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COMMENTAIRES ET INTERVENTIONS
Billet à Julien Blaine pour son M’exposé n°2 sur la poésie contemporaine donné le 10 juin 2021 à la fondation Vasarely à Aix-en-Provence
Jacques Guigou
UNE LITANIE POPULO-RÉPUBLICANISTE
Dans un texte récent à propos des manifestations contre la loi sur les retraites, intitulé « L’ordre républicain de Macron », Jacques Rancière renouvelle sa litanie républicaniste mâtinée de populisme.Au nom « d’un sujet nommé peuple » qui serait ignoré par le pouvoir, il met en avant « l’opinion publique » qui serait l’expression authentique de la volonté populaire. Comme tant d’autres gauchistes, anarchistes, autonomes, écologistes, Rancière réduit l’État à « l’État policier ». Toujours la même conception autoritariste d’un État-nation pourtant affaibli alors que la forme réseau de l’État tend à s’imposer. . Et le lecteur a droit aux récits des actions violentes de la police ; violences certes bien réelles, mais encore une fois, moins répressives que celles conduites contre les Gilets jaunes (des « petits bourgeois » pour l’ancien normalien althusserien ?). Tous les poncifs de l’ancienne critique marxiste-léniniste sont mobilisés. Le pouvoir conduit une « contre-révolution conservatrice » comme Margareth Tatcher l’avait fait au Royaume Uni dans les années 1980.L’auteur dénonce « un programme guerrier de destruction de tout ce qui fait obstacle à la loi du profit : usines, organisations ouvrières, lois sociales, traditions de lutte ouvrières et démocratiques », en faisant comme si le capitalisme était encore usinier et ouvrier et comme si la continuité avec les luttes ouvrières et les traditions ouvrières était encore d’actualité. Il est vrai que pour crédibiliser sa rhétorique gauchiste, Rancière a besoin d’agiter les vestiges d’une lutte des classes aujourd’hui révolue.Bien sûr, avant de conclure, le bon docteur Rancière doit injecter au lecteur une dose de droit de l'hommisme (la défense inconditionnelle de la Ligue des droits de l’homme) et de credo pro-islam avec la défense « des jeunes lycéennes qui revendiquent le droit d’avoir la tête couverte à l’école ». Le dernier paragraphe, en forme de relecture dichotomiste de l’histoire, qui distingue « deux républiques », celle des royalistes et celle des démocrates de 1848 ou encore celle des Communards et celle des Versaillais, confirme le républicanisme particulariste de l’auteur ; une position perceptible dès le début du texte.
de Raphaël Ségura
Si les tracés, les figures, les lignes, les courbes, les sillons, les volutes, les méandres, les creux, les épis et les saillies, dessinés par Raphaël Ségura sur ces trente galets, peuvent immédiatement être identifiés comme les formes variées du sexe féminin, en rester à cette impression première ne saurait suffire. On pourrait, par exemple, y voir la partition d’un chant célébrant « l’origine du monde ». Une partition composée de glyphes ; ces figures archaïques et ces motifs, gravés sur des roches ou sur des parois de grottes. Un langage symbolique que certains préhistoriens donnent comme à l’origine de l’écriture, dans lequel on repère cinq archétypes en forme d’ovale barré : la feuille, la plume, le poisson, l’œil et la vulve.
Après avoir cheminé en compagnie des vénus paléolithiques et salué Courbet, nous voilà invités par l’artiste à entonner le chant rituel des glyphes face à ses galets ornés.
Jacques Guigou
Publié dans le leporello
Galets ornés de Raphaël Ségura
Postface de Jacques Guigou
L'impliqué 2022
ISBN 978-2-906623-45-3
Présentisme versus actualisme
En juillet 2021, un texte a été envoyé à la liste des individus qui échangent à partir de la revue Temps critiques. L'auteur y critique ce qu'il nomme le présentisme de la domination capitalisme c'est-à-dire une tendance à effacer (ou à neutraliser) l'écoulement du temps et donc à instaurer une sorte de présent éternel.
J'ai envoyé aux destinataires de la liste la réponse suivante :
Bonjour, Simple remarque à propos de ce texte sur ce qui y est nommé, « le présentisme ». Les dominations, les aliénations que critique ce texte relèvent de l’actuel et non pas du présent. J’ai à maintes reprises à propos de la virtualisation de la valeur et de la capitalisation des activités humaines, indiqué que les réseaux sous toutes leurs formes, engendrent une actualisation permanente... de l’actuel. J’ai pu le nommer parfois : « actualisme ».
L’utopie du capital aujourd’hui, via le virtuel, c’est de créer non pas un « présent éternel » comme dans les mythes paradisiaques ou sataniques, mais une actualisation continue qui tente d'échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière) ;
de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, détemporalisée et donc aussi bien sûr, déshistoricisée.
Le présent ne peut pas être pérennisé : il passe nécessairement depuis un passé vers un futur.
L’actuel lui, est susceptible d’être totalisé dans une actualisation permanente ; une répétition sans histoire (à tous les sens de l’expression « sans histoire » ) ; une « mise à jour » des individus… comme le sont les logiciels.
C’est la temporalité anthropologique d’homo sapiens qui est altérée par la puissante tendance de la dynamique du capital à actualiser l’actuel ; à tenter de créer un monde de l’actualité et de l’actualisation continue.
Dans cette perspective, j’avance qu'il n’y a pas aujourd’hui une domination du « présentisme » (que cette domination soit répressive ou/et sublimation répressive, cf.Marcuse), car le présent n’échappe pas à la « flèche du temps » ; le virtuel et son actualisation continue cherchent à y échapper… et finalement, ils y parviennent assez, malgré tout ce qui s’y oppose ou y résiste.
Jacques Guigou
Jacques Guigou
APOSTILLES À TES POST-SCRIPTUM
Billet à Julien Blaine pour son M’exposé n°2 sur la poésie contemporaine donné le 10 juin 2021 à la fondation Vasarely à Aix-en-Provence
P.S. n°212 Ainsi nous sommes en cette période dérisoire et régulièrement ignoble confrontés toujours à cette même définition des valeurs : Valeur marchande ? Valeur historique ? Qui est valeureux ? Qui est valorisé ? Plus value et moins value ? Etc.
Oui, Julien, confrontés aux valeurs et d’abord à la valeur, nous le sommes autant si ce n’est plus que jamais depuis que cette puissance a émergé dans l’histoire humaine. Car il y a une genèse de la valeur. Elle est contemporaine de l’émergence de l’État, des classes sociales, des religions, de l’accumulation des richesses, des civilisations, etc. Contrairement à ce qu’avancent les doc-trinaires de la pérennité du rapport marchand présent selon eux depuis les origines du genre Homo, pour les groupes humains, les communautés humaines, non encore formés en sociétés, le monde de la valeur n’existait pas. Ils avaient certes des règles de vie, des usages, des rituels, des échanges, une relation immédiate avec le milieu naturel où ils évoluaient, mais leurs pratiques n’étaient pas orientées par une valeur supérieure et dominatrice. Assurer la subsistance et la reproduction du groupe n’est pas une valeur, c’est un mode de vie. En somme, tes « calcairiens » des premières « ruchées » en quelque sorte ! (cf. Le livre). David Ricardo a marqué une étape dans la compréhension de la dynamique historique de la valeur en distinguant valeur d’usage et valeur d’échange ; en définissant la valeur d’une marchandise par la quantité de travail qu’elle contient. Héritier de Ricardo, Marx a montré que dans l’échange force de travail/capital il y avait une part du travail ouvrier non payé, qu’il nomme plus-value. Cette théorie marxiste de la valeur a conforté les luttes contre l’exploitation du travail salarié menées par le mouvement ouvrier pendant deux siècles. Mais le cycle historique porté par les avancées et (surtout) les échecs de ces luttes s’est clos avec la décennie 1965/75 et l’épuisement de la prédominance du rapport social de production dans l’économie comme dans la société et donc de la fin de la dialectique des classes basée sur l’antagonisme capital/travail. L’impossible/introuvable révolution prolétarienne éprouvée dans le moment Mai 68 comme dans le Mai rampant italien — malgré et même à cause de ses soubresauts ouvriéristes/gauchistes — signe la cassure du fil rouge avec les mouvement ouvriers révolutionnaires. Un nouveau cycle historique (les « restructurations des années 80/90, le chômage de mass) s’ouvre alors qui englobe le moment productif dans celui de la reproduction globale des rapports sociaux. On passe du « social » au « sociétal » comme disent indistinctement les sociologues et les médias. Dans ces bouleversements véritablement anthropologiques (à Temps critiques nous les nommons « la révolution du capital »), c’est l’espèce humaine, son activité, ses rapports à la nature qui deviennent déterminants. La théorie de la valeur-travail, n’opère plus. Le capital domine la valeur, laquelle existe seulement comme représentation. La valeur d’une marchandise c’est son prix ; c’est pourquoi les prix sont un enjeu politique majeur. « Qui est valorisé » demandes-tu. Plus rien ni personne ne sont valorisés puisqu’en tendance, tout est capitalisé. Et ce n’est pas la même chose : la valorisation était partielle, particulière ; la capitalisation est globale, totale. C’est immédiatement et directement que toutes les activités humaines passent à la moulinette de la capitalisation/virtualisation ; la sexualité et la poésie aussi. Pour la sexualité c’est même sa suppression qui est à l’ordre du jour1 ; pour la poésie, rien n’est définitivement joué.
P.S. n°200 Ce n’est pas le mot qui compte mais sa prononciation, son articulation, sa gestualité (voire ses gesticulations). En effet ! Mais à l’origine il y a le mot, c’est lui qui prend l’initiative. C’est ce que n’ont pas compris Isidore Isou et ses lettristes et quelques autres avant ou après lui.
Entièrement d’accord avec toi : le mot importe au plus haut point, mais il faut qu’il soit prononcé et prononcé en accord avec le registre sonore, la musique avec lesquels il a surgi dans l’intériorité de l’individu. Le dire de poésie c’est de l’intériorité extériorisée ; mais une extériorisation qui n’altère pas l’intuition sonore du mot à son origine. Je partage en cela le juste propos de Paul Valéry : « La poésie sur le papier n’a aucune existence. Elle est ce qu’est un appareil dans l’armoire, un animal empaillé sur un rayon. Elle n’a d’existence que dans deux états — à l’état de composition dans une tête qui la rumine et la fabrique — à l’état de diction ». (Ego scriptor). Les surréalistes avaient détruit la phrase. Portés par leur rage contre la langue et le sens, les lettristes ont cru dépasser (ah! La fiction du « dépassement » ! ) les surréalistes en s’attaquant au mot. Un bref moment, leur agitation (confidentielle !) en faveur de la lettre a pu faire le spectacle nihiliste sur la scène parisienne de l’après-guerre, puis ils sombrèrent dans le graphisme publicitaire. Et les tags — tu l’observes avec justesse dans ton PS n°82 — ne sont que la mass-médiatisation oppressive du naufrage lettriste.
P.S. n°88 C’est dans la formation, l’éducation, la façon de l’homme blanc quel qu’il soit, d’être impérialiste (c’est sans doute dû à sa culture monothéiste et hégémonique). Il faut — par exemple — écouter tel ou tel artiste suédois, norvégiens, allemand, américain ou français (moi?) Donner une leçon impériale sur la performance à un public d’étudiants coréens ou malgaches…
Alors avec celui-là, Julien, tu verses dans le pédagogisme et dans les reliquats de l’anti-impérialisme made in stalinism (en pastiche d’une de tes formulations/détestations). Et tout d’abord, pourquoi diable te prêterais-tu ou participerais-tu à la pitrerie d’une formation à la performance ? Peu importe qui donne et qui reçoit cette formation ; la seule chose à faire si l’on est présent, c’est de la foutre en l’air. Qu’une conférence, qu’un article, qu’un livre, qu’un enseignement sur l’histoire ou sur les théories des performances soient envisageables — c’est d’ailleurs ce que tu fais avec tes deux livres en référence au m’exposé n°2 — mais former des individus à la performance dans un cadre académique c’est une autre chose antinomique avec ce que furent les performances dans leur période de création. La performance est une pratique unique et singulière en situation, strictement intransmissible, étrangère à toute formation. Tu me sembles d’ailleurs assez ambivalent sur cette question. Dans le P.S. n°53, tu dis que tu as « fait école » et dans d’autres, plus nombreux, que tu n’as pas de disciples et que les performers qui se réfèrent à ta pratique sont de mauvais imitateurs qui t’ennuient au plus haut point. Alors ? Quelle est cette performance qui se modéliserait au point de rendre possible « une leçon impériale » sur elle-même ? Pourquoi la performance pourrait-elle s’enseigner ? Là est le hic2, car nous rencontrons la vieille (et toujours jeune) dialectique théorie/pratique…
[2 Cette tension antinomique entre pratique-en-acte et transmission de la théorie de cette pratique n’est pas nécessairement contradictoire. Elle peut trouver des compromis mais ils engendrent le plus souvent une stérile répétition, une infructueuse platitude. Cela me rappelle les conflits qui ont secoué les psychanalystes lacaniens lorsque certains d’entre eux (dont J.A.Miller), soutenus par Lacan, ont pris l’initiative de créer un département de psychanalyse dans l’université de Vincennes-Paris 8. Ils défendaient leur projet en disant qu’il s’agit d’un enseignement sur les concepts du freudisme et non pas d’une formation d’analystes, laquelle relève seulement de l’analyse puis de l’analyse-didactique avec un psychanalyste membre d’une école. Les opposants critiquaient le projet comme mystificateur. Créer des diplômes universitaires de psychanalyse ne peut qu’aboutir à une confusion dans l’offre thérapeutique entre ces futurs diplômés qui certes ne sont pas autorisés à exercer l’analyse, mais qui pourront sous couvert du statut de psychologue, pratiquer de fait la cure sans être passée eux-mêmes par l’analyse et par la didactique. La suite a montré que les opposants n’avaient pas complètement tort…]
Tant que la critique-en-acte de cette « formation » n’est pas réalisée, tout le reste, l’enseignant, son public, du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, n’est que bluff politique. La preuve : inversons les rôles. Si c’était un formateur coréen ou malgache — ce qui avec la globalisation n’est pas une fiction — qui donnait cette leçon de performance à des étudiants suédois, norvégiens, allemands, américains ou français, alors la chose deviendrait-elle pour toi acceptable ? Il n’y a plus « d’impérialisme » —au sens que lui donnaient les marxismes-léninismes — conçu comme une domination de territoires pour en exploiter les ressources et une colonisation des habitants en faveur du développement des capitalismes nationaux. Avec les décolonisations d’après la Seconde Guerre mondiale puis le tiermondisme, puis les vastes transformations économiques (fin de l’hégémonie de la production industrielle), financières (fin de l’étalon-or) et sociales (le compromis fordiste), l’affaiblissement des États-nations, les dominations exercées par les puissances mondiales ne sont plus des « impérialismes ». Il ne s’agit plus de conquérir des territoires ou de soumettre militairement des populations ; il s’agit de réguler la marche du monde à travers les « crises » qui le secouent ; et de le faire en créant des réseaux de puissance de tous ordres : technologiques, financiers, idéologiques, etc. Même Negri et Hart, qui pourtant ne sont pas avares de couplets internationalistes, reconnaissent la caducité de la doctrine marxiste sur l’impérialisme…encore donnée par certains comme une denrée seulement américaine (cf. Empire). La puissance du « global », c’est-à-dire du capital se totalisant (sans système totalitaire mondial), c’est de chercher à maintenir un équilibre planétaire minimal malgré les fortes tendances au chaos et à la violence généralisée. Ce qui ne signifie pas que les particularismes, les identitarismes, les communautarismes seraient absents de l’histoire contemporaine, bien loin de là puisqu’ils sont des opérateurs majeurs de la globalisation. Une globalisation qui ne se fait plus au nom d’un universalisme passé ou actuel, mais au nom des particularismes victimistes. Cela signifie aussi que dans les sociétés capitalisées d’aujourd’hui l’individu, où qu’il vive dans le monde, est assigné à « être fier » de son identité particulière…de particule de capital qui valorise numériquement sa « ressource humaine ».
P.S. n° 75 (Hou ! Hou !) Pourquoi la lecture ou la performance doivent-elles être ainsi précédées ou suivies par des commentaires, discussions, apéros, déjeuners, dîners, parlottes, etc. Moi je m’aime que le temps où je dis, où je lis, où je fais. Tout le reste m’ennuie.
Moi-aussi, Julien, oh combien ! Fréquemment, je commençais mes cours de master sans dire un seul mot d’entrée en matière (même pas bonjour) et je disais d’emblée le texte que j’avais préparé. Je parlais pendant quinze à vingt minutes. Puis je me taisais. Mon silence pouvait durer un temps inhabituellement long pour… un cours. La surprise et l’étonnement dissipés, du brouhaha et des échanges entre étudiants se manifestaient alors. Certains quittaient la salle en faisant entendre leur mécontentement. Chez les étudiantes des premiers rangs, quelques questions émergeaient. Elles portaient sur le contenu présenté, mais aussi réclamaient des demandes d’explications sur ma conduite considérée comme anti-pédagogique et cela d’autant plus qu’il s’agissait d’un cours de sciences de l’éducation qui s’adressait à de futurs enseignants, à des formateurs et des éducateurs de toutes variétés. J’y pensais en lisant ton PS 92 où tu te moques de « ceux qui expliquent si longtemps ce qu’ils vont faire qu’on s’en va avant que « ça » commence… ». Dans les milieux de la formation —avant qu’elle ne devienne e-learning — on appelait ces préalables faussement conviviaux et ce métalangage pédagogiste « expliciter les objectifs de formation en tenant compte des représentations du public »…
Post-Scriptum C’est un art désespéré.
« Ne désespérez pas, faites infuser davantage » (Tristan Tzara, Grains et issues)
P.S. n° 157 Je croyais que nos petites fantaisies allaient changer le monde et le comportement de l’animal-homme vers toujours plus de réalité ; en vérité ce sont eux avec leur cynisme, leur barbarie qui ont changé le monde et le comportement de l’animal-homme vers plus de cruauté et de croyance monothéistes, eux, qui l’ont dénaturé.
Comme tant et tant de poètes-militants et d’artistes du XXe siècle, toi aussi, Julien, tu voulais faire fusionner poésie et révolution. Comme les surréalistes qui voulaient mettre la poésie « au service de la révolution3 » et comme les situationnistes qui voulaient mettre la révolution au service de la poésie4.
[3 Selon le titre d’une de leurs revues, Le surréalisme au service de la révolution (6 numéros de 1930 à 1933).] [4 cf. V.Kaufmann, Guy Debord. La révolution au service de la poésie. Fayard, 2001.]
Ton « changer le monde » visait d’emblée l’espèce humaine qui, à faveur d’un devenir-poésie-du-monde, devait retrouver sa naturalité. Cette sorte de réconciliation n’était pas déterminée par l’étape prolétarienne de la révolution, celle de la négation de la classe du travail, celle de la dictature du prolétariat contre la société bourgeoise. Ton sujet historique de la révolution était moins (même pas du tout ?) le prolétariat, mais davantage la poésie. En ce sens tu étais en continuité avec Novalis et les romantiques révolutionnaires allemands qui voulaient placer la poésie au centre de l’histoire humaine ; faire de la poésie la grande institutrice de l’humanité. Ta poétique était clairement révolutionnaire, mais elle combinait révolte, révolution et restauration de l’animal-homme avec sa dimension naturelle : la nature extérieure est le biotope originellement nécessaire à l’existence des peuplements humains. Malgré la création d’une seconde nature artificielle, virtuelle, la « nature humaine » pourrait-elle l’oublier ? Ceci posé et volontiers accepté, les choses ensuite s’obscurcissent. Le monde a certes été changé (et comment ! ), mais c’est le « toujours plus de réalité »… de la violence et de la barbarie qui conduisent la danse. Qui est responsable ? « Eux ». Ils ont gagné. Nous avons échoué. Qui sont ces vainqueurs ? Qui sont ces vaincus ? La cruauté est commune aux hommes et aux animaux ; la violence appropriatrice est le seul fait de l’homme dès son origine. C’est l’espèce elle-même qui est métabolisée par le capital. Faut-il œuvrer pour l’émergence d’une autre espèce humaine ?
P.S. n°189 (bis) Je ne regrette qu’une chose, c’est d’être né.
Et je te dis, Julien, qu’il y a joie d’être né.
P.S. n°139 L’art « c’est à la mode », tantôt religieux tantôt spéculatif, souvent à la fois religieux et spéculatif, commence il y a environ 6000 ans avec la naissance du monothéisme organisé. Je suis un artiste aurignacien ou magdalénien ou azilien, un artiste d’hui qui date de 30 000 ans.
Tu ne considères donc pas que les grottes ornées attestées depuis près de 40000 ans, sont de « l’ art préhistorique ». Je partage largement cette position. C’était d’ailleurs celle de Leroi-Gourhan pour qui toutes les interprétations (et elles sont nombreuses) des traces pariétales des hommes du paléolithique et leurs suites, n’ont pas de validité scientifique. Ce ne sont pour lui que spéculations. Et lorsque tu crées des mots et des traits pour dire les origines de l’écriture (cf. La 5e feuille…), tu ne prétends pas faire œuvre de chercheur, mais de poète ; bien que des recherches, tu en as mené sur ces questions, en compagnonnage avec des scientifiques de haut vol. Pourquoi appeler œuvres d’art des manifestations de l’activité figurative « des hommes des cavernes » ? Une activité non séparée de celles qui assurent la vie et la survie du groupe. Comme le sacré et les religions, l’art a surgi dans l’évolution du genre humain lorsque les conditions de la vie immédiate de la communauté commençaient à se séparer de la nature pour se constituer en premières formes de société. Il fallait trouver un substitut, un support commun susceptible de calmer l’angoisse née du profond traumatisme d’avoir quitté le mode de vie originel en symbiose/antibiose avec la nature. Arts et religions furent, sont et seront de vastes thérapeutiques tant que ce traumatisme ne sera pas cicatrisé. Dans cette perspective ou selon cette hypothèse, l’art émerge bien avant la formation des religions. Tu dis cette émergence de l’art contemporaine du monothéisme. Ta critique absolue, intégrale — chez toi originaire — des monothéismes ne voile-t-elle pas quelque peu ton jugement ? Si tu affirmes que c’est seulement avec le monothéisme que l’art a pris une valeur économique, cela est davantage recevable, mais reste encore discutable. Car elles furent nombreuses ces sociétés polythéistes, animistes, où l’art avait déjà depuis longtemps, une fonction sociale, politique, religieuse et économique. Traditionnellement les historiens des religions situent l’émergence du monothéisme avec le zoroastrisme (moins 3700 ans BP) puis sensiblement à la même période, le judaïsme (3400 ans BP). Sur quelles données dates-tu l’émergence du monothéisme il y a 6000 ans ? Antérieurement au monothéisme, l’art était pourtant déjà bien installé comme opérateur social, politique et religieux dans de nombreuses sociétés d’abord animistes puis polythéistes comme les Premiers empires égyptiens (moins 5100 ans BP) ou encore les empires mésopotamiens (chefferies puis premiers États, Uruk, moins 5900 ans BP). Ta périodisation sur l’art est catégorique : toutes les expressions, représentations, figurations, des communautés/sociétés humaines produites ou créées avant l’émergence du monothéisme ne sont pas de l’art. Malgré mes réserves et objections précédentes à propos du monothéisme, je partage ta proposition. Se pose alors la question : qu’étaient-elles auparavant ? Et si depuis le paléolithique supérieur jusqu’à 6000 ans avant le présent, les hommes n’étaient pas des artistes, pourquoi t’affirmes-tu « artiste aurignacien ou magdalénien ou azilien » ? Les couplets esthétisants sur les grottes ornées me gonflent. Il y a deux ans, sous le titre « Les hommes du paléolithique supérieur étaient-ils des artistes ? », j’ai envoyé à Poézibao une critique du livre de Jean Rouaud, La splendeur escamotée de frère cheval ou le Secret des grottes ornées. » (Grasset, 2018). Rouaud y défend des thèses esthétisantes, culturalistes et spiritualistes sur les grottes ornées.
Je place ici des extraits de mon texte puisqu’il est au cœur de ce PS n°139 sur l’art.
« (…) les représentations animales dans les grottes ornées du Paléolithique supérieur marquent la fin du très long cycle de l’hominisation. Un cycle fait de cladisation, de décomposition et de recomposition, mais un cycle qui est marqué par une détermination fondamentale selon laquelle les communautés humaines de chasseurs-cueilleurs ne sont pas séparées de la nature. Et cette détermination — qui n’est pas un déterminisme — constitue un invariant des processus d’hominisation de la vie. Il n’y a pas alors d’extériorité, pas de réflexivité autre qu’immédiate ; pas de médiation supranaturelle, pas d’individualité. Domine la présence. La nature et l’espèce sont une seule et même chose. Pour que la représentation apparaisse, il faut que s’opèrent des ruptures, des discontinuités entre le monde extérieur et la communauté humaine. La nature commence à s’extérioriser sous l’effet de nouvelles pratiques collectives, lesquelles ont été bien analysées par les divers courants de l’anthropologie : division sexuelle de l’activité, interdits, tabous, rites funéraires, alimentation plus diversifiée, langage plus élaboré, outillage perfectionné, pensée magique, migrations, etc. Ces premières formes d’organisation qui tendent à séparer le mode de vie communautaire de la nature extérieure sont sans doute contemporaines des premières formes de représentations de cette nature qui devient alors plus extérieure, bien que toujours immédiatement menaçante et nourricière. Mais la présence n’est plus totale et absolue, elle laisse place à la représentation c’est-à-dire à l’éloignement de la présence, à son risque d’absence et donc à la nécessaire conjuration de cette absence. Dans cette perspective, l’argumentation que Rouaud apporte à la question de « l’invention » des tracés pariétaux n’est pas convaincante. Elle apparaît trop esthétisante, trop culturelle, trop spiritualiste. Suggérer qu’un jour, quelques chamans se faisant « artistes » auraient accompli ces gestes pour « décider de la vie d’un simple trait », cède à un lyrisme de l’art ce qui n’est d’abord que la manifestation concrète, pigmentée, d’une conjuration face à l’angoisse de la séparation de la nature. Et poursuivre en disant que le « cogito de la grotte » aurait pu donner vie aux aurochs et aux chevaux qui courent dans la toundra, voilà un esthétisme poussé jusque dans ses dimensions ultra spéculatives. Là intervient un autre présupposé qui m’apparaît comme central dans la thèse de Rouaud : les animaux, et le cheval — puisqu’il le prend comme icône —auraient été « divinisés » par les hommes des grottes ornées. Sans me lancer dans quelques développements sur l’histoire des religions et sur les expressions du sacré dans la pré-histoire, je partage les thèses de certains anthropologues et préhistoriens selon lesquelles des manifestations d’une puissance supérieure à la communauté et surtout d’une puissance unifiée, unitaire (bien que pouvant être composée) et invisible, ne sont pas documentées avant le néolithique et en tout état de cause avant l’apparition des premières formes de chefferies, de royautés puis d’États. Pour les hommes de Chauvet, les dieux et à fortiori, un Dieu, sont des instances mentales qui ne peuvent pas exister. Les manifestations de sacralisation de la nature et des puissances naturelles sont certes anciennes et attestées aussi dans les anciennes « société primitives », mais il ne s’agit pas d’une divinisation. Le cheval dessiné n’est pas un dieu ni un symbole (encore moins une « splendeur » !) puisqu’il fait partie intégrale de la communauté, mais il y participe sur un mode séparé, autonomisé ; et cet éloignement vise à le rendre opérationnel grâce aux premières analogies entre le vécu et le conçu ; pour chercher à renouer avec l’ancienne continuité où ces deux moments de la vie et du monde n’étaient pas séparés. »
P.S. n°179 (Une rétrospective) La veille, soit le 25 juin 2017, j’étais jeune encore. Vieillir est un accident grave et irrémédiable, irréversible. Je m’évertue à changer le cours des choses : à mettre l’aval en amont, à remonter vers la source, rien à faire, ça s’écoule…
Et, oui, Julien, ça s’écoule…mais « le temps est une invention des hommes incapables d’aimer » (Jacques Camatte, Mai-juin 68 : le dévoilement. Invariance, 1978.).
P.S. n°210 Quand je contemple ma merde — au sens propre, si je puis dire ! — je me souviens de ces moments dans mon enfance où je chiais dans les collines… L’estron issu, achevé, je reculais à croupetons et je le contemplais et je l’améliorais en y plantant des cailloux et des petits bâtons. Alors, satisfait, je reprenais ma balade. J’ai beaucoup créé depuis, je doute d’avoir fait mieux.
En effet, Julien, tu as beaucoup créé et tu as beaucoup agi. Mais as-tu beaucoup contemplé ? C’est le seul post-scriptum où j’ai trouvé ce verbe : contempler. Et pourtant, dans la pratique de poésie, le moment de la contemplation n’est-il pas aussi constitutif que le moment de l’intervention ? J’avance souvent qu’une poésie qui tente de s’accomplir dans toutes ses possibilités, conjugue contemplation et intervention. D’ailleurs dans la scène de ton enfance que tu évoques ici, contemplation et intervention sont présentes. Tu contemples la naturalité de ta matière fécale puis ne la trouvant pas suffisamment satisfaisante, tu « l’améliores » en y adjoignant bois et pierre. L’ayant ainsi artificialisée, ornementée, dénaturée ; l’ayant transformée en œuvre, tu peux alors trouver la satisfaction et poursuivre ta balade dans les collines. Ton devenir-artiste est né dans cet instant augural ! À ton insu, Julien, tu as rejoué-là l’émergence de l’art dans l’évolution du genre homo. L’ontogenèse rejoue la phylogenèse. Sans entrer ici dans les vastes et souvent stériles controverses sur la genèse de l’art dans la préhistoire de l’espèce humaine, on peut malgré tout accepter la thèse selon laquelle les premières manifestations de pratiques collectives et de créations de représentations non liées aux conditions immédiates de la vie dans la nature, peuvent être repérées dans les figures des grottes dites « ornées ». Mais revenons à la poésie qui n’est ni art ni littérature. À la poésie-action qui, à mes yeux, se situe pour son accomplissement dans le moment-intervention de la relation cruciale entre contemplation et intervention. Le 31 décembre 2019, huit mois après les débuts de notre correspondance et entrant plus avant dans la connaissance immédiate de tes créations, je t’écrivais ceci : Objet du message : Les toits rutilent Bonjour, Julien, Levé à l’aube debout derrière la baie vitrée de la terrasse je lis à nouveau dans Partitions tes post-scriptum sur la performance. Passées quelques pages soudain le soleil de l’ultime journée de l’année fait rutiler toits et cyprès. La faim m’appelle à déjeuner. Dans mes pas vers la cuisine une pensée me traverse. La plus grande faiblesse de la poésie-action : s’être éloignée de la contemplation. Que l’année deux mille vingt soit accomplissante pour toi. À bientôt, Jacques
À quoi tu as répondu je jour même : merci cher Jacques, merci du geste, du signe, mais en 1962 avant mon interview des éléphants du cirque Franchi c’est par la contemplation de leur parade sur le cours Mirabeau (c’était encore permis) que j’ai pu passer à notre dialogue avec mon éléphante, cette poésie-action ! Pour toi que 2020 ne soit pas vain ! Julien
Le moment de la contemplation ouvre vers le moment de l’intervention, de l’action. Ce passage prend ensuite chez toi toute son extension et son intensité avec tes écrits et tes dits sur les origines de l’écriture. De la contemplation des signes laissés par les aurignaciens, tu réalises leur conversion-traduction en écrits pour Les Cahiers de la 5e feuille et en partitions pour la performance. De quoi est faite ta contemplation ? En quoi se distingue-t-elle de l’observation ? En ceci que ton regard n’est pas objectivant — même si tu tiens le plus grand compte des recherches archéologiques et paléontologiques — il est méditatif, parfois même vision mystique ; il est « regard qui s’absorbe dans la vue de l’objet5 ».
[5 Comme on le lit dans l’article « contempler » du Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, vol.I, p.869.]
De sorte qu’un an et demi après ma remarque sur l’éloignement de la poésie-action du moment de la contemplation, je la reformule aujourd’hui, au moins sous forme interrogative et je procède si ce n’est à son retrait, du moins à sa révision. La poésie-action ne s’est pas éloignée du moment de la contemplation ; il la présuppose, la nourrit et l’irrigue. Je maintiens cependant que son expression finale opère en dominante dans le moment de l’intervention.
P.S. n°176 Plus je connais et reconnais l’inutilité de mon travail, plus je deviens frénétique (hystérique !) dans ce travail névrotique.
Pourquoi ton travail aurait-il une utilité ? J’entends une utilité sociale, culturelle, politique. Pourquoi évaluer ta poésie et le faire à partir d’une théorie de la valeur du travail ou des valeurs culturelles ? Ce couple utilité/inutilité de ta poésie revient fréquemment dans tes P.S. ; il te travaille le corps et l’âme… Je laisse ici de côté l’effet que tu dis névrotique chez toi, de cette connaissance/reconnaissance d’une inutilité de ton « travail » de poète. D’un point de vue politique, l’utilité sociale d’une activité humaine a été souvent donnée par les anarchistes et les libertaires comme la valeur sociale de référence. Puisque le couple de la doxa marxiste, valeur d’usage/valeur d’échange, ne fait pas parti de leur corpus, ils veulent donner une objectivité, un fondement économique et politique à la valeur d’utilité sociale. Mais ils veulent aussi se démarquer des théories néo-classiques et surtout marginalistes de la valeur, selon lesquelles l’utilité est d’abord et avant tout individuelle parce qu’elle est de l’ordre du désir et non du besoin. Les utilitaristes emploient d’ailleurs le terme de désidérabilité plutôt que celui d’utilité. D’emblée, l’utilité est pour eux non pas immorale, mais dénormative, hédoniste. Le bonheur de chacun conduit au bonheur de tous…c’est d’ailleurs le mot d’ordre implicite des puissances techno-financières (J’en ai rêvé, Sony l’a fait). De nos jours, le capital n’a pas besoin de l’utilité ni de l’anti-utilité d’ailleurs puisqu’il domine la valeur ; puisque la valeur n’est plus qu’une représentation. La poésie peut-elle échapper à l’emprise de la valeur ? À la valeur économique et sociale peut-être, parfois ; aux valeurs anthropologiques, non. Laisse tomber l’utilité, ton hystérie se calmera.
P.S. n°152 (extraits) (…) Nous sommes, nous, du mouvement des Avant-gardes. (…) Nous avons vécu son éclosion, son apogée et sa déchéance, ainsi l’hermétisme, ainsi le futurisme, ainsi le cubisme, ainsi dada, ainsi le surréalisme qui fut surtout la déchéance de dada. Puis au milieu du XXe siècle nous toutesd&tous cobra, fluxus, les poésies concrètes, sonores, élémentaires et visites, le happening et la performance… (…) Il reste encore un siècle pour poursuivre ce mouvement des avant-gardes…
Dans la modernité, les avant-gardes se sont toutes manifestées dans la dernière période du cycle historique des révolutions. On peut situer sa fin de ce cycle avec l’échec du dernier mouvement d’insubordination au capital et à son monde : Mai 68, le Mai rampant italien ainsi que les soulèvements et insurrections dans le monde qui ont surgi dans cette décennie 1965/75. Ce qui faisaient la force des avant-gardes est devenue sa faiblesse et a précipité sa fin : la révolution. Tant qu’à un horizon probable, à l’échelle d’une génération, une révolution communiste ou anarcho-communiste s’avérait possible, des groupes d’hommes et de femmes se sont associés pour anticiper sa venue. Par le faire, par le dire et par les œuvres, ces devanciers cherchaient à trans-former la réalité du monde et de la vie afin que survienne une communauté humaine réconciliée avec elle-même… pour le Bien commun. Cette orientation du temps individuel et collectif vers la révolution justifiait les négations, les transgressions, les créations, les destructions, pratiquées par les avant-gardes. Ce cycle historique est achevé. Le fil est rompu. Les temps présents et le siècle à venir n’accompliront pas cette parousie attendue de la fusion de la poésie, des arts et de la révolution dans le communisme. Désormais seules se montrent des parodies d’avant-gardes ornementées de poétiques révolutionnaires sans substance, vides. Tu dis cette « parodie lugubre » (P.S. n°44) à propos des performances actuelles et tu le dis avec force dans des mots tranchants, justes6 et sans appel.
[6 cf. « Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue » René Char, Feuillets d’Hypnos.]
Mais tu dates la rupture au tournant des années 90/2000 ; une périodisation à mes yeux trop généreuse pour les mouvements post-68. Car l’échec était là et bien là, dès la décennie 75/85, avec ses « restructurations économiques », son chômage de masse, la montée en puissance des réseaux et l’englobement des dernières luttes ouvrières dans la société capitalisée. Dans la relation capital/travail, le pôle travail n’était plus contradictoire. Pour le dire en termes marxiens : le travail mort a absorbé le travail vivant. Les sujets historiques de la révolution n’opèrent plus. D’abord la nation en 1789, très vite enkystée dans l’État-nation hégélien ; puis la classe sociale négative, la classe du travail, le prolétariat qui devait dans l’évènement révolutionnaire se nier comme dernière classe de l’histoire pour conduire au communisme et qui a été englobé dans la dynamique mondiale du capital. Ce qui ne signifie pas que les divisions sociologiques en catégories, en classes, en castes, en milieux, ont disparu, mais que la dialectique des deux classes antagoniques n’est plus efficiente. Certes de la conflictualité sociale se manifeste, des émeutes éclatent, mais ces tensions n’annoncent aucune révolution ; aucun devenir-autre pour le genre humain. Il n’y a plus de révolution à l’horizon sauf…celle7 conduite par le capital… dans un monde qui pourtant est aussi le nôtre. Et ce n’est pas horizon, mais enfermement.
[7 cf. Révolution, le livre de Macron avant les présidentielles de 2017.]
Pourtant, l’histoire n’est pas achevée ; celle de la poésie non plus. Nous sommes dans un autre cycle historique qu’il est malaisé de qualifier, mais qui n’est plus celui de la modernité ni de la postmodernité. Un cycle dans lequel l’enjeu c’est l’existence même de l’espèce humaine et de son biotope naturel, la terre. Se voulant dès ses débuts en continuité avec les avant-gardes, la performance n’a pris que partiellement conscience de l’épuisement de la dynamique révolutionnaire qui animait ses prédécesseurs. En mai 68, impliqué à fond dans les comités d’action et les contestations des institutions culturelles tu as, Julien, nié la performance séparée et les simulacres insurrectionnels du happening, des improvisations et autres Paradise now, pour intervenir dans le moment chaud de l’histoire qui se fait, sans médiations ni représentations. Et, comme tu me l’as écrit dans ta première lettre : « (…) il n’y avait pas que les Enragés et le CMDO, il y avait Zinc, Le Parapluie, Géranonymo, et le CRAC (Comité Révolutionnaire d’Agitation Culturelle), le CRAPUL (Comité Révolutionnaire d’Action Par Un Langage), le front Q (Front Culturel) et j’en oublie… »
Ce fut alors le merveilleux lever de soleil8 de Mai 68 ; ce désir de trouver l’individualité intégrale dans « l’ample filet de mer de la communauté » (Saint John Perse, Amers).
[8 Comme Hegel l’a dit de la révolution française. Mais ce n’était pas le même soleil qui éclairait les deux époques…]
Apostille pour un P.S. à venir Nulla dies sine linea
Jacques Guigou mai/juin 2021
Jacques Guigou
ACCOMPAGNE SA RAVE PARTY CÉVENOLE
Dans la nuit du vendredi 7 au samedi 8 août 2020, les habitants de Meyrueis, au sud de la Lozère, sont réveillés par une armada de camions, de fourgons et de voitures, qui se dirigent vers le point géodésique qui, plusieurs jours auparavant a circulé par SMS dans les réseaux d’adeptes pour y installer une rave party : la commune de Hures La Parade sur le Causse Méjean dans le parc national des Cévennes. Au petit matin, des agriculteurs et des éleveurs informés de cette invasion de leurs pâturages et de la menace de dévastation des espaces protégés du Parc, tentent en vain de leur interdire l’accès au site. Du haut de leur poids lourds, les organisateurs « leur rient au nez » comme le rapporte une éleveuse. Ils brisent les clôtures et commencent à installer leur technologie à décibels, occupant une lande de plus de 25 hectares. Ils avaient d’ailleurs été devancés par plusieurs centaines d’adeptes installés en un vaste campement. Pourtant nécessairement informée, ce n’est qu’à la mi-journée du samedi que la Préfecture de Lozère fait envoyer quelques pelotons de gendarmes pour tenter de superviser la situation, à savoir : barrer l’accès au site pour les nouveaux arrivants et faciliter l’action de sécurisation sanitaire entreprise par la Croix rouge. De fait, comme le maire de la commune, les forces de l’ordre (...festif !) ne font que constater les dégâts puisque le rapport de force était déjà établi au profit des près de 10.000 teufeurs présents. De la nuit du samedi au dimanche jusqu’au mercredi, « le refus des valeurs mercantiles du système et la recherche de la transcendance au travers de la musique » qui sont données par l’encyclopédie en ligne comme les « bases idéologiques de ces rassemblements », atteignent leur acmé, soit les plus hauts degrés de dépendance aux drogues chimiques et auditives. Autrement dit plus tu te rends dépendant, plus tu es...libre. Une liberté hallucinée dans laquelle l’adepte de la trance devient totalement étranger au milieu naturel qu’il piétine : une prairie à moutons, un parc national et ses espaces protégés, une flore et une faune ; comme il est étranger au milieu social autochtone qu’il ignore ou qu’il nie : des habitants qui vivent de leur activité pastorale, des hameaux, une école, une vie communale... Car cet état de conscience altérée recherché par l’adepte de la trance n’a de transe que son nom anglicisé. Il s’agit en réalité d’une parodie, d’un simulacre des rituels de possession tels qu’il se pratiquaient dans les sociétés traditionnelles. Ces pratiques déjà attestées chez les groupes humains protohistoriques avaient à la fois une fonction de thérapie individuelle et de catharsis collective. Depuis près d’un siècle, il convient d’en parler au passé. En effet, les modes de vie communautaire où s’exprimaient ces cultures de la transe ayant été soit détruits, soit dissous par la dynamique globale du capital, toutes les dimensions génériques qu’ils comportaient ont été définitivement perdues pour l’espèce humaine. Quant aux musiques qui accompagnaient l’entrée en transe des possédés — musiques qui ont été remarquablement décrites par l’ethnomusicologue Gilbert Rouget dans son livre La musique et la transe, (Gallimard, 1980) — elles ont aussi soit disparu soit été converties en technologies sonores. Une parodie de transe dont les effets hallucinatoires bénéficient cette année de la prime covid ! Comme si le plaisir recherché par la transgression imaginaire des normes du « système » était alors redoublé par le refus des « gestes barrières » proposés par l’État et ses secouristes.
À un éventuel contradicteur qui nous objecterait que cette fonction de thérapie individuelle et de catharsis collective est aujourd’hui analogue à celle qu’elle était dans les sociétés traditionnelles, nous répondons ceci. Il n’y a pas de continuité générique entre les deux pratiques puisque dans ces anciennes sociétés, l’individu isolé n’existe pas. Il n’existe que profondément relié à sa communauté d’appartenance ; individu et communauté forment une seule et même unité. Dans les rituels de possession, c’est grâce à la présence du groupe que le possédé peut nommer et interpréter le génie qui est descendu sur lui. Il y a une étroite correspondance, une relation organique entre le monde surnaturel et le monde des humains. Le possédé obéit au rituel fixé par la tradition de la communauté ; il peut certes interpréter son comportement de criseur selon ses dispositions personnelles mais il est déterminé par un rituel, un culte qui lui, est invariant. En retour la communauté, ses prêtres et ses officiants accompagnent sa transe jusqu’à la fin de sa possession. Rien de semblable bien sûr dans la trance des free party puisque l’adepte est séparé de toute communauté humaine générique et donc séparé de son individualité. Particule de capital atomisée et particularisée ; subjectivité isolée immergée dans un espace hypertechnique ; le seul « génie » qui possède le raver ce sont les infra basses des sound systems (inférieures à 20 Hz).
Mais au-delà de la critique de ce dispositif technologique considéré en lui-même, et pour lui-même, c’est ce qu’il révèle des caractères de l’État qui nous intéresse ici. Plus précisément c’est saisir en quoi il y a une continuité politique entre la forme free party et la forme réseau de l’État.
Reprenons le cours des événements à la lumière de cet angle de vue.
Face aux indignations qui, localement, et à un moindre degré nationalement s’élèvent contre l’occupation, le dimanche, Madame le préfet annonce aux médias sa stratégie : « l’ensemble des points d’accès au site restent fermés par les forces de l’ordre et toute sortie du site fait l’objet d’un contrôle. Tous les moyens sont mis en œuvre pour que ces personnes quittent les lieux le plus vite possible et dans les meilleures conditions de sécurité possible ». Et radio France bleue de rapporter le propos de la préfecture recueilli hors micro : aucune évacuation n’est envisagée, car de nombreux festivaliers, alcoolisés, drogués, ne sont pas en état de reprendre le volant. De plus des parents et des enfants en bas-âge se trouvent sur le site rendant toute opération compliquée. Bilan sanitaire provisoire : 60 prises en charge par le poste médical ; évacuations d’urgence à l’hôpital de Mende ; un jeune homme en overdose évacué d’urgence est en réanimation. Une enquête est en cours pour déterminer l’identité des organisateurs.
Laisser s’installer la rave party puis l’accompagner et la sécuriser telle est la stratégie de l’État agissant sous sa forme réseau. Visiblement, il y a continuité politique entre les réseaux d’adeptes que les organisateurs ont activés et le mode d’action de type participatif de l’État-intermédiateur. Mais comme la forme nation de ce même État n’a pas disparu — elle a même été quelque peu réactivée par la crise sanitaire — Madame le préfet hausse le ton contre....les agriculteurs. En effet, excédés par la complaisance et « l’inaction » de l’État-réseau à l’égard de la rave party et faisant le constat du ravage de leurs terres, des agriculteurs manifestent leur colère en organisant une riposte. Dans la journée du dimanche, plusieurs dizaines d’entre eux, syndiqués au sein de la Coordination rurale passent à l’action pour demander le départ immédiat des ravers : barrage de la route nationale 88 entre Barjac et Mende, tentative de barrage de l’accès à l’autoroute 75, occupations de ronds-points, rassemblement au cours de la nuit à Mende et tapage nocturne devant la préfecture. Réaction de l’État sous sa forme nation par la voix de Madame le préfet : intervention des CRS et condamnation politique des agriculteurs ; des poursuites judiciaires seront menées à l’encontre d’un des responsables de l’action de manière à dresser les agriculteurs les uns contre les autres : « Je considère que c’est une action isolée ; c’est un coup d’éclat dont l’organisateur est habitué. Il ne représente pas les agriculteurs concernés ». Deux poids, deux mesures : stratégie d’accompagnement de l’État sous sa forme réseau à l’égard des ravers versus stratégie de répression de l’État sous sa forme nation à l’égard des ruraux. Le mercredi 12 août, combinant incitations (verbales) au départ, contrôles et verbalisations, les forces de l’ordre sont parvenues à diminuer le nombre d’adeptes des infra basses à environ 500. À midi, Madame le préfet donne l’ordre à la gendarmerie de faire évacuer du site. Des bennes sont déposées sur place pour recueillir les ordures des ravers et tenter de limiter la pollution par les volumineux déchets répandus sur des dizaine d’hectares. Deux lignes de prélèvements covid 19 sont disposées à la sortie du site afin de réaliser des dépistages. Il est conseillé aux partants de se faire tester sous les sept jours afin d’endiguer un (fort) possible cluster. Une adepte dit aux médias sa frustration de ravageuse repentie : « Habituellement on reste quatre jours après la fête pour pouvoir enlever le maximum de choses. Mais vers onze heures, les gendarmes sont venus nous virer. » Parmi les plutôt rares réactions des milieux politiques (c’est le « creux » du 15 août), la tonalité générale est à la condamnation, mais surtout à cause du non-respect des mesures sanitaires contre le coronavirus. Certains commentaires font référence à la proposition de loi préparée par le Groupe Les républicains du Sénat qui vise à mieux encadrer les rave party et à « rendre plus dissuasives les sanctions contre les organisateurs ». Rendre obligatoire la déclaration du rassemblement lorsque l’effectif prévisible dépasse les 300 personnes ; accroître à six mois la durée de confiscation du matériel et faire passer l’actuelle infraction pénale à la classe du délit avec une peine de prison de trois mois, telles sont les dispositions de cette proposition de loi. Déposée en octobre 2019, elle a été renvoyée auprès de la Commission des lois constitutionnelles. Quoiqu’il en soit de l’issue de cette démarche, pour le Sénat comme pour le gouvernement il ne s’agit pas d’interdire les rave party mais de trouver un gentleman agreement pour que cela se passe dans de bonnes conditions. Un sénateur des Hautes Alpes, se fait le porte-parole du désarroi des maires qui se retrouvent seuls face aux rave party. Il déplore que « les préfets prônent le dialogue et la tolérance, car ils sont incapables de faire respecter la réglementation ». Dans les débats préparatoires, la sénatrice EELV Esther Benbassa s’indigne : « Bientôt on ne pourra plus rien faire, c’est le tout répressif ! » et elle ajoute son credo social-festif : « La société a besoin de la fête. Et les raves, c’est comme le carnaval, un moment cathartique dont les êtres humains ont besoin. C’est une soupape de sécurité à garder dans la société pour circonscrire la violence. Sinon, s’il n’y a pas de moment de défoulement, les sociétés ne peuvent pas marcher ».
Qu’une rave party n’ait rien de commun avec ce qu’était un carnaval et une fête dans les sociétés traditionnelles et modernes ne peut qu’échapper à cette élue « progressiste ». La catharsis collective n’est plus ce qu’elle était nous l’avons rappelé plus haut au sujet des rituels de possession. Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, les fêtes et les carnavals sont une parodie des fêtes et des carnavals traditionnels. Ils ont été englobés dans une forme unifiée d’exutoire : la teuf. Le passage de ce terme verlan dans le langage courant signe cet englobement de la fête dans la teuf ; soit dans les années 1960 et 70 ; soit la période d’achèvement des modes de vie encore non entièrement dominés par le capital. La dynamique (chaotique mais unifiante) du capital les ayant vidé de leur substance sociale et politique, fêtes traditionnelles comme fêtes révolutionnaires ont été dissoutes dans la forme-teuf. Une forme vide, sans substance, qui domine partout comme intermédiation de l’État-réseau. Dans la perspective politique qui est ici la notre, les débats parlementaires à propos des rave party illustrent bien la tension entre la forme nation de l’État et sa forme réseau. Du côté de la forme nation est exprimée ici sa caricature : « le tout répressif » et du côté de la forme réseau est exaltée sa puissance sociale et psychologique : « le défoulement festif, les moments cathartiques ». Nous pensons avoir montré ailleurs, qu’en tendance, là comme partout, c’est la forme-réseau qui domine puisqu’elle n’est autre qu’un opérateur majeur de l’actuelle société capitalisée. Depuis près de vingt ans, les membres de la revue Temps critiques cherchent à valider l’hypothèse d’un État-réseau, selon laquelle les anciennes médiations institutionnelles de l’État-nation tendent à se résorber dans ce qu’on peut nommer une gestion des intermédiaires. Cet affaiblissement politique et social de l’État-nation engendre une montée en puissance du pouvoir des réseaux ; réseaux politiques, économiques, sociaux. Les connectivités, les fluidités, les mobilités, etc. ont pris le pas sur les structures et les organisations. Autant de processus non seulement liés mais engendrés par la puissance totalisante du capitalisme du sommet souvent nommée globalisation. Pour de plus amples développements sur ces analyses on consultera le site de Temps critiques.
Relevons enfin un texte qui se veut une critique anticapitaliste des rave party publié par un site nommé agauche. Après avoir dénoncé le « véritable scandale » qu’est l’organisation d’un tel « événement » sans respect des mesures sanitaires et « l’agression de ce lieu naturel », les auteurs en viennent à leur principal argument. Il s’agit de diviser les teufeurs en deux groupes sociaux opposés :
les bons teufeurs, ceux qui ont conservé les origines « alternatives et culturelles » de la musique techno et qui ont ouvert des dancefloors organisés et sécurisés ; des teufeurs qui ne cherchent certes pas à « changer le monde », mais qui sont « des gens sérieux, concernés, cohérents dans leurs valeurs ». (On comprend ici qu’ils seront des d’alliés fiables lors de « la Révolution ») ; les mauvais teufeurs qui « peuvent bien raconter ce qu’ils veulent » sur leur alternativisme et leur « autonomie vis-à-vis de l’État » et qui ne sont que « des beaufs ». Des beaufs « assumant de n’en avoir rien à faire des autres et menant ouvertement une guerre à la société et à la nature ». Le portrait politique du mauvais teufeur doit donc être réitéré : « Ce sont des beaufs, et rien d’autre, ne respectant rien ni personne et s’imaginant le droit de faire ce qu’ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent, dans un esprit réactionnaire tout à fait similaire à celui des chasseurs par exemple ».
[Comment imaginer des beaufs hallucinés devant les murs d’enceinte d’une free party ? Quelle perspicacité sociologique ! Quelle dialectique politique ! Il faut vraiment être enfermé dans l’idéologie agauche pour refuser de savoir que ces beaufs imaginés par cet auteur, vouent les free party aux gémonies.]
On le voit, pour les agauche, la division de classe est établie. Il y a les teufeurs progressistes et raisonnables, sous-entendu, ceux qui respecteront les normes du futur État socialiste et il y a les teufeurs- beaufs aussi réactionnaires que...les chasseurs, sous-entendu, des ennemis de classe ceux qui seront à neutraliser lors de « la Révolution ». Que les uns et les autres soient également dépendants de la société capitalisée et de ses aliénations ne traverse pas l’esprit de ces contempteurs du capitalisme festif et illégal (ce qui est un pléonasme) mais qui s’accommodent fort bien du capitalisme socialiste et de son État-nation- social. Quand l’État-réseau accompagne ses raves, le modèle free party est à la manœuvre...
JG 21/08/20
École, déconfinement
et
autonomisation des apprentissages
Les tensions sociales et les conflits politiques engendrés par le déconfinement progressif des établissements scolaires manifestent-ils seulement une intensification des problèmes de l’éducation produite par la crise sanitaire ou bien sont-ils le signe avant-coureur d’une avancée dans la « déscolarisation de la société » pour reprendre le titre du livre d’Ivan Illich diffusé en France dans les années 1970 ?
Mais, une déscolarisation de la société (Deschooling society a été mal traduit par une « Une société sans école ») qui ne se ferait pas au profit de cette « convivialité » universelle portée par l’utopie d’Illich. Au contraire, il s’agirait davantage d’un processus de remplacement des fonctions d’aide aux apprentissages : le pédagogue « en présenciel » cédant la place au tuteur numérique « à distance ». Un au-delà de la distanciation sociale exigée par les protocoles sanitaires en quelque sorte.
Une telle hypothèse n’est pas fictive, ni ahistorique. Le processus est déjà largement entamé depuis des décennies. Au fil des diverses « réformes » du système éducatif et de leurs avatars politico-pédago-syndicaux, ce sont les médiations traditionnelles de l’école de l’État-nation qui ont été altérées, résorbées, délitées, désubstantialisées.
Ces processus à la fois techniques et politiques ont accompagné et souvent même anticipé la montée en puissance de l’État sous sa forme réseau. engendrés explicitement (cf. la sacro-sainte laïque « autonomie de l’élève ») ou implicitement (cf. « les dispositifs de formation ») ; une particularisation des rapports sociaux d’éducation. Un passage, un déplacement/remplacement de l’institution universelle de l’école aux dispositifs particuliers de formation et ceci aussi bien pour les adultes que pour les enfants.
Il y a bientôt vingt ans, nous avons analysé cette tendance forte à la particularisation des politiques éducatives comme un affaiblissement de la fonction éducative de l’État-nation au profit d’un « traitement au cas par cas » propre à l’État-réseau.
cf. « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas ».
Certes des contre-tendances ralentissent ces processus de déscolarisation dans la société capitalisée d’aujourd’hui. Elles s’expriment et s’affirment, par exemple, dans les pressions des parents d’élèves pour une accélération du déconfinement et pour l’abandon des règles qui limitent l’accès de tous les enfants à l’école. Dans ces rapports de force, les enseignants y occupent une place ambivalente. Ils sont loués par le pouvoir et les syndicats pour avoir assuré avec courage « la continuité pédagogique » via le télétravail scolaire ; mais ils sont critiqués par d’autres car un certains nombre d’entre eux sont des « décrocheurs » qui n’ont jamais contacté un seul de leurs élèves (5% annonce le Ministère, donc environ 40.000 « enseignants décrocheurs1 »).
Relevons ici que c’est la fonction socialisatrice de l’école qui est en jeu davantage que ses fonctions cognitives. Tout se passerait-il alors comme si les apprentissages étant autonomisés par les technologies de la cognition, et donc réalisables et évaluables à distance, resterait à l’école cette fonction de dressage des jeunes individus pour les rendre aptes à consentir aux exigences de la dynamique du capital ?
On sait que la critique de la fonction répressive de l’école et sa contribution à la « reproduction » avaient été le fer de lance des contestations de l’école et de l’université dans les années post-68. Or elles ne se faisaient pas au nom d’une autonomisation généralisée des apprentissages2 mais d’une démocratisation, d’une libération de l’emprise de l’école de classe ; autant d’objectifs, de fait, réalisés par ce que nous avons appelé « la révolution du capital ».
La question serait-elle déjà réglée pour les universités ? Autrement dit, malgré le confinement, les examens, les concours s’étant déroulés sans dommages majeurs et les diplômes ayant été délivrés eux aussi à distance, rien ne semblerait s’opposer en septembre, à une rentrée virtuelle des universités. Pour l’instant les seules oppositions sont d’ordre...philosophique.
Ainsi, George Agamben, dans un texte récent, s’élève contre une telle éventualité à ses yeux pure barbarie. Dans un « Requiem pour les étudiants », il prophétise la fin du dialogue professeur/étudiant et l’enfermement dans « l’écran spectral ». Selon ce philosophe ce sont près de dix siècles de vie collective étudiante qui disparaissent définitivement. Une socialité étudiante qui a été à l’origine même des universités : les Collèges (collegium). le règne de « la barbarie télématique » accomplirait la fin de ce qu’étaient les formes de vie étudiante depuis les débuts des universités européennes : Les Collèges (collegium).
À la fois lieu d’hébergement et d’étude, les Collèges ont certes contribué à fonder la dimension universaliste des savoirs (et des dogmes) enseignés dans les universités médiévales mais ce qu’oublie de dire Agamben c’est qu’ils étaient placés sous le contrôle de l’église et que c’est l’église et ses docteurs, soutenus par l’Etat royal, qui organisaient les études et délivraient les diplômes. En ne présentant que la face « démocratique » de l’histoire des universités, celle du partage des connaissances et de la confrontation des thèses (disputatio), Agamben omet son autre face, despotique.
De plus, emporté par sa verve antifasciste il en vient à condamner par anticipation les enseignants qui accepteraient de donner leur cours en ligne et ainsi se soumettre « à la dictature télématique ». Ils les compare aux universitaires qui, en 1931, ont juré fidélité au régime fasciste. Quant aux étudiants, ils devraient eux aussi refuser de s’inscrire dans cette université barbare et plutôt s’associer pour créer « une nouvelle culture ». Un gramscisme mâtiné d’assembléisme libéral-libertaire...qui semble ignorer les modes contemporains de création et de diffusion des connaissances. Lorsque après sept années d’isolement, Grigori Perelman a résolu la conjecture de Poincaré, il a placé son résultat sur un site internet accessible à tous...
Jacques Guigou 14 juin 20
le 16 juin 2010
Notes
1- Un éditorialiste de France Inter rapporte les propos tenus en privé par « un ministre en première ligne : «Si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’Éducation nationale, les Français n’auraient rien eu à manger ».
La révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme ?
Publié dans Libération du 21 octobre 2019, l’article d’Aurélien Barrau intitulé « Résistances poétiques » est emblématique de cette tendance actuelle dans certains courants écologistes, gauchistes, artistes et autres « déconstructeurs », d’embarquer la poésie dans leurs visées politiques. Bien sûr, la chose n’est pas nouvelle puisque ce que l’on a nommé au siècle dernier, la « poésie engagée » était familière de cette politique ; une politique dont on trouve la genèse dans les poétiques révolutionnaires des romantiques allemands. (cf. mon récent livre Poétiques révolutionnaires et poésie). A.Barrau énonce sa foi dans une poétique résistantielle dont l’exercice doit avoir des vertus salvatrices (selon son expression « un vivre poétique salvateur ») contre la catastrophe qui menace : dérèglement climatique, extinctions massives, conditionnements langagiers, violences économiques, folie consumérisme, etc. Une version écologiste de l’ancienne prophétie millénariste, chrétienne autant que communiste : « La poésie sauvera le monde ». L’interprétation que j’avance sur cet appel à la poétique comme substitution à la politique qui fait défaut, se trouve ici confortée ; s’il fallait encore chercher des indices pour le faire. Tout se passe comme si Barrau et ses suiveurs privés de tout sujet historique de leur révolution imaginaire, se jetaient sur la poésie et les poètes... en désespoir de cause…Dans ce texte, on ne trouve pas trace, bien sûr, des déterminations politiques et historiques générales susceptibles d’être en cause dans « l’immensité disséminée de la métacrise en cours ». Les « désastres en cours », sont de nature « écologique, éthique et esthétique ». Pour Barrau, le capital… connais pas ! Et que faire face à cette apocalypse ? « Choisir d’être poète ». Car « le poétique » (notons le glissement de poète à poétique) ne « gomme pas la multiplicité ni n’omet la déconstructibilité » (la déconstruction, nous y voilà !). Et comment opèrent ces « résistances poétiques » ? Elles "doivent maintenant se disséminer, se déterritorialiser, se chaotiser, se diffracter et s’infecter mutuellement ». Soit le programme de la French Theory tout craché ; autrement dit celui de la dynamique du capital, de ses flux, ses réseaux, sa puissance de dissolution des rapports sociaux, son appropriation de l’espèce humaine elle-même. ; avec la précision bio-médicale du « s’infecter mutuellement » … par le virus Deleuze-Guattari ?
Jacques Guigou 22/10/19
Critique de Joshua Clover
« L’insurrection qui vient » tardant à se manifester, il fallait réactiver la prophétie de l’émeute et signifier qu’elle est désormais primordiale. La prophétie qui arrive cette fois de Californie, est énoncée par un universitaire doublé d’un militant des actions Occupy : Joshua Clover. Si l’on en croit un entretien avec l’auteur de L’émeute prime (Entremonde, 2018) lisible en ligne http://revueperiode.net/4342-2/, Clover cherche à réhabiliter les émeutes comme forme de lutte politique à part entière. Les réhabiliter dit-il, car les marxistes les ont traitées par le mépris, eux qui ne voient en elles que spontanéisme et aveuglement stratégique. Clover conçoit trois cycles d’émeutes qu’il périodise selon trois phases du capitalisme : (1) les émeutes dans la période commerciale et manufacturière car liées au procès de circulation du capital ; (2) les grèves dans la période industrielle et usinière car liées au procès de production et enfin (3) à nouveau les émeutes mais des « émeutes prime » (selon l’écriture mathématique émeute’) dans le capitalisme financier contemporain car liées à nouveau à la circulation. Cette modélisation s’accompagne d’une référence à la théorie marxiste (pas marxienne) de la valeur-travail et de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange. Bien que cohérent et séduisant en apparence, ce modèle théorique et historique n’est pas probant car il contient un présupposé erroné : la séparation entre circulation et production dans le procès total de valorisation/réalisation du capital. Or ces deux procès ne sont pas autonomisables, ils sont nécessairement combinés et restent indissociables dans toutes les périodes du capital. L’un ne va pas sans l’autre. Il y a détermination productive dans la forme marchande du capital comme il y a détermination circulatoire dans sa forme industrielle, etc. Pour les besoins de son modèle, Clover se fait contorsionniste ; il donne une version fictionnelle de la dynamique effective du capital au cours de son histoire. De la même manière, Clover cherche à fonder sa thèse en opposant la grève et l’émeute. Alors que la grève était l’acte des salariés et donc des productifs, les émeutiers (prime) contemporains sont des hors travail, des surnuméraires qui ne sont reliés à l’économie que par la consommation et l’espace urbain. Avec ce tour de passe-passe, il laisse à l’écart (ou ignore) les nombreuses grèves émeutières (cf. Fourmi 1er mai 1891, etc.) et des non moins nombreuses émeutes-grèves (Le Havre 1922, etc.) dans l’histoire du mouvement ouvrier. Dans cet ouvrage on lit aussi des développements sur la segmentation de la classe ouvrière (Clover reste classiste) notamment celle liée à la race (il intègre les convictions des racialistes et autre décoloniaux). Notons aussi que pour lui la question de l’État ne se pose pas car elle a polarisé en vain toute les tentatives révolutionnaires du mouvement ouvrier ; il ne s’agit pas de prendre le pouvoir d’État ; il faut donc… le laisser tranquille et s’occuper de « la commune » comme forme collective à venir… Voilà qui confirme — s’il fallait le faire — le vide politique de la pensée anarchiste sur l’État aujourd’hui. Tout cela débouche sur des propos de type révolutionnariste qu’on pourrait qualifier de modérément relativisés car Clover prétend ne pas faire une simple défense et illustration de l’émeute mais il cherche à réhabiliter sa portée politique et théorique… sans percevoir que l’augmentation et l’intensification des émeutes ne sont pas les signes d’un déclin ou d’un affaiblissement du capitalisme mais qu’elles accompagnent sa dynamique chaotique et nihiliste. Contrairement à l’insurrection (qu’on nommait jadis une « émotion sociale ») qui peut, dans certaines conjectures historiques être annonciatrice de bouleversements politiques et sociaux, l’émeute est immédiatiste ; elle n’est pas porteuse d’un horizon, d’une visée, d’une autre voie pour les émeutiers et les autres humains. L’acte émeutier contient son commencement et sa fin ; il est clos sur lui-même. Expression d’une révolte instantanée et momentanée, l’émeute ne contient pas de médiation autre que sa propre instantanéité. En ce sens, le sous-titre du livre de Clover : « Une nouvelle ère des soulèvements » n’est pas approprié à son objet car au-delà de leurs particularités conjoncturelles, les émeutes comportent une dimension d’invariance historique, de répétition, qui ne permet pas, en tant qu’émeutes, de définir une période historique. Une telle tentative de réhabilitation politique des émeutes, malgré ses efforts de dialectisation, n’est finalement qu’un coup d’épée dans l’eau ; une vaine rhétorique émeutiste. Les émeutes sont politiques non pas en vertu de l’ancien slogan gauchiste « tout est politique » mais parce que, au-delà de leurs diversités, elles ont toutes une dimension anthropologique fondamentale. Cette dimension, ignorée par Clover, que Marx avait bien mise en évidence lorsqu’il écrivait à propos de la révolte émeutière des tisserands de Silésie (1844) : « Mais toutes les émeutes, sans exception, n’éclatent-elles pas dans la séparation funeste des hommes de la communauté humaine ? Toute émeute ne présuppose-t-elle pas cette séparation ? » (Gloses critiques à l’article « Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien »). Nul doute que les idéologues-activistes de l’émeute vont faire de ce livre un de leurs évangiles préférés. On comprend dès lors pourquoi après la traduction française de son livre, la tournée de Clover en France le conduira à Montreuil et… à Normale Sup ; deux lieux vénérés du culte insurrectionniste et (désormais) émeutiste.
Jacques Guigou 31 mai 2018
Les hommes du paléolitique supérieur
étaient-ils des artistes ?
Une lecture du livre de Jean Rouaud « La Splendeur escamotée de frère Cheval ou Le Secret des grottes ornées » Grasset, 2018.
1- Le commentaire — substantiel et empathique — de Marc Wetzel permet de percevoir la perspective à la fois anthropologique et esthétique ouverte par Rouaud. Au risque de m’écarter du cœur propos, je l’interprète ainsi : les représentations animales dans les grottes ornées du Paléolithique supérieur marquent la fin du très long cycle de l’hominisation ; cycle fait de cladisation, de décomposition et de recomposition mais cycle qui est marqué par une détermination fondamentale selon laquelle les communautés humaines de chasseurs-cueilleurs ne sont pas séparées de la nature. Et cette détermination — qui n’est pas un déterminisme — constitue un invariant des processus d’hominisation de la vie. Il n’y a pas alors d’extériorité, pas de réflexivité autre qu’immédiate ; pas de médiation surnaturelle, pas d’individualité. Domine la présence. La nature et l’espèce sont une seule et même chose. Pour que la représentation apparaisse, il faut que s’opèrent des ruptures, des discontinuités entre le monde extérieur et la communauté humaine. La nature commence à s’extérioriser sous l’effet de nouvelles pratiques collectives, lesquelles ont été bien analysées par les divers courants de l’anthropologie : division sexuelle du travail, interdits, tabous, rites funéraires, alimentation plus diversifiées, langage plus élaboré, outillage perfectionné, pensée magique, migrations, etc. Bref, ces premières formes d’organisation qui tendent à séparer le mode de vie communautaire de la nature extérieure sont sans doute contemporaines des premières formes de représentations de cette nature qui devient alors plus « extérieure », bien que toujours immédiatement menaçante et nourricière. Mais la présence n’est plus totale et absolue, elle laisse place à la représentation c’est-à-dire à l’éloignement de la présence, à son risque d’absence et donc à la conjuration de cette absence. Dans cette perspective, l’argumentation que Rouaud apporte à la question de « l’invention » des dessins pariétaux n’est pas convaincante. Elle apparaît trop esthétisante, trop culturelle, trop spiritualiste. Suggérer qu’un jour, quelques chamans se faisant « artistes » auraient accompli ces gestes pour « décider de la vie d’un simple trait » cède à un lyrisme de l’art ce qui est d’abord que la manifestation concrète, pigmentée, d’une conjuration face à l’angoisse de la séparation de la nature. Et poursuivre — certes sur le mode métaphorique — en disant que le « cogito de la grotte » aurait pu donner vie aux aurochs et aux chevaux qui courent dans la toundra, voilà un esthétisme poussé jusque dans des dimensions quasi-spéculatives. Là intervient un autre présupposé qui m’apparaît comme central dans la thèse de Rouaud : les animaux, et le cheval — puisqu’il le prend comme icône —auraient été « divinisés » par les hommes des grottes ornées.
2- Sans me lancer dans quelques développements sur l’histoire des religions et sur les expressions du sacré dans la préhistoire, je partage les thèses de certains anthropologues et préhistoriens selon lesquelles des manifestations d’une puissance supérieure à la communauté et surtout d’une puissance unifiée, unitaire (bien que pouvant être composée) et invisible ne sont pas documentées avant le néolithique et en tout état de cause avant l’apparition des premières formes de chefferies, de royautés puis d’États. Pour les hommes de Chauvet, les dieux et à fortiori, un Dieu, sont des instances mentales qui ne peuvent pas exister. Les manifestations de sacralisation de la nature et des puissances naturelles sont certes anciennes et attestées aussi dans les anciennes « société primitives », mais il ne s’agit pas d’une divinisation. Le cheval dessiné n’est pas un dieu ni un symbole (encore moins une « splendeur ») puisqu’il fait partie intégrale de la communauté mais il y participe sur un mode séparé, autonomisé ; et cet éloignement vise à le rendre opérationnel grâce aux premières analogies entre le vécu et le conçu ; à chercher à renouer avec l’ancienne continuité où ces deux moments de la vie et du monde n’étaient pas séparés.
Jacques Guigou 4/03/18
Publié dans Poézibao
ET "SOCIÉTÉ COMMUNISTE"
Il me semble possible d’approfondir les questions que vous soulevez en les ressaisissant selon trois directions : 1- Sur le fait que nos écrits relèveraient d’un « mélange entre des vocables théoriques de différents champs disciplinaires » ; 2- Sur la distinction que nous établissons entre communauté humaine et ce que vous nommez « la société communiste » ; 3- Sur l’individu et son inexistence comme tel dans la société capitalisée d’aujourd’hui.
1- Les références disciplinaires et les champs de connaissance auxquels vous tentez de nous rattacher ne constituent pas pour nous des références théoriques sans lesquelles tout écrit politique verserait dans la confusion. Sans, bien sûr les ignorer, ces catégories universitaires ne sont pas pour nous des voies obligatoires, des cadres nécessaires. N’étant pas monodisciplinaires nous ne sommes pas davantage pluri ou transdisciplinaires. Nous sommes en dehors de toute disciplinarisation des connaissances sur les mouvements de l’histoire, en dehors des savoirs institués mais nous cherchons à garder prise avec les connaissances-en-acte engendrées par toutes les résistance aux domestications, aux dominations, aux hégémoniques étatiques ou partitaires au cours de l’histoire humaine. Une position théorique qui implique effort critique et imagination politique ; mais qui, malgré notre souci permanent d’être compréhensibles, peu engendrer obscurité ou perplexité chez nos lecteurs. Bien évidemment, nous ne sommes pas seuls à œuvrer dans cette perspective ; bien d’autres l’ont parcourue avant nous ; pensons à Henri Lefebvre cherchant à fonder une « métaphilosophie » ou encore à l’École de Francfort, à Elisée Reclus et sa contre-géographie, à Marx (pas aux divers marxismes), à Jacques Camatte mais aussi aux présocratiques ou aux gnostiques. De sorte que le lecteur attaché aux représentations universitaires des connaissance peu trouver « confus » certains de nos propos qui, pour d’autres plus indépendants de ces représentations, sont clairs et précis. Ce phénomène peu d’ailleurs coexister chez un même lecteur, ce qui semble être le cas pour vous, puisque vous désignez dans notre « propos global » des zones de clarté et d’autres d’obscurité. On pourrait alors vous encourager à poursuivre votre lecture des très nombreuses pages de Temps critiques en mettant en pratique l’exorde du dadaïste Tristan Tzara : « Ne désespérez pas, faites infuser davantage » !
2- « C’est quoi « la communauté » ? nous demandez-vous ? Après avoir souligné que cette notion ne relève pas chez nous d’un « ensemble interclassiste » vous concluez qu’il ne s’agirait de rien d’autre que de la « société communiste ». Il me semble qu’il y a là une méprises importante qui rend difficile l’avancée de notre échange. Deux choses sont ici à préciser : (a) Nous ne parlons jamais de « la communauté » tout court mais toujours de « la communauté humaine ». Notre référence à la dimension communauté de l’espèce humaine est universelle, elle exclu toute autre référence à des communautés particulières de quelque nature qu’elles soient : clanique, tribale, ethnique, religieuse, nationale, sexuelle, numérique, etc. Donc une référence communautaire, une dimension communautaire qui s’oppose, critique et nie toutes les communautés de référence particulières. Dès les premiers numéros de Temps critiques, nous avons explicité cette position, par exemple, en 1992, dans cet article de Ch.Sfar et J.Wajnsztejn sur « Communauté et communautés de références » http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article44 (b) La notion de « société communiste » est pour nous à la fois une contradiction et une fiction. Nous ne l’utilisons jamais. Pourquoi ? Ce n’est pas par attachement au schéma de Marx sur le devenir de l’espèce humaine (communisme primitif/société/communisme) mais en raison du fait qu’il n’y a pas, dans l’histoire, de société humaine sans État ou du moins en raison du fait que le passage des groupes humains de chasseurs-cueilleurs à des groupes humains sédentarisés se réalise dans des premières formes d’organisation sociale qui tendent à l’étatisation dans un État sous sa première forme. J’ai mis en rapport cette première forme d’étatisation des sociétés humaines avec la domination contemporaine de l’État sous sa forme-réseau. Cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291 . En accord avec cette perspective on pourrait avancer une hypothèse hardie : ce que nous avons nommé « la révolution du capital » et son débouché dans la société capitalisée d’aujourd’hui, constituent la réalisation des tendances communistes du capital, un communisme du capital en quelque sorte… Lorsque l’ethnologue Pierre Clastres, à propos des « sociétés primitives » avance qu’elles se constituent et se perpétuent contre l’État (cf.La société contre l’État, Minuit, 1974), c’est de « la communauté contre l’État » qu’il conviendrait de parler pour qualifier de manière appropriée les pratiques traditionnelles de contrôle du pouvoir que cet auteur analyse. Sans entrer davantage sur les fondements historiques et politiques de la distinction nécessaire entre communauté humaine et société communiste — débat dans lequel l’apport de Ferdinand Tonnies ne saurait être sous-estimé — disons pour l’instant que parler de « société communiste » relève du domaine de l’idéologie. C’est cette voie sans issue que prennent aussi ceux qui considèrent le communisme comme une idée ; qu’il s’agisse de Jean Vioulac et de son « communisme comme philosophie première » ou du platonicien Alain Badiou et son « Idée du communisme ». Abandonner les crédos trotskistes ou marxistes-léninistes sur le communisme pour verser dans les rêveries communisantes des idéalistes : quel Grand Bond en avant ! Le cycle historique de l’aspiration communiste s’achève-t-il sous nos yeux? Telle est la réflexion qui surgissait dans mon esprit en relisant récemment le livre passionnant de Gérard Walter sur « Les origines du communisme » (Payot, 1975). D’abord et avant tout occidentales ces origines sont pour lui, judaïques, chrétiennes, grecques et latines. Matrice féconde de pratiques communautaires diverses qui combattaient domestication et exploitation ou qui inventaient d’autres mode de vie collectif, ce phylum communiste serait-il tari ? C’est probable. D’où notre abandon du mot communisme pour parler d’un devenir-autre de l’humanité.
3- Nous avons cherché à développer une généalogie critique de l’individu ; notamment de son émergence dans la société de classe moderne, la société bourgeoise. Certes, comme vous le soulignez, le concept d’individu est relativement récent. Vous situez sa genèse dans le sujet cartésien et dans sa filiation avec le logos des anciens grecs. Sans mésestimer cette composante, il nous semble plus fructueux de corréler la montée en puissance de l’individu avec celle de la propriété privée. C’est dans la figure politique, économique et sociale du bourgeois qu’émerge puis s’affirme l’individu. Dans la société de classe, seul le propriétaire était un individu. Sa femme, ses enfants, ses domestiques, ses ouvriers, ne sont pas des individus. La révolution française consacre la puissance hégémonique de l’individu-souverain : le bourgeois. C’est d’ailleurs en cela qu’on peut affirmer que l’idéal de la démocratie républicaine supposait et impliquait l’individu et que cet individu-bourgeois la légitimait. C’est à partir de cette prémisse que dans plusieurs articles qui combinent les approches génétiques, nous avançons que cet individu s’est divisé, fragmenté et aujourd’hui pulvérisé dans une combinatoire de subjectivités particulières, d’identités fluctuantes, évanescentes et mobiles. Cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article53 . Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, il n’y a plus d’individus ; il y a des fictions d’individus, des monades atomisées, segmentées, particularisées que nous avons successivement nommées : particules de capital, individus-démocratiques, individus-égogérés et quelques autres figures d’entités virtuelles…qui parfois, malgré tout, tentent avec d’autres, d’échapper à leur enfermement… Individualité et généricité sont inséparablement constitutives des être humains. Aujourd’hui plus que jamais s’impose comme fondamentale l’affirmation de Marx dans un écrit de 1845 : « L’être humain est la véritable communauté des hommes ». Entendu qu’il s’agit ici de la Gemeinwesen et d’aucune autre forme de groupement humain.
Jacques Guigou 28 juin 18
Ce texte est une contribution à des échanges entre deux membres de la revue Temps critiques et un philosophe de Strasbourg, Guillaume Wagner.
L'ensemble de l'échange su trouve sur le blog de Temps critiques ici
http://blog.tempscritiques.net/archives/2109
COLMATENT LEUR BARQUE AVEC DU RACIALISME
On savait depuis longtemps que la barque de Théorie communiste prenait l’eau et que Roland Simon se dépensait de tout côté pour colmater les brèches. Depuis quelques années maintenant, il avait intégré les théories genristes à son corpus faisant de l’abolition des différences « de genre » une des premières déterminations de sa révolution communisatrice. En 2014 j’avais analysé ce calfatage de la barque TC dans un des chapitres de « Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel » ( http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#le capital-hegel ) et dans une note de bas de page à la fin du chapitre, j’écrivais : " Mais comme les luttes de classe de la période qui a suivi les restructurations des années 1970-80 n’ont pas « produit » la révolution communisatrice annoncée, Théorie communiste a récemment révisé sa définition du prolétariat en y ajoutant une composante genriste. Désormais, la communisation supprimera la détermination genrée du prolétaire (comme celle des autres individus) et donc, en attendant, les luttes de genre sont des luttes de classe, qu’on se le dise ! À quand l’autre révision nécessaire au mouvement du « dépassement produit », par la révolution des « racisés » ? Et bien, aujourd’hui, nous y sommes. Dans sa critique du livre de Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman, ainsi que dans d’autres recensions d’articles, Roland Simon tente d’éviter le naufrage de sa théorie classiste en intégrant les thèses racialistes et celles sur l’intersectionnalité. Bien sûr, il prend soin de se démarquer de la position des Indigènes de la République mais il ne la rejette pas, il avance seulement qu’elle est « à interroger ». Il n’hésite pas non plus à reprendre à son compte la notion inconsistante de « majorité communautariste » d’Irène Théry ; notion inconsistante aujourd’hui car lorsqu’elle a émergée elle était déjà dépendante des courants US sur les droits civiques qui concevaient alors les luttes citoyennes en terme de majorité et de minorité : les minorités de couleur opprimées contre les majorités blanches dominantes sans que les déterminants politiques de ces deux catégories soient davantage explicités. Le seul accord de Simon au livre La fabrique du musulman, c’est…son titre. Détermination des divisions sociales par les rapports de production oblige ! Théorie communiste reste structuraliste : tout est produit socialement, a été produit et doit être produit de même dans le futur. Ainsi, dans d’autres écrits de Simon, on apprend que le dépassement des divisions « culturelles » du prolétariat (la religion est assimilée à la culture) sera « un dépassement à produire » dans…la communisation. À part son titre, Simon réfute l’essentiel du livre de Nedjib Sidi Moussa car il relève pour lui d’une conception unitariste et puriste de la classe ouvrière ; conception du passé qui a toujours sous-estimé, voire nié, les divisions nationalistes et racistes qui traversaient (et traversent encore) le prolétariat. Il cite plusieurs fois les massacres d’ouvriers italiens à Aigues-Mortes par les ouvriers français en 1893. Le racisme dans la classe ouvrière est donc socialement produit par les rapports capitalistes de production et de reproduction. Il est consubstantiel au MPC, mais, ajoute Simon (toujours pour se démarquer des Indigènes)… il n’est pas à l’origine du capitalisme ! Plus que jamais acharné à trouver dans le moment politique présent des contenus qui vont permettre à la forme du prolétariat-sujet-révolutionnaire de se nier dans la communisation à venir, Simon prêche le soulèvement de l’infrastructure. Son zèle communisateur tend à sous-estimer les déterminations majeures qui opèrent dans le capital aujourd’hui : l’individu (totalement absent ou bien négligeable car relevant de « la subjectivité »), l’État-réseau (pour Simon, l’État c’est toujours l’État-nation bourgeois mais « dénationalisé »), les technologies (totalement absentes aussi), l’Islam (la religion c’est « culturel », donc c’est de la superstructure…), les réseaux, etc. Tant la barque prend l’eau qu’à la fin elle coule… JG 2017
JACQUES GUIGOU
« L’Autre » : un devenu-même du capital
L’idéologie de « l’Autre », de « l’ouverture à l’Autre » (Autre toujours écrit avec un A majuscule) s’est formée dans les décompositions/recompositions de la Seconde Guerre mondiale et ses suites antifascistes et anticolonialistes. Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement de son sujet révolutionnaire (le prolétariat) dans l’actuelle société capitalisée, les victimes, les exploités, les dominés des anciens régimes fascistes et colonialistes sont donnés par les alternatifs comme le nouveau pôle négatif, le nouveau prolétariat, la classe révolutionnaire qui est, certes, encore divisée fragmentée et engluée dans des identités aliénées, mais qui dans son « émancipation citoyenne » parviendra à « dépasser ses contradictions ». Dans le processus historique engendré par l’échec du dernier « assaut prolétarien » (1965-74) — que nous avons nommée la « révolution du capital » — une conversion idéologique majeure a opéré. Au prolétariat ancien sujet de la révolution dissout dans le fordisme, l’État-providence et la consommation de masse s’est substitué une nouvelle figure du négatif : « L’Autre », comme prolétaire imaginaire, modèle en puissance du citoyen démo-républicain. Dans cette idéologie humaniste-différentialiste de « L’Autre », il y a eu aussi une influence des sciences humaines — notamment de la psychanalyse[1] — lesquelles décrivent et normalisent les « clivages du moi », la « crise du Sujet », l’explosion des subjectivités et la généralisation des communautés connectées. C’est l'exaltation de l’individu particularisé, égogéré, multicarte, nomade, sans substance, sans sexe déterminé, sans passé, sans individualité, séparé de toute relation à la communauté humaine et à la nature extérieure, l’individu soumis ouvert à toutes les transformations biotechnologiques, à tous les nouveaux dispositifs conditionnements cognitifs sans grands soucis pour leurs effets éventuels de conditionnement. Autant de panels publicitaires et de modèles comportementaux que l’idéologie de l’Autre est là pour renforcer et pour légitimer. Les anciennes institutions — celles de l’ex société de classe — jadis jugées comme les plus réfractaires aux différentialismes et aux particularismes se sont elles aussi « ouvertes à l’Autre » : l’église catholique[2] avec son pape multiculturaliste Bergoglio, le MEDEF avec ses commissions d’éthique antidiscrimination, les partis politiques républicains, nationaux-républicains, socialistes, gauche radicale et autres organisations citoyennes avec leurs « équipes de terrain faisant une large place à la diversité », etc. Tout cela sonne comme des évidences pour qui perçoit la réalité actuelle du mouvement du capital dont l’idéologie de l’Autre est devenu un opérateur efficient. Il est un peu plus surprenant de la voir agitée par des individus ou des groupes qui se situent dans une perspective non pas anticapitaliste alternativiste, gauchiste, anarchiste — autant de positions le plus souvent englobées par la révolution du capital — mais qui cherchent une « sortie[3] », une autre dynamique de vie. C’est le cas d’un des principaux théoriciens du courant dit « communisateur » qui dans un texte récent, rédigé quelques jours après les attentats islamistes de janvier 2015, texte intitulé « Le citoyen, l’Autre et l’État[4] » entonne lui aussi son hymne à « l’Autre ». Conjuguée au classisme et au formalisme qui constituent le patrimoine génétique de la revue Théorie communiste, l’idéologie de l’Autre y est présente, mais négativement, dans une version dialectisée de celle-ci, une sorte de variante... dans l’invariance prolétarienne. Qu’en est-il au juste ? Après avoir justement souligné que les manifestations des 7, 8 et 9 janvier étaient spontanées, que « l’État a pris le train en marche » et que « l’énorme mobilisation du dimanche 11 janvier ne peut pas être ramenée à une affaire de manipulation, de propagande, d’embrigadement », R.Simon se lance alors dans une rhétorique sur la « citoyenneté nationale » qu’il donne comme l’idéologie de la crise actuelle et notamment de la crise de l’État-nation. Aux yeux des citoyennistes poursuit-il, l’État n’est plus protecteur comme il avait pu l’être « avant la mondialisation libérale ». Lorsqu’il est frontalement attaqué dans ses valeurs universalistes abstraites comme c’est le cas avec les attaques terroristes islamistes, il doit d’autant plus manifester son pouvoir de distinction entre « Nous » et « Eux » que celle-ci est rendu floue, indiscernable, par la globalisation. Et R.Simon de nous expliquer alors pesamment ce qu’est l’État-nation dans la conception républicaine (et hégélienne) : un universalisme « qui est une production idéologique liée au mode de production capitaliste, à l’abstraction du travail, de la valeur et du citoyen » dans lequel « toute médiation entre le pouvoir et l’individu a cessé d’exister ». Emporté par son hymne à l’État-nation, R.Simon en vient à nous le donner comme réel, actuel, plus que jamais actif et opérant. Il parvient même, au passage, à définir la religion comme une simple pratique étatique, « une forme primaire, instable et inaccomplie d’universalisme de l’État ». Avancer cela, relève d’une contre-dépendance à l’État-nation car c’est oublier que si les religions sont contemporaines de l’émergence de l’État sous sa première forme (i.e. non séparé de la société/communauté), elles n’expriment pas seulement la puissance de l’unité supérieure mais elles réalisent d’abord une substitution, une compensation, une sorte de communauté thérapeutique qui vient « guérir » les traumatismes engendrés par l’éloignement des hommes d’avec leur milieu naturel tel qu’il existait dans les anciennes communautés sans société ni État. Phylogénétiquement, les religions furent d’abord une divinisation des puissances de la nature extérieure dont les hommes s’éloignaient en constituant des sociétés sans États, et plus tard des États. Dans l’État-réseau d’aujourd’hui, les religions les plus intégristes et les plus offensives tendent à se fondre dans les flux de capitaux, de technologies et d’individus de telle sorte que l’ancien compromis de l’État-nation qui distinguait la religion (domaine du privé) et la politique (domaine du public) s’efface. Aujourd’hui, cette fusion se réalise aussi bien sous la forme d’une communauté despotique (comme dans l’État islamique) que sous la forme démocratiste, royaliste ou même libertarienne. Appeler Marx à la rescousse comme le fait R.Simon pour nous rappeler que « le véritable État peut faire abstraction de la religion parce qu’en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon profane » (cf. Marx, La question juive) ne fait en rien avancer l’analyse puisque État et religion ne sont plus dans le rapport qui était le leur à l’époque de la société bourgeoise, celle qu’analysait Marx. Car, la transcendance attribuée à l’État-nation, c’était aussi celle de l’utopie jacobine (cf. le culte robespierriste de l’Être suprême), celle du rapport direct de l'individu-citoyen et de l’État. Mais ce rapport idéal est toujours resté formel, inappliqué, non effectifs dans les États-nations historiques réels. Ainsi, dans les État-nations bourgeois, en France par exemple, des corps intermédiaires puissants subsistaient et opéraient ; tels que les Grands corps de Hauts fonctionnaires, les cercles d’industriels, les patronages (cf. Frédéric Le Play et son catholicisme patronal et ouvrier), les Chambres de commerce et d’industrie, les Ordres professionnels (notaires, médecins, avocats, etc.), les partis politiques, les syndicats, les associations, les entreprises de presse, etc. La Révolution française a certes légalement dissout les anciens corps et les corporations (Loi Le Chapellier de 1791) mais celle-ci a été abrogée en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau. Les bouleversements des années 1966-1974, leurs succès et surtout leurs échecs ont définitivement achevé cette période historique de l’État-nation bourgeois. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’État-nation mais dans l’État-réseau. Dans ce dernier, ces anciennes médiations de l’État-nation sont résorbées dans la gestion des intermédiaires. Les deux pôles de la relation individu-État étant altérés et de plus en plus évanescents, ce sont les intermédiaires (nommées « partenaires sociaux », dispositifs-relais, « forces vives du territoire », « associations responsables » et autres groupes d’intervention, de sécurité, de validation, de contrôle, etc.) qui donnent un semblant de forme et de réalité à l’action étatique. Comme dans le modèle anglo-saxon, les communautarismes, les particularismes, le pouvoir des « minorités » et des groupes de pression représentant de « L’Autre » sont à l’intérieur de la société capitalisée et de son État-réseau, au centre de ses tensions sociales et de ses violences politico-idéologiques. Comme aujourd’hui, l’État n’a pas aboli la religion en la réalisant et qu’elle subsiste notamment sous sa forme la plus affirmée, la forme islamique, on ne peut plus affirmer comme le fait R.Simon que « Nous et Eux se dit toujours dans le langage de l’État ». Dire cela présuppose un État-nation idéal ; l’État-nation désiré par Thiers et Jules Ferry (« Le tonkinois »). On comprend que R.Simon ait besoin de cette rhétorique sur un État-nation invariant pour légitimer sa théorie prolétarienne de la lutte des classes. Des luttes dont il désespère la venue car elles sont aujourd’hui recouvertes par « une mutation idéologique » qui les transforment en « conflits culturels ». L’auteur tente alors de sortir de cette aporie non pas en prenant acte des profondes transformations de la forme-État, de sa mise en réseau (l’État-réseau soutien et promeut les particularismes, les communautarismes, les culturalismes, les identitarismes, etc.) ou bien en reconnaissant l’épuisement historique de la dialectique des classes, mais en déclarant que les terroristes djihadistes sont nos ennemis « parce que leur but est d’accentuer et scléroser des fractures dans la classe exploitée et dominée ». Au terme de cette laborieuse leçon de droit constitutionnel, voilà enfin présentée la bonne conclusion communisatrice : le seul crime du terrorisme islamiste c’est de diviser le prolétariat !
Montpellier printemps 2015
Notes [1] Pour l'hégélien Lacan, le Grand Autre ce n’est pas autrui car il relève du symbolique, il est extérieur au sujet tout en restant son alter ego. C’est le lieu de l’inconscient, celui d’une parole qui dit le reste, le manque, le désir d’une reconnaissance. Tout se passe comme si les spéculations de Lacan sur l’Autre et l’objet petit (a) avaient été prises argent comptant par les démocratistes, les particularistes, les politico-médiatiques et par les décideurs de l’État-réseau.
[2] Nous ne plaçons pas, bien sûr, les églises protestantes dans cette liste puisque dès leurs origines dans la modernité, elles ont toujours été parmi les exécutrices les plus zélées des transformations morales exigées par le mouvement du capital.
[3] « Par où la sortie ? » tel est le titre que nous avions donné au numéro 9 de Temps critiques à l’automne 1996. Il reste plus actuel encore aujourd’hui... malgré les « mesures révolutionnaires » que certains nous proposent ou ce que les médias définissent comme de « nouvelles trajectoires révolutionnaires ».
[4] http://dndf.org/?p=13979
Castoriadis avant et après Mai 68
Dans une correspondance avec des auteurs de la revue Temps critiques,
Jacques Guigou, le 6 juillet 2015 a écrit
Bonjour, Les reconstitutions posthumes de l’œuvre d’un auteur selon l’orientation qu’on souhaite y trouver pour les besoins de sa cause sont trop fréquentes pour qu’on n’y accorde un certain crédit. Voir dans le parcours théorique et politique de Cornélius Castoriadis (CC) une « cohérence » et une continuité impeccable (et implacable!) relève de l’imagerie pieuse. Il y a bien chez le CC publié (les montages sur des écrits posthumes sont le plus souvent douteux), une rupture politique et philosophique qui s’opère dans la seconde partie des années 60 ; années qui sont celles de la dissolution du Groupe SoB et… de Mai 68. Et cette rupture est très explicite dans l’opus magnum de CC, « L’institution imaginaire de la société ». La composition même de ce livre exprime cette rupture : la première partie tire un bilan politique des années SoB et contient une critique du marxisme mais une critique qui reste dans la dimension de ce qu’il appelle « le social-historique » ie. dans une conception orientée de l’histoire. La seconde partie essentiellement philosophique et largement métaphysique pose les bases de ce qui va devenir pendant 30 années sa vision d’un imaginaire social « instituant », d’un « magma originaire », d’un indéterminé général, tout cela débouchant sur « l’Autonomie », l’autogestion, et un compagnonnage avec…la CFDT ! Bien évidemment c’est après 68 qu’il ouvre son cabinet de psychanalyste et qu’il fonde avec Pierra Aulagnier le « Quatrième Groupe », celui qui veut introduire du culturel, de l’anthropologique dans le freudisme. En cela aussi aussi il y a rupture avec le matérialisme critique de SoB. Rupture encore et elle n’est pas que philosohique elle est politico-stratégique celle qui conduit CC à la pire méprise : son livre proUS « Devant la guerre »(1981) qui annonce comme imminente la Troisième Guerre mondiale en faisant de l’appareil militaro-bureaucratique soviétique le Grand Satan ! Écrire cela quelques années avant l’effondrement de l’URSS et des pays de l’Est, fallait le faire ! Où est le « cheminement cohérent » que Bernard et son référant Poirier veulent accréditer post mortem à CC ? Castoriadis n’a pas été « un Titan de l’esprit » comme l’a écrit « l’Indigné » Edgar Morin à la mort de Castoriadis. Il a cherché des voies, il a rencontré des impasses, il s’est trompé, il est devenu spéculatif, idéaliste, imaginiste… Mais il reste, avec d’autres, notamment Claude Lefort, un intervenant politique et théorique majeur et fécond dans la période couverte par le Groupe SoB (1948-67). C’est celle qui a été créative à nos yeux et non la suivante.
JG
mai 2015
disponible sur le blog de la revue Temps critiques
http://blog.tempscritiques.net/archives/1291#more-1291
ALLOCUTION pour l’inauguration de la salle Émile GUIGOU à la mairie de Vauvert
Monsieur le Maire de Vauvert, Mesdames et Messieurs les Conseillers municipaux, Mesdames et Messieurs, Chers amis,
Au nom de tous les membres de ma famille, je tiens à exprimer, ici, nos remerciements les plus vifs pour la décision que vous venez de prendre d’honorer la mémoire d’Émile GUIGOU et de le faire à l'occasion du 70e anniversaire de la Libération de Vauvert. Et notre gratitude est d’autant plus vive que votre geste d’hommage a inscrit le nom d’Émile GUIGOU sur le fronton de la salle la plus chargée d’histoire de cette mairie. Cette mairie où, comme maire puis comme Premier adjoint, il a passé tant et tant d’heures à dialoguer avec les Vauverdois, à écouter leurs problèmes, à partager leurs aspirations ; tant d’heures à préparer les politiques économiques, urbaines, sociales, culturelles pour le développement de la commune ; tant d’heures dans les réunions du Conseil municipal ; des heures, aussi — moins nombreuses celles-la — aux archives communales pour y recueillir les données qui, plus tard, une fois à la retraite, lui permettront de rédiger ses trois livres sur l’histoire de Vauvert. L’histoire de Vauvert dont il fut d’abord un acteur avant d’en être un auteur. Car c’est l’homme d’action, c’est le Résistant, que vous célébrez aujourd’hui, celui qui a joué un rôle majeur dans la Libération de Vauvert. Et pour nous plonger dans le déroulement concret de ces événements, laissons un instant la parole à Émile GUIGOU, qui dans une page de son livre Les contraintes de la vie vauverdoise fait le récit de ces journées décisives du 25 et du 26 août 1944. Je lis cette page... [Allocution prononcée par Jacques GUIGOU devant le jardinet de la mairie de Vauvert le 26 août 2014 avant le dévoilement de la plaque à l’entrée de la salle dédiée à Émile GUIGOU.]
Vidéo de cette allocution ici https://www.youtube.com/watch?v=8KNR39-p3rY
SERGE JONAS 1914 - 2012
Serge Jonas est né le 05 janvier 1914 à Moscou. Ses parents, sont partisans dès la première heure de la révolution de février 1905 à la suite de laquelle ils ont dû s’exiler en Finlande. Revenus en Russie, ils participent au soulèvement d’Octobre 1917. Proches des Socialistes révolutionnaires de gauche, ils sont menacés par les Bolcheviks et doivent fuir, d’abord en Lituanie, puis à Genève où ils arrivent en 1922.
À l’âge de 14 ans, Serge Jonas arrête sa scolarité et travaille comme ouvrier typographe à l’imprimerie que son père avait installée dans une ferme qu’il souhaitait transformer en une sorte de communauté socialo-anarchiste. Juste avant la Seconde Guerre mondiale il se rend en France et réside chez un de ses oncles, antiquaire à Golfe-Juan. De cette époque il gardera un attachement profond à la France et n’aura comme seul but que de revenir s’y installer. Obligé de quitter la France parce qu’appelé en Lituanie pour y être mobilisé et souhaitant fuir la Suisse qu’il n’a jamais portée dans son cœur, il part alors à Jérusalem où réside l’une de ses tantes, veuve d’Eliezer Ben Yehouda, fondateur de l’hébreu moderne.
À Jérusalem, il intègre l’école Berlitz où il enseigne le russe et rencontre Clairette Arié qui deviendra sa première femme. Ensemble, ils animeront pendant toute la guerre les émissions de la France Libre à Radio Jérusalem. À son arrivée en France en 1946, après avoir vainement essayé de continuer à travailler dans la radio, il monte une petite entreprise « familiale » de sérigraphie dans la cave du pavillon de Rueil-Malmaison, où il vit avec sa femme. En 1956, il rencontre Denise Vasseur qui deviendra sa seconde femme et avec qui il aura deux enfants. Parallèlement, il obtient le diplôme de l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales et entame des études universitaires à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris-Sorbonne. Au début des années 1960, il fait plusieurs séjours en Israël et publie en 1962 et 1965 deux articles dans les Cahiers internationaux de sociologie.
Après avoir inventé un procédé de flocage en sérigraphie, il propose ses tissus pour les présentoirs des plus grands parfumeurs (Dior, Hermès, etc.). Cette activité lui ayant permis de rassembler des moyens financiers, il décide de réaliser son rêve : créer une maison d’édition. En 1966, il fonde les éditions Anthropos avec Jean Pronteau[1] qu’il a rencontré dans le séminaire de Georges Gurvitch au Laboratoire de sociologie de la connaissance. Plagiant une citation de Claude-Henri de Saint Simon, il avait coutume de dire que la première partie de la vie était consacrée à l’aventure, la seconde à amasser une fortune et la troisième à se consacrer à la science !
Il lance un vaste programme de publications d’auteurs historiques et contemporains ignorés ou négligés aussi bien par le marxisme dogmatique que par les sciences humaines et sociales académiques. Il publie la première traduction française des « Fondements de la critique de l’économie politique » (Grundrisse) de Marx, les œuvres complètes de Charles Fourier, du curé Meslier, de Claude Henri de Saint Simon, les voyages d’Ibn Battûta, les journaux de René Caillé, etc. En 1967 sort le premier numéro de la revue L’homme et la société – sous-titrée Revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques — qui exercera une influence internationale auprès des divers courants de la théorie politique et sociologique de gauche. Dans les années qui suivent y contribuent des auteurs comme Henri Lefebvre, Lucien Goldmann, Pierre Naville Gérard Namer, René Lourau, Raymond Ledrut, Jean Duvignaud, Michael Lowy, Yvon Bourdet, Albert Meister, Samir Amin, Maxime Rodinson, Claude Meillassoux, Pierre Lantz, Guy Dhoquois, et bien d’autres qui ont contribué à la régénération de la critique du capitalisme et dont l’influence s’exercera sur le mouvement de Mai 1968. Au cours de ses mêmes années, trois autres revues sont fondées à l’initiative des éditions Anthropos : Espaces et Sociétés (Directeurs, Henri Lefebvre et Anatole Kopp) ; Autogestion et socialisme (Directeur, Yvon Bourdet) ; Épistémologie sociologique (Directeur, Pierre Naville).
Fin avril 1968 Serge Jonas et Jean Pronteau partent ensemble en Tchécoslovaquie et nouent des contacts qui leur permettront de publier à l’automne Les sept jours de Prague – 21-27 août 1968. De retour aux moments les plus intenses de Mai 68, Serge Jonas participe aux événements. Dans la librairie Anthropos, au cœur du quartier Latin, rue Racine, se rencontrent nombre de contestataires connus et anonymes. En juillet 1970 les deux fondateurs d’Anthropos organisent un colloque à Cabris « Sociologie et Révolution » et publient les Actes dont ils signent en commun la préface. Proches de Lucien Goldman et de Serge Mallet, ils entrent en contact avec le groupe yougoslave qui entoure la revue Praxis et a créé l’École de Korčula.
En 1978, sa seconde femme décède. Dans les années qui suivent, touchée par la crise de l’édition des sciences humaines et sociales, la situation financière d’Anthropos est devenue critique. Au début des années 1980, Serge Jonas doit se résoudre à vendre sa maison d’édition dans les pires conditions[2]. Quelques années plus tard, il épouse Yolande Ghilchrist avec qui il a une fille. Ils s’installent près de Grasse.
Au cours des deux dernières décennies de la sa longue vie, l’intérêt de Serge Jonas pour les questions politiques et anthropologiques ne faiblit pas. Passionné depuis toujours par les sciences de la vie et l’écologie, il exprime a ses proches sa profonde ambivalence à l’égard des découvertes en biologie génétique : son enthousiasme pour les possibilités désormais ouvertes aux humains mais aussi son inquiétude face à la menace et au risque accru de catastrophes. Après un grave accident, il se réinstalle à Paris et y meurt le 26 octobre 2012.
Homme familier des vastes perspectives historiques, des utopies socialistes et des expériences communautaires, Serge Jonas était un lecteur attentif et critique des auteurs qu’il publiait. Malgré les contraintes quotidiennes que la direction de sa maison d’édition engendraient, il n’a pas cessé de participer aux débats qui traversaient la recherche sociologique critique à l’époque de son apogée, celles années 1960 et 70. Plusieurs de ses écrits en témoignent. Retenons-en deux : - En avril 1962, participant au IVe Colloque organisé par l’Association internationale des sociologues de langue française sur le thème : « Signification et fonction des mythes dans la vie et la connaissance politiques », Serge Jonas présente une communication intitulée : « Les mythes du sionisme[3]». Il montre en quoi, l’idéologie sioniste qui s’est élaborée, à la fin du XIXe siècle « à la périphérie de cette zone culturelle du judaïsme traditionnel, là où s’établissait le contact entre Juifs assimilés et Juifs de ghetto » ne peut être analysée et comprise qu’en rapport avec l’antisémitisme européen ; en quoi les fondateurs du sionisme cherchaient d’abord à combattre les stéréotypes répandus par les antisémites ; d’où leur propension à forger « un peuple de producteurs et de guerriers ». Le sionisme, conclue-t-il, a cherché à transformer le messianisme religieux des Juifs en une idéologie politique à la fois réaliste et prométhéenne. - En septembre 1971, pour le VIIIe Colloque de la même association, il présente une communication[4] dans laquelle il analyse le délitement de la civilisation européenne sous les puissants effets de la mondialisation dont les techno-sciences constituent le principal opérateur. Face à cet état « déstructuré », à cette « barbarie », il interroge : « la vie ne deviendra-t-elle possible pour ceux qui se vouent à la créativité artistique ou intellectuelle, que dans le cadre de nouvelles communautés rappelant celle du mouvement monachiste du VIe siècle » ?
Homme de la pensée et homme de l’intervention, Serge Jonas a été un acteur sciemment engagé dans les moments les plus cruciaux de la seconde partie du XXe siècle.
Jacques Guigou Irène Jonas
Article publié par la revue HERMÈS, n°65, mars 2013. CNRS éditions.
Notes [1] Jean Pronteau (1919-1984), ancien résistant, membre du Comité central du PCF et fondateur de la revue Économie et Politique, avait été écarté du Comité central et contraint d'abandonner la direction de cette revue.
[2] Peu de temps après cette cession, les éditions Economica ont racheté le titre et le fonds Anthropos. Une collection de sciences humaines à conservé le titre originel.
[3] Jonas, S. "Les mythes du sionisme", Cahiers internationaux de sociologie, vol XXXIII, 1962, p.115-125.
[4] Jonas, S. "La révolution scientifique et technique et la fin de la civilisation européenne", L'Homme et la Société, n°23, 1972, p.143-152.
DES ÉMANCIPÉS ANTHROPOLOGIQUES
Jacques GUIGOU
Question[1]: Quelles références théoriques dans la lutte pour une société émancipée ? a- Je n’ai aucune références théoriques susceptibles d’intervenir « dans la lutte pour une société émancipée » car je pense que la notion de « société émancipée » n’a plus de portée politique aujourd’hui ; que la période historique dans laquelle cette aspiration a émergé puis triomphé — celle des Lumière et de la société bourgeoise — est définitivement achevée. De plus, en tant que telle, une société n’est jamais « émancipée ». Quelle que soit ses formes une société c’est d’abord de l’institué, de l’établi. Seuls des groupes humains ont pu avoir un projet d’émancipation, voire d’auto-émancipation ; ils ont pu réaliser des modes de vie et des communautés « libres », mais cela ne les constituaient pas pour autant comme une « société émancipée ». A moins de donner à l’expression un contenu microsociologique, parler de « société émancipée » constitue une antinomie. Elle n’a d’ailleurs été que très peu ou pas du tout utilisée par les mouvements historiques révolutionnaires, sauf dans des acceptions limités et particulières comme l’émancipation des juifs et des esclaves par la Révolution française ; l’émancipation-libération des femmes par les mouvements des femmes des années 60, etc. Dans la modernité, la visée universaliste des mouvements d’émancipation a été rabattu sur les déterminations particulières de la « société civile » : la classe, la nation, l’intérêt économique, la propriété, le sexe, la religion, etc.
b- Bref rappel. Dans ses écrits dits « de jeunesse », Marx (comme B.Bauer) a d’abord donné l’émancipation politique comme le but de la société socialiste. Puis, dans La question juive, il critique sa première position en distinguant émancipation politique et émancipation humaine. Il donne alors à la notion un contenu social : ce n’est pas seulement le citoyen, membre de la société civile que le processus révolutionnaire émancipe, c’est « l’homme lui-même ». En le disant dans un langage contemporain, l’émancipation acquiert alors un contenu anthropologique. On le sait, avec Le Capital c’est la classe négative, la classe du travail qui va devenir le sujet de la révolution. Selon le programme communiste et la critique de l’exploitation, l’émancipation devient auto-émancipation. Mais dès les débuts du mouvement ouvrier révolutionnaire, les termes « révolution », « socialisme » et « communisme » prennent le pas sur celui d’émancipation. Plutôt rarement utilisée dans les écrits majeurs de l’histoire de la pensée critique — exceptés par certains courants historiques de l’anarchisme, aujourd’hui caduques — et jamais dans ceux du maximalisme, la notion de « société émancipée » ne peut qu’introduire confusions et méprises dans les luttes d’aujourd’hui.
c- Après l’échec des mouvements révolutionnaires des années 67-77, l’émancipation anthropologique a été conduite par le capital. Ayant englobé — et non pas dépassé —la plupart de ses anciennes contradictions, le capital devient le seul, le grand « émancipateur », le grand « révolutionnaire ». Il accomplit son oeuvre dans la crise, le chaos, la dévastation, la catastrophe et la perversion narcissique mais aussi grâce à la puissance d’assimilation du vivant que lui confère la technique contemporaine. S’émanciper des anciennes déterminations qui faisait d’homo sapiens un être relié à la nature extérieure devient, plus que jamais depuis son émergence au paléolithique, l’objectif principal de la capitalisation des activités humaines[2].
d- « Autonomie » et « libération » ont été et restent les opérateurs de la « société émancipée » ... du capital[3]. Cette inversion historique du sens de l’émancipation a jeté le trouble et la confusion dans les rangs des « anticapitalistes », qu’ils soient gauchistes, anarchistes, écologistes ou alternatifs. Cela s’observe dans les écrits de groupes ou individus qui, aujourd’hui prêchent l’émancipation et souvent se veulent eux-mêmes « émancipateurs ». Dans une brève revue des fervents de l’émancipation, on repère des versions savantes et des versions militantes de la « société émancipée ». Retenons deux exemples de versions savantes ; celle qui cherche un compromis entre le calcul économique et l’émancipation et celle pour qui l’exercice d’une « sociologie pragmatique de la critique » ouvre les voies de l’émancipation.
e- L’émancipation savante : deux impasses parmi d’autres Réexaminant la formule de Marx à propos de la société communiste « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », un politologue marxiste[4] en déduit que Marx a opéré « un tour de passe-passe » lorsqu’il a prétendu « aller au-delà de la commensurabilité marchande » (i.e. essentiellement le calcul économique), alors que « émancipation » et « commensurabilité » ne sont pas contradictoires, car la justice et la démocratie ont besoin d’établir des critères communs, acceptés et partagés par les citoyens. Il réhabilite donc la vaste opération de mesure que constitue le suffrage universel et conclue que si « Marx avait pu postuler le dépassement du politique une fois subsumé le conflit de classe, il faut affirmer à l'inverse qu'il n'est pas de politique de l'émancipation qui puisse se passer d'établir des critères de commune mesure pour résoudre les conflits sociaux et individuels.(...) On ne saurait se passer de commensurabilité ». Bref, dans la société démocratique émancipée... il y aura toujours des élections !
Cherchant à dépasser le dogmatisme et le déterminisme de la sociologie critique de son maître Bourdieu, désormais attentif « aux flux de la vie quotidienne » et à l’expérience subjective de la critique des gens ordinaires contre la domination, L.Boltanski[5] propose une « sociologie pragmatique de la critique ». Celle-ci doit abandonner la position d’extériorité et de surplomb que la sociologie critique adoptait vis à vis de l’illusion qui, selon elle, aveugle « l’acteur social » sur sa situation ; il s’agit pour le sociologue bourdieusien émancipé de prendre au sérieux les expressions du « sens commun ». Non seulement, poursuit-il, la société à englobé la « critique artiste » portée par les mouvements des années 65-75, comme il pensait l’avoir montré en analysant « Le nouvel esprit du capitalisme[6]», mais les formes contemporaines de la domination, les modes de gouvernance, brouillent l’identification claire de la classe dominante. Malgré cette dilution des formes de la domination, l’expression concrète de la critique à l’égard des institutions fragilise leurs anciennes assises, ouvre des brèches et permet aux individus de voir que ces institutions assurent mal leur fonction et que donc « la réalité sociale » n’est pas immuable. Sans accorder à sa sociologie, désormais plus militante, plus impliquée, toutes la puissance cognitive qu’il avait jadis attendue de celle de Bourdieu, Boltanski pense cependant qu’elle ouvre une perspective pour l’émancipation. Il reste attaché au processus de conscientisation des dominés, de dévoilement de l’aliénation comme n’importe quel progressiste. De plus, sa critique de la sociologie abstraite reste muette sur les implications institutionnelles et politiques de la sociologie. Certes il convient pour le sociologue de l’émancipation de s’affranchir de la sociologie académique-critique mais pas jusqu’à l’autodissolution du savoir séparé des sociologues. La tâche du sociologue pragmatique de la critique le rapproche de celles et de ceux qui pensent « qu’un autre monde est possible »... mais qu’il fera encore une place aux sociologues. En matière de sociologisation des luttes, Boltanski arrive bien tard : plus de quarante ans après ce que fut la critique historique de la sociologie menée par le dernier assaut révolutionnaire[7], et plus de trente ans après la tentative d’un de ses pairs, A.Touraine, qui en instrumentalisant la sociologie d’intervention, avait tenté de laver ses costumes tachés des tomates reçues pendant ses cours à Nanterre dix ans plus tôt auprès des mouvements alternatifs des années 70[8]. Décidément, les partisans de la future « société émancipée » qui cherchent de nouveaux arguments pour la dégager de ses confusions et de ses méprises, ne trouveront pas dans ce Précis de sociologie de l’émancipation une référence majeure.
f- La société émancipée version militante et impliquée Dans les discours des partis politiques, des organisations et des groupes politiques et syndicaux, mais aussi chez les individus qui y sont impliqués, les occurrences les plus fréquentes à une « société émancipée » sont étroitement reliés à l’approfondissement de la démocratie et à la valorisation de l’individu-citoyen. Laïque[9], ouverte, démocratique, soucieuse du « vivre ensemble[10]», féministe[11], révolutionnée par les réseaux sociaux[12], affirmant « la solidarité du social et de l’esthétique[13]», libérée du « refoulement de ses désirs[14]», la future « société émancipée » à bien du mal à se différencier de l’actuelle société capitalisée.
Les descriptions du communisme[15] ayant quasiment disparu de tous leurs discours, lorsqu’ils osent une projection vers l’avenir en termes de « société émancipée » les courants politiques anticapitalistes et anarchistes nous offrent-ils autre chose qu’une pratique moins « barbare » de l’émancipation anthropologique du capital ?
Montpellier, mai 2011
Notes [1] Question n°5 de l’enquête « Quelles orientations théoriques pour quelles pratiques ? » conduite par les organisateurs des Journées critiques de Lyon en mars 2010 et mai 2011. Cf. le blog des Journées critiques http://journcritiques.canalblog.com/ [2] Émancipation de la naturalité de l’homme célébrée à l’envie par tous les réseaux planètaires d’imageries. Ainsi, sur une chaîne de télévision nommée Planete no limit (on ne saurait mieux dire, malgré le franglais!), ces « Chroniques d’une société émancipée » qui présentent, parmi d’autres performances émancipatrices, un reportage sur cinq candidates à une grosse opération de chirurgie esthétique ou bien encore ces greffes de nanotechnologies sur des dauphins et des hommes afin de tester les « capacités osmotiques » de communication entre mammifères et humains... [3] Cf. Guigou J. La cité des ego L’impliqué, 1987, réédition L’Harmattan, 2009. Cf. aussi la revue Temps critiques. http://tempscritiques.free.fr/ [4] Yves Sintomer, « Émancipation et commensurabilité », in E.Couvélakis (ed.), Marx 2000, Paris, PUF, 2000, p. 111-12. Disponible en ligne http://www.sintomer.net/publi_sc/documents/sint-Marx2.pdf [5] L.Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Gallimard, 2009. [6] L.Boltanski et E.Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999. [7] On peut en lire quelques traces dans R.Lourau, Le gai savoir des sociologues. 10/18, 1977. [8] J’avais, à l’époque, dits quelques mots sur ce coup de bluff. Cf. « Les génuflexions de l’auto-analyse collective à la Touraine », in, J.Guigou, L’institution de l’analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981. Disponible en ligne http://www.editionsharmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#touraine [9] Cf.: « Peut-on militer pour une société laïque émancipée en ayant peur du débat démocratique ? ». Site de Riposte laïque http://ripostelaique.com/Peut-on-militer-pour-une-societe.html [10] Les jeunes communistes du PCF annoncent la venue d’une « société émancipée » grâce aux vertus du « Vivre ensemble ». Cf. « Vivre ensemble dans une société émancipée ». [11] D.Méda et H.Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation. La société, les femmes et l’emploi, La République des idées / Seuil, 2007. [12] Dans un texte intitulé « Anarchisme, force d’émancipation sociale » en page d’accueil d’un site anarchiste fréquenté, on lit que chaque internaute doit choisir son camp dans « la nouvelle guerre de sécession » qui s’engage contre « quelques puissantes entreprises (Google, facebook) qui ont réussi à virtuellement recentrer le réseau et à en phagocyter la créativité ». Dans cette bataille les combattants pour l’émancipation ne doivent jamais oublier que « la plus grande structure créée par l’humanité, celle qui lie aujourd’hui deux milliards d’humains, Internet, est le fruit d’un fantastique processus d’auto-organisation ».Cf. http://owni.fr/2010/02/15/anarchisme-la-force d%E2%80%99emancipation-sociale/ [13] J.Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2008. [14] Réhabilitant le tourisme sexuel qui a été condamné par une « morale sexuelle » qui ne serait qu’une forme de « contrôle des populations » et de « refoulement des désirs », l’anthropologue S.Roux voit dans les conversations et les cadeaux échangés entre le client touriste sexuel et les masseuses thaïlandaises une « dimension émancipatrice ». Pour lui il y a là « une dimension émancipatrice du travail sexuel ». On le vérifie encore une fois, le Arbeit macht frei étend son ombre bien au-delà du portail d’Auschwitz. Source : Le Monde du 6 mai 2011, l’article de Gilles Bastin qui présente un compte rendu du livre de l’anthropologue Sébastien Roux, No money, No Honney. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. La Découverte, 2011. [15] Je parle bien d’une description du communisme et non d’une invocation-incantation au communisme.
DES PUBLICISTES DU SYMBOLE
JACQUES GUIGOU
Dans quelle mesure la création artistique peut-elle encore changer le regard au monde ? Telle est la question qui préoccupe certains milieux critiques à la recherche d’une nouvelle relation entre la théorie et la pratique politique.
a- Cette question contient plusieurs présupposés qui méritent d’être explicités alors qu’ils sont ici donnés comme des allants de soi. Sans cesse utilisée, la notion de « création artistique » relève d’une somnolence critique à l’égard du phénomène méphitique de l’art. De plus, rabattre la création artistique sur « la question des sens et de l’esthétique » risque de redoubler le préjugé puisque cela tend à induire que les dimensions créatives présentes chez l’espèce humaine se réalisent nécessairement dans « l’art » et qu’elles relèvent d’un jugement « esthétique », lequel doit faire l’objet d’un questionnement. Sous une formulation apparemment simple (ou délibérément simplifiée ?) cette question enferme la visée critique dans le registre réduit et normatif d’une « créativité artistique » supposée universelle et invariante. Si l’esthétique peut, certes, relever d’un questionnement lorsqu’elle est considérée comme un domaine de connaissance particulier, les perceptions qu’homo sapiens exercent avec ses cinq sens constituent d’abord pour lui une expérience immédiate du procès de vie et de son immersion dans son biotope ; expérience faite d’un double rapport avec la nature extérieure et avec son monde intérieur. Cette expérience, qui est vécue comme une certitude sensible, ne devient une question qu’à partir du moment où ce double rapport s’altère dans la perte de présence du monde et dans l’indifférence à la jouissance d’être au monde. Cela fut le cas avec l’émergence, puis la domination des diverses formes de civilisation ; cela continue d’être le cas dans la société capitalisée d’aujourd’hui. Altération et perte qui, ne l’oublions pas, furent abolies par certains moments historiques de discontinuités et de bouleversements révolutionnaires mais aussi par certains groupes humains cherchant à fonder d’autres modes de vie en dehors des civilisations.
b- Dès son émergence dans les dernières communautés protohistoriques déjà en voie de hiérarchisation et d’étatisation, ce que l’on nommera ensuite « l’art » — l’euphémisation « création artistique » n’y change rien — constitue un mode d’action séparé sur les représentations du monde chez les divers groupes humains. Compensant leur éloignement des conditions immédiates de la vie en milieux naturels[1] et l’angoisse qu’il engendre, par une externisation plus poussée des techniques et des outils, les premières sociétés étatisées de l’ère mésopotamienne (XIVe-XIIe siècles BP) utilisent l’art comme un opérateur thérapeutique. Associés aux rites magiques puis aux récits mythiques, ces arts confortent le pouvoir des castes dominantes. Activité spécialisée d’un petit nombre d’individus manipulant le rapport au sacré et à l’invisible, les arts, comme les mythes puis les religions, deviennent des moyens de maintient de l’ordre et de célébration de la puissance de l’État-empire, de l’État-royal, de la Cité-État puis de l’État-nation.
c- Ruptures, discontinuités, hérésies et utopies ont certes modifiés les pratiques artistiques et les rapports à l’art, mais, comme les religions, celui-ci a conservé sa fonction anthropologique de thérapie politique. Toujours lié aux puissances étatiques et aux rapports de domination, l’art intervient pour compenser une perte, une séparation, un éloignement de la communauté humaine avec sa vie immédiate et avec ses biotopes naturels. Signes, symboles et formes imaginaires exprimées dans l’art se donnent comme les médiateurs spatio-temporels de l’existant et de son devenu ; ils en définissent l’horizon technique, social et politique et le donnent comme unique. Divinisation de l’homme, anthropomorphisation des dieux, images de sacralisation et de profanation, l’art contribue au rejouement et à la simulation d’un monde qui surplombe les êtres humains. Il ne « change pas leurs regards sur le monde » puisque se donnant comme tous les regards possibles sur l’existant, son passé et son futur, il les enferme dans la pérennisation du séparé.
d- Dans la modernité, l’art conserve sa fonction thérapeutique tout en s’individualisant et se démocratisant selon les formes et les contenus attendus par la société bourgeoise. La figure de l’artiste maudit et asocial, comme l’œuvre « d’art prolétarien », n’étant que le négatif fictionnel de la positivité du marché de l’art combiné au « réalisme socialiste ». Dans l’actuelle société capitalisée où l’art et la publicité sont une seule et même chose, cette fonction s’affirme toujours plus massivement. On pourrait dire en extrapolant cette tendance lourde que l’art s’auto-dissout comme représentation et s’actualise dans l’immédiateté des « réalités virtuelles ». Pour le virtuel, seule la puissance de l’actuel2] est objet de traitement, de gestion de l’existant. Dans cette actualisation permanente le virtuel doit éliminer toute présence, toute historicité, toute temporalité. Placé dans ces conditions, et les revendiquant comme siennes, l’art n’a plus, aujourd’hui de capacité de représentation du monde. Imageries, combinatoires informationnelles et flux de particules subjectivisées décomposent et recomposent des réseaux de signes auxquels tous les individus sont assignés à contribuer afin de réaliser cette « société des créateurs » qu’Isidore Isou et les lettristes appelaient de leurs vœux... devenue vingt années plus tard... société de « créatifs » comme n’importe quel salarié d’une agence publicitaire.
e- Lettristes et situationnistes ont allumé les derniers feux du projet révolutionnaire portés par les avant-gardes du XXe siècle : supprimer l’art en le réalisant dans la vie quotidienne transformée. Leur échec a été celui-là même du dernier « assaut prolétarien » contre la dynamique généralisée du capital et de son monde. C’est la « révolution du capital[3] » qui a réalisé, à sa manière — i.e. asservissante — la suppression de l’art en assignant chaque individu à se soumettre à l’ancien mot d’ordre surréaliste : « faire de sa vie une oeuvre ». Œuvre économique comme auto-entrepreneur, oeuvre sociale comme citoyen-solidaire et « indigné », oeuvre culturelle comme musicien de festival; oeuvre esthétique sur son mur facebook ; oeuvre sexuelle comme assistant des handicapés ; oeuvre littéraire avec son journal intime en ligne ; oeuvre de performer artistique antiraciste en exposant les vidéos de son déguisement en éboueur noir dans un train de première classe et en soulignant les effets sur les voyageurs ; oeuvres, oeuvres, oeuvres... La créativité ne se qualifie plus ; elle est requise partout ; elle réalise immédiatement toute la réalité possible du monde capitalisé.
f- Pourtant, malgré les dommages et les ravages (ou à cause d’eux ?) que cette « créativité artistique » exerce partout, certains debordistes têtus s’interrogent : « Est-ce qu’il y a un art après la fin de l’art ?[4] ». Un doute les saisit : Debord lui-même a-t-il vraiment renoncé à l’art et à la littérature ? Le combat pour liquider l’art a-t-il été véritablement mené par le héros iconoclaste ? « Y a-t-il véritablement eu, au préalable chez lui, un abandon de la pratique artistique et plus exactement un renoncement au poétique[5] ? » L’art, certes, n’a pas été réalisé, confessent-ils, mais, faute d’être « la richesse humaine réalisée, il pourrait être au moins ce qui en tient lieu, le souvenir, l’annonciation de sa venue possible[6] ». Il suffirait pour cela de revenir à la distinction d’Adorno entre l’industrie culturelle et l’art authentique, mais selon « une argumentation situationniste », bien sûr. Dans cette perspective de révision à la baisse des objectifs situationnistes, A.Jappe conjugue matérialisme et idéalisme, puisque « faute de mieux (...) il semble possible d’admettre à nouveau la possibilité d’un art contemporain[7] ». Il nous récite alors son antienne sur le travail abstrait et le fétichisme de la marchandise pour critiquer l’industrie culturelle d’un côté et il invoque la capacité de l’art authentique à « créer des symboles » de l’autre. Dans cette lutte éthique[8] et écologique[9] entre la barbarie de l’industrie culturelle et les œuvres qui « sauvegardent l’horizon ultime d’une réconciliation future entre l’homme et le monde[10] », les forces sont inégales déplore A.Jappe ; car « le rôle social de l’art n’a jamais été si petit, jamais son existence si marginale bien qu’on n’ait jamais vu une telle quantité d’artistes et une telle masse d’informations et de connaissances artistiques circuler dans le public[11] ». L’art de l’avenir, selon Jappe, sera le grand réconciliateur, un sévère thérapeute politique et anthropologique. Comment cette alchimie adorno-situationniste transforme-t-elle en art-or le vif plomb de l’industrie culturelle ? Grâce à une incantation, une supplique adressée à la puissance universelle du Symbolique ; par le recours à cette vieille mystification idéaliste de la symbolisation ; celle qu’ont massivement utilisée religions et pratiques ésotériques de tout ordres. On savait déjà que « Les aventures de la marchandise[12] » pouvaient conduirent à nombre d’impasses théoriques et politiques; dans leur version esthétique nous emmèneraient-elles maintenant jusqu’au Vatican ou à La Mecque ?
Notes [1] Les débats académiques sur les fonctions de « l’art pariétal » dans les grottes dites « ornées », ont très largement contribué à l’hégémonisme de l’idéologie de l’art puisqu’elle y a trouvé l’occasion de se répandre jusque sur les activités des premiers sapiens : croyance dans « l’art » donné comme consubstantiel à l’activité humaine ; fable d’un « besoin d’art », fiction d’un « sentiment inné du beau », etc. Ni magie, ni symboles, ni religions, encore moins « art », avançons comme probable que ces traits et ces tracés expriment un moment de médiation dans la vie du groupe humain concerné ; un opérateur d’intervention sur les rapports avec la nature extérieure et les rapports avec la communauté humaine. [2] Cf. Quéau Ph., Le virtuel, vertus et vertiges. Champ Vallon/INA, 1993. [3] Wajnsztejn J., Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2009. [4] Cf. A.Jappe, contribution à la 9e Biennale d'art contemporain de Lyon -« L'histoire d'une décennie qui n'est pas encore nommée » (Éditions des presses du réel, 2007). Texte disponible en ligne http://arbeitmachtnichtfrei.skynetblogs.be/archive/2010/03/27/est-ce-qu-il-y-a-un-art-apres-la-fin-de-l-art-par-anselm-jap.html [5] Kaufmann V., Guy Debord. La révolution au service de la poésie. Fayard, 2001, p.149. [6] Jappe A. op.cit. [7] Jappe A. op.cit. [8] L’œuvre d’art espérée par Jappe, doit « s’abstenir de venir à la rencontre des gens, mais (...) s’efforcer de confronter son public avec quelque chose de plus grand que lui ». [9] Les artistes que Jappe appelle de ses vœux, doivent prêter « une véritable attention à leur matériel, que ce soit la pierre, le tissu, l’environnement, la couleur ou le son ». [10] Jappe A. op.cit. [11] Jappe A. op.cit. [12] Jappe A. Les aventures de la marchandise. Denoël, 2003.
ACÉLÉBRATION DE LA TABLE POLITIQUE DU MARCHÉ DES ARCEAUX À MONTPELLIER
I- Avant hier, ils faisaient … - en dehors des villes, des communautés de vie sans chefs, sans prêtres, sans propriétaires, partageant leurs ressources en provenance de la terre et prenant leurs repas en commun ; [cf. Les Esseniens] et ils faisaient…aussi… - des communautés sans État ni classes ni castes, ni clans ; des cités de la paix sans divinités, des cités des Méropes, des cités du soleil, des fraternités de la connaissance, des assemblées d’égaux ; et ils faisaient…aussi… - des révoltes d’esclaves, des rassemblements du désert ; des sorties du Léviathan ; et ils faisaient…encore - des schismes avec les puissances religieuses, des hérésies, des mouvements du Libre Esprit. Avant-hier, ils disaient : -« Ôtes-toi de mon soleil » ; [Diogène à Alexandre Le Grand] et ils disaient aussi -« Je n’ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des espérances creuses » ; [auteur ancien inconnu parfois attribué à Socrate] ils disaient encore - « La durée de leur vie à chacun avait été fixée à mille ans d’après la course des luminaires » ; [Écrit gnostique sans titre sur l’origine du monde. Pléiade, p.453] ils disaient également - « Je le vois bien, notre pensée ne se rassasie jamais si le vrai ne vient le nourrir et hors duquel aucune autre vérité ne prend son cours » [Dante, Paradisio, canto IV] II- Hier, elles et ils faisaient : - Des communes, des Ormées, des conspirations, des soulèvements, des rébellions, des insoumissions, des grèves, des conseils, des occupations, des révolutions ; Leurs aspirations réalisées avaient pour nom : La Cécilia, L’Athanor, Monte Verità, Christiania, Wandervögel, New Harmony, Prairie Home, Root and Branch, Soviet de Cronstadt, Rio Gallegos, Incantado, L’orphelinat de Cempuis, La ruche, La Grande cordée, le Radeau, Budapest 1956, Algérie 1962, Mai 68, La Blaquière… et ils se faisaient : maraudeurs, diggers et nivellers, begards et béguines, loïstes et adamites ; vaudois, naturiens et crudivégétariens, en dehors, indiens de l’intérieur, collectivistes, commontistes, luddistes, anarchistes, communistes ; Hier, elles et ils disaient : - « Vous ne paierez plus de loyers à vos seigneurs et vous ne serrez plus leurs sujets mais vous posséderez librement et paisiblement leurs villages, leurs viviers, leurs prairies, leurs forêts et tous leurs domaines » ; [Livellers] il disaient aussi - « La consommation consiste en un pur et simple cataclysme anthropologique (…) La consommation est pour moi une tragédie » [Pasolini] il disaient encore - « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme, qu’il se taise à propos du fascisme ». [Horkheimer) et aussi… ceci - « Le socialisme ? Une doctrine où même quand on s’en sert pour monter, il faut toujours avoir l’air de descendre ». [Ch.Autran, 1941] ou bien cela - « La courante, la courante…. Quel joli nom pour un État qui se dissout ! » [J.G. 1982] III- Aujourd’hui, ils font : - des interventions, des insurrections des manifestations, des rebellions, des insoumissions, des subversions, des blocages, des alternatives …. Bien que le capital ait englobé l’essentiel de leurs utopies…. Aujourd’hui ils disent : - « Prenons garde de ne pas devenir la chose que nous combattons le plus… » [Détournement de C.G.Jung] ou bien ils disent -« Dire qu’il n’y a plus aujourd’hui de classe révolutionnaire implique qu’il faille exposer le procès par lequel — grâce à une terreur exercée sur l’ensemble de l’humanité durant des années — le phénomène révolutionnaire a été enrayé, sinon, c’est de la magie apologétique de l’ordre établi ». [Camatte,Invariance, Série IV, 1989] IV- Demain, ils feront… - …. en sorte que les réseaux… s’absentent…. Demain, ils diront… - « Le temps est une invention des hommes incapables d’aimer et l’être une insuffisance de vie » [J.Camatte, Invariance, 1968]
et je dis ICI et MAINTENANT LA TABLE….LA TABLE... QU’ELLE VIVE MILLE ANS !!
Intervention de type agit-prop, proférée par mégaphone, Jacques Guigou étant debout sur une caisse, le samedi 29 novembre 2010 à midi.
DU CLAPAS AU CLOAQUE
Attribut foncier dans le jeu des pouvoirs féodaux, Montpellier fut fondé, face aux étangs et à la mer, sur une élévation de garrigue et de sable. Dans ce milieu naturel restreint et fragile, les premières fortifications du fief des Guilhem laissèrent rapidement place à une ville établie — jusque dans les sous-sols de ses hôtels et les dédales de ses ruelles — sur la puissance de l’État royal, de l’église, des marchands et de l’université. Au service de cette aristocratie d’armes, de robes, de bourses et de chaires, dominées et exploitées par elle, s’activaient diverses classes de populations, toutes assignées au travail, ici artisanal, là boutiquier et partout domestique. Même au plus fort des antagonismes politico-religieux durant lesquels insurrections huguenotes, sièges, reconquêtes catholiques se succédèrent, la ville a conservé une relative harmonie avec la nature qui l’environnait. Le despotisme marchand d’un Jacques Cœur ou d’un Tenturier fit main basse sur les voies navigables et sur le port de Lattes sans pour autant nuire aux milieux lagunaires et littoraux. Hôtels édifiés, faubourgs rasés, remparts élevés, églises détruites puis reconstruites remuèrent sensiblement les mêmes pierres. L’emprise foncière de la place royale du Peyrou et de son aqueduc fit davantage violence au peuple de la ville féodale qu’à la garrigue et aux champs sur lesquels ils furent établis. Bien qu’altérée, une certaine continuité avec le biotope originel subsistait … « e lo vent d’aut sus lo Peirón cantava lo secret de las Cevenas » (Max Rouquette). Capitale du pouvoir d’État associé au savoir académique sous la conduite d’une bourgeoisie autoritaire, Montpellier est resté préservé des dommages écologiques engendrés par l’époque de l’industrie. C’est dans la seconde moitié du XXe siècle, lorsque la domination du capital sur toute la société devint effective, que les ravages de la nature se généralisèrent. Sous le diktat du tout économique et du tout démographique, ce qui était une ville n’est plus qu’une combinatoire de zones urbaines ; des espaces brutaux de béton et de bitume. Commis serviles des exigences du capital globalisé, les pouvoirs locaux et régionaux les ont exécutées jusqu’à leurs plus funestes fictions : ici un quartier mussolinien, là un stade chilien, ailleurs un parc à rituels consumériens, partout les densités de Pékin. Longtemps préservé par son milieu naturel, le littoral, déjà infesté par les géométries touristiques, subit avec sévérité les servitudes des activités capitalisées. Désormais englobé dans le quadrillage urbain, le rivage lui aussi crée de la valeur ; chaque minute de soleil et de sable s’y trouve tarifée. Que survienne le soulèvement des sels avant que le vent marin n’y perde sa saveur.
Des drôles d’ici et d’ailleurs (psd. Jacques Guigou) mai 2010
LES INTELLECTUELS ET LE SPORT
Réponse au questionnaire
de la revue Quel sport ?
Préalable sur un présupposé de ce questionnaire La notion « d’intellectuels », donnée ici comme un allant de soi, n’est plus recevable. Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, il n’y a plus « d’intellectuels ». La figure de l’intellectuel critique et engagé, intervenant dans les luttes politiques est dépendante de l’ancienne société bourgeoise et de sa composition de classe. Héritier de l’aristocrate humaniste érudit s’opposant au despotisme de l’État royal (Érasme, Galilée, Montaigne, etc.) mais aussi descendant des schismatiques et des réformés huguenots, l’intellectuel fut ce bourgeois qui s’affirme d’abord comme individu « libre penseur », faisant usage de sa raison et de ses connaissances contre l’arbitraire de la raison d’État (cf. les Lumières, Voltaire, etc.). Au XIXe siècle, l’intellectuel « petit bourgeois » se fait le défenseur du peuple puis « communard » (Vallès, Zola). Dans la période des luttes de classes, l’intellectuel cherche à s’unir au mouvement ouvrier, à la classe négative, au parti des travailleurs et des exploités, c’est « l’intellectuel organique de parti ». Souvent membres des avant-gardes politiques ou esthétiques (les surréalistes) ; « compagnon de route » du stalinisme (Sartre), l’intellectuel organique a vu sa trajectoire, déjà chaotique dans l’antifascisme de l’après coup (Aragon, Morin, Duras, Garaudy), être achevée par la critique en acte de mai 68. Depuis, ce sont les médias qui, feignant de s’offusquer du « silence des intellectuels », convoquent tel ou tel scientifique, tel ou tel sportif, tel ou tel publicitaire, tel ou tel « expert », tel ou tel dirigeant associatif, tel ou tel universitaire pour simuler ce que fut l’ancienne fonction critique des intellectuels dans la société moderne. C’est donc faire preuve de bien peu compréhension de ce que fut la brève histoire des intellectuels que de se demander aujourd’hui pourquoi des individus particularisées et capitalisés comme les autres, et que l’on désigne encore comme « intellectuels », manifestent une « passions sportive ». Ce présupposé étant élucidé, notre réponse au questionnaire ne peut dès lors qu’être succincte
1- Que pensez-vous de l’attribution des Jeux olympiques 2008 à Pékin, sachant que la Chine est un état qui bafoue notoirement les Droits de l’homme, possède encore des camps de travail et de rééducation, pratique la peine de mort et la torture, et se fait l’alliée des pires régimes de la planète (Birmanie, Soudan, Iran, etc.) ?
Réponse JG
La question mérite-t-elle d’être posée ? Le sport étant un opérateur vaste et puissant de capitalisation de toutes les activités humaines locales et mondiales, il était logique que la Chine capte cette attribution. Globalisation oblige. La plainte des droits-de-l’hommistes ne fait que renforcer « la fierté » capitaliste chinoise.
2- Quelle est la responsabilité du CIO dans cette attribution (continuité Berlin 1936 - Moscou 1980 - Pékin 2008 - Sotchi 2014) ?
Réponse JG
Vous soufflez vous-mêmes la réponse : continuité Berlin 1936. Mais il manque la référence bibliographique ! 3- Certains dissidents chinois, des associations pour un Tibet libre, des artistes, des intellectuels et certains hommes politiques de plusieurs pays démocratiques ont appelé au boycott des Jeux olympiques de Pékin. Que pensez-vous de cette position de principe ? Réponse JG
Boycotter ces Jeux c’est encore défendre le sport qui …serait plus « libre » ailleurs. C'est le sport lui-même qu'il faut abolir. 4- Comment appréciez-vous l’évolution du sport contemporain (commercialisation, dopage, racisme, violences, affairisme, etc.) ?
Réponse JG
Le sport contemporain n’est que le résultat de ses commencements. L'asservissement des individus au service des dicktats de la capitalisation du monde. 5- Comment analysez-vous l’engouement pour le sport en France, notamment depuis la victoire de l’équipe de France de football en 1998 ? Comment expliquez-vous ce phénomène nouveau qu’est la passion sportive d’une majorité d’intellectuels ?
Réponse JG
Cf. « Le football n’est pas un jeu ». Montpellier 1998. Tract-affiche à propos du Mondial, disponible sur le site suivant http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#football 6- Comment analyseriez-vous la place du sport dans les sociétés contemporaines ?
Réponse JG
Comme un vaste et massif opérateur de capitalisation de toutes les activités humaines.
7- Le sport est-il selon vous un phénomène politique ? Si oui, de quelle nature ? Réponse JG
Le sport est donné comme « un phénomène politique » par ceux qui conçoivent la politique comme une sphère séparée des activités humaines. Sortir la politique de cette sphère contribuera aussi à supprimer le sport. 8- Quel Sport ? est une revue qui s’est construite sur la base d’une analyse critique de l’évolution du sport contemporain (sport-spectacle, manipulations biologiques, mobilisations violentes des foules, hooliganisme, etc.). Pensez-vous qu’il faille intégrer une telle analyse critique dans un projet politique progressiste ?
Réponse JG
Cette revue chercherait-elle à se placer dans les rackets des « projets politiques » ? Son titre l’y pousse d’ailleurs. Le sport étant toujours là ; il ne lui reste qu’une issue : s’auto-dissoudre.
Jacques Guigou Montpellier, 9 juin 2008
Chez les néo-opéraïstes le travail immatériel
n’est porteur d’aucun dépassement
C’est à partir d’une analyse des restructurations du capitalisme engendrées par « la crise » des années 70 que les néo-opéraïstes élaborent la notion de « travail immatériel ». Ils le définissent dans ces termes : « Dans la grande entreprise restructurée, le travail de l’ouvrier est un travail qui implique de plus en plus, à des niveaux différents, la capacité de choisir entre diverses alternatives et donc la responsabilité de certaines décisions. Le concept d’ " interface " utilisé par les sociologues de la communication rend bien compte de cette activité de l’ouvrier. Interface entre les différentes fonctions, entre les différentes équipes, entre les niveaux de la hiérarchie, etc. Comme le prescrit le nouveau management, aujourd’hui, " c’est l’âme de l’ouvrier qui doit descendre dans l’atelier ". C’est sa personnalité, sa subjectivité qui doit être organisée et commandée. Qualité et quantité de travail sont réorganisées autour de son immatérialité. Cette transformation du travail ouvrier en travail de contrôle, de gestion de l’information de capacité de décision qui requièrent l’investissement de la subjectivité, touche les ouvriers de manière différente selon leurs fonctions dans la hiérarchie dans l’usine, mais elle se présente désormais comme un processus irréversible. (…)Les activités de recherche, de conception, de gestion des ressources humaines, ainsi que toutes les activités tertiaires se recoupent et se mettent en place à l’intérieur des réseaux informatiques et télématiques, qui seuls peuvent expliquer le cycle de production et l’organisation du travail. L’intégration du travail scientifique dans le travail industriel et tertiaire devient une des sources principales de la productivité et elle passe à travers les cycles de production examinés plus haut qui l’organisent ». M.Lazaratto et A.Negri en 1991 dans « Travail immatériel et subjectivité ». texte mis en ligne par Multitudes à l’adresse suivante : http://multitudes.samizdat.net/Travail-immateriel-et-subjectivite Il s’agit donc d’une explicitation contemporaine du General intellect introduit par Marx dans son « Fragments sur les machines ». L’indistinction entre travail mort et travail vivant, entre temps de travail et temps hors travail sont déjà potentiellement présentes dans le general intellect. Les neo-opéraïstes y ajoutent « la subjectivité de l’ouvrier » et montrent comment celle-ci est non seulement impliquée et valorisée par le pouvoir du capital (appel à l’autonomie, à l’initiative et à l’innovation), mais aussi auto-valorisée dans toutes les activités économiques par l’ouvrier lui-même. Pour rendre compte de cet englobement de « l’âme de l’ouvrier » dans la dynamique du capital, ils avancent la notion « d’intellectualité de masse » ; puis celle de « multitudes » ; autant de figures qui pour eux constituent de nouveaux sujets révolutionnaires possibles. Si on peut partager le constat sociologique sur les transformations des conditions de l’activité économique et sur la domination du general intellect, cela ne nous conduit pas à définir le travail productif comme du « travail immatériel ». La « révolution informatique » n’a pas fait disparaître la matérialité du travail. Le processus est d’abord celui d’une abstraïsation du travail (qui ne conduit à hypostasier la catégorie « travail abstrait ») : c’est-à-dire une dynamique de puissance qui virtualise l’activité. Il y a concentration de puissance, potentialisation des opérations techniques et des compétences professionnelles. Mais ces activités restent matérielles, elles se développent sur une matérialité à la fois physique et bio-anthropologiques. Le silicium ou la puce neuronique sont aussi matériels que le charbon ou le papier. Le technicien qui installe la fibre optique dans des quartiers urbains ne réalise pas un « travail immatériel » ; il connaît le réseau sur lequel il intervient (compétences et cognition) et il manipule des tuyaux et des faisceaux (capacités et performance). Les groupes et les firmes qui opèrent sur la numérisation du monde abstraïsent et virtuellement le travail ils ne le rendent pas « immatériels ». Ce n’est pas la matérialité du travail qui a changé c’est sa virtualisation qui est devenue dominante. Inappropriée pour caractériser les restructurations puis la globalisation, la notion de « travail immatériel » a surtout permis aux néo-opéraïstes d’y trouver les bases de la recomposition d’un sujet historique de la révolution : « l’intellectualité de masse » et ses héros : le hacker, le logiciel libre, l’encyclopédie coopérative, le technologue du soi, etc… Rien d’autre que l’apologie des flux et des réseaux, aujourd’hui opérateurs majeurs de la société capitalisée.
Jacques Guigou Montpellier 8/10/2009
À propos du n°1 du journal Branlette (déc. 2008)
1- "Le sexe" dans la société capitalisée d'aujourd'hui est une autonomisation de la sexualité. À la totalité de la vie humaine sexuée exprimée dans toutes ses manifestations se substitue une mécanique du sexe, une combinatoire de sexes sans individus singuliers; une virtualisation de la sexualité dans un automatisme morbide. Les auteurs de Branlette ont perçu cela puisqu'ils distinguent d'une part les pratiques aliénées "du sexe" et ce qui peut être, dans un devenir-autre dont on peut déjà jeter les prémisses, des pratiques de jouissance de la vie individuelle et collective dont la sexualité n'est qu'un moment, qu'une dimension. Car, si la sexualité a été donnée comme une dimension fondamentale de l'expérience humaine (par la psychanalyse, par la publicité, par les nihilismes artistiques et esthétisants) c'est que les autres sens humains ont été mutilés par la domination capitaliste et bourgeoise. Avec les processus d'individualisation, de particularisation des rapports sociaux, d'atomisation et de séparation. le toucher n'a plus cette fonction d'union sensible des individus dans le groupe humain; le toucher a perdu le sens de la participation à l'être-ensemble de la communauté humaine. Il s'est instrumentalisé dans des opérations techniques séparées. Cela est aussi le cas des autres sens de l'espèce humaine; notamment le regard qui n'est plus vision (dans tous les sens du mot) mais captation d'images stéréotypées. Bref, chercher à dialectiser une combinatoire de sexes autonomisés ne dépasse rien puisque c’est celle-ci qui domine désormais. Exalter une sexualité-jouissance de toutes les dimensions sensibles de la vie reste une perspective insuffisante car, plus que jamais aujourd'hui "le plaisir est capitalisé". C'est sous ce titre qu'il y a quelques années j'avais analysé cette tendance puissante de la société capitalisée à englober le plaisir dans son monde. Les dessins et les illustrations de ce numéro 1 n’indiquent d’ailleurs en rien un dépassement de cette capitalisation du plaisir…
2- La critique de la "misère sexuelle" en milieu jeune ne peut plus être faite comme les situationnistes l'ont réalisée dans leur brochure "De la misère en milieu étudiant....". Si, en Europe, certaines formes de répression sexuelle réapparaissent dans des milieux sous influence religieuse intégriste, cela n'implique pas pour autant que les jeunes (les jeunes femmes surtout) qui subissent cette morale sexuelle s'y trouvent totalement enfermés. L'idéologie démocratiste qui règne autour d'elles et d'eux, permet certains compromis. C'est moins la loi des institutions étatiques qui règne que le contrat et la gestion "au cas par cas". 3- Le "mouvement queer" et les idéologies du genre ne critiquent rien des dominations d'aujourd'hui. Le capital englobe tout cela, comme il gère le porno et le syndicalisme des "travailleuses du sexe". J'ai critiqué ces courants féministes anarchistes-artistes dans "Lucy, une prostituée?" http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#Lucy. Le genre n'est qu'une autonomisation de la dualité sexuelle dans l'espèce humaine ; comme tel il contribue à la domination de « la vie mutilée » (Adorno).
Montpellier Janvier 2009
Jacques GUIGOU
LE MOMENT COMMUNAUTÉ EN MAI 68
Mettant en pratique immédiate la critique de la famille nucléaire et sa « peste émotionnelle » (W.Reich), l’opposition aux relations individuelles aliénées dans les groupes militants (le Mouvement du 22 mars, les situationnistes) et le refus des « relations humaines positives » dans les milieux professionnels comme dans les espaces de loisirs, de nombreux individus prolongent les rencontres nouées dans l’action dans des modes de vie collectifs. Pour les contestataires, il n’y a plus de séparation entre les rencontres faites dans les rues insurgées, dans les universités occupées et dans les habitations collectivisés. Il n’est pas rare, alors, de voir huit à dix personnes partager un même appartement de quatre pièces. Selon les rythmes de l’action, des manifestations, des solidarités, il se fait une sorte d’osmose entre ces « lieux de vie » communs. L’intensité du mouvement et l’ouverture de l’horizon politique abolissent les anciennes distances sociales instituées par les rôles et les statuts de la société de classe. La circulation de la parole ne s’arrête pas à la porte de l’espace domestique ; l’analyse des rapports internes à la communauté de vie se déroule à temps plein, de jour comme de nuit. La rencontre entre égaux devient possible ; la communisation immédiate des rapports cherche sa voie. Les pratiques de vie communautaire développées en milieu urbain en 1968 et en 1969 sont connues des hommes et des femmes qui ont participé au mouvement[1], mais nous disposons de peu de récits décrivant la création des nouveaux rapports quotidiens dans ces « communes ouvertes ». Cela se comprend puisque l’ancienne distinction étatique entre vie privée et vie publique n’a plus cours pour les individus impliqués dans mai 68. Au dehors comme au-dedans, s’éprouve une seule et même expérience commune de la vie ; d’une vie transformée par l’événement et par l’espérance de vie dont il est porteur. La dissolution du caractère formé par la répression parentale et par « la civilisation » opère ses métamorphoses à vive allure. « Les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée (…) Tous les mensonges rivaux d’une époque tombaient en ruines[2] ». Après 1969, les communautés en milieu rural et montagnard se sont constituées sur la base des limites et de la répression du mouvement réel de mai 68. De ce moment-communauté dans lequel commençaient de s’unifier toutes les activités séparées des individus, il n’en subsistera que son autonomisation dans les communautés rurales du début des années 70. L’histoire des communautés rurales des années 69-79 a surtout été marquée par « l’extension du domaine de la lutte » à toutes les dimensions de la vie humaine. Ces communautés, au-delà de leurs particularités, conduisent une quête vers un rapport harmonisé avec la nature et le cosmos, une capacité d’autosubsistance, la pratique d’une nourriture naturelle, un accomplissement individuel et intersubjectif, une éducation « libertaire » et désétatisée, un équilibre entre intervention et contemplation, etc. Mais rares furent celles qui échappèrent à la tyrannie des chefs-gourous[3] et au parasitage par les errants, les immatures. De plus, même au fond des Cévennes ou de l’Ardèche, l’État, son pouvoir et ses réseaux sont bien là[4].
Extrait de J.Guigou et J.Wajnsztejn, Mai 68 et le Mai rampant italien. Copyright L'Harmattan, 2008, p.209-210.
Notes [1] De même qu’étaient connues par eux les expériences proches des Kommunes 1 et 2 de Berlin ainsi que les références plus lointaines aux communautés anarchistes européennes et nord-américaines du XIXe siècle et du début du XXe. Cf. Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchistes français (1895-1938), revue Invariance, supplément au n°9, série IV , juillet 1993 ; Cf. R.Creagh, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux État-Unis. Payot, 1983. [2] Internationale situationniste, n°12, « Le commencement d’une époque », p.3-4. [3] Cf. F.d’Eaubonne, Vingt ans de mensonge ou la baudruche crevée (LongoMaï). Magrie-Les nuits volantes, 1994. [4] Cf. B.Hervieu et D.Hervieu-Léger, Retour à la nature. Au fond de la forêt…l’État. Seuil, 1979. Rééd. L’aube, 2005.
Les nostalgiques de la Cité grecque Notes sur le texte "Proposition pour une communauté politique"
1-L’impossible réactivation de la politique comme sphère séparée Une méprise traverse cette proposition. Alors que la visée se veut une "alternative à la barbarie techno-capitaliste" à travers "l'auto-institution de sociétés autonomes", l'essentiel de l'argumentation repose sur la nécessité d'instaurer (ou de réinstaurer ) une sphère particulière de la politique dans la vie collective des hommes. Autrement dit, penser qu'il est encore possible de démocratiser la politique en créant des "communautés" pour y réaliser une "praxis", un "agir ensemble", une sorte de nouvelle démocratie directe, n'est-ce pas vouloir ignorer que l'auto-référence, l'autonomie, l'auto-institution sont des opérateurs majeurs de la capitalisation des activités humaines. La barbarie capitaliste d’aujourd’hui s’est généralisée aussi au nom de l’autonomie et de toutes ses variantes « plurielles » (autogestions, auto-évaluation, culte du moi, du « choix personnel », du goût[1], « fierté » des particularismes, etc.). En s’imposant comme communauté-société, le capital a supprimé la politique comme sphère séparée de la vie collective ; il a internisée l’ancien espace-temps de la politique dans l’imagerie de la politique, dans la virtualisation de la politique. On peut repérer cet englobement de la politique par la capitalisation des rapports sociaux dans les périodes qui ont suivis les deux moments révolutionnaires du XXe siècle, celui de 1917-21 et celui de 1967-74. Deux moments d’englobement de la politique comme sphère séparée L’État démo-républicain de la société bourgeoise a combattu le premier grand assaut prolétariens mondial (celui des années 1917-21) en réimposant de manière forcenée la sphère séparée de la politique, celle de la représentation parlementaire, du pluralisme idéologique, du règne des partis, etc. Le nazisme et le fascisme ont permis au capitalisme de commencer à s’affranchir de la politique séparée en pratiquant l’interclassisme et « l’esprit national », en réprimant toutes les actions internationalistes. Le second assaut révolutionnaire, celui de la fin des années 60 et du début des années 70, a comporté deux faces. Il a éprouvé[2] la fin du cycle des révolutions prolétariennes, de la dialectique des classes, du sujet historique de la révolution, etc; il a ouvert un cycle historique dans lequel nous sommes encore : une révolution à titre humain (« l’espèce humaine et la croûte terrestre » disait Bordiga en 1952). Dans la société capitalisée d’aujourd’hui la politique n’a pas disparu, elle est englobée, impliquée dans la vie quotidienne des individus et dans leurs relations. Cela ne signifie pas que « tout est politique » comme le proclamaient les gauchistes du début des années 70 en niant les individualités et les singularités au nom du futur parti prolétarien à rebâtir; cela signifie que la politique est internisée, subjectivisée et qu’elle est aussi rendue abstraite, objectivée et globalisée. La sphère autonome et spécifique de l’action politique et des institutions politiques a été dissoute. En prendre acte ce n’est pas abandonner tout projet d’intervention sur le cours des choses ; c’est ne pas dépenser vainement de l’énergie pour réactiver un ordre qui a trop servi les despotismes et les dominations de la société bourgeoise et de son État démo-républicain. Dans la lignée des philosophies politiques antitotalitaires du XXe siècle (Arendt, Orwell, Ellul, mais aussi le Castoriadis d'après 1968 qui n'est pas cité, mais qui est présent[3]) cette proposition repose sur un présupposé non analysé, celui qui affirme qu'un "espace public" doit être constitué et que cet espace "commun" sera celui où l'on "fait de la politique" et que faire de la politique, c'est "décider à plusieurs dans quel monde on veut vivre". Exercer ce pouvoir collectif ne serait rien d'autre qu'une expression de la liberté qui serait au fondement de la politique. Le capitalisme mondialisé aurait dépossédé les hommes de ce pouvoir; il aurait fait disparaître le domaine de la politique et "avec lui la liberté". Bref, il n'y aurait plus de démocratie et il serait urgent de la réinventer. Il n'est pas étonnant que cette conception d'un espace commun spécifique ("une assemblée d'égaux") dans lequel "la parole et l'agir politique" doit se déployer trouve son modèle dans la Cité-État de la Grèce ancienne. Comme Marx, comme Nietzsche, comme Debord et tant d'autres[4], la démocratie grecque est ici exaltée, célébrée. Certes, on reconnaît que si la "polis" a été possible c'est grâce à l'exploitation du travail des esclaves qui a "libéré" les citoyens grecs du règne de "la nécessité". Il est cependant passé sous silence le fait qu'à Athènes, seule une minorité d'individus étaient membres de "l'assemblée" : les propriétaires, les soldats (les hoplites) et le clergé. Ni les femmes, ni les paysans, ni les artisans, ni les esclaves n'étaient admis dans cette sphère de "la politique", autant dire la majorité de la société. Le mythe démocratique des Cités-États de la Grèce ancienne a été bien souvent réactivé par les mouvements révolutionnaires de l'époque moderne occidentale. C'est toujours le libre débat dans l'assemblée qui a été donné comme le modèle pur et jamais l'État qui en constituait pourtant le fondement. Rien de surprenant à cela puisque forts rares furent les révolutions modernes qui cherchèrent à dissoudre l'État; bien au contraire, il s'agissait de s'emparer de l'État pour le convertir à ses intérêts de classe et de parti. Reconnaître cela n'implique pas pour autant que la question de l'État est aujourd'hui dépassée. Cela m’implique pas cependant que les alternatives qui cherchent à créer un autre mode de vie en commun sont vaines, bien au contraire. Cela indique une différence entre les diverses formes de communautés de vie (historiques[5] et actuelles) et ce qui est visé ici sous le nom de « communautés politiques » comme réactivation d’une sphère séparée de la politique. Imaginer des « communautés politiques » qui contribueraient à réinventer une sphère de la politique peut-il conduire à autre chose qu’une errance entre le Caribe du parti politique et le Sylla de la secte ? Affirmer qu'aujourd'hui "le pouvoir n'est plus dans l'État" et que "la prise de l'État est donc sans objet" (p.1), c'est ignorer les transformations que le capital a fait subir à l'État. Dans les bouleversements révolutionnaires des années 64-74, les institutions de l'État-nation bourgeois ont été contestées et en partie vidées de leur contenu historique de classe. Leur pouvoir de médiation dans la reproduction des rapports sociaux s’est fortement affaibli. Soumis aux exigences des restructurations et de la globalisation l'État s'est mis en réseau; il associe les "partenaires sociaux", les associations , les groupes de pression à son action politique ; il abandonne le gouvernement au profit de « la gouvernance ». L'État s'est intériorisé dans chaque individu et de cette subjectivisation il en tire un pouvoir objectif comme opérateur dans les flux mondiaux de capitaux et de puissance[6]. La société capitalisée d'aujourd'hui n'est pas une société étatisée comme celles de l'Europe de la modernité. Contrairement aux prévisions de Marx sur la dissolution de l’État dans la révolution prolétarienne, l'État n'a pas été dissout, il est toujours l'État du capital mais il exerce sa domination en se faisant "social", "participatif", en "négociant", en "libérant la créativité des individus", en "dynamisant les réseaux", etc. Comment ces "communautés politiques" dont il est question dans le texte pourraient-elles vivre sans être confrontées à l'État-réseau d’aujourd’hui, voilà une question centrale qui n'est qu'à peine effleurée dans le texte. Car aucun espace n'échappe désormais au contrôle soft (et parfois hardcomme à La Picharlarié en cet été 2007) de l'État-réseau puisqu'il tend à se confondre avec la société toute entière. Il s'agit d'une totalisation non totalitaire. Il n'y a donc plus de "base arrière" possible comme cela fut le cas dans les luttes de classes où les résistants trouvaient des ressources dans les quartiers situés derrière les barricades ou encore dans les maquis en montagne. Pas plus au fond des Cévennes qu'au centre de l'Afrique il n’est aujourd’hui possible d’installer les « bases arrières ». Les communautés humaines (et non "politiques") établies dans les Cévennes au début des années 70 ont été les dernières à croire qu'elles pouvaient échapper quelque peu à l'État[7]. Poursuivant sur la lancée du modèle autonomiste et auto-référentiel, le texte en vient à poser « l’autonomie économique » comme « le premier choix à travers lequel s’exerce la liberté ». Les Grecs ne sont pas loin, là encore, puisqu’ils n’ont fait qu’élargir et intensifier le mouvement de la valeur qui avait déjà pris naissance dans les royaumes du Nord de la Mésopotamie dès le VIIIe siècle (cf. la Lydie et le roi Crésus). La naissance de l’économie comme domaine séparé consacré à l’accroissement des richesses et de la puissance ne s’est réalisée dans les Cités-Etats grecques qu’à partir du moment où une classe du travail (les esclaves) a pu être exploitée dans la transformation des ressources naturelles et dans la circulation des marchandises. L’oïkos n’est pas seulement le domaine de l’administration de la vie matérielle et domestique, comme le définit l’auteur, il est surtout l’institution d’un domaine spécifique et particulier dans la société, celui où se réalise production des marchandises et circulation des capitaux : l’économie. L’autonomisation de l’économie a été un moment décisif dans le développement des puissances étatiques de l’antiquité. A l’époque moderne, l’économie s’incarne dans une classe sociale, celle des marchands puis celle des bourgeois. Elle trouve sa légitimité théorique dans l’économie politique, puis dans la science économique. De ce point de vue, la modernité s’achève. Nous ne sommes plus des « modernes » comme l’affirme l’auteur car cela lui permet de se mettre en continuité avec la « démocratie grecque ». Nous ne sommes plus dans cette dynamique. Dans la crise, le chaos et la barbarie, le capital a quasiment supprimé le travail humain productif[8], il cherche à devenir homme ; il a englobé la valeur[9]. L’économie tend à être dissoute comme réalité matérielle séparée des activités humaines : ces activités considérées, il y a encore peu de temps, comme « non-économiques ». Elle subsiste comme puissance idéologique, comme morale du travail. Comme l’autonomie politique, l’autonomie de l’économie dans la société a été englobée. C’est ce que nous avons décrit comme la capitalisation de la société. « L’autonomie économique » attendue dans cet écrit comme fondement de la liberté est une fiction car elle comporte souvent une contre-dépendance à la puissance du capital. Dans cette perspective on pourrait avancer que seules les solidarités qui se nouent dans les luttes manifestent parfois cette aspiration communiser les rapports sociaux et les relations interindividuelles. Ce qui est recherché dans les communautés de luttes actuelles c’est davantage une indépendance pratique du mouvement réalisée dans tous les aspects de la vie quotidienne. Certains moments forts du récent mouvement contre le CPE[10] ont comporté embryonnairement cette dimension.
Jacques GUIGOU
oct.2007
Notes [1] Cf. J.Wajnzstejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût. L’Harmattan, 2002 [2] Au double sens de fait la preuve de… et d’endurer. [3] Nous avons analysé l'impasse théorique de l'autonomisme chez Castoriadis dans J.G. "L'institution résorbée", Temps critiques, n°12, hiver 2001, p.34-44. Texte disponible sur le site de l’auteur http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=393 [4] Cf. "La Cité-État grecque contre le communisme", une réponse de JG à JPC. (1997). Disponible sur le site de JG ici [5] et parmi tant et tant, on se souviendra des communautés anarchistes et communistes américaines du XIXe siècle et de la premières moitié du XXe bien décrites par Ronald Creahg dans Laboratoires de l’utopie. Payot, 1983. [6] Cf. revue Temps critiques "L'État-réseau et l'individu démocratique", n°13, hiver 2003, p.53-64. [7] Cf. le site « Cévennes en lutte » http://www.lapicharlerie.internetdown.org/spip.php?article11 [8] On peut lire une intéressante démystification de cette illusion dans le journal tenu au début des années 70 par certains membres d'une communauté en milieu rural; cf. Hervieu-Leger D. et Hervieu B., Retour à la nature. Au fond de la forêt…l'État. L’Aube, rééd. 2005. [9] Cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, (dir.), La valeur sans le travail. L’Harmattan. 1999. [10] Cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. L’Harmattan, 2004. [11] Cf. « Hard blocking », Temps critiques n°14, hiver 2006.
LUCY, UNE PROSTITUÉE ?
La prostitution est-elle une activité générique d'homo sapiens ? Dans les sociétés où la prostitution a existé, les prostituées ont-elles pratiqué une activité universelle, libre et consciente qui réalisait un accomplissement "authentique"(sic) de leur individualité et de la vie en commun ? La promotion de la prostitution "libre" et la "libération" généralisée de la pornographie esthétisée, n'exprime-t-elle pas, comme quelques autres "avancées" biotechnologiques et biocybernétiques, la profondeur de la perte de toutes certitudes sur ce que peut être aujourd'hui une activité humaine réalisée à titre humain? Ce sont pourtant ces quelques questions qui sont présupposées dans l'appel à la liberté de se prostituer[1] et que ses signataires, au mieux ignorent ou plus vraisemblablement mystifient. La profession de foi sexo-émancipatrice de ces féministes modernistes repose sur une double affirmation qui donne le change à la double négation du titre : oui, il existe une "prostitution forcée qui s'exerce dans la contrainte" et "il faut la combattre" car elle est dominée par le "phénomène mafieux"; oui, la prostitution est "une activité humaine" ordinaire qu'on doit libérer de ses anciens asservissements sacrés, culpabilisateurs et répressifs. Une fois ces libérations obtenues, il faut "instituer un espace de prostitution libre [qui] permettrait de mieux combattre les véritables réseaux d'esclavages sexuels, sans précariser ceux et celles qui n'ont rien à voir avec cette activité criminelle". Car la sexualité entre adulte est "à considérer comme un commerce", dont le libre exercice, "sans désir ni amour," doit être garantit par "une certaine idée de la démocratie en matière de mœurs[2]". Cette annonce publicitaire est accompagnée d'un couplet contre les lois récentes sur la sécurité qui ne proposent "aucun espace alternatif" où les prostituées seraient "au moins tolérées" et ou "les clients ne seraient pas pénalisés". Et le tour est joué, et le coup est tiré! Sous l'esclavage sexuel … la plage du contrat entre gens "de métier", un Pacs à chaque passe en quelque sorte! Du déjà trop libertarien mot d'ordre situationniste, en mai 68 : "Vivre sans temps mort et jouir sans entrave", on aboutit donc à celui, très managerial, d'aujourd'hui : "Capitaliser sans remords et jouir sans déprave"! Voyons ce qu'implique cet affichage politique et disons nos raisons pour le combattre. La prostitution n'est pas "le plus vieux métier du monde". Elle n'a pas été présente, tant s'en faut, dans toutes les sociétés humaines. Dans les sociétés protohistoriques comme dans les sociétés primitives et les sociétés traditionnelles, la prostitution n'existait pas. Se détachant peu à peu de sa fonction religieuse (la "prostituée sacrée" comme vestale et comme exorciste de la menace que les femmes faisaient peser sur la communauté abstraite de la religion), elle apparaît comme "marché" dans les sociétés où l'État aux mains d'une classe sociale dominante (une aristocratie, une oligarchie, une théocratie) exerce sa puissance et sa tutelle sur le reste de la société. Il faut que le rapport marchand urbain se soit autonomisé comme espace d'échange de valeur pour que "le commerce" sexuel s'y rattache. Les empires-États mésopotamiens, les dynasties pharaoniques égyptiennes, les cités-États de l'Asie mineure (800 av.JC) et bien sur les Cités-États grecques et l'Empire romain, non seulement permirent, mais établirent la prostitution comme catalyseur d'urbanisation et opérateur de la circulation de la valeur. Par contre elle a disparu, ne l'oublions pas, lors de moments historiques révolutionnaires ou dans certains modes de vie communautaires qui ne réprimaient pas la sexualité. Si les signataires se référent à cet "authentique métier" de la prostitution et non au "travail du sexe" comme le revendiquent de nombreux courants syndicalistes ou associatifs, c'est qu'elles se situent implicitement, comme "prostituées libres", dans la sphère aujourd'hui la plus capitalisante des activités humaines, celle de l'individualité humaine. Sans doute aussi imaginent-elle se démarquer des représentations négatives liées à l'ancienne classe du travail. Tout se passe comme si elles avaient pris acte du fait qu'aujourd'hui, pour le capital, "créer de la valeur" nécessite de moins en moins de travail humain productif[3]. Car c'est bien l'ensemble des activités humaines (et notamment celles qui étaient considérées, dans la période du capitalisme industriel, comme "improductives") qui passe désormais dans la broyeuse de la valorisation. Non seulement travail et non travail, produits et œuvres, ne se distinguent plus[4], mais c'est directement la vie toute entière qui est capitalisée. L'ancien statut du travail et son droit se résorbent dans la contractualisation de tous les rapports sociaux. Se référer à ce statut pour faire reconnaître des droits et des garanties aux "travailleuses du sexe[5]" apparaît donc comme un stade dépassé aux "artistes du sexe" que se veulent ces féministes modernistes. Elles se posent donc comme professionnelles des métiers des arts et du spectacle, réalisant une œuvre avec chaque client. "Fais de ton sexe une œuvre", tel est le singulier avatar sous lequel se donne, chez elles, l'ancien mot d'ordre des surréalistes "fais de ta vie une œuvre", proclamé lorsque la réalisation de l'art dans la vie quotidienne était encore à l'ordre du jour de la révolution. Il est une autre implication de ce prospectus qui mérite d'être explicitée car elle exprime l'utopie que le capital cherche furieusement à réaliser (sans y parvenir!) en éliminant chez les êtres humains quasiment toutes les dimensions de leurs déterminations naturelles : la finitude humaine, le besoin et le désir humains, l'individualité humaine, la communauté humaine, la connaissance humaine, les rapports à la biosphère que les hommes partagent avec les autres vivants, etc. Désigner comme une liberté à conquérir le fait qu'une femme puisse, enfin, "consentir librement à un rapport sexuel sans désir ni amour" relève de cette dynamique de dissociation en vue de composer un individu-particule aux fonctions autonomisées qui "gère" l'une ou l'autre d'entre elles selon les nécessités immédiates de son activité "librement" capitalisée. Car cette "certaine idée de la démocratie en matière de mœurs" que ces sex-militantes appellent de leurs vœux, doit réaliser chez chaque individu, une extériorisation "du sexe", enfin purgé des scories traditionnelles et "sacrées" de l'ancienne sexualité humaine, de manière à ce que "le sexe" puisse être valorisé dans toutes les combinatoires possibles et imaginables. Quant à l'amour, il est bien trop chargé de temporalité humaine, de dimensions cosmiques et d'union potentielle avec l'ensemble de la communauté humaine pour en tolérer le moindre de ses élans dans le programme réificateur de cette démo-sexocratie.
Notes [1]Cf. "Ni coupables, ni victimes : libres de se prostituer", Le Monde du 9/01/03. [2]Nous avons déjà dénoncé cette capacité des diverses affirmations identitaires à emboîter sans vergogne les chemins du capital pour y inscrire son empreinte libérale-libertaire. Cf. Wajnsztejn J., Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût, L'Harmattan, 2002. [3]Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail. L'Harmattan, 1999. [4]Unification qui rend vaine et fausse la remarque des signataires d'un autre article ("Prostitution, au vrai chic féministe", Le Monde du 16/01/03) selon laquelle toute "l'œuvre" littéraire ou artistique des adeptes de la liberté de se prostituer "hurle que le sexe est une activité humaine à part, à la fois sacrée et dangereuse". Pour ces féministes républicaines, les "œuvres" sous l'empire de "la loi" (laquelle au juste? Celle de l'État-nation? Celle de la zone euro? Celle du "service public"? Celle d'un syndicat? Celle d'une milice?) devraient établir des régulations aux emballements des flux de capitaux, opérer comme une douane culturelle en quelque sorte. Trop tard! Les "œuvres culturelles" ne sont que des opérateurs de la capitalisation de la vie et ce que les féministe- prosexe nomment "un fantasme d'un réservoir humain de corps-propriétés que l'individu serait libre de démembrer et de vendre par pièces et morceaux" est aujourd'hui assez largement réalisé par les biotechnologies. [5]Cette reconnaissance est déjà acquise aux Pays-Bas, où l'État-proxénète gère la prostitution. Ainsi a-t-on pu lire récemment dans la presse que "le premier poste de prostituée a été officiellement présenté par l'Agence régionale pour l'emploi de Heerlen. Il a été relayé par le réseau européen Eures". L'annonce spécifie que les candidates doivent disposer d'un diplôme de l'enseignement secondaire, mais qu'aucune expérience n'est exigée"! (Le Monde du 16 avril 2002, p.7).
Jacques GUIGOU Janvier 2003 Texte publié dans la brochure Interventions, n°2, janvier 2003. Éditions de l'impliqué – ISSN 1639-4755 -
BORD DE MER
Mesdames, Messieurs,
Dans les années 1950, Louis Michel, professeur de socio-linguistique à l'université de Montpellier, a réalisé une étude sur « La langue des pêcheurs du Golfe du Lion ». Pour conduire son enquête sur les mots de tous les jours utilisés alors dans les ports du Languedoc, il a longuement fréquenté les pêcheurs. Parfois, il se lie d'amitié avec certain d'entre eux. Au Grau-du-roi, c'est à Paul Dreuille qu'il rend hommage pour sa connaissance des êtres et des choses de la mer. Dans la préface de son livre Louis Michel écrivait, « Les estivants qui fréquentent les bords de mer côtoient le monde des pêcheurs. Il leur est facile de constater que malgré quelques contacts humains, cette société leur reste fermée ». Comprenons ici qu'elle leur « restait fermée », non par quelque sentiment d'ostracisme, mais parce que l'activité de la pêche était, certes, une activité de production, mais — semblable en cela à la terre et à la mine — la pêche était d'abord et surtout un mode de vie intégral, une pratique communautaire avec sa langue, ses croyances, ses traditions, et donc, une culture, sans doute même à son échelle, une véritable civilisation. Une telle réalité n'est plus guère observable aujourd'hui ; elle appartient au passé, ce qui ne signifie pas que nous devons l'oublier, bien au contraire. Car l'effort individuel et collectif de mémoire et le travail des historiens sont plus que jamais nécessaires. Mais, nous le savons, au Grau-du-roi, mémoire et histoire ne sont pas délaissées. Il est vrai que la voie a déjà été largement et fructueusement ouverte par l’œuvre d'Alain Albaric. Lorsque nous constatons qu'il n'existe plus guère aujourd'hui de « société fermée », cela ne signifie pas que l'univers des pêcheurs et celui des estivants se soient nécessairement rapprochés, mais que les uns comme les autres sont aujourd'hui impliqués dans des modes de vie, si ce n'est communs, en tout cas très homogènes et homogènes parce que dépendant des conditions économiques, techniques et culturelles de la société capitalisée d’aujourd’hui. Si le pêcheur n'en finit pas de s'élancer vers le large, l'estivant, lui, s’arrête au bord de la mer. Hormis le cas du plaisancier, le fidèle du bord de mer est d'abord un terrien qui recherche le contact avec la mer et les éléments qui l'accompagnent : le soleil, le sable, le vent. Il est en manque de mer et sa présence lui est nécessaire. Il va donc aménager son séjour à la mer pour en tirer le meilleur profit, introduisant, paradoxalement, méthode et rites dans l'emploi du temps de sa nonchalance ! Parvenu au terme de son séjour, il emportera avec lui les fétiches et les reliques de son sanctuaire balnéaire : parures de coquillages, poissons de céramique, de plâtre ou de plastique, filets de salons et autres colifichets, mais aussi vases de Vallauris. Souvenirs de bord de mer....comme ceux qui nous entourent, ce soir, à ce premier étage de la villa Parry. Outre ses qualités esthétiques et plastiques, c'est un des mérites de cette exposition que de nous plonger — nous replonger serait plus juste pour nombre d'entre nous — dans l'ambiance intime de ces années 1950-65. Période de transition, période intermédiaire, celle de la montée en puissance des classes moyennes et de la généralisation des loisirs ; période où ont coexisté, puis se sont partiellement combinés, tourisme de classe et tourisme de masse ; estivants des classes aisées séjournant dans leurs villas particulières ou dans des hôtels de bon standing et estivants des classes populaires, des locations de petits meublés, des premières « caravanes » et des campings proches des plages. Atmosphère vacancière, lumière d'août et odeurs d'ambre solaire, jeux de sable et d'eau, courses habiles sur les rochers de la jetée à la recherche des crevettes, tournées en mobylettes et soirées endiablées aux rythmes de Bill Haley et des mélodies de Brassens grésillant sur un tourne-disque Teppaz ... Instants fugaces mais intenses que ce même Brassens chantera plus tard : « Vous envierez un peu l'éternel estivant/ qui fait du pédalo sur la vague en rêvant… » Nous sommes au bord de mer ... En présence de ce bord de mer... A même ce littoral dont le nom est un passage.
Allocution publique prononcée par Jacques Guigou au Grau-du-roi le jeudi 4 août 2002, sur la terrasse de la villa Parry lors de l'inauguration de l'exposition "Bord de mer". UNE FICTION AUTONOMISTE "L'INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA SOCIÉTÉ"
Jacques Guigou
L’autonomie et l’autoréférence, aussi bien pour la société que pour l’individu, ne furent pas des pratiques portées par la révolution de mai 68, mais elles le furent, et le restent, de sa contre-révolution. Tel fut le cas de l’autogestion dont nous avons montré, il y a maintenant près de vingt ans, que, sous sa forme particularisée de l’egogestion[1], elle a grandement contribué à la formation d’individus aliénés dans « l’affranchissement » de leur subjectivité mis au service de la capitalisation des activités humaines. Nombreux furent les marxistes, y compris les plus antistaliniens, qui, après 68, croyant toujours combattre les structures bureaucratiques de l’ancienne société bourgeoise, ont converti leur militantisme «de classe» en contre-militantisme pour la promotion de l’individu-démocratique, autonome, différentialiste et «imaginatif» qui règne aujourd’hui.
Parmi eux, les théories de Castoriadis représentent un des apports les plus significatifs de cette politique de l’autonomie qui cherche à fonder un « projet révolutionnaire sur l’auto-institution explicite de la société[2]», et ceci, en libérant « l’imaginaire radical » que contiendrait « l’être propre de l’histoire des hommes ». Considéré du point de vue de notre thèse sur l’institution résorbée, la théorie castoriadienne de l’auto-institution de la société et celle, conséquente, d’une dialectique de « l’instituant contre l’institué[3]», élaborées quelques années avant 68 et largement développées par la suite, peuvent être désignée comme une matrice idéologique et pratique de l’autonomisme. Car dans « l’institution imaginaire de la société » on a converti en « principe d’autonomie » ce qui, dans l’ancienne théorie révolutionnaire qu’on proclame avoir critiquée, était donné comme l’opérateur de la révolution à savoir, l’auto-praxis du prolétariat. Abandonnant la défroque du sujet révolutionnaire aux nostalgies bolcheviques, Castoriadis en conserve seulement le pli : celui de l’autoréférence. Aveuglé par son fétichisme de la « démocratie grecque », par son implication professionnelle dans la psychanalyse et par les mirages de son « économie socialiste », il ne parvient pas, ne serait-ce qu’à entrevoir, que l’autonomie et cette « créativité culturelle » dont il se fait le héraut, ne sont qu’un résultat historique : celui de l’autonomisation des individus et des institutions de leurs anciennes médiations jadis nécessaires à la société de classe, mais désormais (i.e. après 68) devenues des entraves à « la création de valeur ». Plus généralement, la notion d’un « social-historique » indéterminé sur laquelle Castoriadis vient greffer son projet de « révolution socialiste[4]» et qui fait du rapport de l’individu et de la société un rapport « d’inhérence[5] » relève du sociologisme le plus plat. En effet, subjugué par son créativisme social et son culturo-anthropologisme fait d’imaginaire de symbolique[6], Castoriadis en vient à définir la société comme un « magma et magma de magmas[7]». (Quelle aubaine pour le capital et sa mise en forme étatique que cette plasticité originelle de la société !). Car, apprend-on plus loin, « la société n’est pas simplement l’espèce humaine en tant que simplement (sic) vivante ou animale », mais elle a « une genèse ontologique » puisqu’elle est création de « significations imaginaires sociales ». Certes le sociologue autonomiste reconnaît la réalité d’un « étayage de la société sur la nature[8]», mais c’est pour signaler aussitôt après que cet étayage, « qu’on pourrait dire extérieur à la société », relève « évidemment d’un grossier abus de langage ». Il y a là un point aveugle du sociologue autonomiste. En déniant que la nature soit aussi une extériorité pour les êtres humains (en même temps qu’ils en font originellement partie), il verse corps et biens dans la tradition de l’humanisme ( par et dans le Logos occidental notablement surinvesti chez lui) et il s’interdit dès lors de penser une critique du rapport de l’individu et de la communauté humaine. En effet, il ignore ou méprise la réalité de ce que furent les rapports des individus à la communauté depuis les origines de l’hominisation et de ce qu’ils pourraient advenir lorsque des individus vivant dans cette société capitalisée d’aujourd’hui parviendront à s’en débarrasser. En affirmant que l’action politique consiste « à créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicité existant dans la société », Castoriadis, non seulement se rallie au consensus démocratiste[9] sur « l’autonomie de l’espace public », mais il rabat tout le devenir humain sur la médiation des institutions, que ces dernières soient « héritées » (l’institué) ou modernistes (l’instituant). Une telle fixation institutionnaliste, véritable présupposé sociologiste, est certes peu favorable, à ce que notre « titan de l’esprit[10]» puisse imaginer un instant, un accomplissement historique de médiations qui n’aboutissent pas à des institutions. ! Mais, sans doute, cette imagination là n’est-elle pas recensée dans les expressions de « l’imaginaire social créateur »… Rallié au credo civilisationnel et culturaliste comme fondement ultime de toutes les sociétés humaines, passées, présentes et futures, Castoriadis ne peut dès lors, de livres en colloques et d’entretiens en autocitations, que répéter tous les poncifs des philosophies libérales[11] de l’indétermination. Qu’il définisse là, à son insu, davantage ce que furent les civilisations et les empires que des sociétés humaines en tant qu’elles ont aussi manifesté des modes communautaires d’être-au-monde et des rapports non dominants à la nature, n’effleure pas l’esprit démocratiste de notre « révolutionnaire ». Et pour cause, dès l’instant où convaincu que les bureaucraties[12], « la division dirigeants/dirigés et l’hétéronomie » sont encore l’ennemi principal de sa « révolution », il lui faut sauver « l’institution imaginaire de la société », ce qui autorise cette société capitalisée[13] à autonomiser toujours davantage ce qu’il lui reste de ses institutions ; et, celles-ci devenues réseaux, dispositifs intermédiaires, contrats, pactes et communication, à se proclamer « société de l’autonomie[14]».
Extrait de Guigou J. « L’institution résorbée »,
Temps critiques n°12, hiver 2002, p.63-82.
Notes
[1] Cf. Guigou J., La cité des ego, L’impliqué, 1987. [2] Cf. Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975. [3] Selon le titre même de l’ouvrage de R.Lourau (Anthropos, 1969) qui, radicalisant la dialectique autoréférentielle de Castoriadis, interprète mai 68 en termes conseillistes et autogestionnaires. Ce faisant, il commettait la même erreur que son inspirateur puisqu’il attribuait à cet « imaginaire social radical » une potentialité de rupture avec le « système » qui allait pourtant puissamment utiliser l’altération des formes sociales, donc des institutions, pour se reproduire et englober toujours plus d’activités humaines. [4] Castoriadis, ibidem, p.130. [5] Castoriadis, ibidem, p.154. [6] … en faisant comme si, psychanalyse oblige, la pensée « symbolique » constituait l’essence de la vie en commun des êtres humains. [7] ibidem, p.311. [8] ibidem, p.313. [9] «Le devenir vraiment public de la sphère publique/publique est bien entendu le noyau de la démocratie», écrit-il en 1997 dans Fait et à faire, Seuil, P. 63. Pas étonnant que des Fondations américaines financent des colloques internationaux sur « Castoriadis et l’esprit d’utopie » (cf. Le Monde, janvier 2001) dès lors que cette « utopie » se confond presque avec celle que le capital réalise quasiment intégralement à nos dépends ! [10] Selon l’expression dithyrambique de son comparse Morin (cf. Le Monde, 30/12/97). [11] … et de leurs ancêtres atomistiques, depuis Démocrite jusqu’à Locke, James, Dewey et tout le pragmatisme américain. [12] et cela malgré l’énorme réfutation que la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique ont réalisé de son délire des années 70 sur l’imminence de la Troisième Guerre mondiale conduite par la statocratie industrialo-militaire de l’Union soviétique ! [13] C’est l’ensemble des capacités humaines que le capital doit aujourd’hui valoriser, et à ce titre, « l’imaginaire et le symbolique » lui sont autant, si ce n’est davantage, nécessaires que le cognitif, l’affectif et le performatif. De la même manière, dans les « réalités virtuelles » tout le passé des hommes doit être recomposé et se présenter à eux comme une « nature » dans laquelle ils devraient s’immerger. [14] Février 2001 : les médias annoncent l’imminence d’un projet gouvernemental pour un « revenu jeune » sous la forme d’une … « indemnité d’autonomie » ! À quand le revenu universel… d’autonomie ?
À MONTPELLIER, LE CIEL EST VIDE
E come li stornei ne portan l’ali nel freddo tempo, a schiera larga e piena, cosí quel fiato li spiriti mali di qua, di là, di giú, di sú li mena Dante, Inferno
Hier, encore, les étourneaux s’arrêtaient à Montpellier. Étaient-ce les rares vestiges de ce qui avait été une ville — des toits aux tuiles accueillantes, un Jardin des plantes, des allées de platanes et même quelques arpents de vignes — qui, l’automne venue, leur permettaient de surmonter l’hostilité absolue de ce n’est qui plus désormais qu’un espace urbain destiné à « créer de la valeur » ? Pourtant, étape nécessaire de leur migration saisonnière, les étourneaux s’arrêtaient à Montpellier. Au lever du jour, celles et ceux qui parviennent encore à distinguer un vol d’oiseaux de son image sur une carrosserie de tramway ou sur un économiseur d’écran d’ordinateur, pouvaient alors se laisser ravir par leurs tourbillons erratiques qui assombrissent soudainement le ciel comme pour nous envelopper dans le frissonnement caressant de la multitude des ailes. Mais pour les fétichistes des prothèses automobiles et donc pour leurs clones politiciens, un vol d’étourneaux n’est rien d’autre qu’un lâché de fientes. Cette détermination naturelle, commune aux espèces animales et humaines — avant qu’elle ne soit, elle aussi, résorbée par un I.A.E. (Inhibiteur artificiel d’excréments) — est désormais intolérable. À l’encontre du poète qui, à Florence, voyait dans les vols d’étourneaux « ce souffle qui arrache un tas d’esprits mauvais », les actuels porteurs de prothèses émettent leurs signaux négatifs contre ce tas de matière mauvaise et réclament qu’on l’arrache au plus vite de l’espace de leur « technopôle ». Les biotechnologies n’ayant toujours pas réussi à créer des étourneaux sans fientes — ah, le bel événement « culturel » que cela ferait ; un véritable festival mondial de la nouvelle identité des étourneaux démocratisés ! — ces oiseaux doivent donc disparaître. Comme il y a quarante ans l’État avait anéanti les moustiques, pour les mêmes raisons, mais portées aujourd’hui à un degré bien supérieur de capitalisation, sur ordre de la municipalité, les étourneaux viennent d’être bannis de Montpellier.
JG. Montpellier, le 18 novembre 1999 LE FOOTBALL N'EST PAS UN JEU
Le football n’a jamais été un jeu. Contrairement à d’autres jeux transformés en sports par la valorisation du capital, le football n’a pas d’ancêtres dans le panthéon des Jeux; il lui manque un mythe grec, un temple au service de l’État antique. Du coup, ses laudateurs ne s’en remettent pas, eux qui, pour pallier ce manque, compare les sinistres dandinements des stades à une « tragédie grecque » ou encore à un « combat homérique »! Le calcio, pratiqué par les aristocrates embourgeoisés des Cités-États italiennes de la Renaissance, manifeste déjà une activité agonistique destinée à arbitrer la lutte des factions qui gouvernent la ville. Les football associations de l’Angleterre industrielle du milieu du XIXe siècle jettent ensuite les bases de cette religion du sport qui, s’adressant à tous les milieux sociaux, allait pendant plus d’un siècle tenter de désamorcer les luttes de classe par la diffusion de « l’esprit d’équipe sur le terrain de jeu ». Aujourd’hui, le football est donc devenu ce qu’il a toujours été : un opérateur de capitalisation des activités humaines. Agent essentiel de la société mondiale du capital, mais traversant chacun de ses partisans au cœur de son être, le football convertit en dévots de la valorisation des individus à la recherche d’une fusion factice autant que funeste. Maintenant, la lutte contre « Le Mondial » doit viser l’ennemi tout entier. Dissocier un football, donné comme une activité naturelle et éternelle d’homo ludens, d’un autre football comme système économico-médiatique mondial, serait une mystification supplémentaire. Critiquer le football-spectacle, son empire financier, ses pratiques mafieuses, le climat de guerre qu’il entretient, la multiplication des « petits-boulots » précaires qu’il suscite, ou bien encore la drogue politique qu’il injecte dans la société ne suffit pas. Car, de distinctions en distinctions, nous serions alors sur le même terrain que cette « dizaine d’associations caritatives marseillaises, qui, inspirées par le mouvement des sans-papiers ont créé un collectif « sans-billets » afin de permettre « aux plus démunis » d’assister aux matches de la Coupe du monde » (à la vraie, pas à son double rackettiste, « le Mondial des sans »!). Nous faudrait-il aussi trouver très « pédagogique » la proposition de cet ancien directeur de l’Institut supérieur de pédagogie de Paris qui, « jouant la culture », veut faire des retransmissions de matchs une occasion de connaissance géographique des pays lointains ? À moins que, adepte du double jeu, nous suivions l’exemple de cet universitaire lillois, auteur d’un opuscule sur La Barbarie du stade et déclarant qu’il ne suivra aucune rencontre ni dans un stade, ni à la télé, mais qu’il ira « taper dans un ballon avec ses copains »! Si le football possède une telle capacité d’aliénation sur tant d’hommes de la planète, c’est qu’il entretient chez ses adeptes une sensation de participation à la bonne fraction de l’humanité : celle qui doit gagner, celle qui agit pour le triomphe de la négation spectaculaire de l’économie dans et par « le Jeu ». Or, tant que règnent les conditions présentes de domination du capital sur toutes les activités des hommes, le jeu, pas plus que la fête, ne sont possibles. Dans la société de classe moderne, seul les moments révolutionnaires purent réaliser les boule-versements qui firent de la révolution, du jeu et de la fête, un seul et même événement historique. Seul le prochain bouleversement révolutionnaire, cette fois à titre humain, saura nous mettre en continuité et en rupture avec les dimensions ludiques et festives de la communauté des hommes.
Affiché à Montpellier en juin 1998 et publié sous forme de brochure aux © éditions de l'impliqué, 1998. ISBN 2-906623-08-3 LE PLAISIR CAPITALISÉ
Si avec l’avènement des sociétés commerçantes, le plaisir a pu devenir aussi l’objet d’un échange marchand, ce n’est que dans la société du capital totalisé d’aujourd’hui qu’il a été transformé en opérateur majeur de la valorisation. Le temps n’est plus où un bourgeois devait limiter son plaisir pour servir les raisons de l’économie ; il s’agit maintenant pour toutes et pour tous de s’astreindre au plaisir afin de donner raison à l’économie. « Soyez raisonnables, faites-vous plaisir », ordonne l’image d’une récente prothèse automobile. En deçà du plaisir de l’individu Dans les sociétés protohistoriques, comme dans les sociétés traditionnelles, le plaisir de l’individu n’existait pas de manière autonome. L’expérience du plaisir semble y avoir toujours été liée aux modes d’être et de faire de la communauté à laquelle l’individu appartient. Immédiatement vécu dans ses rapports à la nature extérieure où médiatisé par les institutions de la vie collective, l’accès au plaisir de l’individu y était déterminé par les représentations symboliques, les mythes et les religions. Jusque dans son plaisir solitaire, le plaisir de l’individu des sociétés anciennes ne pouvait jamais être l’unique plaisir d’un individu, puisque l’individu n’existait que dans son rapport à la communauté humaine. Avec la formation des États-empires mésopotamiens, de la Cité-état grecque, puis de l’État romain ; c’est-à-dire avec la mise en mouvement de la valeur comme puissance autonomisée par la domination d’une classe des maîtres sur une classe des esclaves, le plaisir est lié à la puissance de l’État et aux manifestations de cette puissance dans la guerre, les cérémonies publiques, les réjouissances collectives à la gloire de l’aristocratie. Dans ces sociétés esclavagistes, seul le plaisir des maîtres existe, car il est le seul à contribuer à la puissance de l’État. L’esclave concourt d’ailleurs à intensifier ce plaisir, comme l’atteste le chapitre 140 du Satiricon de Petrone[1]. Au bon plaisir de l’individu souverain Pour que s’affirme, dans la société de la classe du capital, la souveraineté absolue de l’individu-bourgeois, il a fallut que soit dissout l’ancien rapport féodal de la dépendance aristocratique. L’effectuation historique de cette dissolution, fut rendu possible, non sans contradictions entre les villes et les campagnes, par la généralisation du rapport social capitaliste, assujettissant les producteurs salariés aux propriétaires des moyens de production. Au-delà des modalités particulières prises par ce rapport social selon chacune des périodes du capitalisme (marchand, manufacturier, industriel, financier), une valeur générale – donnée par la classe bourgeoise comme sa nécessité historique – leur est restée commune : la liberté d’action du propriétaire et sa libre jouissance. Ainsi, le moment bourgeois des révolutions modernes chercha-t-il à réaliser cette figure autonomisée et individualisée de l’individu souverain. Souverain, tout d’abord, dans sa liberté d’entreprendre afin d’accumuler des profits, mais souverain aussi dans les autres domaines de sa vie publique et privée. Émergeante avec les grandes individualités intellectuelles de la Renaissance puis des Lumières, cette figure de l’individu souverain va chercher à s’incarner politiquement dans le citoyen-patriote des clubs révolutionnaires français ; elle en constituera même le double négatif. Le double négatif et non l’unité positive, car celle liberté de l’individu s’aliène dans les obligations et les sacrifices qu’il doit à la nation, laquelle n’était rien d’autre que la communauté de la classe des propriétaires. Qui, mieux de Sade, a-t-il exprimé l’accomplissement théorique et pratique de cette toute-puissance de l’individu et de son plaisir ? La vie et l’œuvre de Sade[2] représentent l’utopie du plaisir absolu de l’individu. Mais cette universalité de la liberté de l’individu sadien a été, dès sa création, bornée par son être de classe ; et en cela, elle est restée inemployée ; car le sujet historique qui l’a adoptée sans l’émanciper, à savoir, le bourgeois, est un individu qui, comme tel, autolimite son plaisir. Le plaisir du travail Dans la société de classe moderne, dès que le capital est devenu l’opérateur principal du procès global de valorisation, le plaisir que les prolétaires associés pourraient prendre dans le travail productif alors affranchi de son exploitation, n’a pas cessé d’effrayer les maîtres de manufactures, puis les patrons d’industries. Cette menace n’est d’ailleurs pas restée imaginaire. Émeutes, grèves, bris des machines, occupations d’usines, révoltes et révolutions, ont exprimé historiquement la critique du plaisir par le prolétariat. Cette critique-en-acte du plaisir du travail, qui a toujours été présente et active au cours d’un siècle et demi de révolutions prolétariennes, a combattu la morale du travail, que les maîtres des usines, et les syndicats, inculquaient chaque jour et chaque nuits aux ouvriers. Car, la classe du capital redoutait à ce point ce que le prolétariat qui se nie, aurait pu faire du plaisir d’êtres libres qui s’associent, qu’elle a établi le plaisir de l’ouvrier au travail, comme le premier commandement du « despotisme de la fabrique »(Marx). « Sifflons en travaillant ...», telle fut l’antienne de dix générations de contremaîtres dans les usines. Première et seule classe de l’histoire à avoir transformé l’essentiel des activités humaines en travail productif, la bourgeoisie a du inculquer le plaisir du travail à la classe ouvrière ; laquelle, pensant y reconnaître les anciennes valeurs laborieuses de la paysannerie dont elle était issue, a largement adopté cette croyance. Dans le rapport salarial, l’ouvrier doit éprouver du plaisir à réaliser sa tâche, puisque son intérêt universel se trouve alors réalisé : vendre sa force de travail contre de l’argent. Ainsi s’accomplira, de François de Wendel à Stakhanov, cette « saine morale », dont Jérémie Bentham[3], hédoniste de l’utile, comptable « des plaisirs et des peines », a pourvu la classe du capital qui a trouvé en lui son Aristippe. La jouissance de la valeur Le « vivre sans temps mort et jouir sans entrave » chanté et dansé en 1968, n’ayant pas trouvé, pour cause de disparition du prolétariat, son « sujet historique », cette aspiration à « changer la vie » s’est alors institutionnalisée, comme bien d’autres « libérations », dans la pure et simple consommation de l’existant et de ses prothèses. À la fin des années soixante-dix, Le Livre des plaisirs[4]avait donné le ton à cet immédiatisme de la particule de capital. En faisant de la jouissance et de « l’émancipation autonome des individus la seule base de la société sans classes », Vaneigem a rendu public le manuel de l’hédonisme dominant. Opérant une double autonomisation du plaisir, d’abord de ses déterminations naturelles ensuite de ses détermination de la communauté humaine, l’ancien situationniste décrit le programme réel de la société capitalisée d’aujourd’hui. Après 68, cette société de l’individu-démocratique s’étant recomposée au nom des droits à la différence et au titre de l’autonomie du citoyen-entrepreneur, la jouissance est devenue une obligation civique et économique pour tous. L’expérience et la connaissance sensibles, le plaisir des rencontres, la présence amoureuse, et quelques autres dimensions naturelles de la vie des êtres humains, sont passés corps et biens du côté de la valorisation de la « ressource humaine ». En se parachevant[5], en conduisant à son terme le procès global de dissolution du travail, le capital cherche à devenir la communauté humaine tout entière Dans cette barbarie, les êtres humains sont « de trop », seule la « ressource humaine » peut encore, dans quelques secteurs spécialisés et pour peu de temps, être utile à l’économie. Car, avec le cybermonde et le cybersexe, la question est proche d’être réglée puisque le capital virtualise la valeur. Ce n’est plus l’homme qui jouit c’est la valeur devenue homme.
Notes
[1]« Eumolpe ne différa pas d’inviter la jeune fille aux mystères pygiaques (...) et il donna l’ordre à Corax de se mettre à plat ventre sous le lit où il était, de façon que, les mains appuyées par terre, il aidât de ses mouvements ceux de son maître. Corax obéit, imprimant d’abord de lentes ondulations, auxquelles répondaient celles de la jeune fille. Quand la chose fut prête d’arriver au résultat voulu, Eumolpe exhorta Corax, d’une voix sonore, à presser le mouvement : ainsi placé entre le serviteur et la petite amie, le vieillard jouissait comme d’une oscillation de balançoire ». Cité par F.C. Forberg dans son Manuel d’érotologie classique de 1824.
[2] Maurice Blanchot a dégagé la signification de l’exigence de souveraineté absolue de l’individu dans l’œuvre de Sade : « être unique, unique en son genre, c’est bien là le signe de la souveraineté, et nous allons voir jusqu'à quel sens absolu Sade a poussé cette catégorie » écrit-il ; précisant plus loin, que si cette souveraineté s’affirme « dans une immense négation »(...) « le simple néant n’est pas son but », car, en « inventant de nouveaux excès qui lui répugnent davantage, alors il passera de l’anéantissement à la toute puissance, de l’endurcissement à la volupté la plus extrême et, « bouleversé de toute part », il jouira souverainement de soi au delà de toutes les limites », Sade et Lautréamont, 1949. [3] À la Déontologie, ou Science de la morale que Bentham définit comme « l’art de diriger les hommes en vue du plus grand plaisir possible pour celui dont l’intérêt est en jeu », le philosophe rationaliste d’État Alain répond, comme en écho, la semaine même de la victoire mondiale des bourgeoisies nationales : « le travail utile est par lui-même un plaisir ; par lui-même et non par les avantages qu’on en retirera », Propos, (6 novembre 1911). [4]Vaniegem (Raoul), Le livre des plaisirs, Encre, 1979.
[5]Cf. Guigou (Jacques) « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques, n°9, 1996.
Publié dans Corps et Culture, n°2, 1997, p.127-131. Revue du Laboratoire "Corps et Culture" de l'université de Montpellier 1
LA CITÉ GRECQUE CONTRE LE COMMUNISME(extrait d’une lettre de J.Guigou à JP.Courty le 2 avril 1996)
Tu fais de l'émergence du monothéisme dans la civilisation hellénistique (émergence limitée et encore embryonnaire), le moment-clé du « désenchantement du monde », et tu y vois la raison du déclin de la démocratie athénienne. Emporté par ton admiration pour « les Grecs », tu n'hésites pas à opposer la Cité à l'État, le politique à l'économie, le citoyen au mercenaire, et tu parachèves cette vaste fresque d'antinomies, en dressant le mur de feu du mythe contre la « froideur du logos ». De ce « basculement unitaire » — il ne s'agirait donc pas d'une contradiction? — aurait surgi le règne de l'économie qui n'a cessé depuis de dominer l'histoire. Il est vrai que tu partages cette vision d'une « géniale » perfection de la polis grecque dans la genèse de la civilisation occidentale, avec d'illustres prédécesseurs, tels que Marx lui-même (et ce n'est pas une de ses moindres méprises), bien sûr Nietzsche (s'illusionnant sur les potentialités « surhumaines » des pratiques dionysiaques), et aussi Debord (ce dernier ayant donné à la démocratie athénienne la dimension du fétiche ! Pourtant, cette vision, qui certes permet de comprendre la continuité occidentale des formes de domination politique sur la société, ne peut pas rendre compte du phylum « communiste » dans cette période de l'histoire de l'humanité, ni dans celles qui ont suivies. J'entends par là l'action des femmes et des hommes qui se sont opposés à la décomposition de la communauté humaine induite par le mouvement de la valeur (et non par « la marchandise »), comme ils ont combattu les conséquences directes de cette valorisation dans l'exploitation-saccage de la nature, et dans la négation de la dimension naturelle d'homo sapiens. Ce phylum, invariant et unitaire dans son aspiration à la communauté humaine, se manifeste de manières très diversifiées, depuis que l'humanité est sortie de la protohistoire (au début du Mésolithique vers -10000, puis avec la « révolution agraire » du néolithique vers -7000). Pour nous en tenir ici à la période que tu prends en référence, celle de la Grèce ancienne, je soutiendrais volontiers l'hérésie selon laquelle la Cité-État grecque s'est instituée contre des groupements humains qui n'acceptaient pas l'autonomisation réalisée par la classe aristocratique pour exercer sa domination dans la puissance de l'État. Il s'agit des révoltes prolétariennes qui, fréquemment secouaient les cités grecques (cf. à Mégare en -640, à Argos en -524, à Samos en -422, à Chio avec la « Commune des esclaves » sous la conduite de Drimakos ou bien encore à Sparte au Ive siècle avec le soulèvement égalitaire de Kinadon), autant de bouleversements révolutionnaires qui ont, pour certains et pour un temps, certes bref, établi une réelle égalité de tous les individus. On retrouve les traces de cette opposition communiste à la mise en ordre politique de la Cité-État dans les écrits d'Antisthène et des cyniques. On en trouve aussi l'écho dans l'idéalisme platonicien, mais seulement l'écho, puisque dans la République la propriété privée n'est pas abolie et que l’État reste le lieu d'exercice de la régulation économique et du contrôle social le plus absolu. Le mouvement de la valeur y est donc finalement accepté dans toutes ses conséquences. À ce sujet, il ne faudrait pas oublier les destructions écologiques intenses et massives perpétrées par le despotisme antique (déforestation, exploitation des sous-sols, massacres systématiques des animaux dans les sacrifices et les jeux) pas plus que le terrible assujettissement humain qu'ont représenté l'esclavage, la domestication des femmes et la militarisation de la vie. Dans ce contexte, la naissance de la philosophie peut être interprétée comme une réaction au traumatisme anthropologique créé par le mouvement de la valeur sur les anciens rapports de la communauté. La philosophie a eu, dès sa genèse, pour fonction d'expliquer aux femmes et aux hommes la nouvelle représentation d'un monde de plus en plus coupé de la nature. Comme l'urbanisme, la tragédie, l'art et la médecine, la philosophie, en Grèce ancienne, cherche à rassurer les hommes individualisés par la Cité-État ; elle agit comme thérapeutique de l'angoisse engendrée par la décomposition des anciennes formes de communautés humaines. Aucune trace de « désenchantement du monde» dans tout cela (cette notion crépusculo-weberienne exprime-t-elle d'ailleurs autre chose que l'anti-communisme viscéral de Weber, son dédain peureux du « principe-espèrance» pourtant si précieux pour Bloch comme pour nous ?).
Université de Nanterre, ce 28 septembre 1995 : 500 chercheurs en marxisme fondent la Cinquième Internationale communiste ... Dernier avatar du mythe de l'internationalisme prolétarien, ce Congrès Marx international peut-il être autre chose que médiatico-marxologique ? 1895 fut un moment de défaite de ce qu'était devenu le mouvement communiste mondial ; un moment de subordination de l'union mondiale de la classe révolutionnaire par les bourgeoisies nationales ; un moment de repli idéologique sur le piège de la nation. Choisir le centenaire de la mort d'Engels pour célébrer « l’actualité du marxisme » signifie répéter aujourd'hui cette défaite dans la théorie ; la pratique communiste, quant à elle, ayant, depuis longtemps, largement contribué au devenu marxiste de la société capitaliste d'aujourd'hui. Comme Engels qui, en 1892 dans une lettre à Lafargue, défendait déjà ce qui deviendra le « socialisme dans un seul pays » en ces termes : « l’union internationale ne peut exister qu'entre les nations dont l'existence, l'autonomie et l'indépendance, en ce qui concerne les affaires intérieures, se trouvent donc incluses dans le terme même d'internationalisme », les organisateurs du Congrès situent le « dépassement du capitalisme » dans les replis particularistes d'aujourd'hui. Et l'on décline d'ateliers en plénums, ici quelques inepties modernistes et là quelques rabâchages néoprogrammatiques. Au-delà de l'apparente diversité des thèmes abordés, et au-delà du pluralisme politiquement correct, l'unité idéologique du Congrès se manifeste dans les deux idoles du marxisme médiatique que sont la croyance dans la loi de la valeur engendrée par le travail productif d'une part, et la croyance dans la démocratie, dont l'urgente nécessité universelle doit se réaliser par la capitalisation de toutes les activités humaines, d'autre part. Aujourd'hui où s'achève l'immense cycle de vie d'Homo sapiens tel qu'il a été médiatisé par ses rapports avec la nature extérieure (la biosphère) et par ses rapports avec sa nature intérieure (la réflexivité) ; aujourd'hui où la quasi totalité des hommes, en voie d'être capitalisés, abandonnent la représentation d'une vie possible dans la communauté de l'être humain ; aujourd'hui où s'épuisent les institutions transhistoriques qui inscrivaient l'espèce humaine dans son devenir cosmo-bio-socio-symbolique ; aujourd'hui où le dernier individu-sujet (le bourgeois) a été pulvérisé en subjectivité réifiée (la particule de capital) ; aujourd'hui, où il ne peut plus exister de « sujet historique » pour une « révolution prolétarienne » puisque la classe négative a été internisée dans la société du capital-représenté et que l'exploitation de la force de travail n'est plus le fondement de la valorisation ; aujourd'hui, ce n'est pas d'un Congrès sur le marxisme dont nous avons besoin; aujourd'hui c'est à une communauté d'une autre espèce humaine que nous œuvrons.
Orrorin
Avec une belle vivacité notre mouvement s'amplifie et s'approfondit. Chaque jour, davantage d'individus s'y associent pour refuser les conditions actuelles faites à la vie. Affaiblir, voire abattre un Premier ministre, c'est bien, savoir et pouvoir continuer sans ministre du tout, c'est mieux. S'étant d'abord manifesté avec succès dans sa forme sociale, ce mouvement, s'il ne veut pas régresser, doit maintenant déployer son contenu politique. Or, dans l'étape actuelle, deux confusions bloquent nos possibilités de dépassement : la confusion entre l'administration du secteur public et l'aspiration à une société de service public, d'une part; l'institution du syndicat et l'autopraxis du mouvement, d'autre part. Déjà, quelques paroles communes de grévistes ont cherche sans tarder à dissiper ces confusions. Nous nous y associons. Voici pourquoi. Dans la société de classe moderne, celle de la domination du capital, d'abord sur le travail puis sur l'ensemble de la société, l'administration publique a toujours été l'organisation étatique de la "société civile", laquelle n'était rien d'autre que la société bourgeoise. Héritières des grandes fonctions régaliennes de l'administration de l'État royal (Défense, Police, Justice, Fiscalité, Territoire), l'administration publique, dans l'État-nation républicain, puis dans l'État social démocrate, s'est élargie à tous les secteurs de l'activité économique, technique, sociale et culturelle. Mai 68 a critique, comme il le fallait, ce despotisme de l'État-providence sur des consommateurs abrutis et sur des usagers robotisés. Depuis, la recomposition moderniste de la société sous le conduite des flux mondiaux de capitaux, la suppression massive du travail humain, l'anéantissement de la nature, l'artificialisation d'Homo sapiens, le nihilisme des mondes virtuels et quelques autres barbaries du même ordre ont rendu caduque l'ancienne théorie révolutionnaire. La classe prolétarienne, jadis porteuse du devenir-communiste de l'humanité a été englobée dans la société du capital qu'elle a, ceci étant, expurgé de sa détermination bourgeoise. Prisonniers de la peur ou suffocants de révolte, ne semblaient se manifester, jusqu'alors, que des individus particularisés, privés de toutes leurs appartenances communautaires passées, et qui tentaient d'exorciser leur errance dans le zapping continu des réseaux télématiques mondiaux. Être, une entreprise, telle était apparemment l'ambition de l'individu réduit à l'état d'une particule de capital. Car, l'entreprise, opérateur économique général, ne produisant plus rien, mais valorisant toutes les activités humaines, inonde le monde de ses "services". Tel est aussi le rôle que la puissance économique mondiale et son marché veut faire tenir au secteur public modernisé, rationalisé, flexibilisé et capitalisable. Dans sa version libérale comme dans sa version social-démocrate, de Madelin à Jospin, de Juppé à Vianney, tous les défenseurs de l'État-nation sont partisans de cette administration publique là. Seul le degré de contrôle administratif varie de l'un à l'autre. Le refus massif et radical que se mouvement adresse à l'État et à l'économie ne peut donc plus s'embarrasser de confusions aussi néfastes pour lui. Non à la valorisation économique du secteur public; oui à une société de service public libérée du despotisme de l'État-nation et de celui du marché mondial. Il s'agit d'inventer, maintenant, la communauté humaine des individus en lutte contre la société du capital.
UNION DES GRÉVISTES POUR LE SECOND SOUFFLE
Diffusé dans les AG et les manifestations du mouvement de l'automne 1995 Montpellier, le 17 décembre 1995
NI MÉDIATEURS, NI MÉDIATIQUES, NOUS SOMMES LA MÉDIATION
Porte-camera de la puissance d’État se voulant communicante, les "médiateurs" envoyés dans chaque université sont-ils autre chose qu’une banale et néfaste diversion ? Nous n’avons rien à attendre de cette manœuvre, puisque ces envoyés ne sont que des intermédiaires médiatiques sans aucun pouvoir de médiation. Leur tour de piste accompli, ils se contenteront au mieux de transmettre à leurs envoyeurs les exigences quantifiées des universités en grève, ce que les présidents ont déjà fait la semaine dernière avec le succès que l’on voit. Prenons garde que leur numéro de Monsieur Loyal ne vienne empirer l’affrontement idéologique sur l’affrontement en cours. Confusion qui a pourtant réalisé quelques performances dans la mystification, puisqu’on a vu le jeudi 23 novembre les médias jouer "la grogne étudiante", comme ils disent, contre la grève des fonctionnaires du vendredi 24, en exaltant l’une et en déconsidérant l’autre. L’essentiel, pour ce mouvement — si nos luttes actuelles expriment bien un réel refus des conditions universitaires et sociales existantes — l’essentiel, pour ce mouvement, consiste à découvrir sa théorie, c’est-à-dire à manifester le devenir-autre de l’université et de la société. Se donner comme visée immédiate le passage du quantitatif au qualitatif, voilà l’urgence absolue d’aujourd’hui. Sans abandonner aucune des nécessaires exigences quantitatives destinées à réduire quelque peu la clochardisation généralisée des universités, il s’agit dès maintenant de construire la critique de toutes les réformes possibles de l’université. "Statut de l’étudiant, premier et deuxième cycle, orientation, politique de recherche, financement, etc." tous ces "problèmes de fond" — que la Conférence des Présidents d’université, les syndicats, et même certaines composantes de la coordination nationale sont si pressés de négocier, chacune et chacun cherchant à faire monter la mise de son racket politique — resteront des problèmes sans fond tant que la médiation historique à laquelle nous œuvrons, dans ce mouvement comme ailleurs, ne nous aura pas permis de sortir de la société du capital et de son monde. Faire tomber un ministre (1986), obtenir quatre milliards (1990) ou bien encore faire annuler un décret (1994) représente un résultat non négligeable à condition de na pas s’en tenir là et de trouver le second souffle qui a fait défaut aux mouvements précédents. Préparons le second souffle … et les suivants. UNION DES GRÉVISTES POUR LE SECOND SOUFFLE
Diffusé dans les AG et les manifestations du mouvement de l'automne 1995 Montpellier, le 27.11.95
Qu’ils soient cléments ou rigoureux, les hivers ne sont plus ce qu’ils étaient pour les appels aux bon cœur des m’sieurs-’dams. Lorsque ces messieurs et ces dames formaient encore les derniers bastions de la classe bourgeoise, un religieux en colère pouvait alors, d’une station de radio, déployer ses enfants de chœur dans les greniers et les caves des "beaux quartiers" afin d’en rapporter, pour les distribuer aux pauvres, quelques vieux poêles, quelques bijoux anciens et aussi quelques chèques. Cinq cents pauvres secourus permettaient d’oublier un instant cent mille prolétaires risquant de s’enrager… Maintenant que la falsification du mouvement réel de Mai 68 a largement conduit son office ; maintenant que la société des individus-démocratiques s’est établie sur les ruines des deux classes ennemies, les qualités de cœur de tout "particulier" font désormais partie du monde du marché, c’est-à-dire du marché devenu la seule réalité du monde. Aujourd’hui, l’ex-camarade (de parti ou d’association), et l’ex-Monsieur (de Wendel ou Dupont de Nemours), qui, dans la société de classe, existaient d’abord comme membre dépendant de leur communauté, puis, seulement comme individu autonome, ne tirent désormais leur substance sociale qu’en se donnant comme une conscience du marché : rien d’autre qu’une publicité. L’ancienne économie de marché tenait sa puissance de l’existence d’activités humaines non marchandes. Des milieux naturels, des modes de vie, des expressions, des rencontres, des œuvres échappaient encore au broyeur barbare de l’économie.. Qu’est-ce qui lui échappe aujourd’hui ? L’économie a mis le monde à sa mesure au point que tout projet qui ne contient pas ses lois "naturelles" n’a ni réalité ni avenir. Ainsi, "nouvelle nature" se faisant humaine, l’économie transforme-t-elle sur le champ les élans du cœur, les sympathies, les aspirations à la communauté humaine en entreprises humanitaires, en rackets solidaristes, en shows égalitaristes, en gangs SOSistes, en mafias imaginistes, en commandos charismatiques. Celles et ceux qui, jadis, pouvaient dire d’un être humain qu’il avait "un portefeuille à la place du cœur", doivent savoir à présent que nous avons tous "le marché au cœur". Pour juger un homme et le monde à leur juste valeur, celle de la communauté des hommes, il faut maintenant nous débarrasser du monde de la valeur.
Carmen Mercatella
Affiché à Montpellier en février 1994
Jacques GUIGOU DES ARBRES MÉCONNAISSABLES : CONTRE L’ÉTAT COGNITIF
Se voulant synthèse des principales avancées en matière de réseaux d’apprentissage, d’échanges de savoirs et de validations des acquis professionnels et personnels, le « dispositif des arbres de connaissances » offre un modèle de ce que nous désignons comme l’immédiatisme de la formation des ressources humaines. On y trouve, porté à un degré de généralisation que permettent les techniques actuelles – et prochaines – de télé-informatique, le compendium de la combinatoire du capital-représenté. Référée à la démocratie et à l’antitotalitarisme —ces composantes centrales de l’idéologie moderniste, et se posant comme référant de celle-là et de celui-ci, cette combinatoire peut être ressaisie selon trois moments d’effectuation : a) une présentification de la particule du capital affirmée comme être humain ; b) sa valorisation universelle sur le marché ; c) son agrégation-séparation éphémère et abstraite à une multitude de groupements télé-rassemblés par leurs images virtuelles et qui errent à la recherche de leurs liens communautaires irrémédiablement perdus. a- Une identité sans sujet ; des connaissances sans histoire Composer son « blason » en informatisant tous ses savoirs et savoir-faire acquis depuis la naissance dans tous les domaines de son expérience humaine (un meta curriculum vitae, en quelque sorte), puis, transposés et définis en « brevets », les accumuler et les échanger sur un marché « séparé de l’économie marchande » ; s’affilier alors à de multiples « communautés de savoirs qui cultivent leurs arbres de connaissances, en vue d’instaurer une économie de la connaissance, transparente, égalitaire, auto-administrée et surtout porteuses d’un lien social qui pourrait être à l’origine d’une nouvelle forme de citoyenneté », tel serait, selon ces petit-fils de Baden-Powell[1], d’Egdar Faure[2] et d’IBM, oui, tel serait le destin du futur citoyen cognitif... Institutionnalisation de la critique des bureaucraties éducatives que le mouvement de Mai-68 avait réalisée, les systèmes de formation par unités de valeur capitalisables butaient encore sur les restes du barrage de la détermination corporative et classiste des connaissances et des compétences. Un siècle d’école de classe n’avait pas complètement aboli la définition et le contrôle des savoirs et des savoir-faire par les anciennes communautés – pour la plupart médiévales – qui les avaient engendrés. Ainsi, dans l’histoire d’un savoir dominé par l’aristocratie, puis par la bourgeoisie, les universités de médecine fonctionnaient encore trop sur le mode des écoles de médecine féodales, créées et contrôlées par la communauté des maîtres-médecins, avec son ordre, sa hiérarchie et son monopole savant peu à peu arraché à l’Église. De même, dans l’histoire d’un savoir lié à l’expérience des corporations d’artisans, puis de celle de l’organisation ouvrière, les formations techniques et les apprentissages professionnels restaient encore trop dépendants des communautés ouvrières et de leurs traditions en matière de transmission des connaissances. Avec la mise en place technoscientifique de la « troisième nature », avec l’institution de la société du capital-représenté et de ses particules, le système des arbres de connaissances peut être proposé comme une utopie réaliste, une réforme réalisable. Les conditions de réification que présupposaient la « société déscolarisée » d’Illich[3] ou la « cité éducative » d’Edgar Faure parrainée par l’UNESCO, sont maintenant quasiment réalisées. L’autonomisation des connaissances d’avec leur matérialisation dans une force de travail permet leur recomposition dans un système d’identification en imagerie cognitive. N’étant plus le résultat d’une praxis collective située et datée, c’est-à-dire en continuité et en rupture avec une histoire concrète, les connaissances deviennent l’affirmation d’une image de capacités particularisées, immédiatisées et séparées de leur genèse sociale comme de leur genèse théorique. b- « Des ressources humaines » sans communauté humaine En établissant la représentation des connaissances à partir de son expression immédiate par la particule de capital (cf. le circuit « blasons-brevets-banque-monnaie-marché »), le système des arbres de connaissance repose sur la fiction d’une communauté de savoirs, séparée de l’histoire humaine qui les a engendrés. Combinaison empirico-logique d’une combinatoire sociale sans sujet, ni histoire, les « communautés de connaissance » d’Authier et Lévy constituent des identités sans sujet. S’autonomisant toujours davantage de toutes les communautés humaines historiques, cette « société pédagogique » (id., p.14) n’a pour communauté que celle de particules de capital se valorisant. A la place du lien et de la rencontre, elle exige l’agrégation volontaire à la réification et la présence obligatoire dans le peloton des marathoniens porteurs des dossards de l’État cognitif. Puisque « tout le mal du monde vient de l’appartenance » (id. p.9), comme le proclame le préfacier droits-de-l’hommiste Michel Serres, il convient pour nos deux planteurs d’arbres sans sol de faire apparaître les imageries de blasonnés en télécommunication qui s’ordonnent selon les graphiques de la bourse cognitive et circulent sur les flux des marchés mondiaux de la « ressource humaine ». Car comment croire un seul instant à cette fiction qu’est le « SOL », cette unité monétaire qu’ils présentent comme « inconvertible » en monnaie classique et qui exprimerait la « richesse cognitive de tous les membres ayant obtenus des brevets » ? Comment imaginer un seul instant, que de gigantesques gisements de sa nouvelle richesse se trouvant à sa portée, le capital n’absorberait pas illico tout le système, puisqu’il tente déjà de résoudre les obstacles et les points de fixation de la monnaie scripturale, en cherchant à établir une unité de compte planétaire entièrement informatisée : la monétique ? Voulant démarquer leur système de l’ultralibéralisme, nos gentils learning boys s’évertuent à distinguer « l’économie marchande » de « l’économie de la connaissance » (id. pp.152-153). Ignorant, ou feignant d’ignorer que le capital réalise désormais sa plus-valeur en exploitant la nature intérieure de l’homme (cf. supra), ils invoquent l’ancienne définition de la valeur – en la falsifiant d’ailleurs au passage – pour plaider leur cause de sous-Adam Smith de la société cogno-despotique d’aujourd’hui.
in, revue Temps critiques, n°6-7, automne 1993, p.103-117. Montpellier. L’impliqué.
Notes
[1] Baden-Powell R. Scouting for boys. Londres, 1908. [2] Faure E. Apprendre à être : vers une cité éducative, Unesco-Fayard, 1971. [3] Illich I. Une société sans école, Seuil, 1971.
Jacques Guigou
LE DEVENU DES HÉRITIERS (BOURDIEU, 1964) POUR UNE CRITIQUE DU CLASSISME EN SOCIOLOGIE DE L’ÉDUCATION
Des Héritiers sans patrimoine, des individus particularisés En France, l'histoire de la sociologie de l’éducation a été marquée par deux écoles scientifiques et intellectuelles majeures. Celle de l’ancêtre fondateur : Émile Durkheim, qui, dans le contexte politique du développement de l’école par laIIIe République, établit la doctrine de « l’élitisme républicain » qui va influencer des générations d’enseignants et d’hommes politiques. Celle de Pierre Bourdieu, le continuateur-critique, qui, dans le contexte de « la sortie » de l’école de classe (les démocratisations-modernisations des années 60 et 70), va influencer les idéologies de la formation après 1968. La fondations de la sociologie contemporaine de l’éducation que va opérer Bourdieu commence avec la publication, en 1964, de son livre Les Héritiers. On y trouve une analyse des modes de sélection sociale opérée par l’université dont les diplômes sont quasiment « interdits » aux enfants des classes dominées (en 1959, sur les 200 000 étudiants moins de 10 % sont des enfants d’ouvriers ou de ruraux). Avec J.C.Passeron, coauteur de ce livre, Bourdieu élabore des concepts qui rendent compte des mécanismes concrets de la sélection sociale à travers le langage (habitus de classe), la culture (capital culturel) et la violence symbolique du rapport dogmatique au savoir exercé par les « mandarins ». Mais cette critique de Bourdieu porte davantage sur l’université de la période précédente que sur celle qui annonce les bouleversements politiques de 1968 et qui, en s’institutionnalisant, conduisirent à « l’université de masse ». Or, une théorie qui méconnaît les contradictions de son époque devient bien vite idéologie de l’époque suivante. Dans les années 70 et 80, les « théories de la reproduction » de la société à travers la sélection sociale qu’opèrent l’école et l’université (ce que nous désignons ici comme un classismesociologique), vont devenir idéologie de « la formation pour tous ». La sociologie de Bourdieu et de son courant de recherche contribuera alors à légitimer « scientifiquement » les politiques de valorisation des « ressources humaines ». La sociologie classiste de l’éducation comme idéologie de La Cité des ego Le léninisme sociologique des bourdieusiens et des sociologues ex-maoïstes Baudelot-Establet, ainsi que leurs innombrables clones et sous-clones (Merieu, Charlot, Dubet, etc.) s’est institutionnalisé comme idéologie de la particularisation du rapport social et comme média de la recomposition de la société capitalisée. Dans cette société, véritable Cité des ego[1] tout se passe comme si les individus ne parvenaient à exister socialement, à condition qu’ils fassent de toutes leurs activités une occasion de valoriser leur « ressource humaine ». L’ancienne critique historique de l’école bourgeoise ayant échoué avec l’impossible révolution prolétarienne de Mai- 68, celle-ci devient idéologie classiste de la formation et participe comme telle à la promotion des pédagogies de l’autonomie dans la dépendance, qui ont noms : « lutte contre l’échec scolaire, stratégies de remédiation, groupes de niveau, individualisation des apprentissages, éducabilité cognitive, démarche de projet, actions différentiées, ZEP, etc. »
Le niveau monte... allez les particules ! De la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe (cela s’achève en 1968), la classe négative qu’était le prolétariat comme sujet de l’auto-praxis de la communauté humaine, est toujours restée à l’extérieur de l’institution de l’école républicaine. Seuls des individus-ouvriers ou d’origine ouvrière ou paysanne ont été scolarisés, et, pour un très petit nombre d’entre eux, ont « réussi » leur promotion sociale. Tant que l’exploitation de la force de travail permettait de réaliser du profit en transformant les ressources naturelles en valeur, et, corrélativement, tant que l’acte technique de production ne comportait qu’une faible composition cognitive de « capital humain » et que celle-ci restait le fait d’un petit nombre, le système éducatif pouvait conserver sa structure de classe. A partir du moment où l’épuisement des ressources naturelles, l’accélération des mutations techno-scientifiques (Intelligence artificielle, génie génétique, réalité virtuelle, etc.), la globalisation de l’économie, permettent à l’investissement en « capital humain » de réaliser du profit, la formation de tous les individus devient un opérateur central de la dynamique du capital. Cette capitalisation d’homo sapiens qui s’auto-proclame "gestion des ressources humaines" ou bien encore "management des compétences" peut, dès lors, s’inscrire comme l’objectif implicite de la recomposition particulariste du rapport social. Dire Le niveau monte (Beaudelot-Establet, 1989) ou bien encore Allez les filles (id. 1992), est-ce dire autre chose que : l’emprise de la formation techno-organisationnelle des individus particularisés s’accroît, y compris chez celles et chez ceux qui appartenaient à l’ancienne classe du travail ou à l’ancienne moitié dominée de l’humanité ? Non. Dire cela, c’est faire la publicité de l’existant et de son devenir-même.
Le sociologue « réflexif » et sa postière Dans ses exercices de funambulisme politique, le sociologue "réflexif" Bourdieu ne se contente pas de piller un des apports non négligeable — bien qu’aujourd’hui caduc — de l’analyse institutionnelle des années 70 : la socianalyse ; il lui faut aussi enquêter ("très douloureusement", précise-t-il, satisfait de son ignominie) sur la "souffrance du monde", et pour cela racketter la vie des pauvres ; par exemple, la vie de "cette petite employée du tri postal de la rue Alleray à Paris, que nous avons interrogée un soir, dans l’immense hall gris et poussiéreux où elle travaille, deux jours sur trois, de neuf heures du soir à cinq heures du matin, debout, devant les soixante-six cases entre lesquelles elle distribue le courrier, et les pauvres paroles grises, malgré l’accent du Midi, avec lesquelles elle nous décrivait sa vie à l’envers, ses trajets, au petit matin, après la nuit de travail... " (Réponses, Seuil, 1992, p. 174). Notes [1] Cf. Guigou J. (1987), La Cité des ego. Grenoble. L'impliqué.
Communication au Séminaire de recherche de l'IUFM de Montpellier
le 6 avril 1992. Publié dans Savoir Éducation Formation, n°3, 1994, p.491-493.
LA CRITIQUE DU SPORT
EST-ELLE ENCORE DU SPORT?
Une théorie critique du sport peut-elle se penser en dehors de l'expérience historique de sa réalisation? Non. Ou bien alors elle doit se définir comme élaborant un objet de recherche séparé des contradictions historiques et actuelles qui instituent le sport comme un opérateur central de la société totalement dominée par le capital. Cela est certes réalisable, puisque c'est précisément ce que font la plupart des recherches sur le sport, dominées qu'elles sont par l'empirisme logique. Si l'on ne se situe pas dans ce courant hégémonique de la science, et que, comme l'annoncent et l'accomplissent pour une large part les concepteurs de ce Colloque, les chercheurs se placent dans une "perspective critique", et en postulant que "l'intelligibilité du sport (...) relève bien d'une démarche dialectique", il convient alors de s'interroger aussi sur son dépassement, c'est-à-dire sur son devenir-autre. Une critique dialectique du sport ne peut pas se contenter seulement de le poser comme un processus dialectique "générant (sic) et surmontant sans cesse ses contradictions", encore faut-il montrer les causes de cette reproduction du phénomène et les ruptures possibles dans cette chaîne identitaire. Au vaste essai d'investigation critique du phénomène sportif contemporain et à l'effort fructueux de détotalisation-retotalisation qu'il manifeste, je souhaiterais ici limiter ma contribution à tenter de montrer qu'un présupposé théorique, non analysé comme tel, affaiblit du même coup la portée herméneutique et la visée praxéologique de la recherche de Jacques Ardoino et de Jean-Marie Brohm. Alors qu'est justement affirmée l'historicité fondamentale du sport et qu'est évitée l'erreur qui consiste à le considérer comme une essence universelle ou une catégorie transcendantale (un "jeu" propre à Homo sapiens), plusieurs moments de l'analyse laissent entendre qu'il aurait pu, ou qu'il pourrait exister "un bon côté" du sport et de son histoire. L'intentionnalité épistémologique alors trop unilatéralement affirmée pour donner au sport "un statut d'objet de recherche" (maintenant que se multiplient dans les universités des "Facultés du sport") ne viendrait-elle pas masquer ce présupposé quant à l'invariance d'un aspect bénéfique du sport dans toutes les sociétés humaines? Ainsi, les contradictions repérées par nos deux auteurs comme "caractérisant la crise endémique de l'institution sportive", sont-elles posées comme des antinomies entre les objectifs, les philosophies, les idéologies du sport et sa pratique effective. Or, la simple identification de ces antinomies ne suffit pas à élaborer un corps d'hypothèses critiques sur le mouvement réel de la contradiction dont elles ne sont qu'un moment. Ce type d'analyse différentielle, en terme d'écart par rapport à un référent, relève de la sociologie empirique la plus banale et remplit d'ailleurs les colonnes de la presse sportive. Tant il est vrai que la méthode dialectique, comme le rappelle fortement Henri Lefebvre "ne se contente pas de dire : "il y a des contradictions", car la sophistique ou l'éclectisme ou le scepticisme en sont capables. Elle cherche à saisir le lien, l'unité, le mouvement qui engendre les contradictoires, les oppose, les heurte, les brise ou les dépasse.(...) Il convient donc d'étudier ce mouvement, cette structure, ces exigences, pour chercher à résoudre les contradictions". (Henri Lefebvre, Logique formelle, logique dialectique, Anthropos, 1969). En avançant plus explicitement dans la définition de chacun des pôles de l'antinomie, les auteurs auraient pu montrer comment opérait la dynamique de la contradiction, c'est-à-dire comment se dépassait son unité primitive, à savoir ici, le sport devenant "guerre, casse, jungle, dopage, profits, masse, chauvinisme". Car ce n'est ni dans l'extension du champ d'action ni dans la multiplication du nombre des contradictions énoncées que réside la justesse de la démonstration, mais dans l'intensification de leur mouvement dialectique. Faute de quoi, on risque de s'en tenir à définir des antinomies, ce qui est certes mieux que de décrire des paradoxes! Mais cela ne nous fait pas entrer dans une connaissance de l'acte par lequel l'un des termes de l'antinomie vient nier l'autre et comment cette première négation vient à son tour à être nié, réalisant alors dans un troisième moment l'unité dépassée de la contradiction ou bien son pourrissement. J'illustrerai cela par un seul exemple. Quel est le contenu de l'antinomie placée au cinquième rang parmi celles repérées par les auteurs et qu'ils définissent en ces termes :"(Il y a contradiction) entre la logique sportive et la logique capitaliste du profit. Le pouvoir sportif est de plus en plus dessaisi du pouvoir de décision, voire de gestion, au profit des forces financières multinationales qui sponsorisent, et donc contrôle, l'activité sportive en la détournant généralement de ses finalités. On serait ainsi passé "des profits de la compétition sportive à la compétitions des profits capitalistes". Il y aurait-il alors, aux origines du sport, une pratique authentique, non corrompue par l'économie? Ardoino et Brohm ne mettent pas vraiment en cause ce présupposé. Pourtant, la pratique sportive moderne, celle qui naît dans l'aristocratie anglaise déchue de la fin du XIXe siècle, et qui devient, de nos jours, un système totalitaire d'activités auquel rares sont les individus qui lui échappent, a-t-elle été autre chose qu'une valorisation généralisée du capital ? Les deux moments révolutionnaires prolétariens au XXe siècle, celui des années vingt et celui de la fin des années soixante ont seuls conduit une critique-en-acte de l'institution sportive en tant qu'opérateur fondamental de l'État et du capital? Dans le mouvement prolétarien des années 1917-21 en Europe, l'activité physique est entièrement englobée dans l'activité quotidienne des luttes de classe et celle-ci s'est alors réalisée dans l'organisation des conseils ouvriers. Le moment révolutionnaire mondial de la fin des années soixante s'est, quant à lui, exprimé dans des formes de communautés d'inspiration libertaire qui visaient une émancipation des individus de leurs aliénations historiques et dont le contenu se dévoile aujourd'hui comme une révolution au titre de l'espèce et non plus au titre de la classe-qui-se-nie, à savoir le prolétariat. Le totalitarisme barbare de l'institution sportive a pu atteindre, depuis 1968, les degrés que l'analyse critique d'Ardoino et de Brohm désigne, car elle a converti comme activité réalisatrice de profit des activités humaines restées jusque là en dehors du temps d'exploitation de la force de travail mais consubstantielles à la culture du travail productif. (cf. les associations sportives ouvrières). Mai 68 ayant été la dernière tentative de révolution prolétarienne de l'histoire des révolutions modernes, le travail exploité ne constituant plus désormais l'essentiel des opérations de réalisation du profit et la détermination classiste de la société s'affaiblissant, chaque individu particularisé est assigné à produire et à reproduire tout le rapport social. C'est en compétiteur qu'il doit accomplir toutes les activités de la vie aliénée; cela porte un nom dans langage de la gestion : la valorisation de la "ressource humaine". À la fois modèle d'activité humaine internisée et mode de production et de circulation de la valeur, le sport est aussi devenu la forme et le contenu même des sociétés démo-despotiques de la fin du XXe siècle. Une théorie critique de la société faite sport devrait donc abandonner explicitement le paradigme sportif et se situer, non pas dans l'illusion d'une cité dans stade, mais en continuité avec l'expérience historique des communautés humaines (celles des gnostiques, celles des hérétiques pour n'en citer que deux dans des époques pré-capitalistes) qui ont pratiqué d'autres rapports au corps et à l'activité physique.
Communication au colloque international de l'AFIRSE: "Anthropologie du sport : perspectives critiques". Publiée dans les Actes du colloque. Éditions Andsha/Matrice/Quel corps?, 1991, p.200-202. Paris. Sorbonne, 19-21 avril 1992.
Cet'guerre pas déclarée longtemps s'est préparée tell'ment ils la voulaient pour très vite imposer l'nouvel ordr' du marché Refrain États la guer', c'est votre jeu, Oui libertair' luttons contre eux. "Laissons les armes parler, la paix a échoué" dit-il à l'Élysée. Cet individu s'est encor' bien illustré au camp des meurtriers Qui ne voit que le "droit" au nom duquel ils broient des vivants comme toi n'est rien d'autre à l'endroit qu'un alibi d'la loi du capital? Eh, quoi! Les sables d'Arabie de Mésopotamie n'ont pas toujours rougi du sang des ennemis ils furent doux aussi aux pieds nus des amis Les temps sont à l'action ne taisons plus le nom de cette guerre, sinon, les profits régneront sur nos négations et nous engloutirons La terreur qu'les médias répandent ici, là-bas, pour propager l'État ne nous empêch'ra pas d'créer notre utopia sans médias ni soldats Posquières janvier 1991 Chanson publiée dans Temps critiques, n°3, printemps 1991, p.86-87.
Les même raisons qui ont institué la mise en spectacle de cette guerre comme une opération d'hygiène étatique mondiale, l'instituent après le cessez-le-feu comme une guerre mythique. L'exploitation de toutes les opportunités ouvertes par la guerre en vue de l'aménagement du "nouvel ordre", conduit l'État mondial à nier la guerre concrète, ses victimes, ses catastrophes, ses conséquences sur la vie et sur le devenir de l'espèce. L'abcès irakien ayant été partiellement vidé de ses prétendues menaces d'infection immédiate, la violence militaro-politique de la guerre doit être internisée par chacun des individus effectivement touchés par son impact idéologique, afin que, façonné à son image performante, il accepte dans sa vie quotidienne tout ce qu'on lui donne comme "conséquences de la guerre". L'individu formé par l'internisation de "sa Guerre du Golfe", devrait désormais accepter des conditions économiques, sociales, politiques et existentielles qu'il ne considérait pas comme sienne auparavant. Le voilà membre de cette "Cité du Droit international" qui le place dans la double contrainte de se reconnaître comme soldat courageux de la valorisation de sa "ressource humaine" participant à l'exaltante unification de la société totalement dominée par le capital et d'être nié comme membre de la communauté humaine qu'il n'a pas perdu l'espoir de réaliser. Doublement mondiale, cette guerre est à la fois un accélérateur de la course pour l'hégémonie étatique planétaire et un opérateur de l'internisation, par chaque individu, de son identité de particule de capital. Guerre mondiale permanente, cette guerre doit s'abstraire de son existence historique et devenir mythe : quitte à réactiver de temps à autre, de ci, de là, une matérialité du mythe dans la vie concrète des hommes...
Commun critique de la démocratie Affiché dans Grenoble, février 1991. et publié dans Temps critiques, n°3, printemps 1991 p.23-24.
BERLIN 1989, SES BANANES, SES BALADEURS…
L'individu-démocratique est ainsi formé, qu'il croit voir un "bouleversement historique", "une avancée magnifique de la liberté", là où des millions de personnes, abattant l'image d'un mur, puis, supportant les longs embouteillages d'un week-end, achètent dix kilos de bananes et un baladeur, avant de s'en retourner chez elles, satisfaites, afin d'être à l'heure, au travail ou au chômage, le lundi matin. L'individu-démocratique applaudit ― sans rien rompre ― aux apparentes "conquêtes d'autonomie" que la particularisation du rapport social du capital lui octroie, dans la médiatisation des nationalismes. Nationalismes d'autant plus virulents, vociférateurs et violents, qu'ils sont depuis belle lurette vidés de tout contenu national. Le mur de Berlin, comme le Rideau de fer, avait été construit pour permettre à la valorisation bureaucratique du capital d'opérer à son rythme : celui de l'intégration dans l'État ouvrier pan-russe des forces encore menaçantes du prolétariat est-européen. Le règne de l'individu-démocratique s'étant, depuis, largement établi sur les ruines du prolétariat, sous la forme d'une société de particuliers prolétarisés, la jonction entre les deux pôles de la même économie ne pouvait rester masquée plus longtemps. Les succès publicitaires remportés par les avatars contemporains des idéologies de la nation, de la race et de la religion, donnent la mesure du refus aliéné que l'individu-démocratique oppose, sans espérance, à la domestication des résidus de la nature et de l'ancienne communauté humaine, par la valorisation totalitaire du capital. Le mouvement réel de la critique de l'individu-démocratique reste donc encore retenu dans le camp de son ennemi : le capital et son église des "droits de l'homme". A Berlin, à Bucarest, à Pékin, à Grenoble et ailleurs, la manifestation de cette critique doit être à la mesure de l'enjeu : faire de l'être humain la véritable communauté de l'homme.
Commun critique de la démocratie
Affiché dans Grenoble, le 22 décembre 1989 et publié dans Temps critiques n°1, printemps 1990, p.81-82.
Cette nuit à Pékin le sang des hommes libres coule Cette nuit à Pékin le clan de l'inhumain archaïque tire à l'arme lourde sur les insurgés de l'avenir Cette nuit dans le monde la classe de l'inhumain moderne avide de manifester sa supériorité dans l'assassinat sans décès immédiat s'indigne devant la bestialité de ses ancêtres Cette nuit à Pékin comme dans le monde l'être humain est notre seule communauté
Commun critique de la démocratie
Affiché à Paris et à Grenoble, le 4 juin 1989
RELEVÉ DES NOTES DEMANDÉES ET OBTENUES PAR TROIS SÉMINARISTES
"La contre-révolution opère en détruisant
les forces révolutionnaires représentées par des groupements
d'hommes, de partis; ensuite, elle réalise par le haut, lentement,
et en les mystifiant, les revendications de ces derniers;
lorsque la tâche est finie, que donc la révolution inévitablement revient,
elle ne peut ralentir le processus révolutionnaire qu'en immergeant
les nouveaux révolutionnaires dans le discours retrouvé de l'époque antérieure.
Ainsi, ceux-ci, au lieu de s'attacher à comprendre la réalité,
croient être plus révolutionnaires parce qu'ils réactivent les thèmes
et les mots d'ordre de leurs ancêtres d'il y a cinquante ans;
les révolutionnaires aux yeux d'antiquaires ne peuvent voir
dans le mouvement social actuel que les luttes du passé".
Jacques Camatte Bordiga et la passion du communisme, 1972.
Le bref épisode d'analyse interne qui a traversé le Séminaire de doctorat ce vendredi 21 mars, autour de dix sept heures, à propos de la fixation du lieu de la dernière séance de l'année, n'aura pas été éprouvé en vain. Tenue à Tarascon, l'assemblée du 2 juin n'aurait sans doute pas entraîné aussi vite la présente poussée de paroles plus libres et plus vraies, à l'égard du prétexte qui nous réunit ; par exemple ce Relevé des notes. Se taire, écouter, parler, forger dans quelques rares instants de rencontre ‒ et donc de connaissance ‒ notre jugement sur notre histoire et sur l'Histoire, n'est-ce pas là ce que nous tentons de réaliser dans l'ombre du Séminaire? À la lumière de ce qui nous rassemble, je dirai ici, en trois sorites, ce qui nous divise: I. L’unification du prolotariat Comment pouvez-vous affirmer que « l'auto-dissolution de 1'IS. a correspondu à la dissolution du prolétariat des années soixante » (Actives Fariboles p.3) et un peu plus loin que « la marchandise-spectacle, victorieuse, se scinde en deux et montre par là qu'elle possède ou qu'elle détient en elle-même le principe qu'elle combattait auparavant : la négation du capital comme négation de l'institué »(A.F. p.10)? Pour que cette argumentation ne soit pas contradictoire, il faudrait montrer comment et pourquoi le capital (dans la période d'expansion de sa domination réelle, période que 1'IS a qualifié de Société du spectacle), possède à l'intérieur de lui-même ce qui jusque-là le contestait aussi de l’extérieur. Autrement dit, expliquer comment et pourquoi le capital en se recomposant après 68, s'est incorporé ce qui, dans le pôle travail, était sa négation. Bref, y a-t-il ou pas internisation de la négation-travail dans la recomposition du capital au cours de la contre-révolution prolétarienne des années soixante-quinze à quatre-vingt-neuf ?
En ne prenant pas en considération toute la mesure ni tous les effets du processus d'homogénéisation de la société dans une seule classe : la classe de l'égogestion, du prolotariat, on ne peut pas expliquer cette victoire tragique de la contre-révolution prolétarienne à partir du milieu des années soixante-dix. Car c'est au nom du travail et des anciennes aspirations de la classe du travail que cette contre-révolution a avancé masquée. Lorsque l'IS, à la fin des années cinquante adopta la théorie du prolétariat ( sous sa forme la plus radicale : le Communisme des Conseils), elle assigna d'abord à celle-ci le projet de réalisation de l'art, puis elle le porta à son plus haut point d'incandescence dix ans plus tard, dans la critique-en-acte de la Société du spectacle. Mais ce qui a été dépassé dans l'auto-dissolution de l'IS, ce en quoi elle avait « fait son temps »(Debord), à savoir l'expression du prolétariat mondial dans l'autogestion généralisée, a été seulement conservé dans son institutionnalisation. Les situationnismes et les autogestions des années soixante-dix ont été la répétition, en farce, des Conseils ouvriers de l'Europe au tournant des années vingt. 1. Votre paradigme, c'est l'ancienne théorie classiste, selon laquelle la mission historique du prolétariat c'est d'accomplir le communisme. En ne faisant que réactiver, invariablement, le "programme prolétarien" vous esquivez alors les nombreuses difficultés qui ne manquent pas de surgir à vouloir maintenir ainsi un contenu caduc à la lutte des classes. En effet, le dernier moment révolutionnaire qu'a connu jusqu'ici le vingtième siècle ‒ celui de 1968 ‒ a accompli la praxis du prolétariat; et il l'a accomplie au double sens du mot : celui de marquer les limites ultimes de ce qui a été réalisé, et celui d'épuiser toutes les virtualités des origines du mouvement. Prendre la mesure de cet accomplissement, implique un effort de définition des caractéristiques et du contenu de la révolution communiste à venir. Car la rupture avec la domination réelle du capital reste plus que jamais à l'ordre du jour. De la même manière, le schisme entre la démocratie totalitaire de l'État mondial et la communauté de l'homme, non seulement se creuse, mais sa nécessité devient chaque jour plus urgente. Sur cette rupture, l'accord existe entre nous, me semble-il. L'institutionnalisation du mouvement révolutionnaire de 1968, n'est pas une "réinstitutionnalisation formelle" comme vous l'écrivez (A.P. p.5), mais un processus social-historique bien réel, fait d'internisation concrète du négatif (le travail du prolot) et d'externisation abstraite du positif (l'inessentialisation du travail et de son monde). J'ai bien écrit ‒ partageant sur ce point la thèse de Wajnsztejn ‒ "inessentialisation du travail" et non "inessentialité" comme vous l'écrivez dans le même chapitre de A.F. Cette différence sémantique n'est pas mince, car elle transforme en une idéologie du capital ce qui est le processus de mise en oeuvre par le capital de son ancienne négation en partie surmontée : le travail vivant exploité. Car c'est une chose de critiquer l'idéologie du "travail libéré" qui a constitué le fer de lance de la contre-révolution prolétarienne du capital depuis le milieu des années soixante-dix et cela en est une autre de considérer la manière dont le capital a partiellement réussi à rendre le travail vivant secondaire, pour produire de la valeur et se reproduire. Tel est donc le roc qui se place maintenant au travers de notre débat, tel est aussi le roc qu'il nous faut sauter! Vous pensez que la classe du travail représente encore et toujours la contradiction interne et externe du capital; vous pensez que celui-ci, pour reproduire son rapport social, doit intensifier et élargir l'exploitation de la force de travail, seule source de la valeur d'échange. La théorie du prolétariat exprime l'issue révolutionnaire de cette contradiction en faisant de sa victoire sur le capital l'achèvement de la lutte des classes et la condition du devenir de l'humanité réconciliée. Or, parce que nous sommes aujourd'hui capables de prendre la mesure du double contenu historique de la révolution de 1968, on peut dire que le cycle historique des révolutions prolétariennes est épuisé. Il s'étend sur plus d'un siècle de luttes, des barricades de février 1848 à celles de mai 1968. Maintenant que nous sommes sortis, visiblement, de la réactivation du programme prolétarien par les gauchismes de 1968, nous pouvons mieux saisir son autre moment, la révolution communiste à titre humain. Mai 1968 fut consubstantiellement achèvement et origine : à la fois dernière révolution prolétarienne et première révolution communiste générique. Cette position mériterait de longs développements. Je m'y essaie avec l'aide de quelques individus qui n'ont pas abandonné l'exercice de la pensée critique, pas plus qu'ils n'ont abandonné l'affirmation du schisme avec le capital et son monde. Je m'en tiendrai ici à l'esquisse de l'argumentation. Le capital a non seulement surmonté la tendance à la baisse du taux de profit ‒ cela, il l'a fait dès le XIXe siècle ‒ mais il parvient à travers des contradictions, certes catastrophiques pour l'espèce humaine, à produire de la valeur en réduisant la part d'exploitation du travail dans son procès global de valorisation. Dans le VIe Chapitre inédit du Capital, Marx distingue la phase de "domination formelle du capital sur le travail" de la phase de "domination réelle". En projetant ces concepts sur l’histoire du capitalisme depuis 1865 (date de la rédaction du VIe Chapitre), jusqu'à nos jours, on peut affirmer que la première phase va de la révolution industrielle à la Première Guerre mondiale et que la seconde se poursuit mondialement, depuis 1918 jusqu'à aujourd'hui. Ce qui est important à retenir de cette périodisation, pour notre propos, c'est que, dans la domination réelle, le capital fixe contient la force productive du travail ‒ i.e. le travail vivant domine le travail mort ‒, la plus-value cède le pas au profit. Aujourd'hui, cette internisation du travail dans le capital fixe a encore atteint des degrés inégalés, de telle sorte qu'avec les techniques actuelles et leur vitesse de progression, le capital fixe devient le moteur essentiel de la valorisation. Ce processus explique le rôle décisif que joue "la gestion des Ressouces Humaines" dans la valorisation du capital comme dans l'imposition de ses représentations totalitaires. Je partage là-dessus l'analyse que Jacques Camatte propose du VIe Chapitre, ainsi que les conséquences qu'il en tire en termes "d'anthropomorphose du capital" (cf. Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1978). Cette expression désigne la tendance du capital à devenir homme, à incorporer sa matérialité dans l'humain et à chercher à simuler l'humanité dans sa matérialité. Et c'est bien ce qui se passe désormais, lorsque l'on assigne aux humains de devenir machines (cf. les ordinateurs "intelligents") et aux machines de coloniser les humains (biotechnologies, télévisions cab1ées et autres prothèses issues de la biotique). Avec la domination réelle du capital sur le travail s'inverse également la détermination historique du rapport à la nature extérieure. Ayant capitalisé toutes les ressources de la planète, et la poursuite de leur exploitation entraînant des conséquences écologiques énormes, le capital intensifie l'exploitation de la nature intérieure de l'homme. Ici, ce sont les capacités intellectuelles et existentielles de l'individu prolotarisé qui, sont mises en valeur dans son être immédiat. Cela ne peut se réaliser, bien sûr, qu'à travers le travail, mais un travail sans négativité; le travail nécessaire à la réalisation du capital. La formation professionnelle contribue fortement à cette valorisation "prolétarienne" du capital. Comme j'ai cru pouvoir le montrer dans mes Quatorze scolies sur l'institutionnalisation de l’éducation des adultes (1968-1989), la formation s'est institutionnalisée comme appareil de régulation et de tri entre les forces absorbables du prolétariat et celles qu'il fallait reléguer dans l'extériorité, c'est-à-dire dans le "non qualifiable", « l’inemployable », cette dimension non immédiatement capitalisable de la nature intérieure de l'homme. Loin de moi l'idée que la "lutte des classes" se jouerait encore dans la formation permanente (A.F. p.24), mais que son institutionnalisation ait contribué à la mise en valeur sélective du rapport à la nature intérieure, en généralisant la forme-sociale-travail ( i.e. le travail mort) tout en supprimant sa négation réelle ( i.e. le travail vivant) ; oui, c'est bien ce que je pense depuis près de vingt ans. Nous retrouvons ici l'analyse du rapport social d'individualisation et de particularisation des années quatre-vingts, c'est-à-dire la constitution d'une "classe universelle" : les égogérés, le prolotariat. Cette classe n’est pas l’ancienne classe prolétarienne, mais celle qui rassemble tous ceux qui luttent contre la domination réelle du capital, y compris sous sa forme-travail. Le contenu historique de cette lutte ne peut être que celui de la communauté humaine, au sens où l’entend Marx : « L’être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) des hommes ». II. Volenti non fit injuria Aux époques où règne la satisfaction triste de l'existant et où l'ennui altère les bonheurs de vivre, la colère a toujours été l'alliée des rebelles. La colère, exprimée selon ses modalités dures ou douces, et lorsque cette expression coïncide avec la critique des formes les plus réifiées d'expression contemporaine, constitue le meilleur des deux premiers numéros d'Actives Fariboles. Conséquemment, lorsque vous réactivez un procédé bien décomposé (le détournement de BD; mais de BD jamais pornographiques chez l'IS), et que vous y injectez un contenu historique dépassé (le programme prolétarien), alors survient l'altération du meilleur dans le pire. La pratique du détournement de l'art marchand par 1'IS dans la phase ascendante de son mouvement, a bien été la manifestation la plus avancée de la "dissolution de l'art", pour le réaliser dans "la construction de situations". Mais 1'IS n'a pu conduire son projet radical de libération des représentations artistiques que jusqu'au point où, cessant toute activité de création séparée (cinéma discrépant, urbanisme unitaire, peinture industrielle, etc.), elle rallie le conseillisme comme trente ans auparavant l'essentiel des surréalistes avait rallié le léninisme. Dès lors, l'avantage que l'extension du projet de réalisation de l'art avait trouvé dans sa jonction avec le mouvement du prolétariat, s'est inversé en réduction de l'objet dans la seule publicité de la misère de la vie quotidienne. Certes les pratiques de la publicité de la misère ont contribué quelque peu à lever les verrous des archaïsmes les plus pesants dans les années soixante : émancipation sexuelle, critique du patriarcat, du militantisme et du centralisme, contestation des hiérarchies sociales, etc. Mais ce fut aussi les terrains sur lesquels le capital, affaibli mais non abattu, s'est le plus vite recomposé, à travers les gauchismes, le situationnisme et les autogestions. La référence à la "vie quotidienne", la vénération de "l'actuel" et du "temps présent" et non plus leur critique-en-acte sont ainsi devenues l'idéologie de la contre-révolution prolotarienne. La publicité de la misère rend-elle encore quiconque honteux, puisque la honte tend à être bannie des sentiments humains? Le prolot ne doit pas connaître la honte; l'éprouverait-il dans un sursaut d'humanité, il doit aussitôt la convertir en envie, le seul sentiment "efficace" pour la valorisation du "capital humain". Dans La Cité des ego l'art n'a pas disparu, il est internisé dans la vie quotidienne des individus-marchandises. La publicité conduit donc le spectacle du "dépassement de l'art" et à ce titre, absorbe et recouvre l'essentiel des créations contemporaines. Échapper à cette hégémonie massive et totalitaire des représentations du capital n'est pas chose facile. On a pu le vérifier lors du mouvement des jeunes scolarisés de l'automne 86, dont l'esthétique égala celle d'un clip ou d'un fanzine. III. Magister dixit Politiquement, deux « affaires » ont laissé quelques traces sur d'autres et sur moi : - une intervention dans les pratiques bureaucratiques d'évaluation des formations en éducation que l'université assurait à l'École Normale de Grenoble, intervention jugée "perturbatrice" et "non conforme à mes obligations professionnelles" et qui m'a valu un avertissement du Recteur d'académie en juillet 1981. J'ai bénéficié d'une amnistie pour cette sanction, en novembre de la même année. Depuis ma nomination dans l'enseignement supérieur, voici maintenant dix-huit ans, ma pratique d'analyse institutionnelle interne a surtout été faite d'atypisme organisationnel, d'excentrage idéologique et, en y regardant de près, on y trouverait quelques éclats de lyrisme libidinal. J'habite et je n'habite pas l'université. Lorsque la situation me pousse à y insuffler quelque esprit, c'est celui du chaud et du froid. Du chaud avec certaines étudiantes, certains étudiants et certains "chers collègues", qui, n'étant pas identifiés à l'institué universitaire, cherchent à y analyser leurs implications; du froid avec les autres. Je ne tire aucun mérite et je ne donne aucune leçon au titre de ces moments d'analyse interne. Deux socianalystes ont fait plus dans une époque antérieure; la plupart beaucoup moins à la même époque, et tous aujourd'hui, ne font plus d'analyse interne qui porte sur le négatif de l'institution. Les questions que vous posez sur le mode de parole universitaire touchent, deux fois sur trois, au négatif de l'institution dans son état actuel, et la troisième fois, n' y touchent pas, car visant l'état passé de l'université, celui d'avant 1968. Ainsi, vos questions II sur l'abrutissement médiatique et IX sur le mode de parole dans le séminaire, critiquent les formes actuelles d'aliénation de tous les prolotarisés et le consentement peureux ou béat que ces formes impliquent. A l'inverse, votre question XII sur le mépris dans lequel serait tenu l'étudiant par le "prolétariat révolutionnaire", tombe à plat car elle a déjà reçu sa réponse dans l'histoire de la "modernisation" de l'université. Pas plus à Pékin aujourd'hui même, qu'à Paris en décembre 1986, les étudiants n'ont eu à supporter un quelconque mépris dû à leur future position sociale d'encadrement de la force de travail. Et pour cause... Seulement une minorité d'entre eux seront "cadres". Ceux qui le deviendront n'échapperont pas à la prolotarisation. Bref, nous voilà revenus à ma première sorite. Dans le séminaire, à l’université comme dans la société toute entière, « critiquer les critiques du négatif et restaurer les utopies positives » (A.F. n°2), peut-il devenir praxis autrement qu’en rompant avec tous les démocratismes ? L’aspiration démocratique affirmée par la Commune de Pékin en ce mois de mai 1989, contient, provisoirement unifiés, les deux camps de la lutte à venir : celui du capital mondial anthropomorphisé et celui de la communauté humaine désaliénée. Dans l'un et l'autre de ces « moments chauds » d'analyse interne, ce qui était en jeu, c’était l'opposition entre l'activité intellectuelle que je considère comme une activité humaine libre, et ce qui est attendu et contrôlé par l'université : le travail intellectuel; à savoir un mode de pensée où le néo-bureaucratisme se mêle à l'autonomisme pour perpétuer la falsification. - une intervention dans les pratiques de clientélisme universitaire liées au choix d'un professeur dans le département des sciences de l'éducation de l'UFR où j'exerce; choix dont j'ai été délibérément écarté en juin 1988, pour raisons politiques. Après 1968, les gauchismes ont assuré la médiation nécessaire à la recomposition prolétarienne du rapport social capitaliste, car ils réaffirmaient l'identité du travail dans la communauté du capital. L'exaltation du prolétaire dans le discours gauchiste ‒ le prolot ‒ comme sujet autonome mais dépendant de la valorisation élargie du capital, a permis l'intégration de larges couches de l'ancienne classe du travail désormais positivisée. La domination réelle du capital s'est donc étendue et intégrée en absorbant les "libérations" et les "autonomies" des mouvements révolutionnaires des années soixante. Au nom de leur programme de suppression du travail, le rapport social égogéré, prolotarisé, a internisé en les falsifiant, les aspirations révolutionnaires de la période précédente. Voilà le sens de la particularisation qui modèle le rapport social contemporain. Voilà aussi la cause de l'échec du subjectivisme radical que Vaneigem exprime de manière accomplie. En 1979, malgré sa tentative de sauver l'amour du naufrage de l'autogestion dans l'égogestion généralisée, Le Livre des plaisirs ne présente plus que l'essence de l'individu-marchandise. Autour de ce modèle central de l'individu autonome et dépendant va s'unifier l'ensemble de la société prolotarisée d'aujourd'hui. 2. Vous vous exprimez dans une esthétique négative d'inspiration gauchiste pro-situ, qui a été une des manifestations les plus faibles des avant-gardes politiques des années soixante, l'IS. comprise. Le détournement de comics et autres produits de consommation de masse au titre d'un projet subversif, s'est facilement retourné contre ses initiateurs à la faveur de l'institutionnalisation triomphante des "libérations sexuelles" au cours des années soixante-dix, jusqu'à faire de Hara-Kiri la norme des relations et d'Actuel son contrôle ... 3. Votre critique de l'institution universitaire ne tient pas compte de sa modernisation à travers la particularisation de son ancienne bureaucratie d'une part ; elle s'accompagne d'une certaine dose de contre-dépendance à mon personnage d'autre part.
Jacques Guigou
Achevé d’imprimé le 25 mai 1989 à Grenoble, France, pour le compte des éditions de l’impliqué BP 874 38036 Grenoble cedex Dépôt légal 4e trimestre 1989 ISBN 2-906623-02-4
SONDÉS DE TOUTES SORTES LAISSEZ-VOUS DONC ENTRETENIR
Il ne se passe plus une semaine sans que nous soyons sollicités par les marchands d’opinions. Notre opinion sur tout et sur presque rien semble les intéresser au plus haut point. Au supermarché, au bureau, à l’atelier, au laboratoire, à l’école, à l’hôpital, à l’ANPE, ils nous pressent de nous prononcer sur l’image de tel produit, sur l’usage de tel article, sur la valeur que nous attribuons à tel service. Dans la rue, à la sortie d’un bureau de vote ou d’un stade, sur le pas de notre porte, au téléphone, à la télévision, au minitel et jusque dans notre lit, ils sont là avec leurs questionnaires et leurs sourires de camelots. Dans le train, le métro et au bistrot, partout et à tout bout de champ, ils nous arrêtent pour nous dire combien la marchandise et son monde veulent nous satisfaire. Et bien, puisque notre réponse leur est si précieuse, vendons-la. Voici un tarif indicatif, susceptible d’être révisé à la hausse :
- une réponse par oui ou par non à une question ......500 F
- une réponse à choisir parmi plusieurs propositions... 800 F
- une réponse qui appelle une réflexion de plusieurs phrases....1200 F
- une réponse à chaque caractéristique de notre « profil » de sondé (âge, sexe, profession, etc.)....500 F Soit pour un questionnaire moyen de 12 questions, la somme de 16300,00 F à payer ferme avant toute réponse. Si non, une seule réponse, nous la connaissons : Merde.
Commun critique de la démocratie
Jacques GUIGOU
Affiché à Grenoble, le18 juin 1988
CONTRE UN EGOGESTIONNAIRE
Critique de l’autogestionnisme d’Alain Bihrextrait de Jacques Guigou La Cité des ego, L’impliqué, 1987, p.226-228.
Voici L'EGOGESTION, col roulé, mine défaite, soupirs et lamentos côté face ; nœud papillon et regards triomphateurs côté pile. L'egogestion, grosse d'egologie et d'egoarchie, enfante les conditions historiques du dépassement de la Cité des Ego. Définie et mise en perspective au chapitre précédent, l'égogestion mérite ici quelques attentions complémentaires. D'autant, la bougresse, qu'elle s'attache les services des critiques du « capitalisme autogérée »! Ainsi Alain Bihr, qui, tel une Madame Irma extra-lucide, découvre soudain que « la structure de classe du mode de production capitaliste met aux prises non pas deux mais trois classes fondamentales[2] ». Pour ce neo-conseilliste situationnisé, « le troisième larron de l'Histoire », c'est « la classe de l'encadrement capitaliste ». Le projet politique particulier de cette classe intermédiaire entre le capital et le prolétariat serait d'assurer à son profit et à travers la représentation syndicale et politique « l'étatisation du capitalisme ». Le socialisme comme « forme de la domination du capital sur le prolétariat » permettrait à l'encadrement capitaliste de réaliser le compromis soit d'un capitalisme d'État, soit d'une social-démocratie réformiste. En s’imaginant critiquer Marx en y injectant du sous-hégélianisme positivisé, Bihr rate à la fois le mouvement réel de la critique actuelle de Marx et de Hegel, c’est-à-dire Hegel et Marx critiqués par le cours de l'histoire du monde des années quatre-vingt, en Iran et en Pologne par exemple. Il suffit de lire la manière dont, sous la plume de ce fonctionnaire de la Sainte Trinité, est définie la prétention historique du prolétariat pour saisir tout le sociologisme compassé qui oriente l'ensemble du texte. À quoi le prolétariat rêve-t-il ? Réponse du sociologue ès luttes de classes : « un ouvrier ne peut sans doute pas rêver de mener la vie de son patron ou d'un banquier, mais il peut s'imaginer vivre un jour comme un ingénieur ou un enseignant »!(ibid. p.110). Pourquoi le prolétariat se soulève-t-il ? « Pour instituer la maîtrise des producteurs directs sur leurs propres conditions matérielles d'existence »! (ibid. p.120/121). On croirait lire la motion autogestionnaire d'un Congrès PSU de 1970 ! La communauté du capital (maîtres et serviteurs unifiés par le combat défensif de leur même classe contre la menace générale du soulèvement des pauvres), se saignerait-elle avec la férocité qui est la sienne aujourd'hui pour une si misérable prétention de ses ennemis ? En sous-Raymond-Aron, le sociologue Bihr anticipe sur l'affrontement à venir. Il proclame le résultat fictif, la raison arrêtée, l'exorcisme rhétorique, d'une guerre qui commence à peine. Le pauvre d'aujourd'hui s'émanciperait-il pour vivre comme un ingénieur ou un enseignant égogéré, entre son maître, son ordinateur et sa résidence secondaire ? Ce matérialisme borné exprime-t-il autre chose que le chant de classe de la lutte aveugle de Bihr et de ses semblables ? « L'encadrement capitaliste » n'a décidément pas encore — et pour cause — trouvé son Camille Desmoulins. Notes [1] Dans les sections précédentes de ce chapitre, l’auteur critique deux pratiques particularistes des rapports sociaux : l’égologie et l’égoarchie (Guigou J. La Cité des ego, p. 218-223).
[2] Bihr A. « Le champ aveugle de la lutte de classes », in L’Homme et la société, n°71-72, janv./juin 1984.
Démocratiquement les présents élirent à bulletins secrets leurs représentants Démocratiquement élus les représentants votèrent le principe de l'élection de leur représentant Démocratiquement le représentant élu vota à l'unanimité le principe absolu de sa représentativité Démocratiquement le représentant règne Affiché dans Grenoble en mai 1985
En 1984, Venise, cité anti-orwellienne s'il en est, échapperait-elle à l'unification mondiale de l'État? Non. Aucune grâce lagunaire ne préserve le moindre espace de l'actuelle recomposition de la planète en vaste salle de spectacle, dominée par l'écran paternalo-policier du Grand Bureaucrate. Car l'utopie de la "Cité des égaux" que Gracchus-Babeuf et ses amis cherchèrent à opposer à la dictature bourgeoise du Directoire en organisant une "Conspiration populaire", en France en 1796, se réalise aujourd'hui, mais de manière inversée, vidée de son contenu historique et totalisée dans la subjectivité absolue : La Cité des ego! La fiction d'un "individu autonome" joue un rôle central au stade qu'a maintenant atteint le capitalisme techno-bureaucratique d'État. L'autonomie dans la dépendance représente l'essence du rapport social de cette fin de XXe siècle. Nous sommes entrés dans cette époque d'équivalence généralisée de la marchandise, où "la dépendance universelle des individus indifférents les uns aux autres constitue leur lien social"(Marx). Comment en sommes-nous arrivés là? Pourquoi en sommes-nous satisfaits? Que pouvons-nous prétendre en devenir?
De l'autogestion à l'égogestion L'époque historique de l'autogestion s'est située avant 1968 et non après comme l'ont proclamé toutes les idéologies autogestionnaires. L'œuvre critique de l'autogestion est autant, et même davantage, une œuvre de conclusion sur les possibilités d'une époque qu'une œuvre de projection des potentialités de cette époque. L'originalité de l'autogestion au seuil de sa période porte sur les possibilités qu'ouvre au mouvement des Conseils, l'élargissement du capital à tout un ensemble de rapports qui restaient jusque là peu touchés par son hégémonie. L'éducation, la santé, les communications, l'aménagement de l'espace, les associations volontaires sont traversés et modelés par la nouvelle rationalité techno-bureaucratique qui se mondialise. La "vie privée", le quotidien, l'affectivité, la formation du caractère n'échappent plus à cette emprise. Face aux transformations que ces nouvelles exigences de l'affranchissement du capital font subir aux rapports sociaux, l'autogestion apparaît, à la fin des années 50, comme une voie importante pour des bouleversements révolutionnaires. Or cette capacité, pour l'autogestion, de comprendre l'unification marchande de son époque, et donc son pouvoir de la critiquer, fut aussi sa principale limite. En effet, alors que l'organisation nouvelle du capital déployait son effet maximum dans et en dehors de l'entreprise, le mouvement de l'autogestion ne parvint pas à se dégager d'un localisme, d'un usinisme, d'un ouvrièrisme, d'un anarcho-syndicalisme fort réducteurs. Cet anti-léninisme de façade ne lui a pas permis de dépasser les pratiques bolcheviques des Conseils des années 50 et 60. 1968 marque le début de l'institutionnalisation de l'autogestion, son idéologisation massive. On passe alors de l'universalité des prétentions de l'autogestion à la particularité des autogestions diverses et satisfaites. Les autogestions et les autonomies participent désormais visiblement à la gestion réalistes de l'existant. L'idéologie autogestionnaire s'est formée sur les ruines du mouvement réel de l'autogestion. L'individualisme grégaire et réifié, le solipsisme, l'atomisation exacerbée, la fausse conscience du présent manifestent ce "retour-en-soi" de l'autogestion, son aliénation dans une forme sociale particulière ; l'égogestion. L'égogestion dans laquelle nous sommes largement engagés enfante une époque, où, en devenant réelle "l'unification de l'intérêt privé et de la finalité de l'État"(Hegel), plonge les individus dans une satisfaction aliénée.
Sosie satisfait Au nom de "l'autonomie de l'acteur", s'accélère la domestication marchande des individus particularisés. L'être social insatisfait de l'autogestion historique devient le sujet satisfait, car "autonome et libéré" des autogestions quotidiennisées. Ce déferlement des idéologies du moi qui s'abat sur les rivages où les autogestionnaires ont cherché à se replier, témoigne de cette inversion de la satisfaction dans les consciences individuelles et collectives. De la psychologie humaniste au fétichisme du corps, de la secte mystique au centre de soin du narcissisme contemporain, du ciné-moi au télé-sexe, les classes moyennes ivres de leur triomphale déréliction, consomment à haute dose les idéologies du moi. Ces classes moyennes européennes s'instituent sur le cadavre de l'individu-souverain sadien, sous le masque mortuaire du citoyen libre des Républiques de la Renaissance : un banquier florentin, un marchand vénitien. Dans la misère du do it yourself l'égogéré agonise. Dernier avatar de la subjectivité moderne, l'égogéré "cet esclave sans maître, ce maître sans esclave"(Hegel), le regard vide et indifférent, contemple son errance dans les Grandes Surfaces de vente et d'achat du moi-marchandise. Pour l'individu socialement adapté des années 80, l'individualisation, comprise comme le devenir-autre-de-soi dans la rencontre, se résume à une autonomisation de son moi. Ainsi, les valeurs d'individuation, de maturation existentielle dont les psychanalystes, les psychosociologues, les modernistes et les médias se sont fait les porte-parole, ont-elles en même temps contribué à modeler un individu qui se satisfait de sa particularisation. Figure moderne de Sosie, les esclaves de l'autogestion généralisée se persuadent que la volée que Mercure (dieu des marchands!) leur a infligé, les a libérés de leur condition d'individus séparés et avides de communications toujours plus factices. Comme le valet d'Amphitryon ils se demandent :"où me suis-je perdu? où ai-je été changé? où ai-je quitté ma figure?" Et ils vont, en toute bonne fausse conscience, "se faire raser la tête pour pendre le bonnet des hommes libres".
L'avenir commun d'individus bien particuliers Si le solipsisme autogestionnaire, la fiction de l'individu autonome, l'indifférence au contenu, la pseudo-valorisation du présent ont pu se développer comme rapport social moderniste après 1968, c'est que la gestion étatique a, quant à elle, répondu aux nouvelles exigences de la séparation. Pourquoi cette réponse aliénée a-t-elle "satisfait son monde"? Voilà la question centrale et incontournable de la période actuelle. Qu'est-ce qui s'oppose à ce mouvement de la particularisation du présent? Au nom de quelle positivité du moment actuel les égogérés critiquent-ils leur fausse satisfaction d'individus-marchandise? Si rien dans ce monde ne semble visiblement s'y opposer, c'est que l'opposition elle-même a été médiatisée par son spectacle. L'opposition représentée s'est substituée à l'opposition comme praxis. L'opposition ne peut plus donc s'affirmer directement comme opposition simple, mais seulement en se niant comme opposition. C'est dans l'affirmation collective de leur capacité d'auto-négation du rapport social qui les nie que les égogérés établissent leurs prétentions. Ce qui fonde les esclaves de la Cité des ego à réaliser leur devenir commun et singulier dans une praxis dont l'avenir est déjà là, c'est le mouvement réel de l'auto-activité de leur négation. Seule l'auto-activité de la négation individuelle de ce monde peut nous laisser prétendre à la réalité de notre affranchissement historique. Cette "crise" excède de loin toutes les autres crises de la société historique : pour notre très grand trouble, une auto-activité du monde devenant plus barbare ou génériquement plus humain s'éploie devant nous et avec nous. Cette activité inédite des particularisés-du-présent se niant ressaisit dans son devenir-autre mondial le contenu historique de l'autogestion, mais en pouvant, cette fois, le réaliser : l'institution post-marchande d'un monde singulier de communes libres. À la fois théâtre et enjeu révolutionnaires, la suppression de la Cité des ego sera l'œuvre des égogérés eux-mêmes.
Jason de Posquières
Texte présenté sous forme d'affiche à la Rencontre internationale anarchiste de Venise les 26/29 septembre 1984.
Nous crûmes que c'était son esprit ce n'était que son corps très maléficié. Madame de Sévigné
L'analyse institutionnelle a décidément bien du mal à coïncider avec la conscience de son histoire. Emblèmes de ce contre-temps, les Rencontres de Montsouris manifestent davantage une emprise extensive et crispée sur le présent qu'une tentative de reprise critique de ce qui, du passé de l'AI, permet de fonder son devenir-autre. Un spectre hante les assemblées des printemps 1972, 1978 et 1984 : le mouvement réel du dépassement de l'AI. Comme l'unification triomphaliste de Montsouris I occultait l'échec de son autogestion et l'oubli de son auto-dissolution, comme la division formelle de Montsouris II légitimait les effets de son institutionnalisation, l'unanimisme réaliste et satisfait de Montsouris III occupe les devants de la scène institutionnaliste pour masquer l'absence du jeu de l'AI aujourd'hui.
Contempler sereinement nos ruines La périodisation traditionnelle de l'histoire de l'AI en trois moments : avant, pendant et après Mai 68, a fait long feu. Ce n'était qu'une unification fictive, qu'un après-coup abstrait au service de son institutionnalisation. Ce passé de l'AI ainsi recomposé nous apparaît aujourd'hui comme un songe. Il y manque son double à l'œuvre dans le réel, son unité négative. Oui, dans les années 60, des mouvements anti et contre instituionnels s'affirment, ébranlent les bases du vieux monde et portent, en réaction, à un degré supérieur, les exigences réifiées du capital. Oui, l'AI. s'enfante parmi les plus hautes prétentions des accomplissements génériques de cette période. Comme pour l'autogestion, sa sœur de lait, la période historique de l'AI c'est celle de la décennie 1958/68 et non la suivante. L'activité théorico-pratique la plus créative de l'AI se situe avant juin 1968 et non après. Ce que ni l'autogestion, ni l'AI n'ont pu critiquer dans leur période instituante : l'affirmation d'un sujet-prolétaire "libéré" par le social qui se collectivise, est devenue dans leur période d'institutionnalisation la principale limite à leur devenir-autre. Faute d'être parvenu, en son temps, à dissoudre suffisamment la réalité du processus d'étatisation du capital et ses rapports, l'instituant de l'AI a été supprimé dans le négatif de soi : l'idéologie institutionnaliste. L'idéologie institutionnaliste s'est formée sur les ruines du mouvement réel de l'analyse institutionnelle généralisée.
Le subjectivisme absolu dans l'AI Toutes les tendances qui se sont formées dans l'AI après 1968: pédagogisme, psychanalysme, maoïsme, féminisme, socianalysme, autogestionnisme, mouvementisme, réalisme, implicationnisme, solipsisme, l'ont fait au nom d'une recherche d'unification entre le passé du mouvement et son présent. Cette volonté de continuité, formellement affirmée jusque dans les pseudo-séparations et les "ruptures" chères au roman familial de l'AI, nous a conduit nuitamment à l'absurdité actuelle du subjectivisme absolu. Cette chute dans la particularité, cette individualisation sans sujet, cette égogestion généralisée sont l'expression de l'aliénation des insatisfactions historiques manifestées par l'AI dans sa période. D'une conscience critique en lutte contre les raisons historiques de son insatisfaction, on est passé à une fausse conscience qui accepte les raisons sans histoire de sa satisfaction aliénée.
C'est l'institution elle-même qui perd sa raison d'être Maintenant que tous les pouvoirs modernistes gouvernent "au nom de l'analyse", et de ses multiples versions hard et soft; maintenant que le "travailleur social" apprend de ses maîtres d'école que si le social et le travail laissent encore entrevoir un peu de leur réalité pourtant fantomatique c'est parce qu'ils sont des "objets d'analyse"; maintenant que toutes les classes moyennes s'auto-proclament analystes, il est temps de comprendre que l'activité présente de l'instituant n'est pas de s'affirmer contre (ou à côté) de l'institué, mais de se nier comme instituant. Si l'instituant semble avoir perdu toute sa force de critique-en-acte, c'est que les institutions du capital et de son monde répondent, de manière spectaculaire, aux aspirations de l'instituant de la période historique de l'AI. La première dialectique de l'institution : institué, instituant, institutionnalisation, ce sanctuaire théorique vénéré indépendamment des déterminations historiques d'une période, a été radicalement analysé par quinze ans d'institutionnalisation de l'AI. Pas plus que l'autogestion, l'AI. n'a de réalité transhistorique.
L'avenir déjà là de l'AI Le musée et le supermarché d'AI. sont maintenant visiblement présents. Tout s'y confond. Tous s'y défont. Comment et pourquoi le geste de l'AI se serait-il maintenu contre l'esprit du temps de son institutionnalisation? Pourtant, rien n'est mort du passé de la critique faite par l'AI. Ce qui achève de finir, dans l'AI comme ailleurs, porte à son paroxysme l'activité interne de l'instituant. L'analyse institutionnelle dont il est question dans l'époque qui s'ouvre se fonde sur le mouvement réel d'auto-négation de l'instituant. Dans cet avenir déjà là de l'AI ; dans ce monde privé de sa poésie, l'institution n'est plus cette médiation extérieure entre l'institué et l'instituant. L'institution est cette médiation même. L'adieu de l'AI annonce le retour de son jeu.
Jacques Guigou
Grenoble/Paris, juin 1984
Intervention affichée à la Troisième rencontre mondiale d'analyse institutionnelle Paris, Villa Montsouris, juin 1984.
LES PSYCHOLOGUES ET LEUR MANDAT
Avec près d'une génération de retard sur sa discipline, la profession des psychologues s'institutionnalise. Largement mass-médiatisée dans des termes souvent triomphalistes (les "victoires" de la psychologie), la diffusion de cette science humaine cachait quelque peu les incertitudes, voire les avatars, de la reconnaissance sociale de ses praticiens. Conjonction sans doute favorisée par le moment politique actuel, s'annoncent un projet de statut national du psychologue et un Journal des Psychologues. Comme les enseignants dont ils sont les proches parents en terme d'appartenance de classe sociale, les psychologues se situent dans les couches moyennes des classes moyennes. On comprend qu'ils cherchent à accélérer le processus de leur institutionnalisation dans une France des année 81 justement marquée par l'ascension des classes moyennes à certains postes de direction politico-idéologique. Ce qui ne signifie pas qu'ils y parviennent facilement, car la gestion de larges fractions du capital national et de tout le capital international reste aux mains de la techno-bourgeoisie. Le compromis socio-historique qui semble être visé par les représentants des principales organisations de psychologues à travers le projet de statut peut se schématiser ainsi : - reconnaissez notre place en termes de validation étatique (une formation universitaire et un diplôme national protégé) et nous y resterons ! Autrement dit, la place des psychologues dans la division du travail médico-pédagogico-social est désormais fixée. Nous resterons dans notre rang et ferons respecter la hiérarchie sociale qui est ainsi renforcée dans tous les établissements où nous travaillons ... Sous couvert de code de déontologie ou encore de protection des usagers c'est un simple marchandage entre les psychologues comme fractions de classe sociale et leurs maîtres qu'il s'agit, cette fois, de "réussir". Le neutralisme, l'objectivisme et l'unanimisme qui imprègnent le projet (cf. articles 18 à 21) renvoient aux oubliettes des pratiques critiques de la psychologie, celles qui, par exemple l'action-recherche, font des situations socioprofessionnelles des lieux d'expérimentation et de questionnement des orthodoxies universitaires ou d'Écoles. En hypervalorisant le rôle de la formation scolaire des psychologues, on court le risque d'accroître la cécité institutionnelle des futurs diplômés. J'entends par là cette division du travail et cette définition des tâches qui laissent aux autorités médico-administratives le pouvoir de dire la vérité sur le fonctionnement de l'établissement et sur la pertinence des choix techniques. Le pouvoir syndical (qui n'est souvent même pas un contre-pouvoir), disant, lui, la vérité sur les "problèmes du personnel" ... Ainsi bétonnées, les places de chacun concourent au malaise de tous. Si l'on fétichise à ce point le statut c'est qu'on abandonne le projet collectif d'analyser le mandat social qui est assigné aux psychologues par l'organisation étatique du contrôle social. Car toucher au mandat social c'est aussi risquer de secouer les circuits sensibles qui acheminent notre mandat... postal à la fin du mois ! Si telle est bien la tendance qui se déploie, il peut paraître paradoxal que le Journal des Psychologues présente un numéro qui fasse une place à l'analyse institutionnelle. S'agirait-il, de la montrer, pour aussi vite la confisquer, tel un habile prestidigitateur à la recherche du succès ? A moins que nous ne parlions pas de la même chose et que ce qui serait signalé aux psychologues sous ce vocable soient ces nombreux mélanges psycho-sociologiques qui illustrent titres d'ouvrages complaisants et intitulés de stages gadgétisés. Telle "la dynamique institutionnelle" cachant mal la fraîcheur de son badigeon groupiste ou encore cette "analyse de l’institution" perpétuant la confusion tenace entre l’organisation (et sa sociologie des) et l’institution comme rapport social contradictoire qui n’épargne pas d’ailleurs l’institution de l’analyse… Ce qui me semble aujourd'hui le plus absent des lieux où les psychologues travaillent, c'est justement des projets collectifs d'analyse institutionnelle des pratiques psychologiques. Dans les établissements d'éducation spécialisée ou de soins auprès desquels il m'arrive d'intervenir (comme socianalyste), je vois fonctionner beaucoup d'analyses psychologiques et psychologisantes, pas mal d'analyses de groupe, un peu d'analyse sociologique des organisations, un peu d'analyse économico-politique et beaucoup d'idéologies corporatistes! D'analyse institutionnelle comme "autogestion généralisée de l'institution de l'analyse dans une rencontre sociale", point. Sans illusion, mais sans pessimisme non plus, et puisqu'il faut "traverser la vaste carrière du temps pour arriver au centre de l'occasion" ainsi que nous y invite ce contre-psychologue que fut Balthazar Gracian, je propose à la Coordination Nationale sur le statut d'ajouter un article 8 bis, ainsi formulé: « Le psychologue doit mettre en analyse les institutions qui le traversent ».
Jacques GUIGOU
Le Journal des psychologues, n°1, Marseille, 1983, p.12.
…QUAND LA GAUCHE
AUTOGERE SON OMBRE…
« Voici le larron Prométhée, qui, au lieu de grâce
... Le principal objectif de ce premier forum est d'ouvrir un véritable débat, pluraliste et contradictoire, sur le(s) sens aujourd'hui, en France, d'une référence aussi bien théorique que pratique à l'autogestion du forum. Reconnue par beaucoup comme une des idées majeures formulées et diffusées au cours des quinze dernières années, l'autogestion néo-social-démocrate a connu un succès rapide. Des partis et des syndicats importants l'ont inscrite en bonne place dans leurs projets et programmes. Des mouvements sociaux parmi les plus inoffensifs
...demande gré de son crime, et pense vous pouvoir justement... et rénovateurs s'en sont réclamés, ont parfois même commencé à la vivre dans leurs huttes. Visiblement, les choses de l'État n'en sont pas restées là : l'autogestion de gauche écrite et bavarde a gonflé à la mesure de sa reconversion pratique. Les expériences les plus timides ont généralement été taillées, voire repêchées. Et aujourd'hui, tandis qu'on met en bon ordre le glissement de classe moyenne tous les jours, le forum sur l'autogestion paraît, sinon avoir été écœuré ou égaré, du moins s'être tenu en misère. ...faire présent de ce qui n'est pas àlui, comme ayant dérobé...
Cette déréalisation est lourde de significations et de continences. L'heure semble donc venue d'autogérer les nouvelles conditions pratiques de l'autogestion généralisée. Perspectives d'un possible essor sont de trop! D'où ce débat auquel se sont convoités tous les gens et groupes concernés par cette question et qui n'ont que trop fréquemment l'occasion de se raconter. Ce forum sera donc largement couvert par tous les médiatisés de l'autogestion, afin de permettre une large infusion des expériences ...pour vous ce que son maître vous dérobait... »
Agrippa d'Aubigné
théoriques et des approches pratiques dans les domaines critiques où l'autogestion prouve et pourrait trouver à cesser de trimer sans expérimenter.
… NOS YEUX SEULS SONT ENCORE CAPABLES DE POUSSER UN CRI
...mais la saveur de mer est toujours sur nos lèvres!
[Tract distribué au 1er Forum sur l'autogestion,
tenu à Paris, les 2 et 3 octobre 1982]
NE VOUS EN LAISSEZ PLUS COMPTER !
Depuis l'Antiquité, l'histoire des recensements se confond avec l'histoire des Empires, des colonisations et des dominations d'État. Compter "les populations" pour prélever des impôts, des soldats, des notables, puis les utiliser contre elles : voilà le sens de l'histoire des recensements. Aujourd'hui plus que jamais, l'État techno-bureaucratique et sa classe dirigeante contrôle toute la vie publique et privée des soi-disant citoyens libres. Comme notre travail, notre consommation, notre sexualité, nos loisirs, notre "temps libre" est désormais administré par le haut. Ce mouvement intime de refus qui s'empare de nous lorsque l'agent recenseur sonne à notre porte est un geste légitime et partagé. NON, le recensement n'est pas obligatoire! Falsifier gaiement ses feuilles censitaires, c'est devenir son propre sociologue et supprimer la sociologie. Aux froides insanités statistiques de l'INSEE, opposons les fiévreuses envies d'émancipation de notre insensé collectif. À qui fera-t-on croire que nous aimerions à ce point la servitude pour coopérer à cet auto-flicage organisé en douceur? Les statistiques, ça pompe, ça pompe! Les statistiques, ça trompe énormément! Le 31e recensement de la population : Une belle extorsion de chiffres pour l'État ! Car nous savons bien, pour l'avoir déjà éprouvé, que le caractère "confidentiel" des réponses aux questionnaires est fictif. Lorsque la crise sociale s'aggrave et que la Raison d'État oblige, tous les prétextes sont bons pour faire livrer aux ordinateurs les renseignements voulus, afin de gérer l'histoire des recensés sans eux, contre eux. Ne nous en laissons plus compter! Décensurons-nous les uns les autres Nous n'avons de domicile fixe que dans le libre mouvement de nos pensées sans nombre Ne vous recensez pas, vous vous sentirez mieux
Collectif d'intervention sensuelle pour l'affranchissement du qualitatif
Affiché à Grenoble, mars 1982
SURGISSEMENT D'URSUS AU SOMMET
Nous ne dirons rien sur la Pologne, puisque une fois encore, les mots y perdent leur sens et que la recherche du réel y serait désormais totalement accompli par le réalisme de "l'état de guerre".
L'été 80, Gdansk est proche, Gdansk est possible, Gdansk est déjà l'avenir.
Ils disent :"Aussi loin que je m'en souvienne, c'est la première fois que cette certitude, cette volonté inébranlable se sont manifestées avec une telle force, justement pendant ces journées d'août. C'est que dans notre pays un fleuve s'est mis à couler qui change le paysage et de climat du pays." (revue Kultura, sept.80)
LES TANKS
Il dit:"Ce Conseil militaire était la dernière chance avant la chute de l'État" (Jaruzelski, 13 décembre 1981). Les tanks pour saccager l'autonomie ouvrière Les tanks pour quadriller les villes et les campagnes Les tanks pour contrôler le travail obligatoire Les tanks pour annuler l'autogestion généralisée Les tanks pour massacrer l'autodéfense populaire Les tanks pour pourchasser l'esprit, qui, là, collectivement, se libérait Les tanks pour interdire aux vivants de s'unir
LA RÉSISTANCE À LA GUERRE D'ÉTAT
Elle dit : "Ne vous laissez pas terroriser. La grève se poursuit et s'élargit. Il n'y a pas d'instruction, car chacun sait ce qu'il a à faire." (Madame Walentynowicz, Chantiers navals de Gdansk, le 14 décembre 1981) Nous avons tout dit sur la Pologne, sur le surgissement mondial du silence de l'usine d'Ursus. L'élan de leur mouvement œuvre aussi en nous. Demain nous serons jeunes.
Jacques GUIGOU
Affiché à Grenoble en décembre 1981
RENDRE LA RÉALITÉ CONFUSE
Quoi de plus étranger aux mouvements socio-historiques de l'autogestion qu'un résultat d'élection présidentielle? Manifestation au sommet de la représentation universalisée de tous les rapports sociaux, quoi de plus opposé à la démocratie directe des Conseils, que l'énorme délégation de pouvoir que constitue ce vote? Seuls les hommes d'État et leurs commis dans les officines de la mass-médiatisation, peuvent encore le qualifier "d'historique"! Faut-il que les soulèvements vitaux de l'histoire-en-train-de-se-faire se soient à ce point éloignés des consciences comme de la vie quotidienne, pour interpréter ces sympathiques exubérances du dimanche soir comme autre chose que celles qui s'emparent des supporters d'une équipe sportive? D'un match politique, comme d'une rencontre sportive, il ne sort que des spectateurs... Jusqu'où faudra-t-il que nous éprouvions les effets pervers de l'actuelle "mélancolie sociale" pour commencer d'abolir le spectacle de la politique? Pourtant, ainsi que nous y invite Tzara, "il ne faut pas se laisser aller à une totale mélancolie" (Grains et issues). En s'employant, poètes du social porteurs des nouvelles utopies concrètes, à rendre confus tous les réalismes politiques, les autogestionnaires inventent maintenant "un nouveau rouage producteur d'émotions".
Jacques Guigou 10 mai 1981
extrait de la revue Autogestions, nouvelle série, n°6, été 1981, p.148. Toulouse. Privat.
TOAST AU GARI SUR SES IMPLICATIONS
ET SUR LES POSSIBILITÉS ACTUELLES
DU JEU SOCIANALYTIQUE
L'attitude socianalytique consiste à miser sur la fuite du·temps, contrairement aux procédés esthétiques qui tendaient à la fixation de l'émotion. Le défi socianalytique au passage des émotions et du temps serait le pari de gagner toujours sur le changement, en allant toujours plus loin dans le jeu et la multiplication des périodes émouvantes. Il n'est évidemment pas facile pour nous, en ce moment, de faire un tel pari. Cependant, dussions-nous mille fois le perdre, nous n'avons pas le choix d'une autre attitude transgressive. Lol V.Stein, revisited. L'étrangeté du moment actuel au Groupe d'action recherche institutionnelle (GARI) ne peut être totalement dissipée. Une fois encore, avec une malicieuse fantaisie, nos analyseurs se lèvent là où personne ne les attendait. Raison de plus pour reprendre notre élan initial et faire monter en charge énergétique notre capacité collective à l'intervention interne. De l'intensification de l'analyse de nos diverses implications, dépend aussi la qualité de nos futures interventions communes. Artistes en beaux-arts sociologiques, à nos burins, à nos gouges… pour de nouvelles formes de rapports, tracés du mouvement du collectif, "levée de tous dans l'œuvre et de l'œuvre dans tous" (Saint-John Perse). A. De nos implications Elles ne commencent à. s'élucider qu'en situation socianalytique externe ou interne. Les effets analyseurs de l'irruption des "nouveaux animateurs" à l'Aroeven et des "nouveaux socianalystes" au Gari étaient déjà. potentiellement présents lors de la session de Lourmarin en juin 1980. Il m'apparaît aujourd'hui que mon désir exprimé à l'Aroeven dès la seconde rencontre en avril 80, d'intervenir sur les lieux de leur pratique, à savoir le stage de sensibilisation c'était aussi une manière de placer les socianalystes du Gari "sous le feu de l'analyse" des stagiaires-clients de l'Association-Aroeven. Dans les séances de socianalyse que nous tenions avec eux, la base sociale de l'association était absente, bien que sans cesse représentée. Rendre pratiquement présent et actif ce qui jusque là restait représenté dans l'institution, voila bien un des axes centraux de l'intervention socianalytique. Mais il est toujours plus facile de jouer les extralucides une fois l'histoire accomplie que d anticiper stratégiquement à partir d'une analyse-en-acte de l'état présent. Or, en février 1981, la situation du Gari a dépassé les plus secrètes de nos extrapolations. Le terrain est furieusement truffé de mines (de rien!) forts étranges. Dans cette période d'intense trafic sur les voies où roule le Gari : attention, une implication peut en cacher plusieurs autres ! Figurez-vous que nos experts ès psychanalyse de groupe récemment consultés nous ont crié "casse-cou"! Leur diagnostic fut sans appel : névrose de transfert (institutionnel s'entend). À cause même de ces points de hautes résistances de ma part à écrire cela, j'y suppose de délectables découvertes. À en croire nos modernes thérapeutes du "groupe inconscient", le symptôme de la névrose de transfert au Gari se logerait très précisément dans l'homologie de structure entre le staff-client et le staff-intervenant. Il s'agirait en quelque sorte, chère consœur, chers confrères, d'un effet de miroir ou encore d'une compulsion à l'identique, à l'équivalence. Autrement dit, si le Gari s'élargit, en s'incorporant, pour partie, d'anciens(nes) stagiaires Aroeven, c'est qu'il est victime consentante du pouvoir que l'intervention lui a permis d'instituer. Et voilà les pauvres socianalystes englués dans la poix de l' institutionnalisation. "À vous aussi de goûter aux problèmes de fonctionnement en équipe, à la division du travail, à la répartition de l'argent, à la gestion de l'espace commum, à la désublimation répressive dans la guéguerre libidino-organisationnelle!" nous semble-t-il entendre en provenance de nos "demandeurs" de socianalyse. Mais pas de panique, chère consœur, chers confrères, le grand docteur Freud nous indique que "la névrose de transfert est un élément positif dans là dynamique de la cure". (…) Que "son élucidation conduit à la découverte de la névrose infantile". (Laflanche/Plitanlis. Vocabulaire de la psychanalyse, p.280). En encaissant leurs honoraires, nos psychanalystes superviseurs nous rappelèrent sans malice la réprimande de Freud à son patient et disciple Ferenczi, qui, comble de l'audace thérapeutique, embrassait ses clients et se laissait embrasser par elles et eux :"Imaginez à présent quelles seront les conséquences de la publication de votre technique. Il n'est pas de psychanalyste qu'un autre plus radical ne supplante. Un certain nombre de penseurs indépendants en. matière de technique se diront : pourquoi arrêter au baiser?" (Lettre de Freud à Ferenczi du 13 décembre 1931). En matière d'adaptation morale du moi aux conditions aliénées de l'époque, il n' est pas de psychanalyste qu'un autre plus conservateur ne supplante…Lorsque l'institution de l'analyse dans le groupe atteint à de tels sommets d'hétérogestion et de séparation, la plus timide velléité d'implication est traquée comme un mauvais microbe dans une salle d'opération! La socianalyse-en-acte de nos implications ne peut être dissociée du moment collectif public qui l'accomplit. Si nous cherchons à éprouver d'autres pratiques analytiques que celles qui, telle la psychanalyse de groupe, légitiment le réel et accrédite la résignation, il nous faut socialiser nos implications jusqu'à ce que l'irréel et l'illégitime deviennent l'affaire de tous. Car, si le concept plus critique d'implication, a rapidement dépassé, dans le mouvement de l'analyse institutionnelle, celui de contre-transfert institutionnel, c'est aussi pour démarquer la socianalyse des pratiques les plus conservatrices de la psychanalyse "appliquée aux groupes. Pour l'intervention institutionnelle, l'analyse des effets de reproduction dans le rapport staff-client/staff-intervenant ne se fait pas sur le mode régressif et réactionnaire de l'analyse des inconscients individuels, mais sur le mode transgressif de la création collective de situations de plus en plus émouvantes. A nous de faire de l'histoire du Gari une histoire-se-faisant. Une création mutuelle d'encore plus de rencontres instituantes. La psychanalyse de groupe n'est que de l'État inconscient introjecté. Une forteresse psychosociale tétanisée, vidée de tout mouvement. Un lieu de contamination de la "peste émotionnelle" (W.Reich) sous couvert de "prise de conscience personnelle" , de "découverte de son moi profond" et autres nomenclatures pour professionnels du stage. Viveuses et viveurs du Gari, ne blêmissons pas de nos implications critiques, faisons-les plus rougissantes encore! A propos de rougeurs et de nos érythèmes ― qui s' y frotte s'implique! ― je propose de placer l'analyse collective des implications au Gari sur les voies de l'anti-régulation. Car, s'il existe un institué de l'analyse dans un groupe ou une association qui, de fait, neutralise tous les effets instituants de la socianalyse collective, c'est bien la "régulation" psychosociologique. S'il est créateur de pratiquer, comme nous l'avons fait en intervention, la subversion de l'institution "régulation-d'équipe" à l'Aroeven, (Carry, le jeudi soir) ,encore faut-il aussi prolonger cette pratique au dedans du staff intervenant. La régulation sociologique, héritée du rogerisme et de la non directivité avec ou sans freudisme, prend pour modèle la séance de "contrôle" établie par les écoles de psychanalyse. On la trouve aussi, ternement redorée, dans les milieux du travail social individualisé ou familialisé, sous le blason de "didactique" et autres"supervisions"'. Des années de résistance des mouvements sociaux autonomes à cette pénétration subtile des nouveaux agents de la régulation institutionnelle, ont pourtant largement discrédité ces pratiques marchandes de l'intégration atomisée et assujettie. Le modèle de la régulation comme institution privée de l'analyse au seul profit des analystes patentés, ne peut en aucun cas rendre compte de cette singularité irréductible de l' objet de l'analyse : une. pratique sociale mettant en jeu des forces et des intérêts contradictoires. Ceci, dans un espace public. Dans l'analyse dite "de contrôle", comme dans la régulation, ce qui est occulté, c'est le coup de force étatique qui fonde la légitimité de l'institution privée de l'analyse. Dans des bruits d'arrière-boutique et sur fond sonore de tiroir-caisse, les psychanalystes-de-groupe-régulateurs, stockent de l' énergie liée et la revendent à leurs clients sous forme de bonne conscience de leurs troubles. Bref, au Gari, comme ailleurs, nous avons donc à déjouer ce coup d'État permanent, qui dans nos rencontres périodiques nous autoproclame "bons socianalystes" à l'extérieur comme à l'intérieur. En résumé, sur nos implications, et sous forme d'indications d'euphorisants, je propose: 1- de ne pas les séparer, du mouvement intervenant qui les fonde; 2- de chercher devant et non derrière, les voies qui élucident nos rapports en les transformant; 3- de laisser le "contrôle et la régulation" aux experts des relations humaines fixées ad eternam ou aux cybernéticiens du social canalisé; 4- de tourner nos énergies critiques et émotives vers la généralisation des implications de 1a socianalyse. B. Des possibilités actuelles du jeu socianalytique Je serais plus concis, car nous avons tous très soif maintenant que nos verres sont pleins… Il faut parler du suivi de Carry et de ce que nous allons y faire. Que le Gari y intervienne, surtout s'il n'est pas demandé, voilà l'important. En devenant plus attentifs aux conséquences de ce que les analyseurs de l'Aroeven nous indiquent, nous pouvons alors axer le forcing socianalytique sur les situations suivantes : 1- faire en sorte que les élèves soient présents au cours des trois journées. Pourquoi ne pas chercher à déplacer le stage dans un établissement ou encore inviter des élèves dans le stage? Car il s'agit de rendre visible cette vérité refoulée par l'institué stage-Aroeven : il y a beaucoup plus stagifiés que les enseignants à l'Aroeven : leurs élèves. 2- ne plus répondre ponctuellement, mais globalement, aux éventuelles demandes d'intervention de l'équipe vie scolaire. Pour y parvenir, faire comme si l'association ne pouvait plus faire comme si "l'éducation nouvelle" était possible! En clair, faire fonctionner à fond les analyseurs qui tendent à l'auto-dissolution de l'idéologie Aroeven, et donc aussi de l'intervention du Gari, qui en se confortant mutuellement et contradictoirement, laisse supposer que nous sommes tous en marche vers "l'éducation nouvelle". Pour le moins, invalider totalement le processus politique dominant à l'Aroeven selon lequel une formation pédagogique des enseignants serait une étape dans le changement (lequel au juste?) des rapports sociaux dans les établissements scolaires. Commencer l'inversion de ce processus par l'abolition collective de la formation des enseignants. 3°-faire de ce processus, aussi intense que possible, un moment de déprivatisation de la socianalyse en Provence. En rendant publique cette intervention, agir pour que l'intervention nous rende alors ses publics potentiels.
Jacques Guigou Marseille, février 1981
Extrait de
L'institution de l'analyse dans les rencontres Anthropos, 1981, p.100-107. ISBN 2-7157-1045-3 Copyright Éditions Anthropos, 1981.
LES GÉNUFLEXIONS
DE L'AUTO-ANALYSE COLLECTIVE
À LA TOURAINE
Depuis vingt ans qu'Alain Touraine écrit sur la sociologie de l'action, le voilà qui découvre aujourd'hui l'intérêt "scientifique" de l'action sociologique ! Cette conversion récente et combien prudente pour la sociologie d'intervention ne s'accompagne d'ailleurs pas d'un abandon pour la sociologie abstraite. Comment le ferait-on, lorsqu'on représente la sociologie officielle dans les plus hautes instances publiques et qu'on contrôle autant de réseaux de publications dans ce domaine ? Le point de départ de la démarche se situe dans une analyse des "nouveaux mouvements sociaux": mouvements étudiants, occitans, antinucléaires, des femmes, ouvriers, etc. Car là, nous déclare l'auteur, "les hommes font leur histoire"! Là aussi se trouve la naissance de la sociologie, ajoute-t-il avec le sérieux d'un étudiant de seconde année le jour de son partiel de sociologie générale. La voix enrouée par ses "niveaux d'historicité", le regard embué par les "systèmes d'action" de sa "société programmée", Touraine, faussement ému, nous fait part de sa dernière découverte : ce sont les mouvements sociaux, qui, conflictuellement produisent la société. (La voix et le regard, Seuil, 1978, p.104) Feignant d'ignorer que l'histoire de la sociologie n'est rien d'autre que ce vaste "pompage" (comme on pompe a un examen avec des anti-sèches!) des connaissances et des savoirs que les mouvements sociaux produisent dans leur action de décomposition des ordres anciens, Touraine, comme Auguste Comte après la révolution française ou comme Émile Durkheim après la Commune de Paris, mais totalement privé de la voix de l'un et du regard de l'autre, déclare qu'il écrit "pour réorganiser l'analyse sociologique toute entière autour de cette idée neuve : le mouvement social" (p.105). Pas étonnant alors que nous aboutissions, au terme de la première partie de l'ouvrage, à une définition sociologiste des mouvements sociaux là où ce qui était annoncé c'était, sinon leur théorie du moins son esquisse. Pas étonnant non plus lorsqu'on écrit, "l'utopie de la classe ouvrière est le socialisme, c'est à dire la société des travailleurs" (p.130), que l'on fasse ensuite appel aux militants pour composer ces groupes d'auto-analyse au sein desquels les chercheurs tourainiens vont "intervenir". La première bande de loubards venue sait fort bien, pour le vivre quotidiennement, que la "société des travailleurs" dont parle ici Touraine n'est que le cadavre archi-décomposé de l'utopie de la classe ouvrière. Le dernier des petits patrons poujadistes sait fort bien que le socialisme laborieux et salarial que le chercheur-fonctionnaire veut nous faire endosser, n'est que la dépouille vampirisée du socialisme des conseils, de l'autogestion généralisée, de la suppression du salariat et de la division du travail, du dépérissement de l'État et de la marchandise. Si Touraine avait lu Hegel, il saurait qu'en matière d'intervention sociologique, comme d'aventure amoureuse, un commencement pauvre ne peut donner un résultat riche. Une pauvre sociologie des mouvements sociaux ne peut conduire qu'à de piètres interventions, qu'à des illusions d'intervention, surtout lorsqu'on attend de celles-ci une "analyse enfin entièrement sociale de la société" (p.299) et qui va reconstituer les mouvements sociaux lorsque c'est possible, élever le niveau des conflits, vivifier l'action historique"! N'étant ni intervenante (les mouvements sociaux réels ne sont pas demandeurs), ni théorique (elle n'agit pas là où la réalité recherche sa théorie), cette sociologie rate à la fois la connaissance et l'action pratique des mouvements sociaux. "Conduit par ses hypothèses théoriques" (p.186) ― on vient de voir lesquelles ― le sociologue "médiateur entre le groupe militant et le mouvement social"(p.42), met en place un dispositif d'intervention destiné à "faire apparaître les rapports sociaux et à en· faire l'objet principal de l'analyse".(p.182) Ce dispositif comporte quatre temps principaux: 1- "l'amarrage de l'intervention au mouvement"(p.203) à travers la constitution de plusieurs groupes de militants, choisis par les chercheurs; 2- le démarrage de l'auto-analyse collective qui, par la médiation des chercheurs, accomplit une série de "flexions" pour aboutir à la "ré-flexion"; 3- l'interprétation séparée, puis l'auto-interprétation commune des chercheurs et des militants fournit une "compréhension" élevée du mouvement social; . 4- la "sortie de l'intervention vers l'action" se fait par "un va et vient entre l'analyse et l'action" (p.232), ceci jetant les bases d'une "sociologie permanente". Étonnante, cette nouvelle coalition entre les permanents de la sociologie abstraite et les permanents-militants des fractions les plus étatisées des mouvements sociaux. Tout cela pour fonder cette "sociologie permanente" , qui en permanence s'autoproclame sociologie, en brandissant compulsivement son morceau historique de la vraie croix des mouvements sociaux ! Inutile d'avoir "fait sa sociologie" à Nanterre en 68 pour reconnaître dans ce schéma de l'intervention tourainienne un laborieux remake de l'action-recherche, combiné a quelques emprunts (reconnus du bout des lèvres, p.280) à l'analyse institutionnelle. Le coup de force par lequel l'intervention "s'amarre" au mouvement social prend l'allure d'un parasitage. Poisson-pilote de son squale en papier mâché, le chercheur, promu intervenant, ne supporte pas les grands courants océaniques… "L'intervention sociologique devrait répondre à une demande" , lit-on p.203. Or, il n' y a pas de demande, et pour cause! Alors, lorsqu'il n' y a pas de demande et que l'on exclu ― quelle honte! ― que les chercheurs entrent dans des relations de marché avec leurs "clients" , il ne reste plus que la mise sous perfusion du mouvement social. Sinon du mouvement du moins de ses membres les plus ossifiés; les militants reconnus nationalement comme tels. Les contrats de recherche du CORDES, de la DGRST cautionnent dès lors, "naturellement, l'indépendance de l'intervention sociologique" sans qu'un seul instant, chercheurs ni militants ne s'interrogent sur cette singulière sollicitude étatique envers les nouveaux mouvements sociaux! À moins que la "sociologie permanente" et son représentant principal soient si faiblement impliqués dans le financement de la recherche sociale, qu'ils prétendent sans rire n'être pas "liés à l'arbitrage de l'État" et ne disposer "d'aucun pouvoir!" (p. 232) Comment diable parviennent-ils alors à s'accrocher aux basques des mouvements sociaux? Par quel travail de séduction procèdent-ils ? Viendraient-ils à eux comme des névrosés sur le divan du psychanalyste? Ce n'est pas en déguisant ses chercheurs en militants et en associant quelques militants à la recherche, comme ce fut le cas pour Dominique Wolton au Plannning familial, que Touraine parviendra à maîtriser, même partiellement, la délicate et complexe question du contre-transfert institutionnel. Bien qu'il n'utilise pas ce terme et lui préfère, avec raison, celui d'implication, l'auteur méconnaît totalement la fonction analytique centrale de l'implication des intervenants dans le groupe et dans le mouvement. L'assignation précise des rôles au nom de "la nécessité de l'analyse", (p.282), maintient le dispositif de l'intervention sociologique dans une division du travail analytique qui est en complète contradiction avec les moments analyseurs du mouvement social. Tant que les dissolutions des rôles ne sont pas amorcées ― et l'on voit que les chercheurs et les militants font tout pour l'éviter ― l'analysme règne sur l'espace-temps du groupe en "autoanalyse". Ayant donc institué par un coup de force politico-publicitaire des groupes de militants d'un mouvement social, Touraine poursuit son travail de courbure politique de toutes les forces instituantes qu'il contient, en. mettant le groupe en face des prophéties dont le mouvement est porteur. Il désigne alors comme "flexions", l'expression des auto-critiques et l'élucidation que le groupe réalise sur lui-même, sur son expérience, sa stratégie, ses échecs. Ces "flexions", que l'on ne peut pas ne pas associer ici aux génuflexions d'un Chemin de Croix sociologique, ponctuent le remake séparé de l'analyse coupée de l'action collective. Certes, la ferveur religieuse de ces quelques curés-militants se complait dans ces génuflexions devant les Figures des analystes. Jusqu'à cette dernière flexion "la plus importante de toutes, nommée conversion ― terme qui n'a ici "aucune connotation religieuse" (sic) ― et qui transforme le groupe-figure en groupe-analyse" (p.215). La croyance en l'intervention sociologique ainsi manipulée a fait son œuvre. Le charisme des chercheurs-analystes consacrés comme tels a rejoint celui des analystes militants, nouveaux élus de la recherche! En concevant l'intervention comme "l'analyse de cette auto-analyse" qu'il vient d'instituer lui-même, le chercheur tourainien éloigne encore davantage le groupe des rencontres motrices du mouvement social. Dans le moment hyper analyseur de la rencontre, l'auto-activité des conseils, des assemblées fait du mouvement social son analyse permanente. C'est là que tous les prolétaires deviennent des tacticiens de la vie quotidienne, des théoriciens de leur histoire immédiate, des "thérapeutes" de leurs conflits psychiques archaïques. Car le mouvement social vivant est ailleurs, à cent lieux de ce laboratoire-morgue qu'est l'intervention sociologique façon Touraine, à mille années lumière derrière l'histoire réelle du mouvement. Parce qu'il ne s'adresse qu'à la frange la plus réifiée, la plus aliénée, la plus servilement militante des mouvements sociaux, la seule qui puisse lui "répondre", Touraine peut même annoncer comme un succès qu'une "véritable demande d'intervention a été formulé par le mouvement antinucléaire" (p.185). Peut-on être à ce point imbibé de sociologisme pour désigner comme une sorte d'avancée dans la pratique collective ce qui n'est qu'un signe de "mülhmannisation" d'un mouvement, qu'une manifestation de l'échec de sa prophétie[1]? L'action instituante pratique des forces anti-réformistes du mouvement écologiste avait d'ailleurs déjà anticipé sur ses propres risques, d'effondrement ― avec ou sans Malville ― en écrivant dans un tract intitulé "La fin d'une époque" et distribué au début du rassemblement antinucléaire de juillet 1977 : "Si la démarche écologiste a pu à ses débuts caractériser, du moins pour qui sait lire dans l'agencement social, un refus généraI des conditions d'existence qui nous sont faites en milieu colonisé par la marchandise urbaine et industrielle; toutefois ce refus s'est vu rapidement intégré au rang d'une contestation sectorielle par les idéologues tous azimuts". Cette fine réduction sectorielle n'est plus qu'un des effets de l'arrêt de la critique-en-acte dans le mouvement social, de la fin de l'analyse collective instituée par la rencontre, et de son déplacement spectaculaire dans l'intervention sociologique. Ce qu'il reste d'énergie au mouvement vient s'échouer, comme une marée noire, sur les rives mazoutées de la centralité, de l'organisation hiérarchique et militante, de la codification dont l'intervention sociologique fait partie. Après les étudiants, les occitans, les femmes, les syndicalistes viendront remplir les volumes de cette collection de fossiles qu'on nous donne pour de la "sociologie permanente" ! Il est vrai que celle et ceux qui sont restés debout et créatifs dans les mouvements sociaux vivants et indépendants, ont d'autres gestes à poser que des génuflexions, d'autres stratégies à imaginer que des retournements groupistes, d'autres plaisirs et d'autres jeux à inventer pour que partout fleurissent des rencontres sociales autonomes.
Jacques GUIGOU Automne 1979
Extrait de L'institution de l'analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981, p.39-47. Copyright éditions Anthropos, 1981.
Note [1] On sait qu'en référence aux travaux de l'anthropologue W.Mülhmann sur les mouvements millénaristes africains, l'analyse institutionnelle désigne par "effet Mülhmann" l'institutionnalisation d'un mouvement social, l'échec de la prophétie qui lui donnait son sens et sa forme.
NOTES CRITIQUES
SUR LE COLLOQUE ARIP
D'OCTOBRE 1975
« Réactionnaire et régressif »! Voilà l'évaluation globale qui s'est très vite dégagée des discussions que j'ai pu avoir avec un certain nombre de participants, il est vrai quelque peu atypiques par rapport à ce qu'on pourrait désigner comme l'idéologie dominante du colloque. - Réactionnaire tout d'abord sur le plan du contenu politique des communications et des échanges. Les recherches sociologiques et psychologiques sur la formation présentées le premier jour n'apportaient vraiment rien de nouveau par rapport à ce que l'on peut lire depuis près de cinq à six années dans les revues et ouvrages spécialisés dans ce domaine. Tout ce qui a été dit là m'a semblé déjà connu de la majorité des participants. N'étaient-ils là que pour se le réentendre dire? Que pour se laisser rassurer par ces mécanismes répétitifs et compulsifs que l'on rencontre fréquemment chez les responsables de formation ? Le seul moment, à mon sens, où cette ennuyeuse tranquillité a commencé d'être inquiétée, voire agressée, fut celui où une participante, reprenant une de mes analyses, résumée et citée par Philippe Fritsch à la fin de son exposé, introduisit dans l'espace des échanges cette hypothèse : « le prolétariat résiste aujourd'hui à la formation continue dominée par le capital, comme il a résisté hier (de 1882 à 1914 notamment) à la scolarité obligatoire de l'école de la bourgeoisie[1] ». On a vu comment la simple formulation de cette réalité socio-historique a été très rapidement refoulée, renvoyée à la constitution d'une illusoire « commission ». Le début de débat instauré l'après-midi sur ce thème a tourné court. Cette analyse des résistances prolétariennes à la formation comme forme actuelle des luttes de classe est totalement inacceptable pour la majorité des formateurs et a fortiori pour les responsables de formation présents en grand nombre au colloque. C'est là pourtant que se trouve le non-dit politique des actions de formation permanente dans et hors de l'entreprise. C'est là aussi que sont à l'œuvre les « analyseurs » socio-historiques des modes d'action institutionnels de la formation. L'expérience des travailleurs de Salamender (dans la chaussure à Romans - Drôme) et bien sûr des LIP est significative de ces nouvelles luttes dans le domaine de la formation. Mais il ne fallait pas attendre du CESI qu'il présente ce type d'analyse, à propos de Lip, impliqué comme il l'a été dans la remise en marche de l'entreprise et dans la normalisation institutionnelle qu'a opéré son action auprès de la maîtrise à Besançon[2]. - Réactionnaire et régressif, ce colloque l'a été aussi dans la seconde journée consacrée à l'exposé des positions des « partenaires sociaux » sur la formation. Voilà maintenant plus de cinq années que congrès, colloques et revues présentent dans les détails ces positions politiques et idéologiques. Toutes ces déclarations de principes traînent partout. J'ai recensé plus de dix numéros spéciaux de revues dans le champ des sciences sociales et politiques qui ont réalisé des numéros spéciaux absolument identiques à cette journée de Colloque! Le ballet est bien réglé! On connaît toutes les questions et toutes les réponses. Ce ne fut que du spectacle, et du spectacle répétitif. Le pire qu'il soit! Quel ennui... Il est vrai que l'abstraction réifiante et désimpliquée des discours était singulièrement amplifiée par le mode d'organisation du colloque et l'imposition d'un espace clos et unidimensionnel. Le rapport estrade/salle structuré pendant trois jours et à aucun moment rompu par je ne sais trop quel passage à l'acte que l'on sentait pourtant possible, a également déterminé le caractère dogmatique des débats. C'est cela aussi que j'appelle une régression sur le plan de l'organisation pédagogique d'un tel colloque. L'ARIP, nous avait pourtant jadis montré qu'elle savait et pouvait faire autre chose. Mais il n'y a pas de hasard. Si l'institué du colloque a maintenu sa violence symbolique jusque dans les corps des. participants, c'est aussi parce que les organisateurs ont en permanence choisi de la laisser jouer. Craignaient-ils à ce point d'être débordés? Il n'y avait pourtant pas grand risque. La majorité du public était constitué par leur clientèle et leur était inconditionnellement acquis. - Réactionnaire et régressif, le débat du mercredi soir sur les pratiques: psychosociologiques en matière de formation. Tout s'est passé comme si la psychosociologie et les psychosociologues présents n'étaient pas affectés: par la crise institutionnelle qui traverse leur « discipline »! Ils continuent d'ignorer ou de nier les conditions socio-politiques d'exercice de leur fonction : qui leur demande d'intervenir ? à qui rendent-ils des comptes ? pourquoi confisquent-ils la parole de leurs clients-ouvriers au profit du commanditaire ? Comment manipulent-ils les résistances politiques ouvertes ou latentes à leurs interventions ? Pourquoi sont-ils si étonnés de prendre de temps à autre leurs magnétophones et leurs analyses de contenus dans la gueule ? Ce n’est évidemment pas en analysant les rapports d’intervention ou de formation en termes de "rapports d’influence" comme le fit A.Bercovitz qu’ils commenceront à saisir quelque peu le sens de leur pratique… Mais à quoi bon poursuivre la critique ? Ce colloque n’en mérite vraiment pas une ligne de plus. Je regrette seulement de n’avoir pas davantage poussé le petit groupe que nous étions le premier soir, à rédiger ce tract que nous avions envisagé d’écrire sur l’institution du colloque et ne n’avoir pas assez pris de temps pour jouir des fantastiques scènes de vie rurale qui se trouvent dans les étages supérieurs de Musée des Arts et Traditions populaires…
Jacques GUIGOU
Extrait de Connexions, revue trimestrielle de l’ARIP, n°16, 1975, p.85-87.
Notes [1] Propos extrait de mon étude: « La formation comme équivalence et comme différence », Les Temps Modernes, juillet 1975. [2] J’ai analysé cela dans « La stagification », Éducation permanente, déc. 1975.
DE LA "NOUVELLE PÉDAGOGIE"
À LA "NOUVELLE SOCIÉTÉ"
Jacques Guigou
Il n’y a ni hasard ni surprise dans le discours idéologique. Les homologies de langage qu’on y rencontre ne sauraient tromper, même parées du masque moderniste. Ainsi en est-il du rapport que de nombreux notables politiques établissent entre « nouvelle pédagogie » et « nouvelle société ». L’une et l’autre se combineraient pour hâter la transformation des rapports sociaux de l’École et de la Nation sur la base de la « participation » active de tous aux objectifs des groupes auxquels ils appartiennent. C’est en effet ce que laissent entendre les actuelles prédications sur la « Nouvelle Société » que proclament avec une assurance suspecte tous les stratèges du changement social. Ainsi, Monsieur Chaban-Delmas, dans un récent écrit[1], assigne à la décentralisation une « fonction pédagogique primordiale » qui va développer la participation des tous les citoyens à la vie économique et culturelle du pays. Les choses sont-elles aussi simples ? Apprendrait-on désormais à participer comme on apprend à lire et à écrire ? Suffirait-il alors de promouvoir une sorte de « pédagogie de la participation » qui, s’exerçant auprès des enfants et des adultes, permettrait enfin d’organiser la vie politique sur des bases « saines » et acceptables de tous ? Certes, la lutte politique fait arme de tout bois. Reconnaissons toutefois que les méthodes actives sur lesquelles s’appuient les courants actuels de la pédagogie risquent de se trouver totalement détournées de leurs objectifs initiaux, ainsi placées hors du contexte duquel elles sont issues : l’expérimentation pédagogique et clinique. On sait que les méthodes nouvelles d’animation de l’éducation ont en effet pour but de développer la participation de la personne et du groupe aux objectifs et au processus de leurs propres formations. En plaçant le formé en situation active à l’égard du savoir, la « pédagogie de la participation » facilite 1'appropriation individuelle et collective des connaissances et accroît considérablement la capacité de les utiliser. En bref. plus on participe. mieux on apprend et davantage utilise-t-on les connaissances acquises. Dans ce sens, il est vrai que les méthodes pédagogiques nouvelles sont d'excellents outils de formation à l' action sous toutes ses formes. Pourquoi dès lors s’étonner si les hommes politiques et notamment les hommes politiques au pouvoir ont très vite décelé dans ces pratiques un outil non négligeable de gouvernement ; outils d'autant plus efficace qu'il conserve à l'usage, une apparente mais illusoire, neutralité politique sous le couvert de la pédagogie. Il est cependant permis de s'interroger sur les conséquences de ce glissement et de cet élargissement du champ pédagogique au champ politique. Qu'en résulte-t-il en particulier pour la fonction formative des enseignants et autres animateurs, qui. pour innover, comme le leur demande les directives rectorales, introduisent la participation dans leur classe ? Deviendraient-ils a1ors les meilleurs agents du projet politique gouvernemental en préparant les jeunes et les adultes à participer à l'action des classes dominantes comme ils participent à l'action éducative ? Cette question commence à s'amplifier et à trouver un écho favorable chez de nombreux enseignants et formateurs, prisonniers, qu'ils le reconnaissent ou pas, de cette contradiction fondamentale de toute action pédagogique. Certains d'entre eux, parmi les plus sensibles a cette contradiction a la fois politique et idéologique de leur métier, tentent d'expérimenter des stratégies qu'ils nomment « anti-pédagogiques »" ou « contre-institutionnelles » qui .'inspirent des pratique. anti-psychiatriques développées dans certains hôpitaux français et européens[2]. Depuis Mai 1968 qui pourrait encore soutenir que le pédagogique et le politique sont séparés et séparables ? A tous les niveaux de 1’action éducative, au sens le plus large du terme, on constate quotidiennement l'interdépendance de ces deux domaines. Mieux, ils n’agissent que dans un vaste rapport dialectique de dépendance/ségrégation. Plus on cherche à évacuer le politique de l'acte éducatif et plus il s'y trouve du même coup institué. Suprême récupération de la critique radicale qu'a pratiqué le mouvement de Mai à l’égard de l’université, la loi d'orientation proposée par E.Faure et votée en toute hâte par tous les défenseurs - de droite et de gauche - de la légitimité des institutions éducatives « républicaines », insiste longuement sur la nécessité d'une « rénovation pédagogique, afin de fonder selon le principe de participation, la France nouvelle et assurer à chaque individu, à chaque groupe les moyens d'un constant progrès »[3]. D’emblée, les méthodes pédagogiques nouvelles étaient promues au rang de méthodes de gouvernement. Depuis cette opération historique, l'image. traditionnelle de neutralité politique de l'action pédagogique tend à s'effacer, et les efforts que déploie l'idéologie universitaire dominante pour la restaurer ressemblent étonnamment à ces gesticulations impuissantes des silhouettes archaïques du théâtre d'ombre japonais… Pour que la participation à l'école et à l’université ne se transforme pas en « École de la participation », il convient sans doute aussi de faire un. retour aux sources théoriques et historiques du mouvement pédagogique moderne. On oublie trop souvent que ses précurseurs furent d’authentiques résistants à toutes les intégrations sociales et politiques ; qu’ils se nomment A.S.Makarenko, W.Reich ou C.Freinet. On comprendra peut-être alors les résistances de tous ceux qui refusent délibérément de participer a cette opération politique. qui se cache sous l'universalité de l'éducation démocratique et de la pédagogie active et coopérative. Notes [1] « Jalons pour une Nouvelle Société », Revue des Deux Mondes, janv.1971, p.7. [2] Voir à ce sujet, L'Institution en négation : rapport sur l'hôpital psychiatrique de Gorizia (Italie), ouvrage collectif sur la direction de F.Basaglia. Seuil, 1970. [3] Exposé des motifs du projet de loi d'orientation de l'Enseignement Supérieur, Le Monde, 29-30 sept. 1968, p.13.
LA FORMATION CONTINUE,
UN NOUVEL OPIUM RÉFORMISTE
Jacques GUIGOU
L'effervescence publique que le gouvernement a orchestrée lors de la préparation puis du vote des lois du 16 juillet 1971 sur la formation professionnelle, s'est très largement calmée, et pour cause. La montagne a accouché d'une souris! Seuls, aujourd'hui, les "milieux intéressés" attendent avec quelque impatience les décrets d'application, qui, dit-on dans les antichambres du pouvoir, seront nombreux et décisifs pour "l'avenir de l'Éducation Permanente". Or, quel que soit le contenu des décrets, tout laisse prévoir que la légèreté politique et les mystères d'alcôves qui ont présidé à l'élaboration des quatre lois de juillet vont achever d'enliser définitivement l'éducation des adultes dans les sables de la "société bloquée" que bastonne le guignol Chaban. Conçus par une petite équipe de technocrates proches conseillers du Premier ministre, les objectifs et les modalités des lois sur la formation se situent politiquement déjà très en deçà des actions les plus «novatrices» du patronat et des syndicats. En effet, dans ce domaine, l'expérience historique des divers "partenaires sociaux", co-signataires des accords de juillet 1970, se trouve sérieusement limitée. Limitée et conservatrice, du moins lorsqu'on la compare aux pratiques des mouvements pédagogiques français et étrangers issus d'une critique des systèmes traditionnels de formation. Par exemple, les mouvements de Culture populaire qui ne versent pas dans l'idéologie des loisirs. Une vaste escroquerie Il est vrai que, indirectement complice des appareils éducatifs de l'État bourgeois, l'ouvriérisme des bureaucraties syndicales a longtemps interdit le développement de pratiques pédagogiques révolutionnaires dans l'entreprise comme dans d'autres lieux de reproduction des rapports sociaux : les quartiers urbains ou sub-urbains, l'École, les associations populaires, etc. En 1971, pour la bourgeoisie française et ses valets, la formation continue c'est l'issue magique "aux inégalités sociales qu'entraînent les nécessaires mutations de notre temps" (sic). A lire de plus près les promoteurs et les propagandistes zélés de ces mesures, nous serions en présence d'une "véritable révolution sociale silencieuse", ou encore "de la plus grande réforme sociale depuis celle de 1936". Ces dispositions, nous dit-on, vont enfin permettre au patronat, à l'État et aux syndicats "de poursuivre en commun et l'intérêt de tous, ce noble objectif qu'est la Formation Permanente" clef de voûte de l'édifice croulant de la "Nouvelle Société". Or, quand on voit et quand on vit la façon dont sont escamotés ou gaspillés les rares temps de formation consentis aux travailleurs dans les entreprises, Ies écoles du patronat et leurs annexes parapubliques (Instituts pseudo-universitaires, Centres de perfectionnement, etc.), on mesure la vaste escroquerie économique l'ampleur de l'action idéologique qui se camouflent sous ces termes ronflants. Selon les degrés de la hiérarchie Deux impératifs économiques et politiques régissent de fait les actions de formation des entreprises : plus on est haut placé la hiérarchie, plus on bénéficie de temps et d'argent pour se perfectionner : c'est la logique du commandement du capital confirmée l'avenant Cadres à l'accord formation signé le 29 avril 1971. Plus on est au bas de la hiérarchie et plus la formation qu'on vous propose est étroitement professionnelle ; liée aux strictes tâches du métier, elle aggrave donc le conditionnement technique et l'aliénation des travailleurs par le commandement du capital. Voilà les deux "réalités" que le prolétariat subit en matière de formation sous couvert de "développement personnel", de "perfectionnement technique", "d'actualisation des connaissances" et autres slogans à la mode lancés par les pédagogues patentés des patrons. Mais depuis peu, un mouvement de résistance de classe prend corps parmi les plus lucides. Dans les séances de formation dite "générale" on n'accepte plus le cours justifiant la rationalité capitaliste de l'entreprise, l'approfondissement de la division du travail et l'augmentation des cadences. De même on critique et on combat la veulerie et la tyrannie des moniteurs et autres "animateurs" qui jouent aux petits chefs sous prétexte qu'ils possèdent un peu plus de savoir, c'est-à-dire parce que le patron les a choisis pour leurs "capacités pédagogiques" (traduisez : leur servilité et leur démagogie) puis leur a payé une formation, elle aussi conditionnante, à leur nouvelle tâche de flics-formateurs. S'il est clair désormais que la formation n'échappe pas aux luttes de classe au sein de l'entreprise et que s'ouvre un nouveau front dans ces lieux-mêmes que la bourgeoisie disait réservée "à l'éducation et à la culture au-delà des luttes partisanes", il n'est pas étonnant de voir les syndicats réformistes et collaborateurs s'engager avec l'État de classe et le patronat pour canaliser les forces révolutionnaires sous la noble bannière de la formation continue. Le début d'un combat Aucun travailleur de ce pays ne s'y laissera tromper. Il faut que les camarades qui ont déjà entrepris le combat contre les ravages de la formation à la solde du capital soient encouragés et soutenus concrètement par tous ceux qui, dans l'entreprise et en dehors de l'entreprise (étudiants, militants qui ont de l'information sur les techniques pédagogiques aliénantes, sur les formes subtiles de pénétration de l'idéologie bourgeoise et de la fausse rationalité technique au travers des pratiques de formation, etc.) se rassemblent, mettent en commun leurs expériences de résistance aux séductions des directions et des bureaucrates syndicaux qui, sous couvert de formation "neutre et universelle", renforcent leur domination politique sur le prolétariat. Il faut que, partout et tout de suite, soit dénoncée l'action des pseudo-pédagogues et autres théoriciens de la formation continue qui constituent la nouvelle force de frappe idéologique du patronat et de l'État bourgeois. Que tous les travailleurs qui sont envoyés en formation profitent de ce temps pour contester l'organisation hiérarchique de la formation à l'image de celle de la production, pour refuser l'intoxication des "professeurs" d'économie et de gestion capitaliste, pour mettre dehors les moniteurs qui sont pires que les contre-maîtres, pour prendre en main leur propre formation qui est en même temps technique, politique et culturelle. Travailleurs en formation, exigeons le contrôle collectif des objectifs de notre formation et de la sélection des formateurs. Méfions-nous aussi du piège que constituent les "experts" que l'on fait venir de ces temples du savoir dominant que sont les universités nouvelles. Un universitaire n'est pas plus neutre ou plus "objectif" qu'un cadre supérieur d'entreprise ou de cabinets privés de conseil en formation. Boycottons les commissions paritaires où l'on veut nous entraîner sous prétexte que "tous les partenaires sociaux peuvent s'entendre sur les problèmes éducatifs". Là, comme ailleurs, la participation montrera alors son vrai visage : une technique d'action politique au service de la reproduction élargie du capital.
UN GROUPE D'ÉDUCATEURS Envoyez au journal le récit de vos luttes contre ce nouvel opium réformiste qu'est la formation continue et nous les populariserons. Article paru sous la signature "Un groupe d'éducateurs" dans POLITIQUE-HEBDO, n°7 (Nouvelle série) du 16 décembre 1971.
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