ses institutions éducatives. Par une série « d'événements instituants » les groupes-sujets en formation dégagent un espace vide des investissements du pouvoir d'État et permettent aux flux contre-pédagogiques de circuler dans une sorte de réseau qui traverse et analyse les systèmes institués. Ce n'est sans doute pas par hasard que l'on retrouve ici la notion théorico-pratique de vacuité mise à jour par la psychothérapie institutionnelle. Il s'agit en effet du même mouvement qui cherche à construire « par la technique du vide institutionnel », si l'on peut se permettre cette image, des contre-institutions où les analyseurs sont à l’œuvre. Une des questions centrales qui se posent alors c'est celle du contrôle, c'est-à-dire de l'auto-contrôle des effets contre-institutionnels de la formation. Si le contrôle échappe au collectif s'auto-formant même sous la forme atténuée de l'auto-évaluation à la manière des formateurs modernistes, alors se trouve compromis tout le dispositif qui permettait à la transversalité du groupe de réaliser un certain nombre de transformations des rapports institutionnels. Car c'est aussi en cela que la formation est un enjeu' institutionnel de plus en plus important pour le management. Le pouvoir du capital ne peut en aucun cas laisser aller l'action contre-institutionnelle des groupes-sujets là où les poussent leurs désirs de savoir et leur plaisir à jouer avec les signifiants sociaux. Les changements institutionnels que pourrait entraîner l'action de formation doivent être entièrement soumis au contrôle permanent du pouvoir du capital et du pouvoir d'État. Ces changements ne sont en effet pas de même nature que les changements techniques ou économiques. Alors que la plupart des résultats des changements qui interviennent dans les organisations (techniques, organisationnels, financiers), peuvent être à l'avance plus ou moins maîtrisés, les changements institutionnels qui peuvent surgir d'une action de formation ne sont pratiquement pas programmables. Ils instituent potentiellement un pouvoir analyseur qui menace la division du travail à sa racine : la conscience de classe du prolétariat. C'est pourquoi les demandes collectives de formation sont toujours grosses d'une demande d'analyse institutionnelle. Or, le plus souvent, les machines interprétatives des formateurs et des responsables pédagogiques rabattent cet aspect analyseur de la demande vers des réponses de types groupistes ou organisationnelles. On en finirait pas de citer ces cas d'interprétation réductrice de la demande d'un collectif engagé dans une formation le plus souvent à l'initiative des employeurs mais qui découvre, in situ, la nécessité de mettre à jour les déterminations institutionnelles de leur formation. Quelle est la signification politique de la stratégie patronale de formation ? Pourquoi telle catégorie particulière d'agents est envoyée en formation et non telle autre ? Pourquoi nous forme-t-on « aux relations humaines » et « à la direction participative par objectifs » ? Autant de questions qui sont chaque fois ramenées à des réponses technicistes (enseignement programmé, audio-visuel, etc ... ), groupistes (apprendre à travailler en groupe pour améliorer le moral de l'entreprise) ou organisationnelles (« connaitre la sociologie des organisations » - et notamment l'école française de M.Crozier que tout cadre porte sur lui comme son attaché-case ou son complet-veston !). Ici, plus qu'ailleurs, l'institué joue à fond son rôle d'occultation de l'inconscient politique. Si le « niveau du groupe » et le « niveau de l’organisation » peuvent aussi impunément masquer le « niveau institutionnel » qui pourtant les contient et les dépasse tous deux, c'est que la formation et les formateurs répondent, de fait, à la commande sociale et politique dont ils sont l'objet : faire comme si la formation permanente était en dehors de la lutte des classes. Tout se passe comme si, à cause de leurs positions institutionnelles dominantes, les formateurs se faisaient les valets d'une vaste opération d'enfermement de la négativité de certains groupes en formation dans le jeu de l'institué. Faire de la dynamique de groupe» sans s'interroger sur les bases institutionnelles du « séminaire » ou bien « faire de l’audiovisuel » en bâillonnant les effets analyseurs du médium télévision, revient en définitive au même. On laisse de côté tout ce qui favoriserait la création d'une transversalité de groupe et de réseau ; tout ce qui est susceptible de révéler l'étroite connexion entre l'intervention pédagogique et l'intervention politique. De ce point de vue, on comprend qu'un groupe de formation en autogestion se comporte à la fois comme un « groupe de base » (ou groupe libidinal), comme un « groupe de travail » (réalisant une tâche) et comme un « groupe d’action » (acting out, intervention contre-institutionnelle) [9]. Inversement, les groupes-assujetis à la commande de formation fonctionnent comme lieu de forclusion de toute action. instituante, comme espace au service de la reproduction élargie des rapports de production. Dans la crise institutionnelle majeure que traverse l'entreprise et l'école, les actions de formation continue constituent pour certains une réponse globale aux vides de l'institué. Face à .l'épuisement des stratégies répressives (cadences, contrôle, flicage) et aux échecs des stratégies réformistes (intéressement au capital, enrichissement des tâches, « contrats de progrès », etc ... ) la formation permanente est présentée par certains comme la troisième voie, la dernière solution avant la chute rapide dans le chaos ... On trouve beaucoup de prophètes dans le monde de la formation ! Mais la réponse n'est pas là aujourd'hui. Elle se trouve du côté de ceux qui peuvent ébranler les fondements institutionnels de l'État de classe. Dépossédés juridiquement de tous pouvoirs en matière de formation, les travailleurs engageront-ils des luttes sur ce nouveau terrain ou réserveront-ils à la formation continue le sort qu'ils ont fait subir à d'autres méthodes de « développement des ressources humaines » : le boycott par indifférence ?
Les formateurs, les analyseurs et les analystes Si l'actualité des contradictions de la formation continue est bien celle que nous analysons dans les deux chapitres précédents, on comprend alors pourquoi les formateurs d'adultes sont l'objet de la part du pouvoir d'une séduction toute particulière. Ni enseignant au sens traditionnel, ni animateur socioculturel, les formateurs se trouvent rattachés à la catégorie socio-professionnelle des cadres. On veut leur donner un statut fort, même s'il s'agit encore d'une fonction mal définie et seulement en début de professionnalisation. Stratégiquement placés dans la division du travail manuel et intellectuel, ils se situent à la charnière du système productif et du 'système éducatif. Au cœur des conflits du travail, ils vivent aussi la crise institutionnelle de l'éducation. D'où leurs aspirations subjectives aux modèles réformistes du changement social et leur adhésion aux idéologies de l'innovation. Il n'est donc pas étonnant que les formateurs et leurs supérieurs· hiérarchiques les responsables de services de formation, représentent une clientèle privilégiée pour les marchands de discours sur le changement social. Il faudrait ici écrire l'histoire parallèle des techniques psychosociales (depuis l'OST jusqu'à la psychosociologie des organisations) et celle des groupes professionnels (depuis le moniteur de TWI jusqu'au moderne « agent de changement ») pour comprendre à quel point. les formateurs d'adultes sont nécessairement des consommateurs d'idéologie du changement social. Sans cesse sollicités par leurs clients d'en dire toujours plus sur le changement social et sur ses techniques psychologiques ou de groupe, les formateurs s'épuisent dans une perpétuelle fuite en avant vers une illusoire théorie générale de leur pratique socio-éducative. D'où ces appels frénétiques aux analystes patentés et diplômés du changement social qu'ils soient sociologues, psychosociologues ou spécialistes de telle ou telle « technique d’évolution ». Ce n'est pas le moindre des paradoxes du formateur que d'aller chercher ailleurs, dans un stage de formation théorique ou expérimental, ce qui en fait se trouve négativement chez lui dans le potentiel instituant d'une action socio-éducative dont il ignore le fonctionnement institutionnel. Aveuglé par les techniques relationnelles ou les méthodes de régulation du groupe, le formateur est souvent impuissant à maîtriser l'histoire singulière d'une intervention socio-éducative. L'ignorance sur le fonctionnement institutionnel de son action est l'ignorance centrale du formateur. Or c'est là que s'opère pratiquement et théoriquement du changement social. Du moins lorsqu'on commence à se dépendre de ses fantasmes groupistes de changement pour se rendre attentif aux flux négatifs de l'instituant. Les réponses théoriques ou techniques partielles qu'il croit trouver chez tel ou tel analyste à la mode (de Mucchelli à Crozier en passant par l'ARIP et les sociopsychanalystes mendelliens) ne font qu'accroître la dépendance du Formateur à des « sciences sociales » séparées de la praxis éducative. Car, même lorsque l'analyste intervient dans le stage à la demande du formateur, c'est en détenteur d'un super-savoir sur le changement et rarement en tant qu'acteur, parmi d'autres, d'une transformation du rapport au non-savoir collectif sur les crises institutionnelles. Dans ce type de situation, le travail négatif des analyseurs peut démarrer à partir d'une contestation du rapport ainsi institué entre les formés, le formateur et l'analyste. Mais il s'agit ici d'éviter le double risque de la critique idéologique (qui enferme le groupe dans une querelle d'école) et de l'analyse de groupe (qui s'épuise dans de stériles débats sur les leaderships et autres impasses de « l'ici et maintenant »). La question se pose entièrement de savoir comment les dispositifs analyseurs peuvent se mettre à parler et à agir avec ou sans l'analyste officiel, avec ou contre le formateur. Mais peut-être sommes nous encore prisonniers de la religion de la prise de parole et avons nous trop tendance à personnaliser les analyseurs. Et si les analyseurs les plus radicaux de ce type de situation c'étaient les absents du stage de formation, ceux dont tout le monde parle, y compris les formés qui sont là « pour ensuite appliquer, dans leur secteur, avec leurs camarades ce qu'ils ont appris en stage » ? Nous retrouvons ici, à l'intérieur de la pratique du formateur, l'hypothèse que nous formulions précédemment sur l'indifférence du prolétariat à l'égard de la formation continue. Combien d'actions de formation, organisées dans le « paritarisme » [10], ne font, en fait; que perpétuer la mise en spectacle d'une certaine « libération de la parole sociale dans les groupes » que se plaisent à souligner les directeurs de personnels éclairés et leurs valets psychosociologues ? Coincés entre le discours scientiste de l'analyste patenté et les murmures inquisiteurs des « laissés pour compte de la formation », quelques formateurs d'avant garde ont cru trouver dans l'analyse institutionnelle la potion magique qui allait dissiper leur malaise politique ! Ce n'est pas trop caricaturer la demande grandissante à l'égard de l'analyse institutionnelle provenant des divers milieux de la formation et de l'animation sociale, que d'y voir un exutoire facile à la position politique ambiguë qu'occupent aujourd'hui les formateurs d'adultes. « Enfin une technique et une idéologie du changement social qui nous permettent de laisser parler les analyseurs » sans cependant nous enlever notre statut d’analyste » entend-on, en a parte, dans les hauts lieux du management éducatif ... Si l'on ne dispose encore que de peu d'indications sur la façon dont s'exprime la demande d'analyse institutionnelle chez les formateurs, on peut semble-t-il affirmer qu'elle va dans le sens d'un renforcement du pouvoir de l'analyste sur les analyseurs des pratiques instituées de formation. S'il en était autrement on verrait se . développer beaucoup plus rapidement des pratiques de pédagogies institutionnelles dans les actions de formation continue. Or sur ce terrain on est loin de connaître I'effervescence institutionnaliste qui marquât les années 62-68 dans les classes d'enfants. Nous en sommes aujourd'hui en matière d'autogestion de la formation continue — autogestion certes relative à l'état objectif d'hétérogestion de la formation sociale — aux balbutiements des premières séances de répétition. Alors qu'il s'agit . de sortir de l'illusion des « pédagogies du changement » pour s'engager résolument dans l'utopie des transformations institutionnelles. Pour briser l'espace clos du théâtre de la formation permanente , il faut que le contre-pouvoir instituant des analyseurs opère ses ruptures et ses branchements jusque dans les bases matérielles des institutions de formation. Le champ d'intervention et d'analyse que la formation offre aux groupes-sujets, aux groupes qui transversalement à l'institué affirment leur capacité analysante, n'est pas indépendant des autres champs de la lutte des classes. Dans la mesure où, comme nous avons essayé de le montrer, les institutions de formation permanente se déplacent rapidement de la périphérie au centre de la reproduction sociale, les effets analyseurs des groupes de formation en autogestion se trouvent amplifiés d'autant. En ce temps de surenchères idéologiques pour la formation permanente qu'on présente dans tous les horizons politiques comme le levier du changement social, la critique en actes que mènent certains groupes de formation en autogestion constitue une validation historique non négligeable du concept d'analyseur des systèmes de formation.
Notes de fin de texte [1] C’est très précisément le titre que s’est donné un nouveau périodique sur la formation publié par une institution-relai de la politique étatique et participationniste de formation continue : le Centre national d’information pour le progrès économique, transformé en 1976 en Centre d’information pour le développement de la formation permanente : centre INFFO (Paris-La Défense). [2] On lira à ce sujet la thèse de Philippe Fritsch qui établit cette marginalité à partir d’une étude sur les formateurs des Instituts de la promotion supérieure du travail (IPST), cf. Fritsch Ph. L’éducation des adultes. Mouton, 1972. [3] Voir les travaux de Christian de Montlibert publiés dans divers numéros de la Revue française de sociologie et par l’Institut national pour la formation des adultes (INFA-Nancy). [4] Lefebvre H., Espace et politique. Anthropos, 1973, p.117. [5] On trouvera un bon échantillonnage de ces projets éducatifs dans l’ouvrage collectif dirigé par Edgard Faure à la demande de l’UNESCO : Apprendre à être. Fayard/Unesco, 1972. [6] Le dossier « Démocratie et Université » présentant la position des socialistes face à la formation permanente verse parfois dans ce mythe de l’école libératrice. Cf. Démocratie et Université, dossier n°1, oct.1972, 25 rue du Louvre, Paris 1er. [7] Voir à ce sujet les slogans pseudo-contestataires que lancent les publicistes du groupe Hachette-Formation-Conseil et l’analyse qu’en fait Antoine Savoye dans POUR, n°33,1973. [8] Il est vrai que les expériences de ce renversement institutionnel en matière de formation sont encore rares en France. On lira cependant l’analyse faite par René Lourau de la grève active des ouvriers de l’usine Péchiney de Noguères, publiée dans L’instituant contre l’institué (Anthropos, 1971) sous le titre « L’autogestion chez Péchiney ». Voir aussi l’article du CERFI sur la formation de la force collective de travail dans POUR, n°33, 1973. Suivre également la pratique de self government des ouvriers de Lip à Besançon (mai/sept. 1973). [9] Sur cette dialectique des trois moments d’un groupe-sujet, on lira l’article de René Lourau, « La contre-institution éducative » in Analyse institutionnelle et pédagogie. Épi, 1971. [10] Rappelons aux néophytes du jargon participationniste qu’il s’agit d’une gestion de la formation qui rassemble le patronat, les syndicats ouvriers et tel ou tel service public (Ministère, collectivités territoriales, etc).
VIE QUOTIDIENNE ET FORMATION
JACQUES GUIGOU
Tristesse du réveil !
Il s’agit de redescendre, de s’humilier.
L’homme retrouve sa défaite : le quotidien.
Henri Michaux, l’insoumis.
Organisme binational d'animation des échanges de jeunes, l'Office franco-allemand pour la jeunesse se préoccupe aussi de recherche pédagogique et de formation des formateurs impliqués dans les « rencontres entre ces deux jeunesses ».
Parmi les nombreux stages que comporte le programme de formation-recherche pour les années 1976-1978 s'adressant aux animateurs responsables des rencontres, l'un d'eux a pris pour thème la séduisante question des rapports entre la vie quotidienne et la formation.
Prétexte à un texte :
la demande de l'Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ)
II s'agit plus précisément d'explorer, en situation de stage franco-allemand résidentiel, les conditions de « mise en pratique des résultats de la formation ou des expériences de vie commune » ainsi que le souligne la fiche de présentation du programme au conseil d'administration de l'OFAJ [1].
Voici comment les promoteurs de ce projet de recherche-action explicitent, pour les administrateurs de l'Office, le choix de ce thème et son « intérêt pour les organisations partenaires et les animateurs de rencontres » :
« La recherche socio-psychologique a montré que les préjugés, stéréotypes nationaux et sentiments hostiles, ne sont pas seulement intégrés dans les opinions des gens, mais qu'ils sont également enracinés dans les actions et attitudes de la vie quotidienne. Les préjugés ne peuvent donc pas être éliminés ou combattus seulement en les réfutant par des arguments s'adressant à la raison ; il faut au contraire les considérer dans leurs relations avec le contexte quotidien. Nous entendons par « contexte quotidien » le répertoire des modes de pensées et d'actions spécifiques à chaque culture et qui s'expriment la plupart du temps de manière automatique et inconsciente. (...) Le projet de recherche « Pour une pédagogie de la vie quotidienne » devra utiliser les approches françaises et allemandes de la recherche sur le quotidien (une orientation très récente de la recherche) et les mettre en rapport avec la réalité des rencontres franco-allemandes. Ceci aidera les animateurs de groupe à mettre au point des méthodes pédagogiques permettant de trouver une voie intermédiaire dans le domaine de la sensibilisation des participants au phénomène de la compréhension interculturelle. Il s'agit d'éviter à la fois la provocation qui bloque d'éventuels processus d'apprentissage par la peur et le refus et la neutralité du manque d'engagement qui, en voulant s'abstenir le plus possible de lancer un défi, revient à neutraliser tout ce qui est « étranger » en l'interprétant selon les normes de la conscience nationale du quotidien. »
Si j'ai cité de larges extraits de la présentation de cette formation-recherche et si j'en ai souligné certains passages, ce n'est pas pour sacrifier au rituel de « l'analyse de la demande » cher aux partisans de l'analyse institutionnelle mais pour restituer (et resituer) aux acteurs et au-delà des acteurs aux lecteurs — dont certains ont peut-être été ou seront participants de tels stages de formation-recherche à l'OFAJ ou ailleurs — la base idéologique et matérielle sur laquelle reposent les conditions de vie et de travail des formateurs-chercheurs que nous sommes.
S'interroger abstraitement sur les rapports entre la vie d'un groupe d'animateurs français et allemands dans un stage de dix jours et la vie quotidienne de ces mêmes personnes avant et après ce stage, n'a pour moi pas de sens. Ou plutôt, cela ne peut conduire qu'à renforcer le pouvoir toujours grandissant de l'institution-stage dans sa double dimension de mystification des rapports sociaux concrets et d'illusion pédagogique.
Ce n'est que plusieurs mois après sa conception et son début de réalisation que je suis intervenu dans le groupe de formateurs-chercheurs qui, avec l'appui du Bureau IV chargé de la recherche pédagogique et de la formation, a mis au point la problématique générale qui nous occupe ici.
Le noyau actif qui a, dès l'origine (juillet 1976 ?), impulsé la recherche-action sur « une pédagogie de la quotidienneté » était d'ailleurs surtout composé de femmes[2] sans appartenance à une institution « forte », nécessaire selon les modes de fonctionnement de l'OFAJ pour faire reconnaître la « validité scientifique » et pédagogique du thème.
C'est donc pour cautionner, in statu nascendi, à la fois le groupe initial et les demandes de financement, que j'ai accepté de participer comme intervenant au stage organisé à Lanau (Cantal) en juin 1977 ainsi qu'à la rencontre qui lui a fait suite en Allemagne, en novembre de la même année à Büdingen.
J'ai d'ailleurs, dès la première journée du stage de Lanau, tenté d'expliciter cette situation ambiguë, aussi bien sur mes désaccords théoriques que sur les processus institutionnels qu'impliquait l'introduction nécessaire de l'université des sciences sociales de Grenoble à travers ma personne ainsi que son « partenaire » allemand, l'Institut d'étude des conflits de l'université de Frankfort en la personne d'Hans Nicklas.
Dans le faisceau de désirs et de contradictions qui me poussèrent à Lanau, il y avait malgré tout chez moi la volonté affirmée de déconstruire, pratiquement dans le dispositif du stage, et théoriquement, la notion écran de « pédagogie de la vie quotidienne ».
Pédagogisme et quotidiennisme sont les deux mamelles du formateur d'avant-garde. Sur ce point capital, Lanau, comme l'immense majorité des stages de formation permanente n'a pas failli à sa réputation... (Voir plus loin).
Pour compléter le contexte dans lequel j'écris ce texte, il me faut signaler aussi que les interventions commanditées par l'OFAJ sont payées dans leur totalité lorsque celui-ci se trouve en possession d'un document désigné comme un « texte de travail » dans la réglementation des contrats.
« Ces textes, poursuit le formulaire, devront être écrits dans la perspective d'une contribution à l'effort de l'Office et des institutions partenaires de mieux répondre dans les rencontres de jeunes aux directives du conseil d'administration... » (...) « Pour les responsables et les animateurs, il importe avant tout d'obtenir des écrits qui leur soient accessibles et qui leur permettent de comprendre l'intérêt, pour leur propre travail d'organisation et d'animation, des recherches effectuées et les conséquences pédagogiques et pratiques à dégager de ces recherches. »
Financer de la recherche sociologique et pédagogique certes, mais à condition qu'elle prouve sa légitimité dans cette conception très utilitariste et fonctionnaliste que les « responsables des institutions » se font de la recherche-Une recherche-action sur « vie quotidienne et formation » devient donc pour être crédible et digne d'intérêt, une expérimentation sur les méthodes pédagogiques qui permettraient de rendre la vie quotidienne des jeunes « sensible aux phénomènes de compréhension interculturelle... »
Comme si la sensibilité quotidienne des jeunes français et allemands n'était pas encore assez laminée par cette « conscience nationale » qui se veut universelle alors qu'elle n'est que l'expression de la culture-marchandise inhérente au mode de production étatique.
Mais me voilà déjà entraîné dans des thèses insuffisamment étayées, et de plus qui risquent de n'être pas « bien comprises » par les « responsables des institutions partenaires ».. ;
La vie quotidienne du formateur-chercheur sur la (sa) vie quotidienne serait-elle à ce point inquiète du sort réservé à ses travaux que celui-ci irait jusqu'à s'autocensurer sous prétexte de pédagogie ?
A partir des divers matériaux produits par le stage de Lanau et de Büdingen, par les discussions et les échanges qui s'ensuivirent, j'essaie ici de désarticuler les rapports entre vie quotidienne et formation sur le seul mode envisageable par une recherche qui soit autre chose qu'une autosatisfaction et une autoproclamation de sa « vérité » : le mode critique.
C'est dans cette perspective en effet que travaillent « les orientations très récentes de la recherche » en sciences de l'éducation, auxquelles fait référence le texte de présentation publié par l'OFAJ.
Critique de la vie quotidienne
« Comment l'ai-je découvert, ce concept de la quotidienneté ? Parce que la vie quotidienne s'abattit lourdement sur moi, comme sur plus d'un garçon, pour avoir, au cours d'un fol amour romantique, engrossé quelque fille. D'où mariage, famille, vie de famille, métier et le reste. La prose du monde ! »
Voilà la réponse qu'apporte Henri Lefebvre[3] à l'un des principaux sociologues de la critique de la vie quotidienne, à un interviewer qui semblait attendre un discours beaucoup plus « philosophique ».
C'est en effet, dans ces « interférences entre la vie et la pensée », entre le vécu et le conçu, que se situe l'émergence de ce concept du quotidien et surtout du projet de sa critique.
Dans ce même ouvrage de retour sur sa vie et son œuvre, Lefebvre évoque un moment de sa recherche sur la quotidienneté dans les termes significatifs suivants :
« Une femme, avec qui — détail sans grande importance — j'ai été marié, prononça un jour devant moi, à propos d'un détergent, ces simples mots : ‘Voilà un excellent produit’. Avec le ton adéquat. Ces mots, dans leur trivialité, cristallisèrent en un instant le concept du quotidien et le projet de la critique de la quotidienneté[4]».
Si les travaux de chercheurs-militants comme Lefebvre sont aujourd'hui repris sous couvert de « nouveauté », c'est que le cycle de l'aliénation de la vie quotidienne s'est encore élargi, mais aussi que « les droits à la différence » s'expriment jusque dans les secteurs de l'État reconnus s les plus incontestables (l'Armée, la Police, la Justice, l'Energie, etc.).
Si des concepts comme « aliénation », « réification », « mystification d’une part, comme « équivalence », « unification du spectacle », « mode de production étatique », « fétichisation », « autonomisation » d'autre part, reprennent ou prennent une importance théorique et stratégique jamais atteinte, c'est que les mouvements sociaux de libération leur donnent une validation historique quasi quotidienne. Le projet de connaissance de la vie quotidienne contemporaine ne peut se concevoir que dans un effort de critique-en-acte de la manière dont le capitalisme privé et le capitalisme d’État organisent nos vies et planifient notre survie.
Le souci pédagogique exprimé par le groupe « pédagogie de la vie quotidienne » de sensibiliser les animateurs des rencontres de jeunes et donc indirectement les jeunes eux-mêmes sur leur « manière automatique ou inconsciente d'être » seuls ou ensemble, ne participe-t-il pas lui aussi de cette aliénation politique par ailleurs parfois dénoncée ?
Le développement massif, ces dernières années, d'une nouvelle forme sociale nommée stage, n'échappe pas à l'intensification du contrôle étatique sur les personnes et les groupes.
Le degré d'autonomie des « rencontres de jeunes français et allemands » risque d'être purement fictif et verbal dès l'instant où une certaine bureaucratie des rencontres (les associations, les organismes publics et privés, etc.) assigne des normes politiques et idéologiques qui, bien que « démo-
normes politiques et idéologiques qui, bien que « démocratiques et coopératistes » n'en sont pas moins contraignantes pour beaucoup.
Les rencontres organisées, les organisations de rencontres, font partie de notre univers quotidien surprogrammé.
Cette question des rapports entre Rencontre et Organisation, qui peut s'élargir aussi aux rapports entre Mouvement et Institution, est la question centrale de notre époque.
La fascination du stage, pouvant aller jusqu'à la mystification chez nos contemporains, trouve sa raison d'être dans cet aphorisme : sous couvert de rencontre et de « libération », c'est de l'organisation et de l’étatique que nous consommons. !
« Aller en stage », « revenir d'un stage », « lors de mon dernier stage », « tu devrais partir en stage » alimentent désormais les conversations courantes de l'Allemand et du Français moyen, même si des différences de classe marquent l'accès à la formation permanente comme le soulignent les syndicats ouvriers.
Ce processus socio-historique de la « mise en stage » de millions de travailleurs et de chômeurs (3 600 000 personnes en France en 1976), constitue un élément non négligeable de la vie quotidienne.
J'ai désigné par le terme de stagification[5] le processus d'institutionnalisation de la formation permanente dans un espace-temps codifié par la loi de la valeur : le stage.
A la lumière des recherches critiques sur la vie quotidienne, il impote d'explorer tous les modes d'être, de penser et d'agir qui se transmettent à travers l'inconscient collectif du stage.
C'est l'institution-stage qui doit être questionnée jusque dans ses racines étatiques et libidinales (énergies sociale et psychique) pour saisir co notre vie quotidienne est façonnée par ces « autres » institutions semblent s'abolir pendant un stage : le mariage, la famille, le salariat, le parti, le syndicat, les mass médias, etc.
Pour avoir quelque peu oublié ou laissé de côté l'analyse collective notre vie quotidienne en stage à Lanau en termes autres que groupistes (séparation-fusion) ou sociologistes (affrontements idéologiques formels), nous sommes passés à côté d'une possibilité réelle de connaissance et d'action critique du thème qui était sensé nous rassembler.
En poussant jusque dans ses limites les plus extrêmes et parfois les plus inattendues l'analyse des déterminations institutionnelles du stage (notamment la fonction de l'argent et de la sexualité), les stagiaires et les formateurs s'ouvrent une voie d'autonomisation possible de leurs rapports sociaux.
La première et la seule tâche de recherche-intervention à mener à Lanau, comme ailleurs, c'est donc de pousser en avant la vie quotidienne de la critique-en-acte du stage... sur la vie quotidienne.
Ce redoublement du sens, ce métalangage de l'institué était à prendre comme un dispositif analyseur des contradictions de l'institution-stage. Les timides tentatives, nocturnes ou diurnes, pour faire produire à cette situation de redoublement de sens dans laquelle nous enfermait le stage autre chose que du spectacle de stage, malgré les quelques avancées que je signale plus loin, furent insuffisamment exploitées.
Le stage comme spectacle de la rencontre
Sous couvert de « rencontres », « d'expériences novatrices », « d'alternatives à la vie en commun ordinaire », c'est l'institution-stage dans ce qu’elle a de générique et de généalogique aux autres institutions bourgeoises et marchandes qui commande la logique des modes d'être ensemble. La situation dans laquelle nous nous sommes trouvés placés à Lanau et à Büdingen était donc doublement piégée de ce point de vue. Il s’agissait à la fois de vivre le prototype du stage franco-allemand dans toutes ses caractéristiques pour « fournir des matériaux » à l'analyse (aux analystes ?), et de conceptualiser ce qui nous conditionne dans notre vie quotidienne avant et après le stage.
Autrement dit, l'hypothèse — optimiste — qui était faite par les animateurs comme par les participants, était que le stage s'institue comme simple reproduction/destruction de la vie quotidienne.
On reconnaît-là une autre version de la fameuse « motivation » que brandissent les psychosociologues de l'éducation lorsqu'ils croient saisir l'objet fictif de leurs recherches.
Je vais en stage pour vivre « autre chose avec d'autres gens » mais aussi pour m'entraîner à mieux supporter l'aliénation ordinaire de ma vie banale. Ces deux catégories de l'imaginaire et du réel se matérialisent dans l’institution-stage comme une condition impérative d'identification.
C’est la même hypothèse que réactivent les publicités des clubs de vacances qui nous proposent un subtil dosage d'ailleurs et d'identique, de même et d'autre.
Les incertitudes et les inconnues de la rencontre comme échange des possibles, sont très largement recouvertes par les sécurités et les répétitions de l'institution-stage programmée des « organisations responsables ».
« Rire, pleurer, manger, dormir, au Club Méditerranée, retrouvez les choses vraies de la vie[6]... »
Les nouveaux industriels des rencontres binationales auraient-ils encore à apprendre du côté de chez Trigano ?
La triste dualité du banal et de l'extraordinaire sur laquelle reposent toutes les stratégies du marketing du stage-rencontre-programmé-par-le-haut, régit aussi la demande de rencontres de formation-recherche sur ce thème.
Tant que les institutions de la rencontre restent surdéterminées par les modèles bureaucratiques et marchands qui l'instituent comme « rencontre », aucune des aliénations de la vie quotidienne ne peut être critiquée autrement que sur un mode spectaculaire.
Tant que la rencontre ne crée pas sa propre histoire de manière autonome, les consommateurs de stage, comme les Gentils Membres du Club Méditerranée, ne peuvent s'y retrouver que davantage réifiés.
« Rire (jaune), pleurer (comme un veau), manger (mal), dormir (peu), baiser (à peine)... au stagecomme au club, retrouvez la vraie vie des choses...» (publicité à paraître).
Alors que la rencontre a quitté la majorité des espaces de vie et de travail contemporains, jamais le marché des stages et des rencontres n'a été si florissant.
Il est de l'intérêt supérieur des États que les gens se rencontrent pour idéaliser la Rencontre, la vivre sur un mode compulsif de recherche de l'unité perdue dans le morcellement de la vie quotidienne.
Parce qu'elles idéalisent la rencontre et l'isolent des autres moments de la vie sociale, les rencontres instituées par le stage comme rencontres nécessaires à la communication ne font que prolonger les conditions de la non-communication généralisée.
« L'objet du stage, c'est de nous rencontrer » ont déclaré certains participants, comme pour se préserver des effets négatifs des contradictions que traversait le stage.
Répétant en cela le discours sécurisant et séducteur des bureaucrates qui gèrent les rencontres, ils exprimaient aussi l'impossibilité concrète de créer un mouvement qui donne à notre rencontre un sens.
Lorsque l'objet du stage est de « se rencontrer », mais que le stage nous échappe ou nous asphyxie, c'est parce qu'il est l'objet d'une autre rencontre, invisible, mais d'autant plus envahissante : celle des intérêts supérieurs de l'État, mondialisé, banalisé, quotidiennisé...
Dans la rencontre — et non dans le stage — c'est l'histoire qui est au rendez-vous.Pour que le moment historique de la rencontre s'accomplisse, il faut que quelques « stagiaires » rassemblés malgré eux (même s'ils prétendent être là en connaissance de cause !), commencent à se reconnaître pour ce qu'ils sont : des prolétaires individualisés par la forme sociale-stage. Cette étape de la reconnaissance pratique de la situation des uns et des autres par rapport à sa classe sociale et donc à un projet possible d'autonomisation du prolétariat comme classe révolutionnaire, est bien sûr ce que les gardiens de l'institué de la rencontre vont le plus interdire.
Leur tâche n'en sera que davantage facilitée par les systèmes de défense et les « cuirasses caractérielles » (W.Reich) des participants, qui intériorisent les interdits et colmatent fébrilement la moindre brèche à l'édifice antisubversif de la rencontre organisée.
Si, toutefois, une radicalisation dumouvement créée par quelques événements analyseurs intervient, alorss'opèrent de nouveaux clivages politiques et libidinaux et convergentles consciences communes des plus radicaux.
On sait que pour W.Reich, les résistances les plus fortes à l'analyse proviennent d'une fixation (stase libidinale) du caractère névrotique qui dépassant sa fonction de « mécanisme de protection psychique » envahit de sa rigidité toute l'activité de l'individu.
D'où une dégradation de l'individualité en une série de traits névrotiques qui entravent le libre jeu des pulsions au profit d'une neutralisation de ses énergies[7].
Le prix payé à cette fonction première du caractère : la défense contre l'angoisse, c'est l'incapacité à communiquer, l'absence de faculté de rencontre, l'impossibilité de créer.
A cette « peste émotionnelle », à cette « impuissance orgastique », Reich oppose le caractère génital, qui restitue son équilibre à l’économie libidinale et son expression plasmatique à l'organisme selon le double mouvement vital « d'émotion » (vers l'extérieur) et de « rémotion » (vers l'intérieur). On connaît aussi la manière dont ces acquis historiquement décisifs de l'analyse caractérielle et de son utilisation dans la création de situations nouvelles ont été massivement détournés par tous les marchands de relations et autres spécialistes de la rencontre.
Ce qui s'expérimente en matière de « dissolution du caractère » et de « travail sur l'énergie liée » dans les stages de bio-énergie et autres « groupes de rencontre » n'a que peu de choses à voir avec l'apport de Reich. En effet, l'idéologisation et les pratiques technicistes que proposent sous ces étiquettes modernistes, les soi-disants « disciples de Reich », ne visent qu'à mieux adapter aux conditions actuelles de la misère sexuelle et sociale toute une large fraction de ceux qui ne se résignent ni à la désublimation répressive du tiercé, de la bagnole et de la télé... ni à l'aliénation du « boulot, métro, dodo »...
Le succès mondain des néo-sexologues humanistes et leurs complices spécialistes du « potentiel humain » n'a d'égal que le degré de refoulement historique et clinique des fantastiques découvertes reichiennes.
Coupée de ses dimensions sociales, séparée de son mode d'intervention politique dans le « combat sexuel de la jeunesse », l'analyse caractérielle devient une sorte d'hygiène sexuelle normalisatrice.
Ce qui n'est qu'une adaptation aux conditions existantes de la vie quotidienne est donné par les promoteurs des « nouveaux groupes de rencontre(8]» comme une « libération », un « développement personnel », une « découverte de ses potentialités », etc.
En isolant un fragment technique de l'analyse caractérielle, les techniciens de la libido bloquée que sont les thérapeutes bio-énergéticiens des années 70 en Europe, vident l'analyse bio-énergétique reichienne de toute sa violence. Ses dimensions politiques et scientifiques sont mises de côté au bénéfice de tels aspects techniques (cri, posture de stress, relaxation, vécu émotionnel, affectivisme, etc.).
Rarement, dans ces pratiques spécialisées, l'énergie du corps n'est mise en rapport avec l'énergie sociale. La liaison organique (j'allais écrire orgasmique !) entre l'énergie du corps libidinal (ou corps de plaisir) et l'énergie du corps productif (ou force de travail) se fait à travers nos investissements dans ces institutions majeures de la société capitaliste que sont la famille, l'école, l'entreprise.
Or, ces mêmes institutions de classe, sont embryonnairement présentes dans le stage de rencontre.C'est dans la déconstruction théorique et pratique de l'institution-stage, que peut commencer une transformation de nos rapports interpersonnels et de nos rapports sociaux. Le travail « négatif » sur soi et sur les rapports sociaux qui nous rassemblent et nous divisent sont une seule et même chose.
Le mouvement critique des analyseurs de l'institution-stage-de-rencontre binationale est le même que celui qui entame nos propres rigidités caractérielles.
Nos « caractères » ne sauraient se dissoudre par hasard selon une cause extérieure à notre situation institutionnelle. Le mouvement de dissolution du caractère est fonction du moment et du procès des contradictions qui apparaissent dans la rencontre elle-même.
Le degré d'autonomisation de la rencontre n'aura d'égal que le degré de dissolution concrète des caractères par et dans le mouvement qui décompose l'institué de la rencontre.
Il est donc faux de croire, comme le font les formateurs bio-énergéticiens, que le travail sur les caractères est un préalable à l'engagement critique dans la société. Le mouvement de dissolution du caractère névrotique est contemporain du mouvement de dissolution de l'institué de la rencontre. Le non-dit politique des stages de rencontre, c'est leur tabou à l'égard de l'analyse de l'institution-stage en tant qu'elle contient et reproduit toutes les institutions dominantes.
Non-dit sur la circulation de l'argent, sur le financement du stage, le paiement des analystes, les conditions d'hébergement, la division du travail entre stagiaires et personnels de service dans l'établissement d'accueil, autant de situations qui, si elles sont créées, permettent de donner un sens au travail bio-énergétique sur les caractères.
Comme les corps en transe des danseurs du Vaudou, les institutions doivent elles aussi entrer en transe, pour parvenir au « rajeunissement »qu'elles connaissent dans ces moments chauds de l'histoire que sont les « « Républiques des Conseils », l'autogestion, la démocratie directe, le dépérissement de l'État.
« Dire d'une rencontre qu'elle est réussie, c'est dire seulement qu'elle est bien instituée » pourrait-on écrire en plagiant Stirner, cet anti-éducateur délibérément oublié de l'histoire de l'éducation.
« En mettant les chose au mieux, dire d'un caractère qu'il est sain, c'est seulement dire qu'il est rigide. S'il veut parvenir à son achèvement, il faudra qu'il souffre, frémisse et palpite dans la passion bienheureuse d'un rajeunissement et d'une renaissance sans trêve », s'exclame Stirner[9] dans une intuition géniale.
Tant que la rencontre ne crée pas sa propre histoire en brisant à la fois et en même temps l'institution du stage et la genèse névrotique des caractères, peut-elle être autre chose que le spectacle misérable de rencontres fantasmées ?
L'illusoire transfert
« Les rapports entre les stages et la vie quotidienne font l'objet de discussions fréquentes lors des rencontres franco-allemandes. Dans ces discussions, on se réfère le plus souvent au problème particulier du transfert, de la « mise en pratique » et de la communication des résultats des échanges[10]».
Ce questionnement sur les possibilités de transfert de ce qui est produit par le stage dans la vie quotidienne mobilise en effet beaucoup d'énergie chez les formateurs.
En faisant état de cette préoccupation éducative majeure, les promoteurs du projet « pédagogie de la vie quotidienne » à l'OFAJ rejoignent les courants de recherches psychopédagogiques qui tentent de bâtir une théorie de l'apprentissage à partir d'une étude des conditions du transfert des acquisitions scolaires dans les situations socioprofessionnelles.
La notion actuelle de transfert d'un apprentissage trouve sa genèse dans la psychologie expérimentale. Elle s'est d'abord développée notablement à propos des apprentissages cognitifs dans le secteur scolaire, puis, plus récemment, dans le champ de l'éducation des adultes entre 1932 et 1965 en France[11].
Pour les expérimentalistes, le transfert désigne « l'influence qu'une habitude, une capacité, une idée ou un idéal exerce sur l'acquisition, la performance ou le réapprentissage relatifs à une autre caractéristique similaire[12]».
Les principaux apports de la psychologie expérimentale sur les transferts d'apprentissage peuvent se ressaisir selon les quatre axes suivants :
1. Les conditions externes de l'apprentissage liées à la tâche
- une bonne « information » préalable sur les principes généraux qui
régissent l'exécution de la tâche ;
- une attitude de recherche active du code ;
- uneprogression raisonnes dans lacomplexité des tâches ;
- la réduction des interférences entre deux acquisitions distinctes.
2. Les facteurs internes liés au sujet
- l'âge : il y aurait un seuil de déperdition significatif autour de 47 ans ;
- le stade de conceptualisation atteint par le développement intellectuel
du sujet (le stade des « opérations formelles » de Jean Piaget) ;
- les caractéristiques du cursus scolaire.
3. Les mécanismes du transfert
Selon Thorndike, le transfert est subordonné à la présence de facteurs identiques dans les deux tâches considérées.
Pour Judd, c'est la connaissance des principes généraux qui permet la généralisation à toutes les situations particulières. Il s'agit de la théorie dite « des généralisations conscientes ».
4. Enfin, pour favoriser le transfert,
Il faut mettre en place des dispositifs d'évaluation des résultats de la formation,
- aider les formés à « conceptualiser leurs expériences »,
- multiplier les occasions d'acquisitions d'une capacité à propos des
diverses activités d'apprentissage ;
- organiser le milieu éducatif de manière à le relier à la vie socioprofessionnelle des formés ;
- former les formateurs à la psychologie de l'apprentissage et aux méthodes de l'évaluation.
On le voit, la notion de transfert recouvre un champ d'application assez vaste et ne se limite pas aux seuls apprentissages de connaissances ou d'aptitudes étroitement reliés à l'exercice d'une fonction technique ou professionnelle.
Si les psychopédagogues expérimentaux n'hésitent pas à parler de transfert d'attitudes, d'habitudes ou de comportements, cela habilite-t-il les groupes de rencontre binationale à utiliser directement les apports de la psychopédagogie expérimentale ?
Peut-on instituer des dispositifs de formation qui, dans un stage, visent à favoriser les transferts dans la vie quotidienne d'une situation au départ expérimentale ?
Oui, mais en sachant qu'il s'agit d'autre chose que du transfert d'apprentissage.
Il faut ici faire éclater toute l'ambiguïté de la notion de « pédagogie de la vie quotidienne ».
On ne transfère pas dans la vie quotidienne ce qui y est déjà à un degré bien supérieur.
Tout ce que l'on peut faire à cette occasion n'est qu'un déplacement d'illusions[13].
Concevoir l'apprentissage de la vie quotidienne comme susceptible d'un apprentissage rationnel et spécifique qui pourrait ensuite être « transféré » dans l'espace-temps de la « réalité » de cette même vie quotidienne, relève à la fois de l'illusion et de la manipulation.
Contradiction indépassable des formateurs « à la vie quotidienne » que cette volonté de placer un groupe de travailleurs en situation de « se sensibiliser » aux aliénations de leur vie quotidienne !
Comme si le stage pouvait miraculeusement échapper, par les seules vertus de sa « suspension[14] » hors des espaces-temps de la vie quotidienne, à la réification massive des consciences et des corps.
Tout me pousse à critiquer le stage comme un temps où le « rationalisme morbide » des bureaucrates de l'éducation agit avec une violence à peine tempérée par la bonne conscience de certains formés.
Rationalisme morbide que cette volonté de pédagogiser la vie quotidienne jusque dans ses dimensions les plus secrètes.
J'utilise ici le concept de rationalisme morbide selon l'acception qu'en donne J.Gabel comme « un élément essentiel d'une théorie globale de l'aliénation : le dénominateur commun de ses formes individuelles et sociales. En effet, la prépondérance de l'aspect spatialisant — réificationnel de la saisie du réel — au détriment de son aspect temporalisant — historique — est le dénominateur commun des diverses formes de l'aliénation économique et politique, y compris la mystification volontaire[15]».
Dans le domaine d'une transformation des conditions de la rencontre, puisque c'est de cela qu'il s'agit, il ne peut être question de faire appel à la notion de transfert sans tomber dans un fétichisme des plus pervers.
Si l'on suit un instant sur leur terrain nos modernes psychologues, le transfert positif de l'apprentissage serait réalisé lorsque « l'esprit de tolérance » et « le respect des identités nationales et des cultures » se reproduiraient dans la vie quotidienne des stagiaires à la plus grande gloire des échanges entre Etats.
Ainsi, de cette nouvelle école sortiraient des Européens conscients et libérés de leurs anciens antagonismes...
Or, les habitudes égocentriques et les stéréotypes dont il s'agit de se déprendre, à l'issue d'un apprentissage adéquat de nouvelles manières de vivre avec les autres, supposent que l'on abandonne aussi toute illusion pédagogique dans ce domaine.
De même que le fétichisme sexuel à base d'auto-érotisme ne différencie pas le Moi et l'Autre si ce n'est sur le mode de l'illusion, de même le fétichisme pédagogique du transfert ne différencie pas les conditions psychologiques des conditions sociales de transformation des comportements.
N'analysant pas les conditions institutionnelles de « l'être-ensemble » dans le stage, les formateurs behavioristes[16] ne peuvent que valoriser la sphère de l'avoir, de la possession, de la conquête de l'autre dans la rencontre.
Croire en la possibilité pédagogique d'un transfert des comportements du stage dans la vie, sur le mode des apprentissages scolaires, c'est méconnaître les déterminations étatiques de la rencontre et faire l'économie du travail négatif qui seul permet une critique de l'ordre institué.
Lorsque cette « science de la conscience » dont parle Nietsche[17] s'empare d'un groupe qui se fait le sujet de son histoire en commençant la critique-en-acte de ses rapports à l'institué du stage, le « drame de l'aliénation » (Gabel) de la vie quotidienne apparaît dans toutes ses dimensions.
Les prétentions pédagogiques des néo-managers de la vie quotidienne se révèlent alors pour ce qu'elles sont : de dérisoires efforts pour masquer publiquement ce que tous connaissaient déjà secrètement : la misère de la vie quotidienne aujourd'hui.
L'exercice de cette capacité critique collective à propos des rapports sociaux qui se nouent à la faveur d'un stage ne se « transfère » pas à la situation singulière de chacun des stagiaires à son retour.
En effet, si le processus collectif d'analyse institutionnelle et d'analyse des caractères a effectivement entamé l'ordre institué du stage et bouleversé la vie de la rencontre, il n'aura que peu de chances de se prolonger car l'éclatement du groupe-sujet à l'issue du stage neutralisera l'énergie critique libérée pendant le stage.
Ainsi, le plus sûr garant contre la généralisation de l'analyse, c'est d'accréditer l'illusion que par les seuls mécanismes du « transfert » des apprentissages et des comportements individuels, la vie quotidienne des formés va se trouver modifiée.
Pour que naissent ces « nouvelles formes de vie commune » dont parlent avec une fausse naïveté les directives de l'OFAJ, il faut d'abord que se reconnaisse et s'affirme contre toutes les démagogies étatiques ou militantes, le degré insupportable d'aliénation de la vie quotidienne des gens.
Prétendre élaborer une « pédagogie de la vie quotidienne », c'est priver la vie quotidienne de ce qu'il lui reste de subversif : sa négativité, c'est-à-dire l'affirmation collective de sa misère et de sa nullité.
« Tu vois maintenant une erreur dans cette chose que tu aimas autrefois comme vraie ou comme probable : tu la rejettes loin de toi, et tu te figures que ta raison vient de remporter une victoire. Mais peut-être cette erreur, jadis, alors que tu étais un autre — on ne cesse jamais d'être un autre — t'était-elle aussi nécessaire que tes « vérités » d'aujourd'hui ; c'était une sorte de peau qui te cachait, te voilait bien des choses que tu n'avais pas encore le droit de voir.
C'est ta nouvelle vie, ce n'est pas ta raison qui t'as tué cette idée : tu n'as plus besoin d'elle, elle s'effondre sur soi, et sa déraison vient au jour, elle sort en rampant comme un ver. Quand nous exerçons notre critique, ce n'est pas arbitrairement, ce n'est pas impersonnellement, c'est, souvent tout au moins, parce qu'il y a en nous une poussée de forces vivantes en train de dépouiller leur écorce. Nous nions et nous sommes obligés de le faire parce qu'il y a quelque chose en nous qui veut vivre et veut s'affirmer, quelque chose que nous ne connaissons, que nous ne voyons peut-être pas encore18] »
L'ordinaire de la rencontre
Si la notion de transfert, conçue comme application d'un apprentissage, implique les mésaventures que l'on vient de lire, une autre signification de ce terme (véritable clé des songes des formateurs de l'époque !) semble vouloir en assurer la relève théorique et pratique.
Il s'agit de la conception psychanalytique du transfert.
On sait que la psychanalyse freudienne désigne par là « le processus par lequel les désirs inconscients s'actualisent sur certains objets dans le cadre d'un certain type de relation établi avec eux et éminemment, dans le cadre de la relation analytique. Répétition de prototypes infantiles, les transferts sont vécus avec un sentiment d'actualité marquée[19]».
Que les stages de rencontre soient l'occasion de voir le jeu des transferts et des contre-transferts s'accélérer, on ne peut en douter longtemps. On connaît pourtant un peu mieux les règles de ce jeu depuis que les héritiers orthodoxes du freudisme ont étendu l'expérience clinique de la psychanalyse aux dimensions du groupe[20].
Ce que l'on sait moins, c'est la manière dont, au nom de l'Interprétation (la signification), de l'effet de transfert et de ses exigences scolastiques (neutralité de l'analyste, interdiction de l'acting-out, non-dit sur l'argent, etc.) on manipule alors le désir d'être et de faire ensemble autre chose que du narcissisme de groupe.
Dans ce sombre jeu des identifications aux figures parentales, les formateurs-analystes se trouvent piégés dans leur propre désir de former.
Sans cesse renvoyé à sa dimension instituée de groupe de base (ou groupe libidinal), le stage de rencontre est conduit par les formateurs-analystes-freudiens selon les schémas de la cure.
L'interprétation y règne en maîtresse absolue avec son corollaire d'assujettissement au désir de former de l'analyste.
Aucune place n'est faite aux deux autres dimensions du groupe de formation : sa dimension groupe-d'action (ou d'intervention) et sa dimension groupe de travail[21].
Toute tentative d'autonomisation d'un sous-groupe de participants se traduisant par un passage à l'acte (matériel ou symbolique) est le plus souvent interprétée comme une fuite devant l'analyse des fantasmes et des rapports transférentiels.
Chacun est traité selon le code interprétatif de la psychanalyse, sans tenir compte des singularités qui traversent le stage et parfois l'abolissent comme espace-temps, séparé des rapports sociaux de production et d'échange.
« Que se passe-t-il, demande Jacques Lacan, lorsque le sujet entre dans le jeu de son désir d'être sujet du désir et non plus objet du désir de former de l'analyste ?Il se passe, ce qu'on appelle dans son apparition la plus commune, effet de transfert. Cet effet est l'amour.II est clair que, comme tout amour, il n'est réparable, comme Freud nous l'indique, que dans le champ du narcissisme. Aimer c'est essentiellement vouloir être aimé.
Ce qui surgit dans l'effet de transfert s'oppose àla révélation. L'amour intervient dans sa fonction ici révélée comme essentielle, dans sa fonction de tromperie. L'amour, sans doute, est un effet de transfert, mais c'en est la face de résistance.
(...) Cela veut dire que le transfert n'est pas, de sa nature, l'ombre de quelque chose qui eut été auparavant vécu. Bien au contraire, le sujet en tant qu'assujetti au désir de l'analyste, désire le tromper de cet assujettissement, en se faisant aimer de lui, en proposant de lui-même cette fausseté essentielle qu'est l'amour[22]»
La formule de Lacan est à prendre au pied de la lettre pour ce qui est des groupes assujettis au désir des analystes animateurs d'une « bonne rencontre » sous le regard totalitaire des États nationaux.
Dans ce cadre, l'analyse freudienne joue à fond son rôle de neutralisation des passions et de « meurtre des âmes » selon la belle expression de Gilles Deleuze[23].
Par contre, lorsque certaines fractions de formés et de formateurs issus du groupe de rencontre commencent à s'autonomiser dans un mouvement de critique-en-acte de leurs rapports aux institutions que comporte le stage, l'intelligence de la situation s'élève à la mesure de l'intensité des passions et du dépérissement des affectivités.
« Pour aimer à aimer assez son propre soi pour aimer autrui, il faut passer au-delà du pathos de la famille bourgeoise et du pathos des premiers essais de formation communautaire que nous connaissons maintenant, et parvenir à un amour qui soit véritablement de l'autre côté de la révolution qu'il nous faut faire[24] ».
Dans le moment historique de la rencontre faite classe en mouvement, les caractères névrotiques dépérissent, des espaces-temps autonomes s'ouvrent, et naissent alors d'autres amours jusque-là ignorées.
Au vieux narcissisme auto-érotique tourné vers l'intérieur, figure centrale de la société bourgeoise, se substitue un nouveau narcissisme tourné vers l'extérieur où le moi s'abandonne aux autres et où les autres me laissent m'accomplir.
L'amour, cette passion d'unité dans un moment commun, fait de l'histoire une rencontre et de la rencontre de l'histoire.
Plutôt que d'occulter et de maquiller à la manière des freudiens orthodoxes ce travail politique des inconscients qui s'historicisent, les analyseurs de la rencontre fétichisée et aseptisée désignent la présence invisible « du plus froid des monstres froid » (Nietzsche) à l'œuvre dans le stage comme dans la vie quotidienne : l'État.
Ils découvrent à la faveur de ce renversement des consciences et des rapports sociaux, ce que Paul Lafargue, le gendre de Marx, évoquait dès 1895 dans une lumineuse intuition : « Avec la disparition de l'Etat, le règne de l'inconscient sera clos ».
Le secret de la vie quotidienne
Aujourd'hui, identifier les rencontres à la seule rencontre des affinités et des « attitudes culturelles nationales », c'est avoir peur que, de ces rencontres, surgisse de l'histoire en mouvement, de l'énergie sociale libre.
Il n'est pas nécessaire de recourir à de verbeuses recherches sociologiques pour savoir que les rencontres sont grosses de toutes les peurs intériorisées dans la vie quotidienne des individus et des groupes dominés. Une recherche socio-pédagogique sur la vie quotidienne doit s'efforcer d'élucider autant pour les formateurs que pour les formés, cette dimension refoulée mais combien active de la vie quotidienne.
L'expérience concrète des participants aux stages de formation des formateurs fait partie de l'expérience concrète du plus ordinaire des vivants. La réification massive des institutions et des caractères comporte en même temps les conditions de leur dissolution.
Aucune formation, aucune recherche ne peut répondre à la place des intéressés sur leur désir ou leur capacité d'autonomie.
Lorsque la vie quotidienne des stagiaires est déjà remplie d'effroi avant le stage, comment pourraient-ils s'en débarrasser du seul fait de leur rencontre ?
Les secrets de la vie quotidienne des prolétaires en formation ne leur donnent pas le projet de dévoiler le stage de formation comme une occasion et un obstacle à l'accomplissement de cette passion d'unité qu'ils transportent avec eux.
Dans la déconstruction de ce qui leur est donné comme un lieu de formation et de « réflexion sur la vie quotidienne », ils osent découvrir d'autres rapports socio-historiques d'amitié et d'amour.
Face à l'aliénation généralisée et à l'étatisation du monde[25], les capacités éducatives mise en œuvre par le stage pourraient-elles réussir à « changer la vie », là où déjà la poésie et « la politique » ont notablement échoué ?
La répétition mortifère de la banalité quotidienne n'est nullement entamée par la volonté des pédagogues de la vie quotidienne de vivre une autre rencontre selon d'autres rapports sociaux.
Au contraire, dans son principe d'équivalence aux institutions dominantes de la société étatisée, le stage apparaît comme une occasion supplémentaire de retrouver les mêmes problèmes dans le mirage d'autres problématiques.
Lorsque les mouvements sociaux sont « au point mort », les rencontres et lés stages de réflexion sur la vie quotidienne prennent l'allure d'une répétition mortifère de ces mises à mort du cri des révoltés...
Dans la vie quotidienne du stage de Büdingen, cette hypothèse d'une répétition compulsive des chaînes d'équivalences institutionnelles (travail, famille, patrie, État) s'est pour moi particulièrement confirmée.
Compulsion mortelle de répétition de la terreur au dedans et au dehors des consciences inquiètes là-bas pour « réfléchir sur une pédagogie de la vie quotidienne » !
Lorsque la vie quotidienne et la société civile se trouvent totalisées dans la forme sociale suprême de l'État, les rencontres peuvent-elles se métamorphoser en autre chose qu'en une simulation de la terreur ?
Ainsi en fut-il de notre première soirée de cet automne allemand en 1977 passée à « jouer à l'assassin[26] dans les couloirs obscurs de cette immense bâtisse désolée, ancien établissement de cure et de « revitalisation » des morts-vivants, qui nous hébergeait à Büdingen.
Significative cette compulsion mortelle de répétition de l'effroi que les totalitarismes étatiques font peser sur nos vies, que ce jeu de l'assassin !
Après avoir longuement traversé cette Allemagne terrorisée par sa lutte antiterroriste, j'éprouve encore, en évoquant par écrit un mois plus tard cette « « rencontre », un certain frisson mêlé de deuils et de rage rentrée.
Pourtant, qu'est-ce qu'un stage de rencontre au regard de tous ces meurtris de toutes ces institutions où l'on rencontre la puissance mortelle de l'État de front ?
Dans la rencontre, lorsque l'énergie liée de l'État agit sur l'énergie bloquée de nos caractères névrotiques (l'État en nous), le secret de l'aliénation de la vie quotidienne atteint un degré de non-dit inquiétant.
Ne pas parler de cette dialectique du blocage de la rencontre (en nous et dans les rapports sociaux) repousse encore plus loin nos possibilités d'autonomie.
Lorsque les espaces infinis des possibles que font naître les mouvements sociaux de libération de la vie s'estompent, il n'y a plus qu'à aller en stage pour simuler ce qui ailleurs est constitutif du mouvement énergétique et social de la vie qui s'accomplit.
Lorsque les espaces infinis des possibles que font naître les mouvements sociaux de libération surviennent, le stage apparaît publiquement pour ce qu'il était jusque-là secrètement : une dérision de la rencontre.
Pour l'heure, dans cette époque où les hommes d'État se veulent pédagogues et les pédagogues futurs hommes d'État, le secret de la vie quotidienne le mieux gardé, c'est sa misère.
Le secret de la misère de la vie quotidienne est le véritable secret d'État.
Article extrait de la revue
Éducation Permanente n°43, mai 1978, p.37-60.
Notes
[1] Cf. Brefs descriptifs des programmes formation-recherche inscrits au budget prévisionnel 1978 (titre VIII, 01) - OFAJ, septembre 1977.
[2] Cette caractéristique a son importance dont les conséquences n'ont pas été, tant s'en faut, analysées ni acceptées dans toutes leurs implications.
[3] Henri Lefebvre, Le temps des méprises, Stock, 1975, p.205.
[4] Henri Lefebvre, ibid.
[5] Cf. Guigou J. « La stagification », revue Éducation Permanente, n°31, décembre 1975. texte disponible sur le présent site à l’adresse suivante
[6] Publicité parue dans Le Monde du 27 octobre 1977.
[7] Voir l'ouvrage fondamental de W.Reich sur cette question, L'analyse caractérielle, Payot, 1973.
[8] Pour une présentation et une certaine critique des nouveaux groupes de formation, voir le n°41 de la revue POUR, Les nouveaux groupes de formation(bio-énergie, co-conseil, gestalt, potentiel humain, groupes de rencontre), GREP, Paris, 1975. Lire également de Georges Lapassade, La bio-énergie, Ed.universitaires, 1974.
[9] Max Stirner, De l’éducation. Rééd. Spartacus, 1974.
[10] OFAJ, op.cit. 1977.
[11] Voir les travaux de l’Institut national pour la formation des adultes (INFA) et notamment le n°8 de la revue ÉducationPermanente, 1971, consacré à l’apprentissage chez les adultes peu scolarisés.
[12] D'après C.V. Good, Dictionary of éducation.
[13] Étymologiquement transfert signifie « déplacement », « transport », « porter au-delà », « placer plus loin ».
[14] Stage est dérivé de l’ancien français estage qui signifie « suspendu ».
[15] Joseph GABEL, La fausse conscience. Essai sur la réification.Minuit, 1962, 3e édition en 1977, traduit en allemand.
[16] Behaviorisme : théorie qui est apparue dans les années 1930 en matière de psychologie de la personnalité, notamment chez les psychologues expérimentalistes et culturalistes anglo-saxons (E.R. Guthrie, Hull, Newcomb). La personnalité y est définie comme une interaction entre la personne et la situation sociale dans laquelle elle est placée. Les comportements sont appris en réaction aux situations récurrentes que le sujet a vécu. Les concepts les plus familiers des behavioristes sont ceux de conduites, habitudes, attitudes, comportement culturel, etc. Le behaviorisme reste très influent chez les psychologues aujourd'hui. Formé sur l'anglais behavior : conduite, comportement.
[17] F.Nietzsche, Le gai savoir, Gallimard, p. 250, aphorisme 307. En faveur de le critique.
[18] Nietzsche, ibid.
[19] Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., p. 492.
[20] Les travaux les plus significatifs de cette tendance en France sont ceux du CEFFRAP animés par Didier Anzieu et R. Kaes et publiés dans la collection « Inconscient et culture », aux éditions Dunod.
[21] Sur les trois instances du groupe, voir René Lourau, « Les trois instances du groupe-classe », In Sociologue à temps plein. Epi, Paris, 1976.
[22] Jacques Lacan, Séminaire Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,Seuil, 1973, p.228-229.
[23] Cf.Deleuze G. et Guattari F. Politique et psychanalyse. Bibliothèque des mots perdus. 1977 - BP 7205 Paris cedex 09.
[24] Cooper D. Une grammaire à l’usage des vivants. Seuil. 1976, p.132.
[25] Pour une explicitation de ce processus d'étatisation du monde, voir Henri Lefebvre,De l'État, tomes I, II et III, 10-18, 1976-1977.
[26] L'imaginaire leurrant des formateurs n'en finit plus de s'autoproclamer avant-gardiste. Tout le monde connaît ce « jeu de l'assassin » où, dans le noir, un joueur désigné à l'insu des participants, massacre dans une jouissance sans fin, tous les autres joueurs sans se faire reconnaître... (dis-moi comment tu m'assassines, je te dirai qui tu es !). On savait les jeux de simulation un précieux auxiliaire des méthodes actives en pédagogie ; les voici promus à un bel avenir en matière... de pédagogie de la mort quotidienne.
Troubles de l'institution au Chalet ?
Une socianalyse dans un établissement socio-éducatif
Jacques GUIGOU
Qui cherche une chose et la repousse
quand elle arrive, ne la retrouvera plus.
Shakespeare, Antoine et Cléopâtre
1. Le clair et le trouble
Tous les ans au mois de juin, Le Chalet entre en couches. Établissement éducatif pour enfants atteints de "troubles du comportement, de la conduite et de la personnalité", il s'agit à cette époque de renouveler l'effectif des pensionnaires en équilibrant par de nouvelles "entrées", les "sorties" décidées pour la fin de l’année scolaire. Ces subtiles opérations de sélection et d'orientation d'enfants, proposées aux bons soins des éducateurs du Chalet et au "bon air" du plateau du Vercors par de multiples services sociaux ou médicaux de Grenoble, donnent lieu à de vifs questionnements sur l'image de marque de l'établissement sur le marché des actions socio-éducatives.
Le réseau complexe et touffu des relations de coopération et de compétition que Le Chalet entretient avec le milieu dit de "l'enfance inadaptée" apparaît à cette occasion sous son jour le plus cru. Ainsi, dans l’examen des dossiers individuels des possibles "entrants", le service ou l’établissement qui propose l'enfant connote au moins autant son "trouble" que la description de ses conduites ou de son histoire. Signe évident de l'institutionnalisation massive de la chasse sociale aux "troublés", Le Chalet, qui dépend d'une association d'action socio-éducative, le CODASE[1] elle-même sous la tutelle de la DDASS[2], n'échappe pas à l'étiquetage généralisé de la clientèle des services sociaux.
Le codage des sujets "à troubles" a désormais franchi un seuil de perfectionnement tel, que le critère décisif qui rassemble l'accord des membres de"l’équipe éducative" du Chalet se formule ainsi : "oui, c'est clair, non, c'est pas clair". Comme si le "trouble" ne pouvait avoir cours, là où précisément il s'agit de faire valoir sa place dans la gamme étendue des établissements de traitement des troubles... du comportement, de la conduite.
Faut-il également mettre au compte de cette tendance compulsive à la "clarification", l'étude entreprise par quelques membres éducateurs du Chalet et par la psychologue sur l’origine de classe sociale des pensionnaires depuis la fondation de l’organisme ? Chiffres à l'appui le constat fut net : pas d'évolution. Même origine "les milieux défavorisés"... comme on dit dans les milieux favorisés qui s'intéressent aux troubles du prolétariat... Mais les mots eux-mêmes se troubleraient-ils ?. "Milieux défavorisés", voilà un concept clair. Prolétariat introduit du trouble dans la pensée et donc dans l’action... socio-éducative.
Pour compléter l’approche du contexte de cet établissement d’Autran, à la recherche de plus de clarté sur lui-même, sur sa clientèle et sur son environnement, il faut dire aussi que dans ces semaines de la fin de l'hiver 1982, la réforme du "Projet pédagogique" a été mise en chantier. Quand on sait ce que représente le projet pédagogique dans les milieux de l'éducation spécialisée comme surenchères idéologico-thérapeutiques, on se dit qu'il y a anguille sous roche et que les rapports de force internes à l'établissement et externes sont tendus peut-être jusqu’au déséquilibre.
Nouveaux équilibres entre les deux structures de l'activité du Chalet les groupes internes en séjour et les enfants placés en "familles d'accueil" dans les environs du village ?
Nouvelle rationalité à définir dans la gestion des moyens financiers et humains de l'établissement ? Comment l’organisation du temps de travail des personnels s’accommode-t-elle avec le délicat dosage des appartenances syndicales ? Les emplois du temps et leurs emboîtements par degrés (celui des enfants, celui des éducateurs, celui des personnels de service, celui du directeur et du secrétariat) seraient-ils aussi mis dans le jeu de la révision du projet pédagogique? Aux yeux des éducateurs modernistes, le pédagogique serait-il séparable du politique ? A qui profite ou bien qui commande, de manière invisible, la réforme du projet pédagogique ? Si les caractéristiques sociales et les composantes psychologiques de la clientèle du Chalet ne changent pas, si « l'équipe éducative » reste stable elle-aussi, d'où vient alors ce projet de modification de l'activité pédagogique ?
Si j'osais formuler une hypothèse sur cette troublante question, je dirais qu'il y a là un effet des déterminations politiques plus générales qui pèsent sur l'avenir de l'établissement : intégrer et présenter aux autorités de tutelle le nouveau discours étatique sur l'action sanitaire et sociale.
Que le continuum ne soit pas rompu entre les "familles d'accueil", ces nouveaux lieux de socialisation-modèle des enfants à trouble et l'État, instance-modèle d'éducation, de prévention et de participation. Soyez les formateurs idéaux de cette nouvelle race de famille qui a fait merveille dans l'ascension sociale des classes moyennes la famille de type "petit bourgeois" (cf. W. Reich).
Nouvel étatisme et nouveau familialisme seraient-ils les deux ingrédients de base de la nouvelle cuisine pédagogique ?
2. De la demande d'analyse ou comment s'en débarrasser ?
"Nous vous demandons de faire le point sur l'ensemble du fonctionnement et des structures de l'établissement", me précise une lettre du directeur du Chalet, qui signe au nom de "l'équipe éducative". Le 24 mai 1982, plus de deux mois après le message téléphonique qui, par l'intermédiaire de la psychologue, m'a transmis la commande d'intervention, je dispose désormais d'un texte écrit sur les objectifs de la demande d'analyse au Chalet.
Demande parmi les plus "claires", sil en fut, de mémoire de socianalyste ! Après un bref rappel du contexte, il m'est signifié lors du premier contact avec l'établissement le jeudi 11 mars, que je prends la suite de plusieurs autres analystes (psychosociologues et psychologues) et que je suis payé sur le budget destiné aux consultations du psychiatre, inutilisées jusqu'à ce jour.
Je me souviens avoir dit que je ne placerai pas l'analyse sur le registre des relations de groupe ni sur celui des rapports interpersonnels dans l'équipe éducative. Jai dû aussi présenter rapidement mes "références" en matière d'intervention institutionnelle et préciser qu'à chaque séance, le contrat était en quelque sorte à renouveler, y compris sur les plans financiers et spatio-temporels.
Une longue journée d'immersion muette dans la vie quotidienne du jeudi au Chalet, me permit d'apprécier l'ancrage rocheux des deux principaux piliers de l'édifice : la réunion de tous les membres de l'équipe éducative du jeudi matin et l'étude de cas de certains enfants, nommée synthèse, le jeudi après-midi. Faire entrer en analyse ce socle enfoui de l'institution du Chalet, ce qui inconsciemment fait lien social, s'est avéré très vite interdit dans l'endroit où ce lien apparaît sous sa forme la plus réifiée, celle du groupe de travail. Ici, un groupe de travail qui s'autoproclame une "équipe" et qui se réunit régulièrement pour gérer les grandes décisions de l'établissement.
Si l'on me demandait avant tout d'intervenir dans la réunion du jeudi matin, c'est pour bétonner au maximum les éventuels effets analyseurs que j'aurais pu y libérer, mais aussi parce que mes prédécesseurs avaient toujours "travaillé" dans ce lieu-là. Il n'est pas facile de se désengluer de l'adhérence groupiste. Certes, les autres espaces-temps de la vie du Chalet ne me sont pas fermés. On m'a même invité à les observer. Davantage pour y rassembler des informations en vue d'un supposé diagnostic ultérieur (métaphore médicale finalement pas si mal vue dans le milieu), que pour y porter l'analyse et chercher à la collectiviser là aussi.
Devant les résultats insignifiants de mes tentatives de réactivation de l'élucidation de la demande d'analyse — tentatives trop modestes il est vrai — je mesurais, pantois, l'ampleur de la pénétration du modèle de "l'écoute psychanalytique" appliquée aux groupes. A rester ainsi sagement assis à écouter les divers avatars de la prise de décision au Chalet, je comprends comment un statut "d'analyste" à orientations freudiennes peut fournir une rente à vie, ou presque! Il me suffisait là de lâcher quelques formules énigmatiques pour que le contrat soit rempli sans aucun problème...
Éducateurs encore un effort pour vous taire... et vous deviendrez tous psychanalystes !
C'est donc d'abord l'institution de l'analyste officiel du Chalet qu'il fallait mettre en analyse. Tout le reste n'est que diversion et surtout neutralisation de l'analyse institutionnelle. Exercice de haute voltige que j'entrepris résolument ce jeudi-là, 6 mai, selon le double mouvement :
- d'une proposition d'auto-dissolution de l'institution de la réunion du jeudi matin;
- d'une indication de doublement du tarif de la troisième heure d"intervention de ce jour, en réplique à un débat ésotérique sur la fonction d'analyste au Chalet.
Dès lors plus possible de s'en débarrasser en faisant de l'analyste auprès de "l'équipe" une potiche de salon de la Cause (freudienne ?)... de l'équipe. Oui, décidément, l'analyseur-argent est le plus raffiné de la situation socianalytique. Il cause toujours et nous en apprend à lui seul beaucoup plus que n'importe quelle enquête sur les fonctions sociales du travail socio-éducatif.
3. Une tranche à 280
Ce qui dérange le plus les opposants à mon passage-à-l'acte socianalytique de doublement d'une heure de tarif, c'est l'espèce de sortie du rang, le changement de ligne, "le déraillement" imprévu et non concerté, qu'il manifeste. Des débats intenses et à rebondissements qui suivirent la lettre dans laquelle j'officicialisais ma décision en l'intégrant visiblement dans la présentation des honoraires de l'analyste, ce qui apparaît comme inacceptable à ceux qui osent exprimer leur avis sur la question, c'est le caractère apparemment "gratuit" voire "luxueux" du geste.
Ce que nous donne à lire, entre les lignes, l'analyseur-argent du dispositif analytique, c'est que dans "l'équipe éducative", chacun doit tenir sa place et y rester. Il semble pourtant que ceux qui se déclarent les plus "compréhensifs" vis-à-vis de cette tranche d'analyse à 280 francs sont précisément ceux qui occupent au Chalet des positions dominantes : le directeur, la psychologue, certains parmi les éducateurs les plus anciens et les plus militants notamment. La façade unanimiste et égalitariste de "l'équipe éducative" ne semble pas supporter la moindre fissure, la plus modeste craquelure. Ce qui est exprimé à la faveur de cette séquence à quitte ou double, c'est une sorte de hiérarchie invisible, mais non moins active, entre plusieurs couches sociales d'éducateurs et de personnels de l'établissement.
L'hypothèse, à vérifier, que je formule à ce sujet serait la suivante :
- tout se passe, dans l'inconscient politique du Chalet, comme si les éducateurs dont le statut est le plus fragile (embauchés, récents, stagiaires, vacataires, non syndiqués ‑ s'ils existent ‑ etc.) étaient également ceux qui souhaitaient plus de fermeté dans la ligne politique de l'établissement et plus de rigueur dans l'organisation du travail.
Ce clivage, un instant élucidé, recouperait-il une subtile démarcation dans l'origine de classe des salariés de l'établissement ? Démarcation qui s'exprimerait dans la plus ou moins forte introjection de la situation sociale des enfants et de leurs familles dites "naturelles" par les éducateurs ou les personnels dont l'origine de classe est la plus proche de ces "milieux défavorisés" qui constituent la source d'activité et de revenus de l'établissement qui les emploie.
Autrement dit, ce qui est inconsciemment en jeu dans le transfert à l'institution de l'analyste au Chalet c'est que l'organisation du travail et les places que chacun y occupe, doivent être stables et garanties par une autorité politique supérieure et neutre. Quelque chose comme l'État qui "fédère" l'intérêt général en régulant "les intérêts particuliers.
Tout ce qui a été dit sur la nécessité de fonctionnariser les analystes, sur le caractère violent du rôle de l'argent dans l'analyse, sur "l'indécence" du geste qui demanderait à la secrétaire du Chalet de dactylographier un tarif horaire aussi élevé, sur le rappel réaliste des "réalités" du chômage, du nombre important de smicards, etc. indique cette ligne de clivage (de fraction de classe) qui traverse des rapports sociaux antagonistes mais qui ne peuvent s'avouer comme tels.
Peut-être que ce qui était dit à ce propos et de manière allusive à l'analyste c'est justement ce qui ne peut être dit à ceux qui occupent au Chalet des places statutairement dominantes ou bien qui bénéficient de zones d'autonomie relative dans l'organisation (tel le service du placement familial).
Comme dans la France du "socialisme des intellectuels"[3] de 1982, le pouvoir politique au Chalet doit-il assurer son assise sur les classes moyennes en déclarant le faire au nom de la "défense des intérêts des plus défavorisés"? (c'est-à-dire de l'intérêt des enfants... ). Dans cette perspective d'une homologie de structure entre les rapports de fractions de classe au Chalet et les rapports de classe en France, l'analyste (ayant statut de médecin-psychiatre) jouerait-il le rôle de la bourgeoisie techno-bureaucratique qui "gère" les rapports du national au mondial et avec laquelle les classes moyennes ont fait alliance? Le "compromis historique" au Chalet serait-il en voie de réussir à travers la nouvelle alliance du projet pédagogique ? Serait-ce aussi la raison pour laquelle la lettre que doit m'adresser le directeur m'informant du refus de me payer cette heure à 280 F ne m'est pas toujours pas parvenue, un mois après que la décision fut sensée avoir été prise?
Si les résistances à vaincre, "dans l'équipe", pour mener à terme la réforme du projet pédagogique, sont aussi fortes, c'est qu'elles s'enracinent dans l'alliance de fractions des classes moyennes qui constitue la base sociale actuelle de l'organisme. Ainsi en va-t-il de cette opposition "gentille", parfois thème de folklore et de chahut le jeudi matin, entre les "intellos" et les non-intellos de l'équipe. "Moi qui ne suis pas intello,... " répond goguenard l'assistant social au directeur en étalant le journal Libération sur la table de travail, avant la réunion de synthèse du jeudi après‑midi... Les intellos du Chalet serait-ce aussi ceux qui écrivent rapports et comptes rendus aux autorités de tutelle ? Les mêmes d'ailleurs qui "comprennent" le "coup de la tranche à 280 F"?
Et si j'en apprenais aussi une tranche sur mon contre-transfert institutionnel à l'égard de la couche des "intellos" du Chalet ? Comment dépasser concrètement le renforcement de fait que j'ai provoqué du statut d'analyste patenté du Chalet ? Mais cependant, pour mettre l'institution de l'analyste en analyse, encore faut-il qu'elle existe comme activité autonome. Car tout semblait jusqu'alors mis en œuvre pour que l'analyse collective soit bloquée, annulée, escamotée, neutralisée. On ne peut autodissoudre ni collectiviser une activité qui a été antérieurement déjà supprimée. Pour que de l'instituant survienne dans le dispositif d'analyse du Chalet, j'ai tenté le pari de faire exister l'analyse comme activité autonome et surtout reconnue. Sortir l'analyse de la fantastique neutralisation dont elle est l'objet dans l'établissement (je parle de l'analyse collective, de l'analyse institutionnelle et non de l'analyse psychologique qui, elle, envahit tout !), c'est faire un acte qui rend visible ce qui interdit à l'analyse institutionnelle d'exister.
Reste entière la question-projet de suppression du monopole de l'analyse par l'analyste officiel. Ce n'est en tout cas pas en bureaucratisant la fonction qu'on la collectivisera ; encore moins qu'on l'autogérera!
Dois-je m'arrêter d'écrire de l'analyse institutionnelle du Chalet sous prétexte que je renforcerais mon statut d'analyste patenté et diplômé de l'université ? Comment diffuser ce texte autrement que sous la forme psychiatrisée du "diagnostic"? Faut-il "l'expliquer" aux enfants ? ... à suivre...
4. L'ombre de la synthèse
Instance de mise en commun des observations sur l'enfant dont on "étudie" le cas, la synthèse est le lieu d'une confrontation des pratiques pédagogiques et éducatives des personnels qui "vivent" avec lui ou encore ont leur mot à dire dans son orientation. Le dedans et le dehors de l'établissement se rencontrent par travailleurs sociaux interposés. A certaines occasions, pour les sujets "à hauts troubles", cela peut impliquer beaucoup de "professionnels"...
Fortement valorisée dans les milieux de l'Enfance dite Inadaptée, la synthèse valorise ou dévalorise à son tour certaines pratiques éducatives, certains courants "thérapeutiques" aux dépens d'autres. Elle est à ce titre un haut lieu de validation/adaptation des singularités et des différences personnelles. Temps fort du contrôle idéologique des éducateurs par leur hiérarchie et des élèves-éducateurs par les anciens diplômés plus "expérimentés".
A première vue, la réunion de synthèse n'offre aucune faille. Elle se présente à tous égards comme "fonctionnant", comme très régulée et très bétonnée. La synthèse donne lieu à des séquences de récits parfois intenses et théâtralisés de fragment de vie des enfants. Le climat de la synthèse est paroliste. La consigne implicite et acceptée de toutes et tous, c'est de parler. Au-delà de ces fonctions psychologiques de réassurance mutuelle, la synthèse constitue à la fois le laboratoire et l'atelier de fabrication de la machine socio-éducative du Chalet. C'est là que sont produites les pièces centrales du moteur, l'ossature de la carrosserie et les circuits électriques vitaux. S'il me vient une image usinière à propos de la synthèse, il faudrait la compléter par celle d'une tour de contrôle automatisée et visualisée. Bien que ses origines sociolinguistiques semblent perdues chez la plupart des usagers de la synthèse, elle porte pourtant bien son nom. Tout se passe comme si l'ensemble des activités éclatées, parcellisées de l'établissement trouvaient régulièrement là leur légitimation institutionnelle. L'établissement semble pouvoir "fonctionner" sans assemblée de "l'équipe", le pourrait-il sans réunion de synthèse ?
Il est remarquable que les "troubles » de l'institution au Chalet sont très largement occultés lors dès réunions de synthèse. Comme si, s'agissant des rapports les plus productifs de l'établissement, un consensus se réalisait, un moment, là, à cause des dimensions techniques et productives dont la synthèse fait une urgence et une priorité. A l'ombre de la synthèse se fabrique le surmoi de l'inconscient politique du Chalet. L'ombre portée de la synthèse sur les autres activités de l'établissement agit comme un renforcement de l'idéal pédagogique de "l'équipe".
Les synthèses semblent tenir une fonction symbolique de réassurance dans l'action de chacun des adultes à l'égard des enfants certes, mais surtout de réassurance des membres de l'équipe éducative par rapport à cette équipe comme projet et comme illusion. L'idéologie de l'équipe éducative se donne d'emblée comme telle dans la synthèse. Les deux termes se confortent l'un l'autre : c'est parce qu'on est une équipe que des synthèses sont possibles ; c'est parce qu'on fait des synthèses que l'équipe fonctionne.
L'ombre de la synthèse, sa face cachée, son double invisible, ne seraient-ils pas à chercher dans le négatif de ce qui est sa fonction déclarée : traiter les "troubles" psychologiques en pleine lumière. Pour y parvenir une seule voie conséquente : faire de l'ombre sur les possibles surgissements inconséquents des troubles de l'institution au Chalet.
Autran-Grenoble, juin 1982.
Publié dans Les Dossiers de l’éducation, n°3, août 1983. Revue des sciences de l’éducation de l’université de Toulouse-Le Mirail, publiée par l’Association pour le développement et la recherche en éducation (ADDRE), pp. 103-111. Réédité dans Guigou J. (1987), La cité des ego, L'impliqué, pp.117-130.
[2] Direction départementale de l’action sanitaire et sociale.
[3] Cf. Makhaïski (J.W.), Le socialisme des intellectuels, trad. française. Seuil, 1979.
IMPLICATIONS ET DESTINS DES IMPLICATIONS
Jacques Guigou
LEMMES
(1) Le repli sur soi, sur la vie individuelle et l’appel marchand ou militant pour une implication des gens dans leur entreprise, leur organisation ou leur association apparaissent aujourd’hui comme deux réponses aliénées aux nouvelles conditions exigées par l’entrée dans le mode de production étatique.
(2) Le dépérissement de l’analyse collective dans les établissements, son appropriation par une caste dirigeante auto-proclamée analyste, puis sa disparition pure et simple au profit de l’idéologie de la survie de l’établissement, aboutit à faire de l’implication un idéal productif, une sorte de norme réaliste de l’investissement énergétique des membres de l'établissement;
(3) Dans les milieux de l’éducation, de l’animation, de la formation, de la thérapie, de la communication, de la recherche — milieux où règnent, autant qu’ailleurs, l’atomisation des pratiques et la hiérarchisation de pouvoir — l’analyse des implications se trouve soit interdite de fait, soit instrumentalisée au profit de la rationalité dominante de l’établissement ou de l’association;
(4) C’est le mouvement critique de nos implications les plus inconscientes qui, dans la dissolution des caractères, nous pousse à l’analyse-en-actes des séparations instituées;
(5) Si elle veut être autre chose qu’une fiction ou qu’une falsification, l’écriture individuelle des implications doit s’efforcer de placer le mouvement réel de sa critique au cœur même du langage ; surtout lorsqu’elle se donne comme le langage du cœur... Commencer le dépassement pratique de la contradiction entre écriture savante et écriture impliquée, en portant les effets instituants de la collectivisation de l’analyse jusque dans l’institution de l’écriture.
(6) Dans l’époque qui vient, l’analyse institutionnelle sera poïêtique ou ne sera rien.
Cet état que nous voyons aura son retour Il n’y a pas de « crise ». Il y a beaucoup plus qu’une « crise ». Il y a entrée contradictoire dans le mode de production étatique. L’avènement historique accomplie par la bourgeoisie marchande, puis par la bourgeoisie industrielle, la nouvelle classe techno-bureaucratique d’État est en train de l’accomplir, très rapidement, aujourd’hui. De nombreux traits fondamentaux du mode de production capitaliste subsistent, bien sûr, dans la phase actuelle.
(en cours de numérisation hiver 2016)
L’INSTITUANT REVISITÉ
Jacques Guigou
[Texte écrit en 1983 et publié dans La Cité des ego. L’impliqué, 1987, p.11-30]
I. L’instituant et le moment historique Que peut-on apprendre de l’instituant dans un moment historique où c’est l’institutionnalisation qui domine ? Voilà la question centrale à laquelle je me suis attaché au cours de ces trois dernières années de recherche1. Question d’ailleurs attachante s’il en est ! Question nodale, qui lie et qui délie, qui entrave et qui déchaîne... Les premières théories de l’instituant émergent dans la seconde moitié des années 1960, période hautement instituante en mouvements sociaux et en luttes anti-institutionnelles de tous ordres. Il n’y a là rien d’étonnant puisque la genèse théorique d’un concept est toujours déterminée par sa genèse sociale. Si C.Castoriadis en 1965, puis R. Lourau en 1968 ont pu dialectiser le concept d’institution, c’est que le « travail du négatif » (Hegel) réalisé par les mouvements prolétariens d'émancipation écrivaient pratiquement la théorie générale de l’instituant. À cette époque, l’analyse institutionnelle ne s’est pas encore autonomisée comme connaissance sociale séparée (comme contre-sociologie par exemple) ; elle est faite par tous et non par des spécialistes, des chercheurs ou des professionnels de l’intervention et de la « consultation » sociale. Dans cette phase où les luttes de classe et les mouvements de libérations fusionnent dans ces « orgasmes de l’histoire » (Frémion) que furent les printemps de 1968 au cœur du capitalisme mondial, le terme d’instituant désigne ce renversement réel, imaginaire et symbolique des pouvoirs institués, établis, légitimés par l’assomption de la forme sociale État. Le champ d’analyse du concept d’instituant concerne alors toutes les dimensions du social et de ses rapports. Une parole jusque là dominée et refoulée s’exprime ; des énergies se délient chez des individus, des couples, des groupes, des organisations. Du collectif jusque là interdit d'existence s'approprie des lieux et des temps de production et de création. Une autogestion de la vie quotidienne expérimente de nouveaux possibles dans tous les secteurs de l’activité humaine : travail, santé, éducation, culture, villes, campagnes, médias, etc. Sans qu’on puisse aujourd’hui encore en marquer l’apogée, le processus s’infléchit et dans le premier tiers des années 1970, s’inverse partiellement. L’instituant supprime l’institué en le conservant (Aufheben) à sa manière et selon ses formes : c’est l’institutionnalisation. L’analyse institutionnelle n’échappe pas, bien sûr, au reflux général. Elle devient une discipline nouvelle des sciences sociales et une branche de l’intervention sociale. On pourrait écrire que son institutionnalisation marque le déclin théorique de l’instituant. Car l’instituant lui non plus, ne sort pas indemne de cet arrêt et de cette inversion du mouvement social d’émancipation. Parmi les auteurs du courant de l’analyse institutionnelle, des lignes de clivage idéologiques et organisationnelles s’établissent. (cf. Revue POUR, « L’A.I. en crise ? n° 62/63- Paris, Grep, 1978). Cette histoire récente commence à peine à s’élucider pour les diverses composantes du courant institutionnaliste. Pourtant, de nouvelles formes d’action continuent de donner un contenu concret à l’instituant. Dans le moment historique actuel où l’institutionnalisation domine jusqu’à l’extrême (réification, falsification, tétanisation), l’instituant poursuit son œuvre dans le réel. Des aspects encore peu visibles de cette intervention de l'instituant apparaissent désormais plus clairement,même si l'essentiel du travail reste souterrain. Des mouvements de libération et d'auto-émancipation aussi puissants que Solidarnosc en Pologne traversent et entament des institutions aussi universelles que la famille, le salariat, la marchandise ou le Parti. À ceux, opportunistes, qui proposent d'abandonner le concept, comme à ceux, résignés, qui proposent de le réformer en réduisant sa portée critique, je propose de tenter d'épuiser toutes les potentialités actuelles de l'instituant. Il s'agit d'explorer comment l'instituant chemine sous l'institutionnalisation. Plus exactement, de chercher à comprendre comment l'institutionnalisation, c'est-à-dire les institutions actuelles, sont à leur tour niées par l'instituant. Mon hypothèse est qu'aujourd'hui, le mouvement dialectique de l'instituant prend un caractère poétique plus que politique. Si la base matérielle de l’institution semble inchangée (les mêmes partis, les mêmes discours, les mêmes hommes sous des parures le plus souvent parodiques, le même argent, les mêmes espaces), les rapports sociaux qui fondent cette base matérielle semblent fort distordus. Autrement dit, l'instituant agirait dans le maquis de « la crise », davantage par déplacement que par renversement. J'utilise ici ce terme dans un sens à la fois hégélien d'équivoque, voire de dissimulation ou encore de travestissement (Verstellung) et freudien de détachement d'une pulsion, de glissement d'un investissement vers d'autres zones de la libido. Ce qui, appliqué à une définition provisoire de l'instituant dans le moment historique actuel donnerait: la libre rencontre, dans un moment collectif indépendant, d'un mouvement social qui engendre du sens et des réalités nouvelles. Il importe, en effet, de dépasser les simples définitions herméneutiques de l'instituant. Celles qui n'en font qu'un processus de lutte contre la falsification de ce qui fonde l'institution (cf.Authier/Hess, PUF, 1981). Mais aussi de ne pas rester enfermé dans des définitions exclusivement énergétiques du concept. Celles qui ne voient que le rapport force dans l'affrontement de l'instituant contre l'institué. Seule, la poiêsis, c'est-à-dire l'action poétique transformatrice, peut aujourd'hui tenter de sortir la théorie de l’instituant de ses impasses et de ses apories. Comme les poètes grecs qui disent le sens caché (les dieux) pour agir librement dans le réel du monde, l'instituant poiêtique donne force à l'effet de sens (la vérité) et donne sens au rapport de force (l'hégémonie du social sur le politique).
II. L’instituant comme poiêsis Si donc, bien qu'historiquement dominés, les mouvements actuels de l'instituant prennent un caractère de création de situations poétiques, c'est par déplacements qu'ils procèdent. Le terme polysémique de poiêsis, désigne d'ailleurs bien à propos le double sens de cette création par : - dissimulation consciente de formes nouvelles sous des formes anciennes ; détachement des représentations et des valeurs de l'institué au profit de zones énergétiques (espaces moins investis par le pouvoir central) alors redécouvertes ou de registres symboliques (l'esprit du monde) jusque-là délaissés. Dans une époque où les possibilités de réalisation de l'instituant poiêtique sont apparemment faibles, leurs agissements réels n'en prennent que plus d'intensité. Ainsi, la conquête de nouvelles libertés concrètes, de nouveaux droits individuels et collectifs par une lutte ouverte contre l'adversaire de classe, s'accompagne d'une autogestion de tous les secteurs de l'activité humaine ou bien alors elle dépérit et se métamorphose dans la caricature domestiquée par la communauté du capital mondial. Ce double mouvement, indissociable, a pour effet de placer l'institué dans une double contrainte (double bind) : il perd toute sa substance et ce qu'il restait de la force de ses fondements (la prophétie initiale), sans pour autant s'en trouver débarrassé complètement. Les formes anciennes d'organisation juridico-politique subsistent et même se durcissent d'autant plus qu'elle ne représentent plus que la caste minoritaire qui gère le pouvoir au nom de la classe dominante. Pendant toute sa phase instituante, la révolution sociale polonaise s'est toujours gardée de s'attaquer frontalement aux institutions économiques qu'elle dissolvait dans les faits. Ainsi, les organes du syndicat officiel et les instances dites « d'autogestion » dans les entreprises contrôlées par ce syndicat d'État, se sont rapidement décomposées dans l'indifférence générale. Effets de sens (révélation de l'État inconscient) et rapports de force (luttes anti-institutionnelles) se conjuguent pour donner à l'instituant sa capacité pratique d'intervention immédiate sur le réel. Avec l'action poiêtique de l'instituant, sortirions-nous du temps des médiateurs étatiques (analystes et experts) pour entrer dans le temps des créateurs immédiats de la vie courante comme oeuvre collective libre et souveraine ? Certes, le « travail du négatif » qu'opère l'instituant relève aussi de la médiation. Mais d'une médiation qui contient un devenir-autre ; qui permet à la réalité du mouvement social et du mouvement de l'être, d'advenir. Dans ce passage, ce métabolisme qu'impulse une action instituante, c'est de l'utopie qui s'historicise. Il faut alors parler d'utopie concrète pour rendre compte de ces moments totalement inédits, où le faire du collectif en mouvement invente son histoire. Médiation et négation sont à l'œuvre dans l'instituant poiêtique, mais comme « égalité avec-soi-même-se-mouvant » (Hegel). On comprend alors pourquoi le moment instituant, dans la vie d'une institution, comporte autant de capacités analytiques. Ce déplacement que l'instituant propulse, c'est aussi une autogestion par le mouvement social naissant de son analyse collective. En se découvrant égaux dans les aliénations étatiques qui les déchirent, les auteurs d'une action ou d'une œuvre instituantes fondent du même coup et comme à leur insu, une solidarité nouvelle, porteuse de tout l'avenir de l'utopie du mouvement d'émancipation. C'est ce que j'ai nommé la rencontre instituante. Le langage de l'instituant ne peut donc s'affirmer aujourd'hui que dans un registre poétique, non pas au sens de l'ancienne poésie du pouvoir, mais dans celui de déplacement du pouvoir du langage sur le réel. Il ne s'agit pas ici de figer certaines composantes du moment instituant dans je ne sais trop quelle positivité de l'être qui découvre son mouvement, ni d'un mouvement qui découvre son être. Ils sont pourtant nombreux ces derniers temps, ceux qui s'immobilisent dans une contemplation vantarde du moi. Des adeptes bornés des « nouvelles thérapies » aux commerçants cyniques des pseudo-alternatives (ces fonctionnaires de l'autrement!), elles et ils s'épuisent à mettre entre parenthèses leur insatisfaction présente et à faire l'apologie d'une positivité qui leur serait tombée du ciel ... Ce qu'ils leur faudrait comprendre, ce que l'instituant poiêtique nous apprend à présent c'est que l'enjeu central du déplacement — ce qui en vaut la peine — n'est rien d'autre que la reconnaissance, dans la rencontre, de l'accord pratique qui va permettre au collectif d'autogérer son devenir. Ce que nous apprend l'utopie concrète de l'instituant poiêtique, c'est que « le moi » n'est pas situé dans les rainures bien nettoyées de l'institué; moins encore dans les parties hachurées en noir, parce que connues, des cartes de ces topographes qui partent à la conquête psychologique du social. L'a-topos de l'acte instituant supprime en l'accomplissant la référence à une spatiasation du social. Autrement dit, parce qu'il déplace à la fois l'enjeu et le théâtre des modes d'actions institutionnels, l'instituant transforme ou paralyse les stratégies politiques traditionnelles. Ainsi s'explique les tendances actuelles, très marquées dans tous les États, à une hémorragie de sens et une perte d'influence des institutions politiques centrales : parlements, partis, syndicats, systèmes de délégation de pouvoir dans les organisations. Lorsque le désinvestissement énergétique du politique s'accélère sous les impacts des mouvements de l'instituant, le vide social semble s'installer dans l'institué. Cela conduit parfois à un certain dépérissement des techno-bureaucraties d'État qui réagissent alors à cette véritable catalepsie sociale par la répression policière et le mensonge. Il en est de même au niveau micro-social, lorsque le groupe institué et légitimé par 1e pouvoir étatique voit ses forces unitaires se dissoudre sous les effets analyseurs de l'instituant. Sous les groupes institués, la rencontre sociale instituante rassemble ceux qui n'acceptent plus l'assujettissement du groupe à son signifiant étatique. Si l'on conserve le terme de médiation pour définir l'action socianalytique et intervenante de l’instituant, il faut entendre cette médiation comme une médiation-en-acte. C'est l'acte d'effectuer les médiations instituantes comme des ruptures et des déplacements qui, ce faisant, crée de l'immédiatement utopique. L'instituant comme création utopique dans le réel remet le concept de médiation sur ses pieds. Cette volonté historique pratique de l'instituant poiêtique « inspire une horreur sacrée » (Hegel) à tous les médiateurs du social qui refoulent et oublient la manière dont l'État les institue professionnels de la médiation sociale. Psychanalystes, sociologues, animateurs, thérapeutes et autres « régulateurs de groupe » ne sont présents qu'à partir du moment où le mouvement social, absent à lui-même, devient le jouet de son inconscience étatique. S'il est vrai que les premières définitions de l'instituant comme négation simple de l'institué ont pu conduire à une sorte de fétichisation du moment instituant comme pure négativité et donc idéaliser l'instituant dans un moment révolutionnaire imaginaire, il reste qu'une définition réformiste ou éthique méconnaît justement le rapport dialectique entre médiation et immédiateté dans l'action instituante. En cherchant à atténuer « 1’horreur sacrée » que provoque l'instituant qui œuvre dans l'institué pour que de l'Autre surgisse, les partisans d'une conception herméneutique ou symbolique de l'instituant le privent d'une dimension immédiatement historique. Médiatiser dans la théorie, et donc une seconde fois, l'action négative de la médiation instituante, c'est la positiviser au profit de la société instituée. Au contraire, le mouvement instituant, comme « le devenir en général, [c'est)] l'acte d'effectuer la médiation, qui est, justement, en vertu de sa simplicité, l'immédiateté qui devient, aussi bien que l'immédiat même » (Hegel). Dans le moment historique d'institutionnalisation généralisée que nous connaissons, poiêtiser le concept d'instituant, c'est lui découvrir, dans le réel, de nouvelles manières créer, auprès de l'institué, cette « horreur sacrée » qui signe son devenir comme mouvement libre. Ainsi, le projet — sans doute encore très largement inconscient — de l'instituant poiêtique cherche à créer de l'institution-qui-s’absente. Rendre socialement présent ce qui nie l'institution pour en faire un devenir-autre dans les possibles qui se réalisent. L’instituant aujourd'hui est à la recherche réelle de l' institution qui, pour un temps fondateur, s'absente. Il ne s'agit pas d'un fantasme collectif, mais d'une utopie qui s'historicise, d'une rencontre sociale libre en voie de désymbolisation.
III. L’instituant dans la socianalyse
Si bien que je n'osais pas commencer et je demeurais ainsi plusieurs jours partagé entre le désir de rimer et la peur de commencer. Dante, Vita Nova.
Il ne m'est plus possible de continuer, ici, à propos de l'instituant, sur le mode la pensée théorique. Je sens là une trop forte contradiction. Pourtant, relisant deux jours plus tard ces cinq premières pages, je m’enflamme de sensualité orale... Suis-je dans cet état émotionnel que décrit Dante dans sa Vita Nova ? Depuis que je pratique des interventions socianalytiques, mon rapport à l'écriture sur l'analyse institutionnelle s'est modifié. Je tolère de moins en moins la coupure quasi schizoïde entre le moment de l'action et le moment de l'écrit. Je sais pourtant maintenant qu'il ne suffit pas d'introduire des exemples de situations intervenantes dans un texte théorique pour abolir cette coupure ; ni d'ailleurs de faire des développements théoriques dans le récit d'une socianalyse pour sortir de cette aporie tragi-comique. L'extrême de cette césure, je l'ai exprimé, l'automne dernier, en composant moi-même les épreuves de mon dernier livre. J'ai alors dactylographié directement sur la machine, les transitions, l'introduction et la conclusion de l'ouvrage. Ce fut plutôt exaltant. Le travail manuel répétitif de la claviste d'un atelier de composition n'avait pas du tout, pour moi, ce caractère, puisque d'une part j'étais l'auteur du texte et d'autre part je créais, directement et sans médiation une partie du livre. Le travail intellectuel perdait aussi toute sa composante abstraite. Celle qui dans le procès de fabrication du livre, fait l'impasse sur le travail manuel qu'il nécessite. L'utopie concrète de l'auto-édition est proche de son accomplissement dans ce cas personnel. [J'avais écrit dans la première mouture de cette phrase : « exemple personnel », mais ce mot m’oblige maintenant que trois ans et demi plus tard je compose les épreuves du livre à une coupure de fin de phrase peu esthétique ; d’où ce « cas personnel »...plus maniable par ma typographie. Au printemps 1984, à Grenoble, j’ai créé les éditions de l’impliqué. cf. http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=440]. Reste à construire à présent l'autogestion des éditions sur les mouvements réels d'autoémancipation ! Comment annoncer un ouvrage qui veut contribuer à sortir la théorie de l'instituant de ses impasses ou de sa liquidation pure et simple, si l'on ne tente pas aussi d'avancer dans la pratique de l' instituant livre-en-devenir ? Si cette expérience me vient sous les doigts maintenant, c'est que je la considère comme le prolongement, dans l'institution de l'édition, de certaines « avancées » dans la pratique socianalytique, réalisées avec le GARI, lors de mon intervention auprès de cette association d'éducation nouvelle: l'AROEVEN. [cf. « Intervention socianalytique auprès d’une association d’éducation nouvelle : l’AROEVEN » in, Guigou J. L’institution de l’analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981, p.92-115] C'est d'ailleurs en reprenant textuellement certaines expressions de ce que j'ai écrit là-dessus en automne 1981, que j'ai pu mettre en mouvement mon corps d'écriture pour cette présente étude. Tout se passe comme si le « liquide pulsionnel » s'était un peu reposé et qu'en remuant à nouveau quelques zones aqueuses de l'ensemble, le flux s'écoulait alors. Mais je ne suis ni Sade, ni Lautréamont, ni Dante pour parvenir à juxtaposer dans des télescopages saisissants, les moments d'écriture les plus théoriques et les moments les plus érotiques ... Or, il y a plus érotico-théorique qu'une intervention socianalytique : sa négation dans un mouvement instituant qui écrit, dans le vivant, son histoire générique. Pourtant, l'acte d'écriture théorique est déjà un passage à l'acte très sensuel mais aussi très cruel. La critique de l'institué contient, si elle porte sur la totalité du processus d'institutionnalisation, des potentialités de critique-en-acte instituante. Ce que je cherche à transmettre dans ce chapitre n'est pas du même ordre épistémologique que le contenu des deux chapitres précédents. S'il apparaît, dans les socianalyses qui se mènent encore aujourd'hui, l'instituant ne s'y manifeste que dans le cadre limité de l'institution de l'analyse dans l'établissement demandeur. Cela relativise et réduit notablement la portée critique des définitions que l'on peut en tirer ; cela n'annule pourtant pas les recherches sur l'instituant dans la socianalyse. Pour élucider les manifestations actuelles de l'instituant dans la pratique d'une intervention socianalytique, il faut occulter presque totalement le projet politique de l'analyse institutionnelle, à savoir sa généralisation à tous les rapports sociaux. Car l'intervention s'installe le plus souvent sur les cendres du mouvement réel d’un collectif, qui a déjà « tout osé » dans sa rencontre instituante. La socianalyse s'accroche sur le cadavre du mouvement initial fondateur de l'institution. Dans cette phase de l'état naissant du mouvement, les membres du collectif, libres associés, ont tout misé sur l'avenir de leur rencontre, comme un joueur, qui, au casino, à l'instant même du coup, « flambe » toutes ses énergies en les immobilisant sur le tapis. À la différence du joueur, les libres associés d'une rencontre instituante ont conscience de l'enjeu, justement : déplacer les règles qui font de la société instituée un vaste Casino. Réinventer une pratique instituante dans l'intervention socianalytique aujourd'hui, c'est sans doute commencer à sortir de son occultation, de son oubli, l'utopie concrète de l'analyse institutionnelle généralisée. La tâche théorico-pratique consiste donc à bâtir la critique-en-actes de l'institutionnalisme. À liquider l'institutionnalisme comme idéologie du changement social hétérogéré. Il ne s'agit pas de dépoussiérer les anciennes ou modernes litanies léninistes sur la révolution ; pas plus que les credo anarchistes ou conseillistes, d'ailleurs. Il s'agit de tenter de construire dialectiquement les perspectives de modification consciente et autonome de l'activité instituante. Je reste maximaliste dans ma définition de l'instituant ! Pour cette raison, j'éprouve d'étranges et tenaces ambivalences à commencer à écrire sur ce que je viens d'annoncer plus haut comme étant des « avancées » dans la pratique socianalytique du GARI. L'intervention auprès de cette association d'enseignants modernistes en 1980/1981, fut pourtant fort riche en déplacements/détachements de tous ordres. Là, l'équivoque instituante nous a appris : 1° que déplacer consciemment le dispositif socianalytique du niveau du groupe demandeur coupé de son terrain d' activité ou de son public, ne suffit pas à déranger l'établissement jusqu'à mettre en analyse collective son inconscient politique. Autrement dit, appliquer effectivement au cours de la socianalyse le principe de placer l'analyse au plus près des contradictions de la pratique d'État du demandeur, n'a pas nécessairement des effets instituants. Car les défenses institutionnelles se révèlent là encore plus bétonnées. C'est pourtant la seule manière de ne pas s'enfermer dans l'institution d'une analyse de groupe que les demandeurs baptisent « analyse institutionnelle » parce qu'il s'y jargonne du discours organisationnel ! 2° que l'analyseur-argent et son corollaire de l'autogestion du paiement de la socianalyse, constituent plus que jamais un enjeu décisif dans le contre-transfert institutionnel des socianalystes. Plus que l'élucidation des implications libidinales, c'est de la tentative d'interprétation des implications financières que dépend le dépérissement du statut séparé des analystes. Dans cette intervention auprès de l'AROEVEN nous avons appris à nos dépens, que seuls ceux qui sont (encore) payés comme analystes, sont investis des charges énergétiques du transfert. Dans ce sens, l'autogestion complète du paiement de la socianalyse n'est qu'une étape précédant le passage de la socianalyse externe à la socianalyse interne. Or, ce passage n'est jamais réalisé. Voilà le point de butée sur lequel échouent les rares socianalyses externes qui se mènent encore aujourd'hui. Le collectif intervenant, parfois grossi d'une fraction des membres de l'établissement client, se trouve renvoyé aux affres et aux délices de l'analyse interne. Par voie d'homologie de structure, l'établissement demandeur également. Le métabolisme de la rencontre instituante comme utopie sociale concrète ne peut opérer qu'en dissolvant à la fois la socianalyse comme forme hétérogérée de l'analyse collective et la fraction demanderesse dans l'établissement client comme cadavre de son mouvement naissant. Dans la socianalyse, de l'instituant se manifeste, existe, fonctionne, s'emploie même à certaines facéties, mais à la manière de ces cirques ambulants qui s'installent pour un soir sur la place du village assoupi et laissent le lendemain, comme seules traces de leur passage, une odeur tenace de fauves et quelques tas de paille. qui tourbillonnent aux souffles légers de l'aube...
IV. La reconnaissance dans la rencontre instituante Au vu et au su des capacités inouïes des rencontres qui sont à l'origine des mouvements sociaux d'émancipation, les surgissements instituants dans la socianalyse sont l'écume des événements historiques. Pourtant, leur apport principal, c'est de nous ancrer dans la critique de notre vie courante. Là, dans les séparations instituées du quotidien, se trouvent nos résistances les plus refoulées à « l'acte de devenir soi-même autre en soi-même » (Hegel). Ce que nous sommes dans notre vie courante est aussi ce qui nous est le plus étranger; ce dont nous sommes le plus aveugles. Placer l'analyse au cœur des rapports sociaux quotidiens, voilà la tâche décisive du moment actuel. Rendre publics les « secrets privés », mais sur le mode de l'autogestion du dispositif de publication, devrait permettre une sortie des cercles de la méconnaissance sociale systématisée qui nous étouffe. Dans le degré d'institutionnalisation élevé que nous avons aujourd'hui atteint, la satisfaction aliénée de tous n'a d'égale que l'absence de publicité de sa misère. Cette misère psychique et sociale accroît à son tour l'isolement et l'atomisation. Plus dure est l'aliénation, plus impossible elle est à dire. En se mondialisant, le mode de production techno-bureaucratique d'État parachève le mouvement de suppression de l'être social que le capitalisme marchand a modelé il y a plus de trois siècles. L'instituant, dans cette perspective hégélo-marxo-reichienne, serait alors l'acte par lequel cette conscience d'être supprimée devient mutuellement reconnue. En effet, l'instituant qui advient dans une situation, même la plus banale, s'exprime comme un appel à une connaissance partagée de la misère commune à vaincre. En brisant le consensus institué qui pousse la majorité à taire son malheur, l'instituant agit comme un catalyseur de cette conscience collective qui se reconnaît comme être collectivement supprimée. Alors peuvent se dire et s'agir l'ensemble des déterminations qui s'opposent à la publication — réelle et non plus fictive comme elle l'est jusque-là — de cette reconnaissance. Alors la critique sur toutes les aliénations de la situation devient l'affaire de tous ceux qui, librement, s'associent pour les combattre, dans le réel :
c'est la rencontre instituante.
Pour la rencontre instituante, « son acte d'être reconnue est son existence » (Hegel) et dans cette existence, la totalité de l'institué n'existe qu'en tant que devenant supprimé, qu'en dépérissant. Nous pourrions désigner comme conscience absolue, en vidant le concept de son contenu idéaliste, le mouvement de reconnaissance pratique et critique dont la rencontre instituante est porteuse. Paradoxalement, je retrouve ici, dans cette tentative pour dialectiser l'instituant comme reconnaissance, la notion d'institution absente, que j'avais entrevue comme utopie concrète de l'analyse institutionnelle généralisée. L'horizon historique que nous révèlent les manifestations des possibles de l'instituant c'est cette « conscience absolue » que de l'institution peut être portée absente.
Olé! Olé! Olé!
Définition érotico-sublime : l'instituant c'est pas la négation simple de l'institué. C'est le mouvement de détachement par lequel l'institution tend à devenir absente. Ou encore : l'instituant, c'est, pour l'institution, le mouvement de l'acte de devenir soi-même dans un autre et l'acte de devenir soi-même autre en soi-même.
JACQUES GUIGOU
STAGE AÉRÉ
Propos sur la socianalyse d’une formation d’animateurs de Centres de loisirs
All the world’s a stage
W.Shakespeare AS YOU LIKE IT, II.7.
I - Demanderesse, commanditaire et payeurs
« La socianalyse est ; et ce depuis le moment où je l’ai proposée » écrit Renée Liénard dans son Journal le dimanche 10 avril 1988, au soir de la première journée du stage BAFA. Depuis la première formulation de la demande, plus de deux mois auparavant, puis au cours des négociations sur les objectifs et les modalités de l’intervention jusqu’au jour de ma venue dans le stage, on peut dire, en effet, que cette formatrice, étudiante en sciences de l’éducation à l’Université de Grenoble II, est la seule demanderesse de socianalyse. Certes, un échange de correspondances, puis une brève réunion préalable m'avaient permis d’exprimer de vive voix à l’équipe de formation des indications sur la socianalyse, sa portée et ses limites. Au cours de ces échanges, la commande d’un diagnostic technique sur les pratiques d’évaluation dans le stage BAFA s’est vue confirmée. La demande d’analyse institutionnelle, quant à elle, est restée dans le vague, marquée d’une forte ambivalence de la part de l’autre formatrice et des deux formateurs. La première lettre qui m’est adressée et qui officialise la demande d’intervention situe explicitement les deux positions dans l’équipe : une demanderesses d’analyse institutionnelle et trois commanditaires d’une formation, in situ, à l’évaluation. Voici la teneur de cette lettre :
Maison pour tous — Claix, le 21/02/1988 Monsieur, À l’occasion d’une réunion de préparation d’un stage de formation au Brevet d’Aptitude à la Fonction d’Animateurs de Centres de loisirs (BAFA), Renée Liénard nous a proposé de nous adresser à vous afin de participer au déroulement du stage prévu du 10 au 17 avril 1988 à la MPT de Claix (Isère). Ce stage s’adresse en priorité à des adhérents des Maisons des jeunes et de la culture de l’agglomération grenobloise dont la moyenne d’âge varie en général entre 17 et 25 ans. Certains interviennent déjà dans des Centres de loisirs. Vos connaissances de l’analyse institutionnelle ainsi que votre pratique de l’évaluation pourraient nous être utiles pour : élaborer avec nous un bilan de fin de stage des stagiaires ; nous aider dans notre bilan entre formateurs (tous directeurs ou issus de l’institution) en tant qu’intervenant extérieur, votre analyse pouvant nous servir pour l’organisation de futurs stages. La rémunération de vos services reste à définir avec vous. Actuellement, chaque formateur (ou l’association qui a bien voulu le détacher pour la période du stage) perçoit 2000 F. Une possibilité de financement supplémentaire serait la participation de notre employeur : la Fédération des MJC dans le cadre de la formation continue du personnel. Si l'aventure vous intéresse ou si vous souhaitez de plus amples informations sur le déroulement du stage, son contenu, nous vous invitons à une réunion qui aura lieu le jeudi 25 février à 14 heures à la MPT de Jarrie. En vous remerciant d'avance de l’intérêt que vous pourriez porter à notre demande, recevez Monsieur, nos sincères salutations.
Le 25 février, j’adressai à l’équipe de formation la réponse suivante : Mesdames, Messieurs, Je viens de recevoir votre demande d’intervention transmise par Renée Liénard. J’accepte, non pas de « répondre » directement à cette demande d’aide technique sur les diverses évaluations que vous menez, mais de contribuer au développement de l’analyse collective de l’institution de ce stage et, plus largement, de votre établissement. Il est vrai qu’une intervention socianalytique — du type de celle que je pratique avec quelques autres — a aussi des « effets d'évaluation » auprès des instances, des groupes, des personnes impliqués dans une mise en mouvement de l’institution de formation. Mais la distinction entre intervention de formation et intervention sur l’institution de formation garde toute sa portée et toute sa puissance. Il faut donc parler d’analyse institutionnelle, y compriscaux non-demandeurs d’analyse, par exemple aux instances financières des opérations. La réserve tactique que me signale Renée Liénard dans sa lettre d’accompagnement à votre envoi (« Nous essayons de demander un budget supplémentaire à l'employeur — le FRAG-MJC c’est pourquoi nous n’avons pas parlé d’analyse institutionnelle sur la lettre à la Fédération » ) est-elle véritablement judicieuse ? Je n’ai, bien sûr, pas assez de données aujourd’hui pour en juger. En ce qui concerne ce que vous appelez « la rémunération des mes services », il faut tout d’abord distinguer deux modalités d’actions susceptibles d'être payées : 1- le financement de l’institution de l’analyse collective dans le stage (et l’établissement) pour laquelle l’intervenant extérieur n’est qu’un élément parmi bien d’autres; 2- le financement du travail socianalytique réalisé pendant les périodes d’intervention sur le terrain et après ces périodes (textes écrits ou autres formes de contribution). S’agissant de la seconde modalité — la seule sur laquelle je suis en position de totale décision — je vous propose le contrat suivant : 280 francs l’heure de socianalyse.
Cette somme sera due et perçue comme «la rémunération d’un service» professionnel extérieur tant que le pouvoir collectif susceptible de produire et de contrôler le paiement de l’analyste ne se manifestera pas. Je ne suis pas un « participant ». Ni stagiaire, ni formateur, ni organisateur, ni évaluateur mais socianalyste, je vous propose d’être présent à la MPT de Claix les trois derniers jours du stage, soit du vendredi 15 avril 8h30 au dimanche 17 avril 18h. Vous pouvez me communiquer les informations que vous jugerez utiles sur les divers aspects de cette formation. Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, mes salutations les plus distinguées.
Non consultés, les 24 stagiaires-animateurs furent seulement informés de la présence d’un socianalyste aux trois dernières journées du stage. Ils ne sont donc pas demandeurs. Mais, par contre, ils sont payeurs. En effet, le financement prévu et accepté pour mon intervention (5900 F) est imputé sur le budget global du stage dont les ressources proviennent en majorité du prix payé par les stagiaires pour leur formation, soit 900 F. par individu. Je savais que le statut financier des stagiaires pouvait varier du remboursement total du coût de formation au non remboursement selon leur appartenance à telle ou telle MJC ou au contraire le paiement sur leur budget personnel dans le cas de stagiaires indépendants. Les uns vis à vis des autres, ils ignoraient tout des conditions financières dans lesquelles ils étaient présents. Le vendredi matin, après m’être présenté et en avoir dit le moins possible sur la socianalyse, j’ai précisé que je ne reverserai pas à mon université la somme demandée pour mes honoraires. Une discussion s’en est suivie sur le rapport de chacune et de chacun à la base matérielle du stage. L’analyseur-argent agissait dès lors visiblement dans les rapports sociaux, ici et maintenant. Avant de poursuivre sur les matériaux livrés par le dernier et le plus subtil des analyseur, j’évoquerai ici brièvement la manière dont mon arrivée a été perçue par les stagiaires. Un article du Journal du stage BAFA 88 réalisé par un sous-groupe de stagiaires affiche en première page la caricature d’un personnage songeur et déterminé, le socianalyste, accompagné d’un commentaire dont j’extrais ceci : « Aujourd’hui, un événement exceptionnel s’est produit au stage. Quelqu’un de cultivé est en effet arrivé ce vendredi : un professeur d’université, rien de moins. Ne l’imaginez pas petit et lunetteux à souhait, arborant fièrement ses palmes académiques gagnées en trente ans de carrière. C’est à peu près à l’opposé. Assez grand et non bedonnant, il donne plus dans le prof. de gym. que dans la socianalyse. Ne me posez pas la question en roulant des yeux injectés de curiosité, je serais incapable de vous répondre de manière complète. Je peux simplement vous dire qu’il s’agit de déterminer et d’analyser les rapports entre les personnes en tant que statuts sociaux plus qu’en tant qu’êtres humains afin de pouvoir voir où cela pourrait clocher, pour prévenir les risques de frictions. Alors notre homme est intervenu et cela sans se faire discret ! Il a lancé, en réunion, une discussion sur les conditions monétaires des animateurs, sujet habituellement tabou. C’était forcé, les relations sociales étant énormément fondées sur l’argent de nos jours. (...) Alors que cette symbiose apparente sera réelle, que nous ne nous boufferons pas la tête les uns les autres à la fin de ce stage, sacrifiés aux grands dieux de la socianalyse. Mais cela m’étonnerait, d’autant plus que cet homme cultivé est maître-de-conférences, ce qui sous-entend qu’il sait beaucoup mieux ce qu’il fait que moi qui écrit ces articles minables. D’autant plus qu’il nous est apparu à tous comme très sympathique et que les discussions que j’ai pu avoir avec lui m’ont confirmé cette idée.»
Oui, le vendredi matin, pour le socianalyste, du côté du transfert institutionnel, « ça baigne », comme l’ambiance dans le stage aux dires de plusieurs animateurs. Du côté du contre-transfert institutionnel, les choses fluctuens entre « la communauté inavouable » (M.Blanchot) et « la part maudite » (G.Bataille).
II - La part embarrassante
Les premiers effets de l’analyseur-argent sont donc clairs dès le vendredi après-midi : tout se passe comme si les stagiaires finançaient l’essentiel de la formation de leurs formateurs. Bien décidé à tirer parti de cette élucidation institutionnelle, je rédigeais chez moi le tract suivant :
« Quand les stagiaires payent la formation de leurs formateurs
La participation... ça bétonne... ça bétonne. Diable ! Quel degré la privation devra-t-elle atteindre pour que nous ne nous satisfaisions plus de l’existant ? Non. Dans le stage comme dans la vie, les rapports sociaux existants ne sont pas les seuls possibles. Ainsi, dans ce stage, comment se fait-il que les stagiaires, seuls à ne pas être — au départ — demandeurs de socianalyse, soient les seuls à la payer ? Car les formateurs ne contribuent en rien au financement direct de la socianalyse. Qui demande donc de la socianalyse ici et maintenant ? Afin de réactiver l’analyse de cette demande, je propose le dispositif suivant :
1- Les qautre formateurs versent 500 F de leur indemnité personnelle dans la caisse de l’analyse collective ; 2- Je prélève 500 F sur mes honoraires et je les verse également dans cette caisse ; 3- Cette somme de 2500 F constitue «l’argent de l’analyse collective». Il appartient à l’assemblée générale du stage qui doit le consacrer exclusivement à l’avancée de l’analyse institutionnelle du stage et des établissements qui y sont représentés ; 4- Cette proposition est à discuter immédiatement, toutes affaires cessantes, en vue d’une décision.»
Distribué le samedi matin avant la séance « d’expression corporelle » et lu par toutes et tous, ce texte provoque la réunion immédiate de l’assemblée générale, prise sur le temps consacré à la marche vers le Centre aéré de Savoyères où doit se tenir le fin du stage. Chaque formateur s’explique sur sa position à l’égard des sommes qui le rémunèrent. On apprend que les deux directeurs de MPT reversent leur indemnité de 2000 F à leur établissement puisque cette activité fait partie de leur temps de travail. Les deux formatrices, quant à elles, disent percevoir cette même somme comme une vacation salariale. Pour l’une d’entre elles, il n’est pas question de verser 500 F à la caisse de l’analyse collective car cela équivaudrait pour elle à auto-réduire un salaire déjà faible. L’autre formatrice dit qu’elle verse d’autant plus volontiers un quart de sa rémunération puisqu’elle avait initialement proposé d’en consacrer la totalité pour compléter le financement de la socianalyse. Cette proposition, alors refusée par l’équipe de formation, avait conduit à un réexamen du budget du stage et à la prise en charge de la totalité du paiement de la socianalyse par le budget du stage, c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le prix payé par les futurs animateurs pour leur formation BAFA.
Le débat se prolongeant, l’organisation du stage est entamée. Des clivages apparaissent. Le consensus pédagogique se délité. Une petite moitié des stagiaires s’impliquent dans le processus socianalytique. Le directeur du stage cherche un compromis en ces termes « ... On ne peut plus attendre il faut partir, mais on en discutera dans la montée, à pieds, vers le Centre aéré...» À Savoyères, et débat rebondit et se fait plus stratégique : la somme de 2000 F a été dégagée pour concrétiser l’existence de l’analyse collective ; que faisons-nous de cet argent ? Un tiers des stagiaires se dit non concerné ; un tiers propose d’utiliser l’argent sous forme de don ; le dernier tiers réfléchit très fermement sur les horizons infinis de la communauté humaine à venir...
III- Panne de société
Le programme du stage prévoyait de consacrer la matinée du dimanche matin à « l’évaluation collective ». Le groupe ayant eu du mal à se rassembler, la séance commence avec du retard et sans la présence du socianalyste. J’ai appris plus tard que le directeur avait demandé à Renée Liénard de m’informer du début des travaux. M’apercevant au loin dans un sentier de la montagne, elle me laissa à ma méditation matinale... De retour, une haure plus tard, je ne suis pas étonné de constater que l’évaluation collective tourne au monologue des seuls formateurs. Les stagiaires ne disent rien. En vain, les directeurs de MJC font appel aux « critiques », regrettent que « l’opposition n’est pas été bien affirmée », etc. L’idéal pédagogique du formateur moderniste s’exprime dans le désert ! On connait le contenu de cet idéal. Il tient en deux mots : participation critique. Participation d’abord ; critique ensuite, mais critique dans le temps prévu pour cela : le bilan du stage. Lorsque la critique ne vient pas, on y substitue l’autocritique modérée et régulée par le haut. Ce fut le cas. Trois formateurs sur quatre occupèrent le temps de l'évaluation à faire l’évaluation de leur propre temps... d’occupation salariale. Cette mise en spectacle de la critique ne trompant personne, je réintroduis énergiquement le seul enjeu qui gardait un brin de réalité dans le stage finissant : l’utilisation de l’argent de l’analyse collective. Mêmes impasses ; mêmes errements ; mêmes difficultés à nommer un projet commun de société. Un compromis qui semble acceptable par les derniers combattants de l’analyse se dégage in extremis, alors que les moteurs des bus tournent déjà et que la majorité des « participants » est visiblement désimpliquée. Il est proposé par un stagiaire qui jusque là s’était peu exprimé dans les échanges sur la socianalyse en ces termes : consacrer les 2000 F à contribuer au financement d’une socianalyse dans le prochain stage BAFA. Je propose d’accepter l’idée mais à deux conditions ; 1- que quelques personnes prennent effectivement en charge l’organisation de ce projet en liaison avec une formatrice (Renée Liénard) ; 2- que bien évidemment, je ne sois pas le socianalyste qui conduira cette intervention. Cette proposition qui en soulage beaucoup et qui reporte ailleurs et à plus tard la question du Que faire ? ici et maintenant fait écho à la représentation électorale de la démocratie formelle et à sa fantastique délégation de pouvoir. L’utopie d’un bouleversement radical des institutions qui traversent le stage, l’école, l’entreprise, l'hôpital, l’église, la famille, les médias, les loisirs, les vacances ; utopie que la socianalyse cherche à réaliser en s’autodissolvant comme analyse séparée, ne s’est manifestée que par son absence, son éloignement. Dans le stage comme dans la société de ce temps, le plus grand nombre s'accommode de l’état des rapports sociaux. Lorsqu’une opportunité apparaît qui ouvre à d’autres possibles, la pesanteur des conditions existantes de vie est telle que nous devons accomplir un effort « surhumain » pour imaginer une autre société, un autre monde, une autre vie. Le changement, c’est aujourd’hui l’affaire des forces de l’apparence, des puissances de l’image sans imagination, sans vision. De sorte que l’idée même de transformation sociale est confisquée par les institutions de la mise en scène du social transformé ; institutions auxquelles, d’ailleurs, nous « participons », de plus ou moins près il est vrai. « Nous sommes en panne de société » ; telle est l’interprétation que j’ai proposé à l’assemblée du dimanche pour rendre compte des difficultés que nous avions à trouver une manière commune de nous approprier l’argent de l’analyse collective. Certes — cela doit être redit — les stagiaires et trois des formateurs n’étaient pas au départ demandeurs de socianalyse ; c’est-à-dire demandeurs d’une mise en mouvement de la critique de l’état des choses et des gens. L’histoire de ces quinze dernières années et à reprendre dans des termes autres que ceux des journalistes et des politologues. Le « consensus » dont ils nous parlent c’est justement l’abandon de nos capacités de critique radicale de la société existante. Consensus signifie consentement. Jusqu’à quel degré d’aliénation allons-nous « consentir » de survivre? Pour avancer dans cette obscurité ambiante, l’analyse collective est nécessaire mais non suffisante. Un mouvement historique s’affirme en référence à une théorie. Lorsque l’utopie se fait théorie, une grans pas est franchi. Or, ce sentiment de dépossession du monde qui est souvent le notre devant l’inhumanité des rapports sociaux actuels, commence par une dépossession théorique. Les modèles de société qui nous sont proposés (la révolution nationale et la social-démocratie) sont historiquement dépassés. Le lien social sur lequel ils reposent n’est plus celui que le capitalisme techno-culturel a mis en place depuis quinze ans de contre-révolution. Ce lien social sur lequel s’appuient l’économie et à travers elle quelques lambeaux de société, c’est celui d’un individu social standardisé. D’où l’importance prise par les techniques dites de « communication » et la domination des réseaux. L’abstraction des moyens de communication tient lieu de contenu pour la communication des esclaves contemporains. Bref, utopistes de tous les pays, l’œuvre urgente de la praxis n’attend plus !
IV- La gauche de l’analyste
Mon côté gauche, mon angle mort, mon point aveugle dans cette socianalyse, quel fut-il ? Pour l’analyse institutionnelle, on le sait, la connaissance des implications conscientes et inconscientes du socianalyste se fait collectivement et à chaud, dans la situation d’intervention. De plus, cette connaissance introduit les individus qui s’associent au mouvement de l’analyse au cœur même de l’institution. Le dispositif socianalytique et ses divers moments analyseurs réalise la « didactique » de l’analyste. Avant, pendant et après Claix, l’assentiel de ma didactique a été réalisé par le désir de socianalyse de Renée Liénard. Qu’est-ce à dire ? Dans son Journal de recherche, R.L. écrit que « ces trois jours de socianalyse ont été plus durs, sur le plan personnel, que sept ans d’annalyse individuelle » (en date du 18 avril). Plus loin, elle note que l’analyseur construit autour du rapport à l’argent « lui a permis, en fin de compte, de (se) soustraire à l’analyse que la communauté aurait pu faire de (ses) implications. Mais suis-je la seule ? ajoute-t-elle pertinemment. Oui, l'analyseur-argent ne m'a que très peu analysé. Mes rapports à l'université sont restés largement mythiques, comme en témoigne l'article consacré au socianalyste dans le Journal du stage. En laissant entendre que d'autres dimensions de l'institution du stage n'étaient pas mises en analyse, R.L. vise la place de l'affectivité. Certes, de nombreux analyseurs libidinaux se sont manifestés avant et pendant la socianalyse, mais ils sont restés « l'état de nature » les données qu'ils produisaient n'ont pas été collectivisées. À Claix, à Savoyères surtout, mon érotisme s'est satisfait dans les regards. Non ragioniam di lor, ma guarda e passa écrit Dante Alighieri au Livre III de l'Enfer ... Non, il ne suffit plus de constater que le sexe et l'argent règnent dans notre société. Pour que les analyseurs libidinaux et les analyseurs-argent soient créatifs aujourd’hui il nous faut une théorie de l’institutionnalisation qui ne se complaise plus dans le champ de ruines du freudo-marxisme des années soixante-dix. Les praticiens et les théoriciens de l'analyse institutionnelle des années quatre-vingts n'ont pas été à la hauteur de cette ambition. « Alors, m'ont demandé plusieurs étudiants-chercheurs au Séminaire de doctorat du vendredi 29 avril dernier, pourquoi après avoir fait la critique de l'analyse institutionnelle et de la socianalyse en 1984 à la rencontre de Montsouris, pourquoi as-tu accepté de répondre à cette demande de socianalyse ? » Pour en écrire l'impossible récit ... et l'envoyer à mes amis.
Grenoble printemps 1988
Écrit publié sous forme de brochure L'impliqué, 1993, 14 pages, format A4 ISBN 2-906623-04-0
L'INTERVENTION INSTITUTIONNELLE
AUPRÈS DES ÉTABLISSEMENTS
Jacques GUIGOU
[Ce texte est la transcription, revue par l'auteur, d'une conférence donnée à l'université d'été organisée par la MAFPEN de Grenoble à Yenne (Savoie), le 2 septembre 1990. Il a été publié dans Guigou J. Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan, 1993, p. 281-290. Et dans Ardoino J. et Lourau R. Les pédagogies institutionnelles. PUF, 1994, p.103-110.]
Avant d'exposer la thématique qui nous rassemble, j'expliciterai quelques présupposés de mon propos. Je parle à partir d'une double pratique d'intervenant en établissement, en associations, en organisations, et d'une pratique de chercheur sur l'éducation et la formation.
Ma pratique d'intervention se veut « institutionnelle » ; elle se situe dans le courant de l'analyse institutionnelle. Ce courant a, depuis près de vingt ans maintenant, élaboré une théorie et une pratique de l'intervention institutionnelle, connue sous le terme de socianalyse. J'utiliserai donc les outils, les méthodes, la praxéologie de la socianalyse ; mais je mettrai aussi en question la tradition socianalytique ― pourtant pas bien vieille ni très diffusée ― à partir de mon expérience d'intervenant; expérience réfléchie et analysée dans plusieurs monographies. (Cf. Bibliographie).
Ma pratique de chercheur sur les systèmes de formation date du milieu des années soixante. Commencée à l'Institut national pour la formation des adultes créé par Bertrand Schwartz, à Nancy à cette époque, elle se poursuit depuis. L'essentiel de ma contribution a porté, dans les années soixante-dix, sur l'institutionnalisation de l'éducation des adultes (la stagification) et dans les années quatre-vingts sur une théorie de la particularisation du rapport social (La Cité des ego). Je me place en rupture avec les logiques de formation et les paradigmes qui orientent l'action éducative. L'effort théorique que je poursuis aujourd'hui avec l'équipe de recherche que je dirige au Laboratoire de sciences de l'éducation de l'université Grenoble II, consiste à élaborer une critique de la raison formative, en montrant comment l'institution des formations aussi bien initiales que continues, contribue à la particularisation du rapport social. Dans cette perspective, l'hypothèse est faite que les nombreux dispositifs « d'individualisation des formations » ― dispositifs à l'œuvre partout ― sont déterminés par une mise en cohérence avec « les modernisations » et la « gestion des ressources humaines » comme valorisation du capital.
Je tenterai, dans le temps assez bref qui m'est imparti, de décrire les pratiques d'intervention institutionnelle en établissement, sans pourtant m'en tenir au seul registre de la description des opérations, des épisodes stratégiques, mais en cherchant aussi à vous introduire aux problématiques plus théoriques que la conduite d'une socianalyse implique. Soit trois axes complémentaires de repérage:
1. L'analyse de la demande d'intervention et ses conséquences;
2.L'institution de la formation des formateurs dans les établissements;
3. L'analyse institutionnelle, une référence pour l'intervention en établissement.
Une dimension centrale de l'intervention institutionnelle: l'analyse de la demande d'intervention.
A la demande d'une équipe, d'un groupe, d'une fraction de l'établissement, des socianalystes s'autorisent de leur qualité et de la demande même qui leur est adressée, pour intervenir dans l'établissement. Dès le premier contact, bien avant d'avoir mis les pieds chez les demandeurs, le rapport d'intervention est tissé. Ce moment initial est décisif à analyser. D'une certaine manière il contient virtuellement l'histoire de l'intervention. Car une intervention qui vise à mettre en mouvement l'institution de l'établissement, en contribuant, avec les demandeurs (souvent même contre certains d'entre eux), à produire une connaissance-en-acte sur les déterminations de la situation, une telle intervention ne se répète pas deux fois; elle est un événement unique et singulier.
Il faut donc ici distinguer les interventions qui visent à mettre en analyse l'institution de l'établissement, de celles (les plus nombreuses) qui cherchent à répondre à une commande d'ordre technique (pédagogie, évaluation, formation de formateur, rationalisation d'un fonctionnement, etc.) organisationnel ou relationnel.
La socianalyse se situe de manière singulière dans l'histoire des interventions institutionnelles, comme – jadis ― la sociopsychanalyse créée par le freudien Gérard Mendel ou bien encore comme certaines pratiques psychosociologiques (celles de Dubost, par exemple). Cette orientation a toujours été minoritaire par rapport à la pratique dominante du « Conseil », de « « l'Organisation de formation », de « l’ingénierie » et maintenant de « l'audit ». Je dirais volontiers que la distinction fondamentale entre elles c'est que pour l'intervention institutionnelle, l'analyse de la demande constitue l'essentiel de l'action, alors que pour l'audit et l’ingénierie, il n'y a pas d'analyse de la demande mais réponse à une commande.
Il n'est pas inutile ici de faire un bref rappel historique à ce sujet, au moins depuis 1968 en France. Il y avait des pratiques d'intervention avant 68, notamment dans la psycho-sociologie industrielle; celles-ci s'étant développées depuis la fin des années quarante, dans le contexte de la reconstruction et de l'accroissement de la productivité des entreprises. Guy Palmade à l'ARIP et à EDF (PROFOR) ou Jacques Ardoino à l'ANDSHA pour n'en citer que deux ― certes parmi les plus notables ― ont d'abord travaillé avec l'industrie avant de le faire en milieu éducatif et dans la formation professionnelle. Ils ont transposé les modèles de la psycho-sociologie du travail tout en les critiquant... modérément... Il y a donc là une continuité historique.
Dans les années soixante-dix, l'équipe de Marcel Lesne, au CNAM, a élaboré un modèle de « lecture des pratiques de l'analyse de la demande de formation » qui, bien que portant sur tous les modes d'analyse et non exclusivement sur l'intervention, pose la thèse suivante :
- Toute démarche d'analyse d'une demande de formation aboutit à une production d'objectifs de formation.
Cette formulation n'est pas une tautologie. C'est une interprétation sociologique d'un processus complexe qui vise à négocier entre les « partenaires sociaux » un consensus sur les objectifs de formation. Lesne et les chercheurs du CNAM, à partir des observations recueillies auprès d'une centaine d'entreprises élaborant leur plan de formation, ont synthétisé leur résultat sous cette formule. Ils modélisaient ainsi ce que l'on appelle depuis « la négociation de formation ». Mais l'institutionnalisation des pratiques d'analyse de la demande de formation a autonomisé ce moment de préparation de l'action, au point d'en faire un acte technique, avec son outillage sophistiqué de recueil et de traitement des données en vue du « diagnostic ». On est donc passé dans cette décennie soixante-dix, d'une conception intervenante de la formation, à une conception fonctionnaliste et opérationnelle, qui spécialise chaque moment de l'action. On passe de l'intention de mise en analyse d'une demande à l'exécution d'une commande.
La théorie et la pratique de l'intervention institutionnelle se sont donc perdues en se généralisant dans leur contraire (leur falsification); et cette institutionnalisation se poursuit aujourd'hui avec « l'audit de formation ». Le consensus sur la « nécessité » de développer quantitativement et qualitativement la formation initiale et continue est devenu à ce point massif parce que cet investissement éducatif est désormais directement réalisateur de profits. Ce n'est plus une « dépense » non rentable mais bien plutôt un investissement dont les économistes s'efforcent de calculer la productivité. C'est ce qu'ils appellent « le retour sur investissement ». Pour expliquer les raisons de ce passage, d'assez longues argumentations seraient nécessaires. Il faudrait ici notamment expliciter l'histoire de la théorie économique dite du « capital humain », sa genèse et ses développements; puis en présenter la critique. (cf. bibliographie).
Pour comprendre ce que sont aujourd'hui les pratiques dominantes de « gestion » et « d'ingénierie » de la formation, il faut prendre toute la mesure de ce qu'a été l'institutionnalisation de la formation professionnelle continue. Même si l'exercice individuel du droit à la formation est encore limité ou entravé, on peut cependant affirmer que ce droit, issu des négociations de Grenelle de 1968 et qui se présentait alors comme une « conquête sociale majeure », s'est transformé en une obligation économique de se former. « Tu te formes, ou tu n'existes pas socialement » telle est la loi de la valorisation du capital. (Cf. J.G. « Quatorze scolies sur l'institutionnalisation de l'éducation des adultes 1968-1992 ».) Les grandes entreprises et les firmes mondiales pratiquent depuis longtemps l'investissement de formation, puisqu'elles y consacrent plus de 10 % de leur masse salariale (IBM : 14 %).
Une autre dimension de ce passage en système de la formation s'est réalisée à travers la professionnalisation des formateurs. Les années quatre-vingts ont vu se généraliser les modèles de la formation des formateurs élaborés dans quelques centres « d'avant-garde » au cours des années soixante, tels le CUCES/INFA à Nancy, le CESI à Paris ou bien encore le CNAM
Au seuil des années quatre-vingt-dix, « l'acte professionnnel » de formation vise à intégrer toutes les fonctions et tous les moments qui le constituent dans un système rationalisé de techniques particulières. L'extériorité d'un intervenant n'est plus de mise. Cette position d'extériorité que l'intervenant institutionnel des années soixante-dix revendiquait comme indispensable à sa pratique (certains disaient même sa praxis), apparaît à beaucoup de « professionnels » comme intenable, et, de fait, elle n’est plus tenue aujourd'hui. La logique de l'action de formation étant de part en part dominée par sa finalité économique et son idéologie utilitariste, un intervenant qui déclare « mettre en mouvement l'institution de l'établissement ou de l'entreprise » parle comme un zombie, on le comprend à peine ...
L'offre de formation-valorisation ayant colonisé tous les espaces-temps de la société, tout se passe comme s'il n'y avait plus d'objet, ni de sens à analyser des besoins de formation. Non seulement l'offre de formation et de conseil sature le marché - cela, elle l'a toujours fait, même lorsque le marché de la formation était limité et segmenté -, mais surtout la marchandise-formation recouvre toutes les pratiques existantes ou virtuelles.
Les intervenants en établissements que vous êtes peuvent-ils encore se poser la question: « qu'est-ce que nous allons bien pouvoir analyser en matière de besoins de formation? ». Peut-on, encore, s'abstraire de la formidable pression que l'offre de formation fait peser sur les conseillers en formation? Les présupposés de l'offre, la programmation de l'offre, induisent massivement les « réponses » fournies par les experts et les ingénieurs en formation aux « problèmes » qui leur sont soumis par les entreprises.
La nécessité économique de l'investissement de formation enlève toute pertinence à une visée intervenante qui ne s'inscrirait pas dans cette « nécessité ». Généralisée comme technique de gestion des « ressources humaines », l'intervention de formation en établissement mérite-t-elle encore de porter le nom de baptême qu'un petit nombre de ses ancêtres lui avaient trouvés: une socianalyse? Certainement pas .
Décidément le projet de ces ancêtres - non ! ils ne sont pas tous des brontosaures! - de bâtir une théorie de l'implication devient d'une urgente actualité.
II. L'institution de la formation des formateurs dans les établissements
Formulons la thèse: l'institution de la formation des formateurs dans les établissements vise à développer des pratiques intervenantes légitimant les innovations et les modernisations.
Qu'il s'agisse des rationalisations de l'évaluation au début des années soixante-dix, de la pédagogie par objectifs à la fin de cette même décennie ou bien plus récemment des projets d'établissement, et de bien d'autres « innovations », ces politiques tentent de se réaliser à travers le développement de la formation des enseignants et des formateurs. Est alors constitué pour y parvenir, un corps de formateurs, encadré et impulsé par des experts au service de telle ou telle fraction de l'appareil d'éducation et de formation. Ce fut le cas des CIFFA[1] (devenus très vite CAFOC[2]) lors de la mise en place des GRETA. C'est aujourd'hui le cas de la formation des cadres des IUFM par le CNAM et l’université de Paris X. On comprend que la notion d'intervention institutionnelle soit sollicitée et généralisée par une telle stratégie des innovations. Des mouvements pour « l'éducation nouvelle » comme les FOEVEN/AROEVEN[3], ou bien encore des syndicats d'enseignants avaient déjà tenté, depuis 1968, de développer de telle stratégie, sans succès notable. Ils se trouvent aujourd’hui à la fois reconnus et « trahis » ; mais ils s'investissent dans les MAFPEN et les IUFM
Le sens sociohistorique de cette pratique intervenante légitimante se dégage de plus en plus clairement au point de pouvoir être désigné comme une détermination sociale. Je l'ai. analysé comme l'action de particularisation du rapport social (Cf. Guigou J. La Cité des ego. L'Impliqué, 1987).
La « cause » qui vient légitimer ces opérations, c'est celle de l'autonomie. Autonomie des élèves, des maîtres, des établissements, etc ... Or, il s'agit de dissoudre d'anciennes solidarités faites de proximité, de communauté de vie et d'apprentissage, pour séparer ce qui était réuni et fonder l'abstraction d'un « individu autonome ») qui doit à lui seul produire et reproduire tout le rapport social.
Loin de fonder de nouvelles solidarités, l'institution de la formation des formateurs vient créer la fiction d'une « équipe pédagogique» qui doit donner existence et substance à « la vie scolaire ». Or, la détermination sociale de la particularisation assigne les individus à devenir de plus en plus dépendants du processus mondial de valorisation du capital.
On pourrait donc avancer que la formation des formateurs, par le biais de l'intervention en établissement vise à instituer un « professionnel de la formation » dont la seule activité tend à créer de l'autonomie dans la dépendance.
III L'analyse institutionnelle, une référence pour l'intervention en établissement
Les premières théorisations de ce qui deviendra après 1968 l'analyse institutionnelle ont été réalisées dans les années cinquante et dans les années soixante par les praticiens de la psychothérapie institutionnelle (Jean Oury, Tosquelles, Dauumézon, etc.), de la pédagogie institutionnelle (des dissidents du mouvement Freinet comme Jean Oury et Raymond Fonvielle), de l'autogestion pédagogique (comme Georges Lapassade et René Lourau).
La révolution de mai/juin 68 s'est accomplie comme mouvement généralisé de « contestation » des institutions dominantes de la société. Famille, école, usine, parti, église, laboratoire, université, médias, ont été retournées comme on retourne un gant... Le moment « chaud» du printemps 68 a été à la fois contestation de l'institué au nom d'une modernité qui était déjà saturée de modernisme et affirmation du mouvement instituant au nom d'une « révolution prolétarienne » dont le sujet historique, la classe qui se nie, se trouvait déjà dépourvue de sa substance sociale, puisque la « classe du travail » était presque totalement intégrée dans la société.
La rupture fondatrice de l'analyse institutionnelle réside dans cette dialectisation nouvelle du concept d'institution en trois moments: l'institué, l'instituant et l'institutionnalisation. La référence à Hegel/Marx est explicite. En cela l'AI. s'oppose aux conceptions positivistes de l'institution, celles - les plus nombreuses - qui analysent davantage les dimensions instituées d'un établissement, d'un groupe, d'une entreprise, d'une organisation, que ses dimensions instituantes. C'est l'acception juridico-politique traditionnelle de l'institution; celle qu'utilisent les politologues et de nombreux sociologues (Crozier et ses disciples, par exemple) ou bien encore la multitude des intervenants psychologiques, qui prennent l'institution comme elle existe.
Comme la théorie de l'autogestion généralisée, issue du mouvement des Conseils ouvriers des années vingt en Europe, l'analyse institutionnelle généralisée est une praxis; c'est-à-dire l'expérience historique d'un mouvement social. En tant que telle, elle est d'abord une association libre d'individus qui ne se satisfont plus de l'existant, de ce qui leur est donné comme épuisant tout le réel d'une époque, et qui cherchent à faire advenir d'autres possibilités, d'autres potentialités. Avant d'être une pratique de l'intervention externe auprès d'un établissement, l'A.I. est une intervention interne. Si, dans les années soixante-dix, certains partisans-praticiens de l'A.I. se sont placés sur le marché de l'intervention institutionnelle, c'est en connaissance de cause ... je veux dire, de scepticisme pour la cause de l'analyse institutionnelle généralisée l
L'intervention de formation, de conseils en formation, ne vise pas explicitement à mettre en analyse collective le rapport social de l'établissement. Le plus souvent elle se définie comme une prestation technique de services: diagnostic, conseil, élaboration d'outils, formation de cadres novateurs, etc. Pourtant, certains courants prétendent « faire de l'analyse institutionnelle » auprès de leurs clients. La plupart du temps, ils ne font, au mieux, que de l'analyse organisationnelle. Or, la formation est au cœur de la production et de la reproduction du rapport social après 68. Pourquoi? Montrer cela m'entraînerait dans de vastes démonstrations visant à penser le devenir de la société, après 68, comme s'unifiant dans une seule classe sociale, la classe des prolotarisés ou encore des particules de capital. L'ancienne détermination classiste, c'est-à-dire celle de la contradiction capital-travail, tend à s'affaiblir, voire à disparaître. Elle a dominé la société depuis les débuts du capitalisme industriel (1848 est la première révolution prolétarienne), jusqu'à la dernière révolution prolétarienne qu'a été 1968. Dans la décomposition! recomposition actuelle, la particule doit réaliser tout le rapport social et sa reproduction, en valorisant sa « ressource humaine ». Le sens de ce processus mondial - fort visible lors de la Guerre du Golfe pour qui ouvre les yeux sur autre chose que sur un écran -, c'est de donner une apparence d'humanité à la matière transformée (cf. l'intelligence artificielle ou le génie génétique) et une substance chosifiée aux humains.
Qu'elle vise ou non à mettre en analyse l'institution de l'établissement, l'intervention de formation, cependant, y touche. Car le rapport de formation est très largement dominé par le rapport social tout court. Agissant au cœur du rapport de force sur lequel repose l'équilibre de l'institution de l'établissement, la formation des formateurs légitime cet équilibre en se donnant comme pratique « innovante ». Cette implication institutionnelle de l'intervention peut aussi être mise en analyse dans le petit groupe des intervenants. Il y a là un dispositif intéressant d'analyse interne que les « Groupes Ressources » de la MAFPEN pourraient mettre en œuvre. Cette analyse interne n'a rien à voir avec une sorte de psychanalyse de groupe, ni avec la pratique syndicale de la « bonne ligne politique ». Il s'agit de tenter d'élucider les implications, idéologiques, organisationnelles, libidinales, etc. qui médiatisent les rapports des intervenants et de leurs clients-collègues. Vingt années d'expérience de socianalyse montrent qu'il n'y a pas d'avancées créatives dans l'analyse externe, s'il n'y a pas d'avancées significatives dans l'analyse interne.
Quelques lectures possibles
« L'analyse de l'implication dans les sciences sociales»: Revue POUR, n°88, mars-avril 1983, GREP, Éditions Privat, Toulouse.
Guigou (J.): L'institution de l’analyse dans les rencontres, Paris, Anthropos, 1981.
Guigou J. (1987), La Cité des ego, Grenoble, L'Impliqué, 1987.
Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan.
Hess R. et Savoye A.) (dir.) (1988), Perspectives de l’analyse institutionnelle. Méridiens-Klincksieck.
Lautier B et Tortajada R. (1978), École et force de travail. Maspero.
Lesne M. (1984), Lire les pratiques de formation des adultes. Edilig.
Lourau R. (1970), L’analyse institutionnelle. Minuit.
[1] Centre intégrés de formation des formateurs d’adultes. Implantés dans les rectorats de chaque académie, ces organismes avaient été conçus et promus par l’INFA, notamment par un de ses cadres, J.J.Scheffknecht.
[2] Centre académique de formation continue.
[43Fédération des œuvres éducatives et de vacances de l’éducation nationale. Sur la critique-en-acte de ces organisations ont lira, "Intervention socianalytique auprès d'une association d'éducation nouvelle : l'AROEVEN", in, Guigou J. L'institution de l'analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981, p.92-115.
Jacques Guigou et l'Analyse institutionnelle
Ce jour, 2 avril 2012 : dix neuf ans plus tard… En 1992, j’ai commencé le texte ci-dessous… que je n’ai jamais achevé. De sorte que ce ne sont que les prémices qui sont seulement rédigées. J’avais le projet de décrire et d’analyser mes rapports et mes apports au courant dit de l’Analyse institutionnelle. J’avais opté pour une présentation rédigée par un auteur fictif nommé Françoise Fauché. Je conserve ici cette auto-fiction. J’ai participé à ce courant durant environ une dizaine d’années. Depuis 1969 où je demande à René Lourau de conduire l’analyse institutionnelle d’une formation de cadres algériens salariés de la Société nationale de Sidérurgie ; formation organisée par le CUCES à Nancy ; un dispositif de formation que je co-dirigeais. Jusqu’en 1983, où dans mon article « l’instituant revisité », puis dans mon affiche-manifeste "L'AI sans son jeu", présentée à la Rencontre mondiale de Paris-Montsouris en 1984, je critique les fondements politiques et théoriques de l'analyse institutionnelle. Je retrouve aujourd’hui ce texte à la faveur d’un changement d’ordinateur. Je le mets en ligne tel quel car je n’ai aucune intention de finir ce récit. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que je n’y vois plus d’intérêt historique et théorique mais que simplement j’ai d’autres projets d’écriture qui se pressent à mon esprit. JG. Montpellier, 2 avril 2012. PS. Singulière correspondance : dans le récit de l’analyse institutionnelle qu’il a conduite au CUCES de Nancy à ma demande, René Lourau signale que j’ai désigné comme « un temps critique » ces deux journées d’analyse institutionnelle. Un terme que, vingt an plus tard je proposerai comme titre de la revue qu’avec quelques amis de France, d’Allemagne et d’Italie nous entreprenions de fonder : Temps critiques.
Françoise Fauché Un schismatique de l’advenu : Jacques Guigou et l’analyse institutionnelle
Si les apports théoriques et pratiques de Jacques Guigou[1] au courant de l’analyse, institutionnelle, notamment sa critique politique de la formation continue, datent de l’après mai 68. Ses rapports intellectuels avec les auteurs qui deviendront des références majeures pour les institutionnalistes (Lefebvre, Lapassade, Marcuse, Reich, Lefort, Castoriadis) et ses contacts avec les groupes (la FGERI, Le Semeur) qui vont contribuer au premier corpus théorique de l’A.I,. se situent, eux, au milieu des années 60.
[1] Nous adressons nos plus vifs remerciements à Jacques Guigou pour la documentation qu’il nous a fournie et le chaleureux accueil qu’il a manifesté lors de nos entretiens de l’été 2002.]
Il serait quelque peu réducteur d'attribuer la sensibilité de Jacques Guigou à la question de l’institution, à la culture socialo-calviniste[2] dans laquelle il a grandi. bien que cette référence ne soit cependant pas négligeable plus lui.
Certains institutionnalistes de la seconde génération, entrés en conflit avec lui à l’occasion de tel projet éditorial ou de tel épisode socianalytique, ne se sont pas embarrassés de semblables principes de méthode et ont pratiqué l’amalgame entre sa rigueur théorique et ce qu’ils imaginaient être un moralisme de minoritaire. Il reste néanmoins raisonnable d’avancer que la filiation languedocienne de notables médecins[3] « libéraux » et de propriétaires-viticulteurs radicaux et radicaux-socialistes[4 à laquelle il appartient ne fut pas sans influence dans sa formation politique (l’utra-gauche sérieux et contemplatif de l’assemblée !) et dans son intérêt pour les mouvements hérétiques ou schismatiques, ceux-là même qui introduisent négation et rupture dans les institutions.
[2] On se souvient de la fonction historique majeure que René Lourau attribue à L’Institution de la religion chrétienne de Calvin dans sa théorie de L’État-inconscient (Minuit, 1978). Pour lui, l’État-inconscient de l’église calviniste à Genève et son régime despotique se manifeste davantage dans ses actions de répression des mouvements radicaux ou hérétiques issus de la Réforme (anabaptistes, nicodémites, « libertins spirituels »), cette répression allant jusqu’aux exécutions capitales (dont celle de Michel Servet), que par son opposition au « papisme » catholique romain.
[3] Voir l’ouvrage que le père de Jacques Guigou, le docteur Émile Guigou (1910-2000), ancien maire de Vauvert, a consacré à son grand-père, le docteur Émile Guigou (1830-1906), ancien maire de Vauvert et conseiller général du canton, sous le titre, Mousu Mile. Un notable de Vauvert dans la seconde moitié du XIXe siècle, Nîmes, Lacour, 1993. On peut également se référer au recueil des écrits politiques du père de Jacques Guigou ; Émile Guigou, Écrits politiques, L'Harmattan, 2010. (Cette dernière référence a été portée en 2021, lors d'une relecture. JG) [4] Parmi lesquels on trouve Gaston Bazile, diplômé de l'École Centrale des arts et manufactures, député puis sénateur du Gard pendant l'entre-deux guerres et secrétaire d'État à l'enseignement technique du second Gouvernement d'Édouard Herriot (juillet 1926).
Comme bien d’autres anticolonialistes de sa génération, Jacques Guigou a émergé à la conscience politique au moment de la guerre d’Algérie. En 1958, avec quelques autres lycéens nîmois, il participe aux manifestations d’opposition aux soubresauts de l’État-nation colonial ; cette première implication directe dans l’action politique cristallise chez lui des idées anti-étatiques et communistes. Près de dix années plus tard, docteur en sociologie, c’est dans une Algérie où les tentatives d’autogestion sont en cours de liquidation, qu’il va contribuer à la mise en place d’instituts de formation professionnelle pour l’industrie lourde[5]. Cette expérience collective de formation, menée à l’échelle d’un pôle industriel majeur (la sidérurgie) fut pour lui contradictoire mais intense et créative. Au titre de la « transition vers le socialisme algérien », et bénéficiant de l’appui politique (limité) de certains anciens responsables de la lutte de libération nationale devenus cadres dirigeants des Sociétés d’État, le centre de formation où il était affecté comme sociologue coopérant cherchait à pratiquer une « autogestion pédagogique » pourtant déjà rendue illusoire par les orientations centralisatrices d’une Algérie se bureaucratisant à grande vitesse. Les possibilités de création de rapports éducatifs inédits s’avéraient en effet bien précaires. Cependant, en raison de l’importance des investissements politico-financiers pour industrialiser le pays à marche forcée et compte tenu de l’absence d’un marché du travail de techniciens qualifiés, quelques « expérimentations institutionnelles » furent cependant tolérées par le système de l’État-Parti-Syndicat qui s’imposait sur toute la société algérienne. Mais dans l’effervescence de l’édification socialo-nationaliste le cheminement critique devenait parfois bien obscur….
[5] À cette époque, une publication de JG. rend compte des avancées et des limites de cette expérience : « Relations d’autorité et changement social : remarques sur un cas de formation au commandement d’agents de maîtrise pour l’industrie en Algérie », revue Autogestions, Paris, Anthropos, n°14/15, p.139-151. Article repris dans son ouvrage, Critique des systèmes de formation. Analyse institutionnelle de diverses pratiques d’éducation des adultes. Paris. Anthropos, 1972. Vingt cinq ans plus tard, dans une conférence à un colloque sur l’histoire de l’industrialisation de l’Algérie après l’indépendance, Jacques Guigou revisitera de manière critique ce moment historique ; cf. « Lorsque l’Algérie lourde se formait », publié dans Une mémoire technologique pour demain. Témoignages sur des expériences de formation dans la sidérurgie algérienne, sous la direction de Mohamed Benguerna, Alger, El Hikma, 1992, p.65-71. Conférence rééditée dans Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan 1993, p.275-280. Plus de vingt ans plus tard, cet article qui n’a pas pris une ride, a été à nouveau publié dans Ingénieurs en Algérie dans les années 1960. Une génération de la coopération. Sous la direction d’Aïssa Kadri et Mohamed Benguerna, Karthala, 2014, p.137-142.
Passant à l’écart des sens uniques du « centralisme démocratique » mêlé aux pédagogies autoritaires de cadres algériens assistés de leurs experts soviétiques, anticipant sur les impasses de la « gestion directe », de type groupiste, défendue par une minorité active de responsables algériens soutenus par leurs conseillers français en organisation participative et formative, Jacques Guigou a vécu, perçu et conçu, dans ce moment algérien de son parcours, les forces et les faiblesses de ce qu’il nommait « une intervention » et que dix années plus tard, avec d’autres, il nommera une socianalyse. Le dévoilement-soulèvement révolutionnaire de mai-juin 1968 le radicalise. Avec d’autres individus rencontrés dans les milieux de la formation permanente ou dans certains « comités d’action » en dehors de sa sphère professionnelle, il cherche à agir, selon le conseil de Marx, « là où la réalité recherche sa théorie », ; conseil qu’il place d’ailleurs en exergue de son premier livre. Il lit intensément les classiques du communisme des conseils (Pannekok, Korsch, Prudhommeaux), ceux des marxismes internationalistes (Luxembourg, Lukacs, Bauer, Les cahiers Spartacus), de l’anarchisme, de la théorie critique (Horkheimer et Adorno), de l’Internationale situationniste et du freudo-marxisme. Avec bien d’autres contestataires des formes bureaucratiques de l’action politique, il partage la défiance historique des courants anarcho-communistes à l’égard des partis politiques et des syndicats ; cela lui ouvre d’autres perspectives sur l’histoire du mouvement ouvrier et sur les luttes de classe dans la société bourgeoise qui achève de se décomposer.
[6] Critique des systèmes de formation. Analyse institutionnelle de diverses pratiques d’éducation des adultes. Anthropos, 1972. Revu et augmenté, ce livre a été réédité sous le titre Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan, 1993.
Dynamisé par les bouleversements contradictoires de l’immédiat après-mai 68, le sociologue-chercheur et conseiller en formation Jacques Guigou tente de ne pas trop séparer sa vie professionnelle de salarié d’avec ses aspirations à la critique-en-acte de l’existant. À l’automne 1968, au retour d’une année et demi de coopération technique en Algérie dans le cadre de son service militaire (en tant que VSNA ie Volontaire du service national actif), il poursuit ses activités de recherche et d’intervention-conseil sur la formation, au Centre universitaire de coopération économiques sociales (CUCES) à Nancy.
C'est donc une manière de réponse critique et prospective à la commande de la direction de l'AEE au CREFODIT, et qui porte sur l'au delà de la simple "animation pédagogique" des stages de F. de F. à savoir, une contribution à l'élaboration d'un plan de formation des personnels de l'AEE.
S'il est un domaine sur lequel le rapport du GER ne s'interroge pas c'est sur la légitimité des objectifs d'une F. de F. Placés en seconde priorité, après la connaissance des publics en formation, (p. 7), les objectifs de la F. de F. sont donnés comme devant être un tout "cohérent" (p.9) selon "deux axes principaux":
- les finalités institutionnelles,
- les exigences professionnelles de la formation des adultes" (ibidem, p.9).
Cette légitimité institutionnelle de laquelle découlerait la définition consensuelle et non contradictoire des objectifs de la F.de F. se trouve encore davantage affirmée par cette assertion de style très "objectif" et fort "scientifique" :
"C'est donc dans cet espace circonscrit par les deux grands axes :
objectifs de l'Institution et les exigences objectives d'une pratique professionnelle, à travers des réseaux complexes de déterminations et d'interférences qu'une formation de formateurs adéquate pourra s'ébaucher."
La boucle se boucle donc en définitive sur une sorte d'affirmation incantatoire et tautologique du genre suivant :
- La F. de F. doit se réaliser "dans un cadre cohérent"(p.l);
- à la "cohérence"de ce cadre doivent correspondre des "objectifs eux aussi cohérents";
- la cohérence des objectifs sera donné par "les finalités explicites de l'Institution AEE" et par,
- les "capacités exigés du formateur d'adultes [qui] sont inscrites dans la définition des fonctions telles qu'on la trouve dans l'accord d'entreprise (fiche 32, page 10".
Bref, de la cohérence institutionnelle dépend la cohérence des objectifs de formation, laquelle vient en retour renforcer la cohérence originelle de l'Institution AEE.
C'est ce type de discours clôturé venant ordonner des pratiques éducatives et politiques plus clôturantes encore (on a parlé du "ghetto de la F. de F.") que certaines situations du stage de Clermont-Ferrand ont démonté concrètement.
Notes
[1] Le Centre de recherche sur l'évaluation des formations et la division du travail (CREFODIT) a été fondé à l'université des sciences sociales de Grenoble par Jacques Guigou en 1975. Dirigé par Raymond Bodin et Jacques Guigou, il a été sollicité par la direction de l'AEE pour conduire une recherche-action sur la formation des formateurs à l'AEE. Une convention pour une durée de six mois a été passée entre les deux organismes.
Troubles de l'institution au Chalet ?
Une socianalyse dans un établissement socio-éducatif*
Jacques GUIGOU
Qui cherche une chose et la repousse
quand elle arrive, ne la retrouvera plus.
Shakespeare, Antoine et Cléopâtre
1. Le clair et le trouble
Tous les ans au mois de juin, Le Chalet entre en couches. Établissement éducatif pour enfants atteints de "troubles du comportement, de la conduite et de la personnalité", il s'agit à cette époque de renouveler l'effectif des pensionnaires en équilibrant par de nouvelles "entrées", les "sorties" décidées pour la fin de l’année scolaire. Ces subtiles opérations de sélection et d'orientation d'enfants, proposées aux bons soins des éducateurs du Chalet et au "bon air" du plateau du Vercors par de multiples services sociaux ou médicaux de Grenoble, donnent lieu à de vifs questionnements sur l'image de marque de l'établissement sur le marché des actions socio-éducatives.
Le réseau complexe et touffu des relations de coopération et de compétition que Le Chalet entretient avec le milieu dit de "l'enfance inadaptée" apparaît à cette occasion sous son jour le plus cru. Ainsi, dans l’examen des dossiers individuels des possibles "entrants", le service ou l’établissement qui propose l'enfant connote au moins autant son "trouble" que la description de ses conduites ou de son histoire. Signe évident de l'institutionnalisation massive de la chasse sociale aux "troublés", Le Chalet, qui dépend d'une association d'action socio-éducative, le CODASE [1] elle-même sous la tutelle de la DDASS [2] , n'échappe pas à l'étiquetage généralisé de la clientèle des services sociaux.
Le codage des sujets "à troubles" a désormais franchi un seuil de perfectionnement tel, que le critère décisif qui rassemble l'accord des membres de"l’équipe éducative" du Chalet se formule ainsi : "oui, c'est clair, non, c'est pas clair". Comme si le "trouble" ne pouvait avoir cours, là où précisément il s'agit de faire valoir sa place dans la gamme étendue des établissements de traitement des troubles... du comportement, de la conduite.
Faut-il également mettre au compte de cette tendance compulsive à la "clarification", l'étude entreprise par quelques membres éducateurs du Chalet et par la psychologue sur l’origine de classe sociale des pensionnaires depuis la fondation de l’organisme ? Chiffres à l'appui le constat fut net : pas d'évolution. Même origine "les milieux défavorisés"... comme on dit dans les milieux favorisés qui s'intéressent aux troubles du prolétariat... Mais les mots eux-mêmes se troubleraient-ils ?. "Milieux défavorisés", voilà un concept clair. Prolétariat introduit du trouble dans la pensée et donc dans l’action... socio-éducative.
Pour compléter l’approche du contexte de cet établissement d’Autran, à la recherche de plus de clarté sur lui-même, sur sa clientèle et sur son environnement, il faut dire aussi que dans ces semaines de la fin de l'hiver 1982, la réforme du "Projet pédagogique" a été mise en chantier. Quand on sait ce que représente le projet pédagogique dans les milieux de l'éducation spécialisée comme surenchères idéologico-thérapeutiques, on se dit qu'il y a anguille sous roche et que les rapports de force internes à l'établissement et externes sont tendus peut-être jusqu’au déséquilibre.
Nouveaux équilibres entre les deux structures de l'activité du Chalet les groupes internes en séjour et les enfants placés en "familles d'accueil" dans les environs du village ?
Nouvelle rationalité à définir dans la gestion des moyens financiers et humains de l'établissement ? Comment l’organisation du temps de travail des personnels s’accommode-t-elle avec le délicat dosage des appartenances syndicales ? Les emplois du temps et leurs emboîtements par degrés (celui des enfants, celui des éducateurs, celui des personnels de service, celui du directeur et du secrétariat) seraient-ils aussi mis dans le jeu de la révision du projet pédagogique? Aux yeux des éducateurs modernistes, le pédagogique serait-il séparable du politique ? A qui profite ou bien qui commande, de manière invisible, la réforme du projet pédagogique ? Si les caractéristiques sociales et les composantes psychologiques de la clientèle du Chalet ne changent pas, si « l'équipe éducative » reste stable elle-aussi, d'où vient alors ce projet de modification de l'activité pédagogique ?
Si j'osais formuler une hypothèse sur cette troublante question, je dirais qu'il y a là un effet. des déterminations politiques plus générales qui pèsent sur l'avenir de l'établissement : intégrer et présenter aux autorités de tutelle le nouveau discours étatique sur l'action sanitaire et sociale.
Que le continuum ne soit pas rompu entre les "familles d'accueil", ces nouveaux lieux de socialisation-modèle des enfants à trouble et l'État, instance-modèle d'éducation, de prévention et de participation. Soyez les formateurs idéaux de cette nouvelle race de famille qui a fait merveille dans l'ascension sociale des classes moyennes la famille de type "petit bourgeois" (cf. W. Reich).
Nouvel étatisme et nouveau familialisme seraient-ils les deux ingrédients de base de la nouvelle cuisine pédagogique ?
2. De la demande d'analyse ou comment s'en débarrasser ?
"Nous vous demandons de faire le point sur l'ensemble du fonctionnement et des structures de l'établissement", me précise une lettre du directeur du Chalet, qui signe au nom de "l'équipe éducative". Le 24 mai 1982, plus de deux mois après le message téléphonique qui, par l'intermédiaire de la psychologue, m'a transmis la commande d'intervention, je dispose désormais d'un texte écrit sur les objectifs de la demande d'analyse au Chalet.
Demande parmi les plus "claires", sil en fut, de mémoire de socianalyste ! Après un bref rappel du contexte, il m'est signifié lors du premier contact avec l'établissement le jeudi 11 mars, que je prends la suite de plusieurs autres analystes (psychosociologues et psychologues) et que je suis payé sur le budget destiné aux consultations du psychiatre, inutilisées jusqu'à ce jour.
Je me souviens avoir dit que je ne placerai pas l'analyse sur le registre des relations de groupe ni sur celui des rapports interpersonnels dans l'équipe éducative. Jai dû aussi présenter rapidement mes "références" en matière d'intervention institutionnelle et préciser qu'à chaque séance, le contrat était en quelque sorte à renouveler, y compris sur les plans financiers et spatio-temporels.
Une longue journée d'immersion muette dans la vie quotidienne du jeudi au Chalet, me permit d'apprécier l'ancrage rocheux des deux principaux piliers de l'édifice : la réunion de tous les membres de l'équipe éducative du jeudi matin et l'étude de cas de certains enfants, nommée synthèse, le jeudi après-midi. Faire entrer en analyse ce socle enfoui de l'institution du Chalet, ce qui inconsciemment fait lien social, s'est avéré très vite interdit dans l'endroit où ce lien apparaît sous sa forme la plus réifiée, celle du groupe de travail. Ici, un groupe de travail qui s'autoproclame une "équipe" et qui se réunit régulièrement pour gérer les grandes décisions de l'établissement.
Si l'on me demandait avant tout d'intervenir dans la réunion du jeudi matin, c'est pour bétonner au maximum les éventuels effets analyseurs que j'aurais pu y libérer, mais aussi parce que mes prédécesseurs avaient toujours "travaillé" dans ce lieu-là. Il n'est pas facile de se désengluer de l'adhérence groupiste. Certes, les autres espaces-temps de la vie du Chalet ne me sont pas fermés. On m'a même invité à les observer. Davantage pour y rassembler des informations en vue d'un supposé diagnostic ultérieur (métaphore médicale finalement pas si mal vue dans le milieu), que pour y porter l'analyse et chercher à la collectiviser là aussi.
Devant les résultats insignifiants de mes tentatives de réactivation de l'élucidation de la demande d'analyse — tentatives trop modestes il est vrai — je mesurais, pantois, l'ampleur de la pénétration du modèle de "l'écoute psychanalytique" appliquée aux groupes. A rester ainsi sagement assis à écouter les divers avatars de la prise de décision au Chalet, je comprends comment un statut "d'analyste" à orientations freudiennes peut fournir une rente à vie, ou presque! Il me suffisait là de lâcher quelques formules énigmatiques pour que le contrat soit rempli sans aucun problème...
Éducateurs encore un effort pour vous taire... et vous deviendrez tous psychanalystes !
C'est donc d'abord l'institution de l'analyste officiel du Chalet qu'il fallait mettre en analyse. Tout le reste n'est que diversion et surtout neutralisation de l'analyse institutionnelle. Exercice de haute voltige que j'entrepris résolument ce jeudi-là, 6 mai, selon le double mouvement :
- d'une proposition d'auto-dissolution de l'institution de la réunion du jeudi matin;
- d'une indication de doublement du tarif de la troisième heure d"intervention de ce jour, en réplique à un débat ésotérique sur la fonction d'analyste au Chalet.
Dès lors plus possible de s'en débarrasser en faisant de l'analyste auprès de "l'équipe" une potiche de salon de la Cause (freudienne ?)... de l'équipe. Oui, décidément, l'analyseur-argent est le plus raffiné de la situation socianalytique. Il cause toujours et nous en apprend à lui seul beaucoup plus que n'importe quelle enquête sur les fonctions sociales du travail socio-éducatif.
3. Une tranche à 280
Ce qui dérange le plus les opposants à mon passage-à-l'acte socianalytique de doublement d'une heure de tarif, c'est l'espèce de sortie du rang, le changement de ligne, "le déraillement" imprévu et non concerté, qu'il manifeste. Des débats intenses et à rebondissements qui suivirent la lettre dans laquelle j'officicialisais ma décision en l'intégrant visiblement dans la présentation des honoraires de l'analyste, ce qui apparaît comme inacceptable à ceux qui osent exprimer leur avis sur la question, c'est le caractère apparemment "gratuit" voire "luxueux" du geste.
Ce que nous donne à lire, entre les lignes, l'analyseur-argent du dispositif analytique, c'est que dans "l'équipe éducative", chacun doit tenir sa place et y rester. Il semble pourtant que ceux qui se déclarent les plus "compréhensifs" vis-à-vis de cette tranche d'analyse à 280 francs sont précisément ceux qui occupent au Chalet des positions dominantes : le directeur, la psychologue, certains parmi les éducateurs les plus anciens et les plus militants notamment. La façade unanimiste et égalitariste de "l'équipe éducative" ne semble pas supporter la moindre fissure, la plus modeste craquelure. Ce qui est exprimé à la faveur de cette séquence à quitte ou double, c'est une sorte de hiérarchie invisible, mais non moins active, entre plusieurs couches sociales d'éducateurs et de personnels de l'établissement.
L'hypothèse, à vérifier, que je formule à ce sujet serait la suivante :
- tout se passe, dans l'inconscient politique du Chalet, comme si les éducateurs dont le statut est le plus fragile (embauchés, récents, stagiaires, vacataires, non syndiqués ‑ s'ils existent ‑ etc.) étaient également ceux qui souhaitaient plus de fermeté dans la ligne politique de l'établissement et plus de rigueur dans l'organisation du travail.
Ce clivage, un instant élucidé, recouperait-il une subtile démarcation dans l'origine de classe des salariés de l'établissement ? Démarcation qui s'exprimerait dans la plus ou moins forte introjection de la situation sociale des enfants et de leurs familles dites "naturelles" par les éducateurs ou les personnels dont l'origine de classe est la plus proche de ces "milieux défavorisés" qui constituent la source d'activité et de revenus de l'établissement qui les emploie.
Autrement dit, ce qui est inconsciemment en jeu dans le transfert à l'institution de l'analyste au Chalet c'est que l'organisation du travail et les places que chacun y occupe, doivent être stables et garanties par une autorité politique supérieure et neutre. Quelque chose comme l'État qui "fédère" l'intérêt général en régulant "les intérêts particuliers.
Tout ce qui a été dit sur la nécessité de fonctionnariser les analystes, sur le caractère violent du rôle de l'argent dans l'analyse, sur "l'indécence" du geste qui demanderait à la secrétaire du Chalet de dactylographier un tarif horaire aussi élevé, sur le rappel réaliste des "réalités" du chômage, du nombre important de smicards, etc. indique cette ligne de clivage (de fraction de classe) qui traverse des rapports sociaux antagonistes mais qui ne peuvent s'avouer comme tels.
Peut-être que ce qui était dit à ce propos et de manière allusive à l'analyste c'est justement ce qui ne peut être dit à ceux qui occupent au Chalet des places statutairement dominantes ou bien qui bénéficient de zones d'autonomie relative dans l'organisation (tel le service du placement familial).
Comme dans la France du "socialisme des intellectuels" [3] de 1982, le pouvoir politique au Chalet doit-il assurer son assise sur les classes moyennes en déclarant le faire au nom de la "défense des intérêts des plus défavorisés"? (c'est-à-dire de l'intérêt des enfants... ). Dans cette perspective d'une homologie de structure entre les rapports de fractions de classe au Chalet et les rapports de classe en France, l'analyste (ayant statut de médecin-psychiatre) jouerait-il le rôle de la bourgeoisie techno-bureaucratique qui "gère" les rapports du national au mondial et avec laquelle les classes moyennes ont fait alliance? Le "compromis historique" au Chalet serait-il en voie de réussir à travers la nouvelle alliance du projet pédagogique ? Serait-ce aussi la raison pour laquelle la lettre que doit m'adresser le directeur m'informant du refus de me payer cette heure à 280 F ne m'est pas toujours pas parvenue, un mois après que la décision fut sensée avoir été prise?
Si les résistances à vaincre, "dans l'équipe", pour mener à terme la réforme du projet pédagogique, sont aussi fortes, c'est qu'elles s'enracinent dans l'alliance de fractions des classes moyennes qui constitue la base sociale actuelle de l'organisme. Ainsi en va-t-il de cette opposition "gentille", parfois thème de folklore et de chahut le jeudi matin, entre les "intellos" et les non-intellos de l'équipe. "Moi qui ne suis pas intello,... " répond goguenard l'assistant social au directeur en étalant le journal Libération sur la table de travail, avant la réunion de synthèse du jeudi après‑midi... Les intellos du Chalet serait-ce aussi ceux qui écrivent rapports et comptes rendus aux autorités de tutelle ? Les mêmes d'ailleurs qui "comprennent" le "coup de la tranche à 280 F"?
Et si j'en apprenais aussi une tranche sur mon contre-transfert institutionnel à l'égard de la couche des "intellos" du Chalet ? Comment dépasser concrètement le renforcement de fait que j'ai provoqué du statut d'analyste patenté du Chalet ? Mais cependant, pour mettre l'institution de l'analyste en analyse, encore faut-il qu'elle existe comme activité autonome. Car tout semblait jusqu'alors mis en œuvre pour que l'analyse collective soit bloquée, annulée, escamotée, neutralisée. On ne peut autodissoudre ni collectiviser une activité qui a été antérieurement déjà supprimée. Pour que de l'instituant survienne dans le dispositif d'analyse du Chalet, j'ai tenté le pari de faire exister l'analyse comme activité autonome et surtout reconnue. Sortir l'analyse de la fantastique neutralisation dont elle est l'objet dans l'établissement (je parle de l'analyse collective, de l'analyse institutionnelle et non de l'analyse psychologique qui, elle, envahit tout !), c'est faire un acte qui rend visible ce qui interdit à l'analyse institutionnelle d'exister.
Reste entière la question-projet de suppression du monopole de l'analyse par l'analyste officiel. Ce n'est en tout cas pas en bureaucratisant la fonction qu'on la collectivisera ; encore moins qu'on l'autogérera!
Dois-je m'arrêter d'écrire de l'analyse institutionnelle du Chalet sous prétexte que je renforcerais mon statut d'analyste patenté et diplômé de l'université ? Comment diffuser ce texte autrement que sous la forme psychiatrisée du "diagnostic"? Faut-il "l'expliquer" aux enfants ? ... à suivre...
4. L'ombre de la synthèse
Instance de mise en commun des observations sur l'enfant dont on "étudie" le cas, la synthèse est le lieu d'une confrontation des pratiques pédagogiques et éducatives des personnels qui "vivent" avec lui ou encore ont leur mot à dire dans son orientation. Le dedans et le dehors de l'établissement se rencontrent par travailleurs sociaux interposés. A certaines occasions, pour les sujets "à hauts troubles", cela peut impliquer beaucoup de "professionnels"...
Fortement valorisée dans les milieux de l'Enfance dite Inadaptée, la synthèse valorise ou dévalorise à son tour certaines pratiques éducatives, certains courants "thérapeutiques" aux dépens d'autres. Elle est à ce titre un haut lieu de validation/adaptation des singularités et des différences personnelles. Temps fort du contrôle idéologique des éducateurs par leur hiérarchie et des élèves-éducateurs par les anciens diplômés plus "expérimentés".
A première vue, la réunion de synthèse n'offre aucune faille. Elle se présente à tous égards comme "fonctionnant", comme très régulée et très bétonnée. La synthèse donne lieu à des séquences de récits parfois intenses et théâtralisés de fragment de vie des enfants. Le climat de la synthèse est paroliste. La consigne implicite et acceptée de toutes et tous, c'est de parler. Au-delà de ces fonctions psychologiques de réassurance mutuelle, la synthèse constitue à la fois le laboratoire et l'atelier de fabrication de la machine socio-éducative du Chalet. C'est là que sont produites les pièces centrales du moteur, l'ossature de la carrosserie et les circuits électriques vitaux. S'il me vient une image usinière à propos de la synthèse, il faudrait la compléter par celle d'une tour de contrôle automatisée et visualisée. Bien que ses origines sociolinguistiques semblent perdues chez la plupart des usagers de la synthèse, elle porte pourtant bien son nom. Tout se passe comme si l'ensemble des activités éclatées, parcellisées de l'établissement trouvaient régulièrement là leur légitimation institutionnelle. L'établissement semble pouvoir "fonctionner" sans assemblée de "l'équipe", le pourrait-il sans réunion de synthèse ?
Il est remarquable que les "troubles » de l'institution au Chalet sont très largement occultés lors dès réunions de synthèse. Comme si, s'agissant des rapports les plus productifs de l'établissement, un consensus se réalisait, un moment, là, à cause des dimensions techniques et productives dont la synthèse fait une urgence et une priorité. A l'ombre de la synthèse se fabrique le surmoi de l'inconscient politique du Chalet. L'ombre portée de la synthèse sur les autres activités de l'établissement agit comme un renforcement de l'idéal pédagogique de "l'équipe".
Les synthèses semblent tenir une fonction symbolique de réassurance dans l'action de chacun des adultes à l'égard des enfants certes, mais surtout de réassurance des membres de l'équipe éducative par rapport à cette équipe comme projet et comme illusion. L'idéologie de l'équipe éducative se donne d'emblée comme telle dans la synthèse. Les deux termes se confortent l'un l'autre : c'est parce qu'on est une équipe que des synthèses sont possibles ; c'est parce qu'on fait des synthèses que l'équipe fonctionne.
L'ombre de la synthèse, sa face cachée, son double invisible, ne seraient-ils pas à chercher dans le négatif de ce qui est sa fonction déclarée : traiter les "troubles" psychologiques en pleine lumière. Pour y parvenir une seule voie conséquente : faire de l'ombre sur les possibles surgissements inconséquents des troubles de l'institution au Chalet.
Autran-Grenoble, juin 1982.
Notes
*Les Dossiers de l’éducation, n°3, août 1983. Revue des sciences de l’éducation de l’université de Toulouse-Le Mirail, publiée par l’Association pour le développement et la recherche en éducation (ADDRE), pp. 103-111. Également publié dans Guigou J. (1987), La cité des ego, L'impliqué, pp.117-130.
[2] Direction départementale de l’action sanitaire et sociale.
[3] Cf. Makhaïski (J.W.), Le socialisme des intellectuels, trad. française. Seuil, 1979.
Jacques GUIGOU
L'INTERVENTION INSTITUTIONNELLE
AUPRÈS DES ÉTABLISSEMENTS
Ce texte est la transcription, revue par l'auteur, d'une conférence donnée à l'université d'été organisée par la MAFPEN de Grenoble à Yenne (Savoie), le 2 septembre 1990. Il a été publié dans Guigou J. Critiques des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L'Harmattan, 1993, p.281-290 et dans Ardoino J. et Lourau R. (dir.) Les pédagogies institutionnelles. PUF, p.103-110.
Avant d'exposer la thématique qui nous rassemble, j'expliciterai quelques présupposés de mon propos. Je parle à partir d'une double pratique d'intervenant en établissement, en associations, en organisations, et d'une pratique de chercheur sur l'éducation et la formation.
Ma pratique d'intervention se veut « institutionnelle » ; elle se situe dans le courant de l'analyse institutionnelle. Ce courant a, depuis près de vingt ans maintenant, élaboré une théorie et une pratique de l'intervention institutionnelle, connue sous le terme de socianalyse. J'utiliserai donc les outils, les méthodes, la praxéologie de la socianalyse ; mais je mettrai aussi en question la tradition socianalytique ― pourtant pas bien vieille ni très diffusée ― à partir de mon expérience d'intervenant; expérience réfléchie et analysée dans plusieurs monographies. (Cf. Bibliographie).
Ma pratique de chercheur sur les systèmes de formation date du milieu des années soixante. Commencée à l'Institut national pour la formation des adultes créé par Bertrand Schwartz, à Nancy à cette époque, elle se poursuit depuis. L'essentiel de ma contribution a porté, dans les années soixante-dix, sur l'institutionnalisation de l'éducation des adultes (la stagification) et dans les années quatre-vingts sur une théorie de la particularisation du rapport social (La Cité des ego). Je me place en rupture avec les logiques de formation et les paradigmes qui orientent l'action éducative. L'effort théorique que je poursuis aujourd'hui avec l'équipe de recherche que je dirige au Laboratoire de sciences de l'éducation de l'université Grenoble II, consiste à élaborer une critique de la raison formative, en montrant comment l'institution des formations aussi bien initiales que continues, contribue à la particularisation du rapport social. Dans cette perspective, l'hypothèse est faite que les nombreux dispositifs « d'individualisation des formations » ― dispositifs à l'œuvre partout ― sont déterminés par une mise en cohérence avec « les modernisations » et la « gestion des ressources humaines » comme valorisation du capital.
Dans le temps assez bref qui m'est imparti, je tenterai de décrire les pratiques d'intervention institutionnelle en établissement, sans pourtant m'en tenir au seul registre de la description des opérations, des épisodes stratégiques, mais en cherchant aussi à vous introduire aux problématiques plus théoriques que la conduite d'une socianalyse implique. Soit trois axes complémentaires de repérage:
1. L'analyse de la demande d'intervention et ses conséquences;
2. L'institution de la formation des formateurs dans les établissements;
3. L'analyse institutionnelle, une référence pour l'intervention en établissement.
Une dimension centrale de l'intervention institutionnelle:
l'analyse de la demande d'intervention.
A la demande d'une équipe, d'un groupe, d'une fraction de l'établissement, des socianalystes s'autorisent de leur qualité et de la demande même qui leur est adressée, pour intervenir dans l'établissement. Dès le premier contact, bien avant d'avoir mis les pieds chez les demandeurs, le rapport d'intervention est tissé. Ce moment initial est décisif à analyser. D'une certaine manière il contient virtuellement l'histoire de l'intervention. Car une intervention qui vise à mettre en mouvement l'institution de l'établissement, en contribuant, avec les demandeurs (souvent même contre certains d'entre eux), à produire une connaissance-en-acte sur les déterminations de la situation, une telle intervention ne se répète pas deux fois; elle est un événement unique et singulier.
Il faut donc ici distinguer les interventions qui visent à mettre en analyse l'institution de l'établissement, de celles (les plus nombreuses) qui cherchent à répondre à une commande d'ordre technique (pédagogie, évaluation, formation de formateur, rationalisation d'un fonctionnement, etc.) organisationnel ou relationnel.
La socianalyse se situe de manière singulière dans l'histoire des interventions institutionnelles, comme – jadis ― la sociopsychanalyse créée par le freudien Gérard Mendel ou bien encore comme certaines pratiques psychosociologiques (celles de Dubost, par exemple). Cette orientation a toujours été minoritaire par rapport à la pratique dominante du « Conseil », de « « l'Organisation de formation », de « l’ingénierie » et maintenant de « l'audit ». Je dirais volontiers que la distinction fondamentale entre elles c'est que pour l'intervention institutionnelle, l'analyse de la demande constitue l'essentiel de l'action, alors que pour l'audit et l’ingénierie, il n'y a pas d'analyse de la demande mais réponse à une commande.
Il n'est pas inutile ici de faire un bref rappel historique à ce sujet, au moins depuis 1968 en France. Il y avait des pratiques d'intervention avant 68, notamment dans la psycho-sociologie industrielle; celles-ci s'étant développées depuis la fin des années quarante, dans le contexte de la reconstruction et de l'accroissement de la productivité des entreprises. Guy Palmade à l'ARIP et à EDF (PROFOR) ou Jacques Ardoino à l'ANDSHA pour n'en citer que deux ― certes parmi les plus notables ― ont d'abord travaillé avec l'industrie avant de le faire en milieu éducatif et dans la formation professionnelle. Ils ont transposé les modèles de la psycho-sociologie du travail tout en les critiquant... modérément... Il y a donc là une continuité historique.
Dans les années soixante-dix, l'équipe de Marcel Lesne, au CNAM, a élaboré un modèle de « lecture des pratiques de l'analyse de la demande de formation » qui, bien que portant sur tous les modes d'analyse et non exclusivement sur l'intervention, pose la thèse suivante:
- Toute démarche d'analyse d'une demande de formation aboutit à une production d'objectifs de formation.
Cette formulation n'est pas une tautologie. C'est une interprétation sociologique d'un processus complexe qui vise à négocier entre les « partenaires sociaux » un consensus sur les objectifs de formation. Lesne et les chercheurs du CNAM, à partir des observations recueillies auprès d'une centaine d'entreprises élaborant leur plan de formation, ont synthétisé leur résultat sous cette formule. Ils modélisaient ainsi ce que l'on appelle depuis « la négociation de formation ». Mais l'institutionnalisation des pratiques d'analyse de la demande de formation a autonomisé ce moment de préparation de l'action, au point d'en faire un acte technique, avec son outillage sophistiqué de recueil et de traitement des données en vue du « diagnostic ». On est donc passé dans cette décennie soixante-dix, d'une conception intervenante de la formation, à une conception fonctionnaliste et opérationnelle, qui spécialise chaque moment de l'action. On passe de l'intention de mise en analyse d'une demande à l'exécution d'une commande.
La théorie et la pratique de l'intervention institutionnelle se sont donc perdues en se généralisant dans leur contraire (leur falsification); et cette institutionnalisation se poursuit aujourd'hui avec « l'audit de formation ». Le consensus sur la « nécessité » de développer quantitativement et qualitativement la formation initiale et continue est devenu à ce point massif parce que cet investissement éducatif est désormais directement réalisateur de profits. Ce n'est plus une « dépense » non rentable mais bien plutôt un investissement dont les économistes s'efforcent de calculer la productivité. C'est ce qu'ils appellent « le retour sur investissement ». Pour expliquer les raisons de ce passage, d'assez longues argumentations seraient nécessaires. Il faudrait ici notamment expliciter l'histoire de la théorie économique dite du « capital humain », sa genèse et ses développements; puis en présenter la critique. (cf. bibliographie).
Pour comprendre ce que sont aujourd'hui les pratiques dominantes de « gestion » et « d'ingénierie » de la formation, il faut prendre toute la mesure de ce qu'a été l'institutionnalisation de la formation professionnelle continue. Même si l'exercice individuel du droit à la formation est encore limité ou entravé, on peut cependant affirmer que ce droit, issu des négociations de Grenelle de 1968 et qui se présentait alors comme une « conquête sociale majeure », s'est transformé en une obligation économique de se former. « Tu te formes, ou tu n'existes pas socialement » telle est la loi de la valorisation du capital. (Cf. J.G. « Quatorze scolies sur l'institutionnalisation de l'éducation des adultes 1968-1992 ».) Les grandes entreprises et les firmes mondiales pratiquent depuis longtemps l'investissement de formation, puisqu'elles y consacrent plus de 10 % de leur masse salariale (IBM : 14 %).
Une autre dimension de ce passage en système de la formation s'est réalisée à travers la professionnalisation des formateurs. Les années quatre-vingts ont vu se généraliser les modèles de la formation des formateurs élaborés dans quelques centres « d'avant-garde » au cours des années soixante, tels le CUCES/INFA à Nancy, le CESI à Paris ou bien encore le CNAM.
Au seuil des années quatre-vingt-dix, « l'acte professionnnel » de formation vise à intégrer toutes les fonctions et tous les moments qui le constituent dans un système rationalisé de techniques particulières. L'extériorité d'un intervenant n'est plus de mise. Cette position d'extériorité que l'intervenant institutionnel des années soixante-dix revendiquait comme indispensable à sa pratique (certains disaient même sa praxis), n'est plus tenable, ni plus tenue aujourd'hui. La logique de l'action de formation étant de part en part dominée par sa finalité économique et son idéologie utilitariste, un intervenant qui déclare « mettre en mouvement l'institution de l'établissement ou de l'entreprise » parle comme un zombie, on le comprend à peine ...
Au seuil des années quatre-vingt-dix, « l'acte professionnnel » de formation vise à intégrer toutes les fonctions et tous les moments qui le constituent dans un système rationalisé de techniques particulières. L'extériorité d'un intervenant n'est plus de mise. Cette position d'extériorité que l'intervenant institutionnel des années soixante-dix revendiquait comme indispensable à sa pratique (certains disaient même sa praxis), apparaît à beaucoup de « professionnels » comme intenable, et, de fait, elle n’est plus tenue aujourd'hui. La logique de l'action de formation étant de part en part dominée par sa finalité économique et son idéologie utilitariste, un intervenant qui déclare « mettre en mouvement l'institution de l'établissement ou de l'entreprise » parle comme un zombie, on le comprend à peine ...
L'offre de formation-valorisation ayant colonisé tous les espaces-temps de la société, tout se passe comme s'il n'y avait plus d'objet, ni de sens à analyser des besoins de formation. Non seulement l'offre de formation et de conseil sature le marché - cela, elle l'a toujours fait, même lorsque le marché de la formation était limité et segmenté -, mais surtout la marchandise-formation recouvre toutes les pratiques existantes ou virtuelles.
Les intervenants en établissements que vous êtes peuvent-ils encore se poser la question: « qu'est-ce que nous allons bien pouvoir analyser en matière de besoins de formation? ». Peut-on, encore, s'abstraire de la formidable pression que l'offre de formation fait peser sur les conseillers en formation? Les présupposés de l'offre, la programmation de l'offre, induisent massivement les « réponses » fournies par les experts et les ingénieurs en formation aux « problèmes » qui leur sont soumis par les entreprises.
La nécessité économique de l'investissement de formation enlève toute pertinence à une visée intervenante qui ne s'inscrirait pas dans cette « nécessité ». Généralisée comme technique de gestion des « ressources humaines », l'intervention de formation en établissement mérite-t-elle encore de porter le nom de baptême qu'un petit nombre de ses ancêtres lui avaient trouvés: une socianalyse? Certainement pas ...
Décidément le projet de ces ancêtres - non ! ils ne sont pas tous des brontosaures! - de bâtir une théorie de l'implication devient d'une urgente actualité.
II. L'institution de la formation des formateurs dans les établissements
Formulons la thèse: l'institution de la formation des formateurs dans les établissements vise à développer des pratiques intervenantes légitimant les innovations et les modernisations.
Qu'il s'agisse des rationalisations de l'évaluation au début des années soixante-dix, de la pédagogie par objectifs à la fin de cette même décennie ou bien plus récemment des projets d'établissement, et de bien d'autres « innovations », ces politiques tentent de se réaliser à travers le développement de la formation des enseignants et des formateurs. Est alors constitué pour y parvenir, un corps de formateurs, encadré et impulsé par des experts au service de telle ou telle fraction de l'appareil d'éducation et de formation. Ce fut le cas des CIFFA [1] (devenus très vite CAFOC [2]) lors de la mise en place des GRETA. C'est aujourd'hui le cas de la formation des cadres des IUFM par le CNAM et l’université de Paris X. On comprend que la notion d'intervention institutionnelle soit sollicitée et généralisée par une telle stratégie des innovations. Des mouvements pour « l'éducation nouvelle » comme les FOEVEN[3] et les AROEVEN, ou bien encore des syndicats d'enseignants avaient déjà tenté, depuis 1968, de développer de telle stratégie, sans succès notable. Ils se trouvent aujourd’hui à la fois reconnus et « trahis » ; mais ils s'investissent dans les MAFPEN et les IUFM.
Le sens sociohistorique de cette pratique intervenante légitimante se dégage de plus en plus clairement au point de pouvoir être désigné comme une détermination sociale. Je l'ai. analysé comme l'action de particularisation du rapport social (Cf. Jacques Guigou, La Cité des ego. L'Impliqué, 1987).
La « cause » qui vient légitimer ces opérations, c'est celle de l'autonomie. Autonomie des élèves, des maîtres, des établissements, etc ... Or, il s'agit de dissoudre d'anciennes solidarités faites de proximité, de communauté de vie et d'apprentissage, pour séparer ce qui était réuni et fonder l'abstraction d'un « individu autonome ») qui doit à lui seul produire et reproduire tout le rapport social.
Loin de fonder de nouvelles solidarités, l'institution de la formation des formateurs vient créer la fiction d'une « équipe pédagogique» qui doit donner existence et substance à « la vie scolaire ». Or, la détermination sociale de la particularisation assigne les individus à devenir de plus en plus dépendants du processus mondial de valorisation du capital.
On pourrait donc avancer que la formation des formateurs, par le biais de l'intervention en établissement vise à instituer un « professionnel de la formation » dont la seule activité tend à créer de l'autonomie dans la dépendance.
III L'analyse institutionnelle, une référence pour l'intervention en établissement
Les premières théorisations de ce qui deviendra après 1968 l'analyse institutionnelle ont été réalisées dans les années cinquante et dans les années soixante par les praticiens de la psychothérapie institutionnelle (Jean Oury, Tosquelles, Dauumézon, etc.), de la pédagogie institutionnelle (des dissidents du mouvement Freinet comme Jean Oury et Raymond Fonvielle), de l'autogestion pédagogique (comme Georges Lapassade et René Lourau).
La révolution de Mai 68 s'est accomplie comme mouvement généralisé de « contestation » des institutions dominantes de la société. Famille, école, usine, parti, église, laboratoire, université, médias, ont été retournées comme on retourne un gant... Le moment « chaud» du printemps 68 a été à la fois contestation de l'institué au nom d'une modernité qui était déjà saturée de modernisme et affirmation du mouvement instituant au nom d'une « révolution prolétarienne » dont le sujet historique, la classe qui se nie, se trouvait déjà dépourvue de sa substance sociale, puisque la « classe du travail » était presque totalement intégrée dans la société.
La rupture fondatrice de l'analyse institutionnelle réside dans cette dialectisation nouvelle du concept d'institution en trois moments: l'institué, l'instituant et l'institutionnalisation. La référence à Hegel/Marx est explicite. En cela l'AI. s'oppose aux conceptions positivistes de l'institution, celles - les plus nombreuses - qui analysent davantage les dimensions instituées d'un établissement, d'un groupe, d'une entreprise, d'une organisation, que ses dimensions instituantes. C'est l'acception juridico-politique traditionnelle de l'institution; celle qu'utilisent les politologues et de nombreux sociologues (Crozier et ses disciples, par exemple) ou bien encore la multitude des intervenants psychologiques, qui prennent l'institution comme elle existe.
Comme la théorie de l'autogestion généralisée, issue du mouvement des Conseils ouvriers des années vingt en Europe, l'analyse institutionnelle généralisée est une praxis; c'est-à-dire l'expérience historique d'un mouvement social. En tant que telle, elle est d'abord une association libre d'individus qui ne se satisfont plus de l'existant, de ce qui leur est donné comme épuisant tout le réel d'une époque, et qui cherchent à faire advenir d'autres possibilités, d'autres potentialités. Avant d'être une pratique de l'intervention externe auprès d'un établissement, l'A.I. est une intervention interne. Si, dans les années soixante-dix, certains partisans-praticiens de l'A.I. se sont placés sur le marché de l'intervention institutionnelle, c'est en connaissance de cause ... je veux dire, de scepticisme pour la cause de l'analyse institutionnelle généralisée.
L'intervention de formation, de conseils en formation, ne vise pas explicitement à mettre en analyse collective le rapport social de l'établissement. Le plus souvent elle se définie comme une prestation technique de services: diagnostic, conseil, élaboration d'outils, formation de cadres novateurs, etc. Pourtant, certains courants prétendent « faire de l'analyse institutionnelle » auprès de leurs clients. La plupart du temps, ils ne font, au mieux, que de l'analyse organisationnelle. Or, la formation est au cœur de la production et de la reproduction du rapport social après 68. Pourquoi? Montrer cela m'entraînerait dans de vastes démonstrations visant à penser le devenir de la société, après 68, comme s'unifiant dans une seule classe sociale, la classe des prolotarisés ou encore des particules de capital. L'ancienne détermination classiste, c'est-à-dire celle de la contradiction capital-travail, tend à s'affaiblir, voire à disparaître. Elle a dominé la société depuis les débuts du capitalisme industriel (1848 est la première révolution prolétarienne), jusqu'à la dernière révolution prolétarienne qu'a été 1968. Dans la décomposition! recomposition actuelle, la particule doit réaliser tout le rapport social et sa reproduction, en valorisant sa « ressource humaine ». Le sens de ce processus mondial - fort visible lors de la Guerre du Golfe pour qui ouvre les yeux sur autre chose que sur un écran -, c'est de donner une apparence d'humanité à la matière transformée (cf. l'intelligence artificielle ou le génie génétique) et une substance chosifiée aux humains.
Qu'elle vise ou non à mettre en analyse l'institution de l'établissement, l'intervention de formation, cependant, y touche. Car le rapport de formation est très largement dominé par le rapport social tout court. Agissant au cœur du rapport de force sur lequel repose l'équilibre de l'institution de l'établissement, la formation des formateurs légitime cet équilibre en se donnant comme pratique « innovante ». Cette implication institutionnelle de l'intervention peut aussi être mise en analyse dans le petit groupe des intervenants. Il y a là un dispositif intéressant d'analyse interne que les « Groupes Ressources » de la MAFPEN pourraient mettre en œuvre. Cette analyse interne n'a rien à voir avec une sorte de psychanalyse de groupe, ni avec la pratique syndicale de la « bonne ligne politique ». Il s'agit de tenter d'élucider les implications, idéologiques, organisationnelles, libidinales, etc. qui médiatisent les rapports des intervenants et de leurs clients-collègues. Vingt années d'expérience de socianalyse montrent qu'il n'y a pas d'avancées créatives dans l'analyse externe, s'il n'y a pas d'avancées significatives dans l'analyse interne.
Quelques lectures possibles
« L'analyse de l'implication dans les sciences sociales»: Revue POUR, n°88, mars-avril 1983, GREP, Éditions Privat, Toulouse.
Guigou (J.): L'institution de l’analyse dans les rencontres, Paris, Anthropos, 1981.
Guigou J. (1987), La Cité des ego, Grenoble, L'Impliqué, 1987.
Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan.
Hess R. et Savoye A.) (dir.) (1988), Perspectives de l’analyse institutionnelle. Méridiens-Klincksieck.
Lautier B et Tortajada R. (1978), École et force de travail. Maspero.
Lesne M. (1984), Lire les pratiques de formation des adultes. Edilig.
Lourau R. (1970), L’analyse institutionnelle. Minuit.
------------
Notes
[1] Centre intégrés de formation des formateurs d’adultes. Implantés dans les rectorats de chaque académie, ces organismes avaient été conçus et promus par l’INFA, notamment par un de ses cadres, J.J.Scheffknecht.
[2] Centre académique de formation continue.
[3] Fédération des œuvres éducatives et de vacances de l’éducation nationale.